Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1911

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Chronique n° 1909
31 octobre 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les vacances parlementaires sont sans doute sur le point de se terminer, et certes, il est grand temps pour les Chambres de reprendre leurs travaux, pourvu que ce soient en effet leurs travaux qu’elles reprennent au lieu de se livrer, sans méthode et au hasard de la rencontre, à toutes les distractions et diversions qui, dans une vie politique à la fois intense et confuse, ne manquent jamais de se présenter. La session, dite extraordinaire, d’automne devrait être consacrée presque exclusivement à la discussion du budget : nous craignons qu’elle ne soit envahie par beaucoup d’autres objets. Nous reconnaissons d’ailleurs la difficidté qu’il en soit autrement, au milieu des préoccupations d’ordres divers qui nous assiègent. Les principales viennent du dehors ; ce sont celles qui ont le plus agité l’opinion pendant ces vacances ; mais il en est d’autres qui, nées au dedans, n’ont guère moins troublé les esprits si elles ne les ont pas émus aussi vivement. L’impression générale est que l’anarchie continue d’être partout.

La manifestation la plus éclatante qu’on en eût encore constatée vient de se produire à Oudjda. Le coup était si imprévu et il s’est produit dans des conditions si extraordinaires que l’opinion en a ressenti un sursaut violent. On a appris, un matin, que le général Toutée, commandant de nos forces sur la frontière algéro-marocaine et haut commissaire du gouvernement, avait fait arrêter et conduire en prison, entourés de tirailleurs baïonnette au canon, M. Destailleur, commissaire civil, M. Lorgeou, vice-consul, et M. Pandori, capitaine des douanes françaises, c’est-à-dire les hommes qui, à côté de lui, étaient les représentans ou les agens les plus directs du gouvernement français. Le général leur a adjoint un cadi marocain, sans doute pour montrer que sa justice s’étendait impartialement à tout et à tous. On était d’autant plus en droit, à Paris, de s’étonner de cet acte de force, que le général Toutée y était encore quelques jours auparavant, qu’il n’avait parlé de ses intentions ni au ministre de la Guerre, ni au ministre des Affaires étrangères, et que c’est quelques heures seulement après son retour à Oudjda qu’il a fait appeler MM. Destailleur, Lorgeou et Pandori et les a constitués prisonniers. On imagine sans peine le scandale qui en est résulté. Les imaginations se sont donné carrière à Oudjda, dans tout le Nord du Maroc, dans toute l’Algérie. Tous ceux qui nous surveillent et nous jalousent ont admiré les coups que nous nous portions à nous-mêmes et se sont mis en mesure d’en profiter. Les bruits les plus divers ont couru aussitôt.

Sans doute un homme longtemps digne de confiance peut s’égarer, mais ceux qui connaissent M. Destailleur et qui se sont empressés de rendre témoignage à sa parfaite honorabilité ont protesté contre un acte qui tendait à le déshonorer par une exécution sommaire, en dehors de toute preuve de sa culpabilité. Le gouvernement a fait son devoir : il a envoyé l’ordre télégraphique de remettre les trois prisonniers en liberté. Cela ne veut pas dire qu’il les tienne nécessairement pour innocens, mais bien que le général Toutée n’avait pas le droit de les faire arrêter. Une commission d’enquête, composée d’un sous-directeur du ministère des Affaires étrangères, d’un inspecteur des finances et d’un contrôleur de l’armée, a été formée et est partie immédiatement pour Oudjda : elle fera la lumière sur les faits qui sont reprochés à M. Destailleur. Mais, quand même ces faits seraient aussi prouvés qu’ils le sont peu jusqu’ici, le général Toutée n’en aurait pas moins excédé ses pouvoirs. On dit et nous sommes portés à le croire, car rien n’est plus conforme à notre manière générale de faire, que ces pouvoirs étaient mal Umités, ou même qu’ils ne l’étaient pas du tout, qu’ils ne résultaient pas d’un décret, mais d’une simple lettre de service, en un mot, que l’exercice en était laissé au discernement et au tact du haut commissaire. Si le renseignement est exact, on voit combien la garantie était faible. Les rapports entre les civils et les militaires sont généralement difficiles à établir : il faut toujours en déterminer les conditions avec une précision extrême. Si on ne l’a pas fait à Oudjda, la responsabilité du général Toutée en est sans doute atténuée : cependant, la moindre réflexion aurait dû lui faire sentir qu’une résolution aussi grave que la sienne ne pouvait être exécutée qu’avec l’approbation préalable du gouvernement. Que n’en a-t-il référé à Paris ? Comment n’a-t-il pas compris qu’il pouvait y avoir des motifs politiques d’un ordre délicat et impérieux dont le gouvernement était seul juge, qui ne permettaient pas de recourir à des procédés aussi aveuglément expéditifs ? C’est à peine si un danger très pressant et très certain pour la sécurité des troupes sous ses ordres aurait pu excuser sa précipitation, et assurément ce danger n’existait pas. Que reproche-t-on, en effet, à M. Destailleur ? On a parlé de concussion dans l’achat et la revente de terrains, d’opérations sur le change et même de facilités données à la contrebande de guerre. Nous ne croirons à de pareils faits que lorsqu’ils seront prouvés, et nous espérons bien qu’ils ne le seront pas. Au surplus, dans une autre version donnée à la décharge du général Toutéé, MM. Destailleur, Lorgeou et Pandori n’ont été arrêtés que pour n’avoir pas voulu laisser contrôler leurs caisses. Alors la question est de savoir si le général Toutée avait le droit de les contrôler, et nous avouons n’être pas en mesure de la trancher. Mais, réduite à ces termes, la question est des plus médiocres ; elle devait être résolue par un recours aux ministres compétens, et la disproportion est vraiment énorme entre l’acte du général Toