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Chronique de la quinzaine - 31 mars 1880

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Chronique n° 1151
31 mars 1880


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1880.

Il est assez d’usage, et ce n’est pas ce qu’il y a de plus édifiant pour le régime parlementaire, il est d’usage surtout depuis quelques années que les sessions soient des périodes agitées ou agitatrices, toujours considérées avec une certaine inquiétude, et que les vacances au contraire soient comme une détente favorable, comme une trêve bien venue pour le pays. En d’autres termes, quand les chambres arrivent, on commence à s’inquiéter, on s’attend à de l’imprévu ; quand elles s’en vont, on commence à respirer. Cette session d’hiver, qui vient d’être interrompue il y a quelques jours, n’a point, malheureusement, dérogé à l’usage. Elle a été remplie pendant trois mois par toute sorte de discussions ou d’interpellations vaines, au milieu desquelles la seule question sérieuse, intéressante pour le pays, la question du régime commercial, a presque disparu; elle s’est ouverte sous l’influence d’une crise ministérielle à peine dénouée, elle a continué par des débats importuns sur l’amnistie, elle a fini par la discussion plus passionnée et plus irritante encore sur l’article 7. Cette session, elle n’aura pas différé pour le bruit inutile et les turbulences de parti de toutes les sessions qui se sont succédé depuis quelques années; mais cette fois, après les irritans débats, c’est le repos des vacances qui aura manqué. Le parlement, avant de se séparer, a tenu à laisser au gouvernement la désobligeante et cruelle mission de rompre la trêve, d’agiter le pays par une de ces mesures d’état dont il n’est jamais facile de calculer les suites, et ici, qu’on le remarque bien, tout est étrange. Dès le premier moment, on se trouve en présence d’une véritable anomalie, de la plus singulière interprétation du régime parlementaire.

Que s’est-il passé en effet? La chambre des députés, dans son indépendance, a voté une loi sur l’enseignement supérieur où M. le ministre de l’instruction publique a cru devoir introduire, par incidence, la proscription morale d’un certain nombre de congrégations religieuses. Le sénat, reprenant à son tour la question, l’a examinée et discutée avec autant de maturité que d’éclat. Les opinions les plus diverses, républicaines et catholiques, libérales et conservatrices, se sont rencontrées pour sanctionner la plus grande partie de la loi, en éliminant simplement ce qui pouvait être considéré comme une violation de liberté, comme une atteinte au droit commun. Jusque-là tout est régulier, chacun est dans son rôle et dans sa liberté selon la constitution. A peine l’article 7 était-il rejeté cependant, la chambre des députés, sans plus de retard, à la veille de se séparer, se hâtait d’imposer par voie sommaire d’interpellation et d’ordre du jour au gouvernement l’obligation d’appliquer ce qu’on appelle les « lois existantes, » les « lois de l’état » sur les communautés religieuses dites non autorisées. En d’autres termes, le sénat, écartant par un sentiment de libérale prudence une mesure d’exception, avait refusé d’enlever à des congrégations le droit d’enseigner, — la chambre des députés lui a répondu aussitôt en affirmant l’intention d’enlever à ces congrégations le droit d’exister. Le sénat avait exercé certes sans impatience, avec une modération réfléchie, la plus simple de ses prérogatives; on lui déclarait, en mettant même quelque ironie dans les représailles, qu’on se passerait de lui, que puisqu’il refusait l’exclusion partielle, il subirait la dissolution complète des communautés. A n’en pas douter, c’est le sénat qui l’a voulu ! Les républicains des comités directeurs du palais Bourbon en ont jugé ainsi dans leur sagesse supérieure; ils ont décidé qu’on ne pouvait pas même laisser au gouvernement et au pays la trêve des vacances, et le gouvernement, placé dans un visible embarras, sous une pression de parti, a dû s’exécuter. Voilà cependant comment on entend l’indépendance des pouvoirs, la pratique du régime parlementaire, le respect de la constitution qui est la loi souveraine de la république, qui a créé le sénat avec sa dignité, avec ses droits aussi bien que la chambre des députés! Voilà comment, à l’origine d’un acte qui eût toujours été délicat et difficile, qui n’eût assurément rien perdu à être mûri et médité, à être accompli dans tous les cas avec le concours de tous les pouvoirs, on a trouvé le moyen de mettre une sorte de violation des plus simples convenances constitutionnelles! L’ordre du jour de 1845 qu’on a rappelé ne répondait à aucune manifestation récente de la chambre des pairs, il laissait au gouvernement la liberté et le temps; il restait en tout un acte régulier. L’ordre du jour du 16 mars der nier, voté au lendemain de l’échec de l’article 7, n’a été que l’acte d’impatience d’une majorité pressée de prendre une revanche et d’imposer ses volontés. Voilà la différence !

Eh bien! le gouvernement s’est exécuté. Les mesures qui lui étaient demandées, on les a maintenant; elles viennent de paraître officiellement, précédées d’un rapport de M. le garde des sceaux et de M. le ministre de l’intérieur, escortées de toute une série de lois et de décrets « existans, » depuis l’édit royal de 1762 jusqu’à un décret impérial de 1852, depuis la loi de 1790 jusqu’à la loi de 1828. Ces mesures, en définitive, elles se résument dans deux décrets distincts, dont l’un a particulièrement trait aux jésuites: on laisse à la compagnie de Jésus un délai de trois mois pour se dissoudre, et ce délai sera prolongé jusqu’au 31 août, c’est-à-dire jusqu’à la fin de l’année scolaire pour les maisons d’enseignement. Le second décret moins laconique, moins absolu, plus compliqué et sans doute d’une exécution infiniment plus difficile, regarde les autres congrégations « non autorisées. » Celles-ci ne disparaissent pas par mesure d’état. Elles ont trois mois pour communiquer leurs statuts aux pouvoirs publics et pour demander la « reconnaissance légale » sans laquelle elles ne peuvent exister. La demande d’autorisation devra contenir particulièrement la désignation des supérieurs, l’indication du lieu de résidence, la justification que cette résidence restera fixée en France. Les statuts devront avoir reçu l’approbation des évêques des diocèses et contenir la clause que la communauté reste soumise, dans les choses spirituelles, à la juridiction de l’ordinaire. A défaut de la demande d’autorisation régulièrement formée dans le délai de trois mois, toute congrégation « encourra l’application des lois en vigueur. » Ainsi la compagnie de Jésus définitivement frappée dans son existence collective et les autres congrégations soumises à une série de formalités pour arriver à l’existence légale, c’est là le résumé des décrets d’hier.

Que ces mesures, telles qu’elles sont, doivent provoquer des contestations ardentes, susciter peut-être de dangereux conflits et dans tous les cas rencontrer d’innombrables difficultés, on n’en peut certes douter. Il ne faut cependant rien exagérer, il faut laisser aux choses leur vrai caractère. Il est bien clair qu’en tout cela, quelle que soit la gravité de ces résolutions et de ces actes, il y a une intention modératrice. Il est clair qu’en subissant une nécessité, ce qu’il a considéré comme une nécessité, le gouvernement a voulu se borner à ce qu’il ne croyait pas pouvoir éviter, qu’il s’est proposé de circonscrire cette triste campagne, qu’il a entendu se défendre de tout ce qui ressemblerait à des proscriptions de personnes et à des violences inutiles. Il a cru, comme on dit, faire la part du feu par cette distinction entre les jésuites, définitivement frappés dans leur caractère corporatif, et les autres communautés, à qui il laisse la ressource d’une demande d’autorisation. Il n’a pas voulu, comme l’esprit de secte le lui demandait, porter sur la tribune les dépouilles des congrégations : c’est un rôle qu’il n’a pas accepté. Oui, sans doute, le gouvernement a fait ce qu’il a pu pour se tirer d’une situation compromise le moins mal possible. Il s’est efforcé de ne pas dépasser une certaine limite, et, nous n’en doutons pas, M. le président du conseil particulièrement, en allant jusqu’à cette limite, a cru se donner le droit et la force de résister à des exigences nouvelles ; en consentant à couvrir de son nom, de son autorité de chef de cabinet les décrets d’hier, il n’a rien négligé, nous en sommes sûrs, pour préciser le sens et la portée des dernières mesures, pour expliquer partout où cela était nécessaire, qu’il ne s’agissait nullement, dans l’intention du gouvernement français, d’une persécution religieuse, d’une guerre contre l’église, contre les catholiques. Le chef du cabinet ne s’en cache pas, il l’a dit tout haut dans les assemblées, il le dit partout où sa parole peut être utilement entendue, il ne se prêterait pas à une telle guerre ; il la désavoue, et si la situation est arrivée à ce point où les décrets du 29 mars ont paru être une nécessité, ce n’est pas de son aveu. Tout cela, nous l’admettons assurément, il faut en tenir compte ; la faute de cette situation troublée qui nous est faite n’est ni à M. le président du Conseil, ni à M. le président de la république, ni au sénat. La faute en est d’abord à M. le ministre de l’instruction publique, qui, le premier, avec sort article 7, a allumé tant de passions irritées et irritantes auxquelles on croit devoir donner aujourd’hui comme satisfaction ces nouveaux décrets. La faute est à ceux qui, par un ordre du jour de colère et de représaille contre le sénat, ont placé le chef du ministère dans des conditions au moins assez embarrassantes. La faute est à tous ces républicains plus ou moins sectaires qui ne craignent pas d’entraîner la république et le gouvernement dans des entreprises où tout est mal venu, mal engagé et disproportionné, où l’on agite tout un pays sans raison suffisante, pour un résultat médiocre, où l’on soulève plus de questions qu’on n’en peut résoudre.

C’est là en effet, à part même toute considération de droit et d’équité, le double inconvénient de ces mesures qui prennent forcément le caractère d’un acte d’exception et de circonstance. On met tout en émoi ou en doute et on ne résout rien. En fin de compte, de quoi s’agit-il ? Où est ce grand péril dont on parle si souvent et contre lequel on se croit obligé de s’arnier au plus vite ? C’est un fait connu, divulgué par toutes les statistiques : il y a en France quelque 7,000, peut-être 8,000 religieux appartenant à des congrégations dites non autorisées, et dans ce nombre il y a tout au plus 1,500 jésuites dispersés sur le territoire de la France, occupés à l’enseignement, à la prédication, au ministère ecclésiastique. 7,000 religieux de toute robe, 1,500 jésuites, c’est là tout ! Est-ce sérieusement qu’on vient parler de se mettre en garde et en défense contre l’invasion menaçante ? Parce qu’il y a quelques milliers de religieux, les uns à l’esprit dominateur peut-être, les autres simples de cœur et inoffensifs, est-ce une raison de pousser le cri de guerre ? L’indépendance civile, la société de la révolution française, la suprématie de l’état, la république, tout serait en péril ! « Hommes de peu de foi ! » disait il y a quelques jours M. Jules Simon, et il avait mille fois raison. Heureusement cette société de la révolution française est plus grande et plus solide qu’on ne la représente; elle n’est pas à la merci de l’existence de quelques maisons religieuses, elle est assez forte pour supporter toutes les libertés régulières.

Encore si l’on était désarmé contre les membres des congrégations! mais, en vérité, est-ce qu’on n’a pas contre eux toutes les lois possibles de droit commun, lois civiles, lois de l’enseignement, lois de police, lois fiscales, etc.? Où est la nécessité de recourir à des mesures d’exception, d’aller chercher des lois enfouies dans l’arsenal des répressions de tous les régimes? On ne s’aperçoit pas ici qu’on résout la question par la question, et les derniers décrets ne tranchent rien. Les libéraux disent, et ils ont raison de dire à tous ces juristes républicains, héritiers empressés des traditions de l’empire : Vos « lois existantes » n’existent plus que de nom, elles ont été emportées dans le torrent des choses, dans le mouvement du progrès universel ; elles ont été remplacées par le droit commun, qui est la sauvegarde et le frein de tout le monde ! — A cela les décrets répondent en visant les « lois existantes, » en menaçant de l’application des « lois en vigueur. » Et après ? Que fera-t-on si les congrégations ne demandent pas l’autorisation qu’on prétend leur imposer? Comment atteindra-t-on des hommes qui n’ont entre eux qu’un lien religieux, qui ne réclament pas les bénéfices particuliers de la vie collective, qui n’auront commis aucun acte contraire aux lois ? C’est là toujours le point délicat. On a cru se prémunir contre un danger, et on a suscité un autre danger bien plus grave, celui d’une politique d’inquisition, d’arbitraire, conduisant à d’inévitables violences. M. le président du conseil ne l’entend pas ainsi, et la modération de son esprit reste la dernière garantie d’une situation plus que jamais difficile. Qu’il n’hésite pas à opposer sa fermeté à ce mouvement malheureux dans lequel on cherche à l’envelopper. Il ne peut mieux servir la république, qui, pour sa durée et pour son honneur, n’est point certes intéressée à être confondue avec des systèmes de persécution et de violence.

Ce n’est pas seulement en France au surplus que la politique est incertaine et troublée. L’incertitude est pour le moment, depuis des années et probablement pour des années, le mal de l’Europe. On dirait que, dans cette étrange carrière où les nations sont engagées aujourd’hui, il y a au bout de tout un grand inconnu qu’on ne réussit pas à déchiffrer. A défaut de faits précis et positifs, il y a des relations mal réglées et mal garanties, des froissemens, des discordances, des antagonismes mal déguisés, une confusion assez générale, où les moindres incidens peuvent prendre de l’importance, où toutes les combinaisons semblent possibles par cette unique raison que rien n’est impossible.

Est-ce qu’on n’entend pas parler chaque matin de quelque évolution extraordinaire de diplomatie, de nouveaux déplacemens d’alliances, d’événemens plus ou moins imminens? Est-ce qu’on en a jamais fini avec les commentaires des politiques spéculatifs sur le pacte de Vienne, sur les conséquences du refus d’extradition d’Hartmann, sur les sourdes inimitiés ou les rapprochemens de l’Allemagne et de la Russie, sur les desseins de M. de Bismarck, sur l’Orient et sur l’Occident? C’est la fatalité de ces situations indécises où il y a le sentiment persistant que rien n’est assuré. Heureusement tous les bruits ne sont pas des vérités, les faits vont moins vite que les imaginations, et avant que les prédictions menaçantes se réalisent, il y a place pour la réflexion. Les gouvernemens ont le temps d’y regarder à deux fois avant de se jeter dans des aventures nouvelles ou de donner le signal de complications dont ils ne seraient bientôt plus maîtres. Parce que le cabinet français n’a pas cru pouvoir livrer un sujet russe et parce qu’à la suite de ce refus le prince Orlof a été « appelé » à Saint-Pétersbourg, ce n’est point un motif pour voir le commencement d’un orage dans ce qui n’est qu’un nuage passager, dans un mouvement d’humeur qui ne peut tenir devant la loyauté manifeste de la France. Parce que M. de Bismarck est un prépotent jaloux de sa puissance, ce n’est pas une raison pour lui attribuer toute sorte de conceptions démesurées, tantôt l’intention d’une guerre colossale et prochaine contre la Russie, tantôt l’idée d’ériger une haute police européenne sous la forme d’un pacte international contre les propagandes révolutionnaires et socialistes. Parce que l’Allemagne et l’Autriche se sont alliées avec éclat, il n’y a point de quoi voir dès ce moment dans une telle alliance le préliminaire de quelque vaste plan dont l’objet se dérobe provisoirement au regard, dont les suites inconnues et incalculables ne tarderaient pas à se dérouler. Qu’on remarque bien d’ailleurs que, dans toutes ces combinaisons dont on nourrit la curiosité ou la crédulité publique, s’il y a quelque chose de spécieux, il y a le plus souvent des contradictions singulières, de frappantes impossibilités. En réalité, tout ce qui se passe aujourd’hui n’a qu’une signification évidente, c’est que l’Europe est plus que jamais malade d’incertitude, et l’incertitude universelle entretient les craintes, les défiances, surtout le besoin de supposer, de conjecturer, qui est encore une forme de la maladie. Ce qu’il y a de clair aussi, c’est que les gouvernemens avisés n’ont rien de mieux à faire que de garder leur sang-froid et de montrer quelque prudence, sans se désintéresser assurément des affaires du monde, sans se hâter d’un autre côté de rechercher un rôle que les événemens ne leur refuseraient pas si les circonstances devaient changer.

Il est toujours difficile sans doute de préciser la nature de l’action permise à un pays comme la France, pour qui la réserve est la première des lois dans cette confusion de l’Europe. Au fond notre diplomatie a des régies toutes tracées. Elle n’a que des devoirs de tact, de bonne attitude, de dignité tranquille, d’observation attentive, de participation stricte aux obligations régulières de la communauté européenne. La France n’est directement engagée dans aucune de ces questions qui s’agitent à la surface du continent, qui peuvent incontestablement susciter des conflits; elle est cependant intéressée à tout. Si elle est destinée à être dans des circonstances données une alliée utile en servant ses propres intérêts, c’est ce que les événemens seuls décideront. Jusque-là elle n’a rien à dire, elle n’a qu’à rester une puissance neutre, vigilante, désirant la paix pour elle-même, la conseillant aux autres et gardant à travers tout le sentiment de son importance parmi les peuples. Il ne sert à rien de parler sans cesse de l’isolement de la France au milieu du mouvement européen d’aujourd’hui. Ce n’est pas la question. Le seul isolement dangereux pour la France serait celui où elle se placerait par ses agitations intérieures, par des déchaînemens révolutionnaires qui discréditeraient son nom, ruineraient son crédit et épuiseraient ses forces. Elle n’a rien à craindre d’un isolement naturel où elle peut se conduire de façon à refuser tout prétexte aux malveillans et à offrir toute garantie aux indépendances menacées, aux droits et aux intérêts légitimes. Nul ne peut dire ce qui se passera d’ici à dix ans, tout le monde peut dire que l’état présent de l’Europe n’a rien de définitif et de fixe. L’essentiel est que la France sache rester patiemment ce qu’elle doit être, qu’elle évite de gaspiller ses forces, son influence dans des agitations stériles ou dans des combinaisons artificielles. Sa politique extérieure pour le moment est une affaire de mesure et de prévoyance, et aujourd’hui plus que jamais la première condition de l’efficacité de cette politique est la paix, la sécurité à l’intérieur. Voilà ce qu’oublient ceux qui se plaisent à allumer des guerres intestines en présence d’une situation européenne qui peut n’être pas condamnée à des crises tout à fait prochaines, qui reste néanmoins toujours précaire.

L’Angleterre, quant à elle, est tout entière aujourd’hui au renouvellement de sa chambre des communes. C’est l’occupation que lord Beaconsfield lui a donnée pour les vacances de Pâques en prononçant il y a quelques jours la dissolution du parlement. C’était à la fois prévu et imprévu. Le parlement qui vient d’être dissous datait de 187’, et il a eu certes pendant ces six années une existence sérieusement remplie par les plus graves affaires extérieures. Avant un an il devait arriver à la fin légale de ses pouvoirs, et il est rare qu’en Angleterre un parlement aille jusqu’au bout de son mandat. Il a même fallu un concours de circonstances presque extraordinaires pour expliquer cette longévité d’un parlement et la durée d’un cabinet qui, après être venu au monde avec la dernière chambre des communes, a vécu assez pour se présenter de nouveau devant le pays dans des élections à peine anticipées d’un an. Par elle-même la dissolution n’avait donc rien précisément d’inattendu. Ce qui a été imprévu, c’est le moment choisi par le ministère et la manière dont la grande mesure a été notifiée aux chambres, à l’Angleterre tout entière. Lord Beaconsfield a beau faire, il ne peut chasser le naturel ; dans ses résolutions, qu’elles touchent aux affaires intérieures ou à la diplomatie, il y a toujours la mise en scène, le coup de théâtre. Jusqu’à la dernière heure, le secret de la dissolution avait été strictement gardé, si bien gardé qu’on commençait à croire à un ajournement. Au moment où l’on ne s’y attendait plus, à la veille des vacances de Pâques, il a brusquement démasqué sa stratégie, et par une lettre au duc de Marlborough, lord-lieutenant d’Irlande, il a engagé la campagne électorale, prévenant ainsi ses adversaires dans la lutte.

Du premier coup il a porté la guerre au camp ennemi, il a traduit pour ainsi dire l’opposition devant l’opinion en l’attaquant dans ses points vulnérables, dans ses affinités avec les séparatistes irlandais, les home rulers, et dans sa politique extérieure. Sur le premier point, il n’a pas craint de dire: « Il y a des hommes qui contestent la nécessité de conserver le caractère impérial de ce royaume. Ayant tenté, sans y réussir, d’affaiblir les colonies par leur politique de décomposition, ils pensent peut-être aujourd’hui trouver dans un démembrement du Royaume-Uni un procédé qui non-seulement accomplirait, mais précipiterait leurs desseins. » Sur le second point, il a mis en cause le système de « non-intervention » des libéraux, préconisant pour l’Angleterre la politique d’ascendant, et il a même dit le mot « de suprématie, » faisant de la Grande-Bretagne l’arbitre de la paix européenne. Ainsi lord Beaconsfield, choisissant habilement son terrain, s’est étudié à concentrer le combat sur ces deux points, l’intégrité du Royaume-Uni et l’ascendant extérieur de l’Angleterre. Le coup était soudain, il a été si vivement porté que l’opposition en est restée d’abord quelque peu abasourdie, et même après quelques jours, M. Gladstone n’en était pas encore revenu. Dans un discours qu’il a prononcé à Edimbourg, il a exprimé, non sans quelque naïveté, toute sa surprise de voir le gouvernement changer de rôle et prendre une offensive réservée d’habitude jusqu’ici à l’opposition. Lord Beaconsfield a changé tout cela sans craindre de déconcerter ses adversaires!

La lutte n’a pas tardé à se rétablir cependant; elle est aujourd’hui dans tout son feu, et tandis que le cabinet va au scrutin avec son armée de conservateurs passionnément ralliés à son drapeau, les libéraux de leur côté sont entrés en campagne, conduits par lord Hartington, par M. Bright, surtout par M. Gladstone, qui, malgré son âge, se multiplie, portant partout une éloquence aussi enflammée qu’inépuisable. L’opposition a même trouvé un auxiliaire dans lord Derby, qui a décidément rompu avec le parti tory et avec le ministère auquel il a appartenu. L’ancien chef du Foreign Office sous le ministère Gladstone, lord Granville, dans un discours qu’il a prononcé à Hanley, s’est fait un devoir de défendre ou de justifier la politique d’effacement si vivement reprochée au parti libéral par lord Beaconsfield. D’autres ont repoussé les hardies accusations du chef du cabinet, du vieux leader conservateur. Ce que sera le résultat du scrutin, à qui restera le succès ou quelle sera la mesure de la victoire du gouvernement, s’il y a victoire pour le gouvernement, on le saura bientôt, puisque les élections commencent aujourd’hui. A vrai dire, les libéraux, malgré leur activité et leurs ressources, ont beaucoup à faire pour ressaisir l’ascendant et reconquérir le pouvoir par un mouvement d’opinion. Ils ont contre eux un certain instinct populaire qu’ils ont mis en défiance par des semblans d’alliance avec les séparatistes irlandais, ces home rulers, dont ils ont paru rechercher ou accepter l’appui dans quelques élections; ils ont contre eux, jusqu’à un certain point, le sentiment national, qui ne leur a pas encore complètement pardonné les mécomptes d’une politique extérieure trop effacée. Ils ont aussi contre eux la légion des cabaretiers, et comme on dit, des marchands de bière, gens influens qu’ils ont froissés par certaines mesures fiscales et que l’autre jour M. Bright essayait vainement de ramener. Ils ont enfin un désavantage, c’est que, même s’ils obtenaient un succès assez sérieux, ils n’auraient qu’une majorité disparate pour exercer le pouvoir, tandis que le ministère, même s’il venait à perdre quelques voix, aurait encore une majorité compacte, unie, disciplinée.

N’importe, la lutte n’est pas moins vivement engagée, et si le ministère a plus d’un avantage sur les libéraux, il a bien, lui aussi, ses côtés faibles. Il ne s’est nullement popularisé par ses réformes intérieures; il n’a pas précisément brillé dans les affaires de financés, dans ses budgets, qui sont loin d’égaler les budgets de M. Gladstone, et même dans ce qui fait sa force, sa popularité réelle, dans sa politique extérieure, il n’est pas sans avoir ses points vulnérables. Assurément, par quelques-uns de ses actes, par sa diplomatie Un peu aventureuse, mais après tout suffisamment heureuse, lord Beaconsfield a remué la fibre britannique; il a su assurer à son pays des satisfactions d’orgueil par sa vigoureuse rentrée dans les affaires européennes, et jusque-là, malgré ce qu’il a pu y avoir de décevant dans quelques-uns des feux d’artifice de sa politique, il est à peu près sûr d’avoir pour lui le sentiment national. L’opinion anglaise ne le suivrait peut-être pas jusqu’au bout si, comme on le dit, il avait la fantaisie de profiter d’une victoire électorale pour prendre un rôle dans le concert austro-allemand, si dans l’ancienne alliance à trois imaginée par M. de Bismarck, il voulait remplacer l’empereur de Russie par « l’impératrice des Indes. » Ici commenceraient sans doute les difficultés, et lord Hartington, meilleur tacticien que M. Gladstone, a su habilement saisir le point délicat, en s’efforçant de représenter la politique du parti libéral comme rajeunie, et de montrer le danger de toutes ces fantaisies d’intervention du ministère. Il a signalé tout ce qu’il pouvait y avoir de compromettant dans une adhésion mal calculée à « une de ces alliances exclusives et spéciales. » Lord Hartington a même ajouté quelques mots plus significatifs en disant : « Je crois que, s’il était question de faire adhérer l’Angleterre à une alliance plus ou moins hostile à la France, le peuple anglais protesterait. Toute désireuse que soit l’Angleterre de maintenir la paix de l’Europe, elle ne voudrait pas un instant songer à une alliance indiquant méfiance ou hostilité contre la grande république française. » Rien de mieux, et on doit certes savoir gré au chef du parti libéral anglais des dispositions sympathiques qu’il a témoignées pour la France.

Ce qu’il y a en tout cela de visible et de caractéristique, c’est que par une sorte de force des choses, les élections finissent par se faire presque exclusivement sur la question de politique extérieure, et par une conséquence toute naturelle, les élections anglaises deviennent une affaire européenne. Elles prennent une importance sensible dans l’ensemble de la situation du continent. De toutes parts, en effet, à Vienne comme à Berlin, à Rome comme à Saint-Pétersbourg, on suit avec une attention particulière ce mouvement, comme s’il devait avoir une influence décisive sur la marche des choses. A Vienne et à Berlin, on fait des vœux pour le succès de lord Beaconsfield, et c’est tout simple, puisqu’au congrès de Berlin lord Beaconsfield a été un des plus énergiques promoteurs d’une politique qui a conduit à l’alliance austro-allemande. La Russie, sans avoir de grandes illusions, verrait incontestablement avec satisfaction la défaite du ministère anglais. A Rome, il paraît y avoir un sentiment indéfinissable, comme un désir secret de l’insuccès du cabinet tory. La France reste la nation la plus désintéressée dans ses jugemens. Par ses instincts, elle inclinerait peut-être plus volontiers vers les libéraux, quoiqu’elle ait gardé de leur règne un assez triste souvenir; d’un autre côté, elle voit sans ombrage s’exercer cette influence britannique que lord Beaconsfield a si fièrement relevée. Au fond, dans tous ces sentimens divers qu’excitent les élections anglaises, il y a sans doute beaucoup de mirage. On s’exagère un peu les conséquences de ce scrutin qui va s’ouvrir. La situation n’est plus ce qu’elle était il y a quelques années. Il est certain que le parti libéral, arrivât-il aujourd’hui au pouvoir, n’abandonnerait plus quelques-uns des résultats obtenus par le cabinet tory, et le langage de lord Hartington laisse assez voir qu’il a profité d’une expérience dont il a souffert dans son autorité. Lord Beaconsfield, de son côté, s’il a la victoire, comme c’est vraisemblable, n’a sûrement pas l’intention qu’on lui suppose d’entrer dans l’alliance austro-allemande. Il a prononcé un grand mot en disant que « la paix dépend de la présence, pour ne pas dire de l’ascendant de l’Angleterre dans les conseils de l’Europe. » Pratiquement, l’Angleterre ne pourrait, sans déroger à toutes ses traditions, sans se lier au-delà de tous ses intérêts, s’engager dans une de ces « alliances exclusives et spéciales » dont parlait lord Hartington. Il y a une limite que lord Beaconsfield ne franchira pas, et la victoire que peut lui donner le scrutin ne change pas essentiellement la situation pour l’Angleterre non plus que pour l’Europe. C’est un peu le courant du jour, excepté en France, où l’on se donne d’autres soucis, c’est le courant du moment de s’occuper des grandes affaires de diplomatie, de l’état de l’Europe, et pendant douze ou quinze séances, le parlement italien vient d’être tout entier à une discussion trop prolongée sur la politique extérieure, sur le rôle de l’Italie, sur les procédés diplomatiques du gouvernement. Pendant près de quinze jours, toutes les opinions se sont produites en pleine liberté, non sans une certaine mesure dont les Italiens ont le secret. Le procès de la politique ministérielle a été habilement instruit par les plus éminens orateurs de la droite, M. Minghetti, M. Visconti-Venosta, M. Bonghi. D’un autre côté, le procès de la droite, des modérés qui ont longtemps gouverné l’Italie, a été instruit sous forme rétrospective par la gauche, par M. Crispi, par le président du conseil lui-même, M. Cairoli, par le ministre de l’intérieur, M. Depretis. A travers tout, à part les récriminations rétrospectives qui ont été vertement relevées par les anciens ministres, qui ne répondent plus d’ailleurs à rien, que reproche-t-on au gouvernement d’aujourd’hui, à la politique du ministère et de la gauche tout entière qui est depuis cinq ans au pouvoir par ses divers représentans? On lui reproche d’avoir reçu une bonne et sûre situation diplomatique il y a quelques années et d’avoir laissé dépérir cette situation, de n’avoir pas su maintenir l’influence italienne dans les affaires d’Orient, en Égypte, d’avoir compromis les rapports avec l’Autriche en laissant se développer les agitations de l’Italia irredenta, d’avoir préparé l’isolement où l’Italie se trouve aujourd’hui. Toutes ces accusations ne sont certes pas dépourvues de vérité, et quand elles sont soutenues avec l’habileté mesurée que sait y mettre M. Visconti-Venosta, elles ne manquent pas de produire un certain effet. Le président du conseil, M. Cairoli, ne s’est pas défendu sur toutes les questions avec un égal succès. Il y a cependant un point où, par la loyauté de son langage, il a désarmé les défiances. M. Cairoli a été aussi net que résolu dans ses déclarations contre les agitateurs de l’Italia irredenta, au sujet des rapports d’amitié qu’il entend maintenir avec l’Autriche. Cette longue discussion a fini par un bill de confiance accordé au ministère.

Au fond, tout cela veut dire que l’Italie éprouve un certain malaise, que les événemens de ces dernières années n’ont pas répondu à ses vœux ; tous les partis à peu près sont mécontens. La droite n’est pas naturellement satisfaite de la gauche. La gauche récrimine contre la droite. M. Crispi n’est content ni de la droite, ni de la gauche. Il n’est peut-être content que de lui-même. M. Crispi a dit avec une certaine candeur qu’il avait manqué à l’Italie un homme de génie, qui, après sa merveilleuse résurrection politique, ait su l’organiser. M. Crispi n’est vraiment pas difficile. Il lui faut un homme de génie, et le génie ne se rencontre pas tous les jours, même quand M. Crispi est au parlement; mais, à défaut du génie, il reste le bon sens, qui peut encore suffire à l’Italie pour développer ses ressources, pour se défendre des fausses combinaisons et des vaines espérances, pour choisir sa vraie politique et ses vrais amis.


CH. DE MAZADE.


THÉÂTRE DE L’ODÉON.

Les Noces d’Attila, drame en quatre actes, en vers; par M. H. de Bornier.


Ce serait un curieux chapitre de critique dramatique que celui qui raconterait ce qu’on peut appeler le mirage des faux sujets. Quand le poète va cherchant à travers les âges un héros à évoquer sur ta scène, il semble qu’il n’ait qu’à choisir parmi les figures gigantesques en qui s’incarne une époque, une race, une idée : les personnages illustrés par l’éclat de leur génie ou de leur malheur sont là, immobiles dans l’attitude qu’ils ont gardée devant la postérité, n’attendant qu’un poète pour s’animer, marcher, vivre dans un décor sublime; assez connus du public pour que dans leur bouche les exagérations épiques paraissent naturelles, assez mystérieusement enfoncés dans la perspective des temps pour qu’ils puissent aisément se transformer en symboles et représenter, non plus seulement des individus, mais une idée, l’amour de la patrie, le respect sacré de la famille, la défense de la liberté. Les noms se pressent depuis Annibal jusqu’à Napoléon, et cependant, si l’on veut passer en revue le répertoire dramatique français ou étranger, la liste est si courte de ceux qui ont réussi dans l’entreprise, qu’en dehors du Jules César de Shakspeare, je ne vois guère une seule tragédie ni un seul drame ayant pour héros un de ces grands hommes historiques, dont on ne puisse dire qu’ils sont manques.

Entre les raisons, très nombreuses et très complexes de ce fait, on peut indiquer au moins la principale. C’est que l’auteur, en pareil cas, se trouve avoir à poursuivre deux buts à la fois et deux buts qu’il est également difficile de toucher. Pour nous intéresser au personnage qu’il pose en scène, il faut qu’il frappe assez fortement l’imagination pour pouvoir détruire l’image toute faite que le spectateur apporte au théâtre. C’est une sorte de coup d’état à exécuter sur l’imagination du spectateur, et qu’il faut que l’auteur ait exécuté sur sa propre imagination. Car lui aussi doit avoir une idée d’ensemble, qu’il a dû morceler sous peine de manquer à la première loi du théâtre, qui est l’action. Il a été nécessaire qu’oubliant ce que son héros deviendra plus tard, il ne croie qu’à ce qu’il est aujourd’hui. Donc il l’installe dès le début dans une attitude unique qui ne se renouvellera pas jusqu’au bout de la pièce. Au lieu d’une âme, c’est un tableau, au lieu d’un poème dramatique, c’est un poème historique, et, tout intérêt se trouvant écarté, la froideur s’exhale de ces dialogues qui n’agissent plus, de cette intrigue qui n’est qu’un prétexte à tirades, enfin de cet ensemble qui peut être d’ailleurs très ingénieusement exécuté, mais qui n’en reste pas moins tout à fait dépourvu de vérité scénique et de vie.

Il nous paraît qu’en ayant choisi Attila pour sujet, M. de Bornier a subi la séduction du mirage dont nous parlions, et il nous semble qu’en le traitant comme il l’a traité, il est tombé précisément dans le défaut que nous venons d’indiquer. Avec des qualités de conscience littéraire, de l’élévation dans les idées, et parfois une véritable éloquence dans l’expression, est-il arrivé à écrire un drame qui se tienne debout ? La simple analyse du sujet va répondre à cette question.

Le premier acte nous représente le camp des Huns sur le bord du Danube. Les prisonniers sont passés en revue et partagés entre différens chefs. Attila s’attribue le roi des Burgundes, Herric, et sa fille Hildiga. Il se propose d’en faire une dame d’honneur de sa future femme, la princesse Honoria, qu’il a demandée en mariage à l’empereur Valentinien, et il refuse de délivrer le roi et sa fille à un général franc, Walter, qui est venu lui offrir une rançon que le terrible Hun garde avec celui qui l’apporte. Mais cet espoir de l’alliance romaine est bientôt déçu, et déçu aussi, cruellement, l’espoir de Hildiga et de Walter, car un ambassadeur romain vient déclarer à Attila que l’alliance demandée est repoussée. Aussitôt, dans sa fureur, par un caprice inexplicable, Attila prend la résolution d’épouser Hildiga et lui déclare que, si elle refuse ou si seulement elle laisse voir qu’elle est contrainte, tous les prisonniers, parmi lesquels son père et Walter, seront jetés aux lions. La princesse, épouvantée, cède et subit silencieusement la malédiction de son père et des prisonniers, qui lui jettent l’anathème au moment où elle se dévoue pour eux. Les noces ont lieu et sont ensanglantées par la mort de Walter. Attila soupçonnant en effet, sur les déclarations de son devin, que quelqu’un se propose d’enlever la princesse, emploie cette ruse d’offrir de donner la liberté à tous ses prisonniers. Walter, pris à ce piège, refuse cette liberté sous d’étranges prétextes ! les soupçons du barbare sont confirmés. La dispute s’engage entre eux et se termine par l’exécution de Walter. Mais les crimes seront punis : car Hildiga, nouvelle Judith, a pu cacher la hache d’Attila sous l’oreiller du lit nuptial. Elle le frappe dans la nuit même de leurs noces. La coutume hunnique cependant veut qu’un roi frappé de la main d’une femme soit déclaré infâme et ses enfans inhabiles à lui succéder. Attila, blessé mortellement, retrouve donc un reste de force pour déclarer qu’il vient lui-même dans un accès de folie d’attenter à ses jours ; mais il n’a pas même la joie de voir couronner l’un de ses fils, car pendant le festin des noces on a brisé les chaînes des prisonniers, et c’est le drapeau de Lutèce que le Fléau de Dieu voit flotter dans son agonie désespérée. Ce bref résumé ne fait-il pas toucher au doigt ce que nous indiquions plus haut, à savoir l’absence de toute crise psychologique et de toute lutte dramatique, par conséquent, qui permette à l’imagination de se passionner? Sculptée dans une attitude de menace, elle ne se remue pas, elle ne vit point, cette figure d’Attila! De même en est-il de Walter, personnage d’un incroyable effacement, dont on ne comprend ni ce qu’il est, ni ce qu’il veut, — et de même encore des deux fils d’Attila, dont l’un est le bon jeune homme du temps des Huns et l’autre, le mauvais jeune homme de la même époque. Il ne reste donc enfin que le caractère d’Hildiga qui soit un peu étudié, sans que pourtant aucune analyse psychologique nous rende compte des motifs qui la poussent à agir. Il n’y a donc pas ici de pièce à proprement parler, parce que, pour que les actions soient intéressantes au théâtre, il faut qu’elles aient une signification, c’est-à-dire qu’elles soient la traduction, visible aux yeux, de crises psychologiques correspondantes, et ici il n’y a pas de psychologie parce qu’il n’y a pas d’âmes.

C’est là quelquefois un défaut que ne rachète pas, mais que peut masquer la splendeur de la poésie lyrique. Il est certain par exemple que ces mœurs barbares, cette férocité hunnique, entre les mains d’un Victor Hugo pouvaient devenir la matière et l’occasion de vers magnifiques et d’admirables peintures. Par malheur, — pour Attila, — M. de Bornier n’est qu’un poète consciencieux, énergique parfois, mais sans mouvement et sans imagination, et il en résulte qu’à défaut d’intérêt scénique ou d’analyse psychologique, il n’a pas su incarner sa pensée dans une langue vraiment originale. Corneille d’une part, et Victor Hugo de l’autre hantent sa pensée et l’obsèdent. Lorsqu’il écrit ce vers :

Tout Romain doit avoir l’âme de Régulas,


il nous fait penser à Corneille, et lorsqu’il écrit ceux-ci :

Que Dieu fit, en brisant nos plus douces chimères,
Du tombeau des enfans une patrie aux mères.


Vous reconnaissez le procédé cher à la rhétorique romantique, où le vers qui fait image se trouve jeté dans un mouvement d’éloquence et dessine un paysage là où le classique mettait une idée abstraite. Mais cette composition de langue, où ce que Corneille a d’un peu sévère se mélange à ce que Victor Hugo a parfois de pompeux, n’est pas toujours d’un bon effet; — cette sorte de mosaïque n’a rien de personnel, ni de vivant. — Telle quelle, cette pièce, sans être un succès, n’est pas cependant une chute. Que voulez-vous y faire? Peut-être aussi que, si l’on s’avisait de reprendre dans notre répertoire du quatrième ordre le Siège de Calais, il se trouverait un public pour y applaudir.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.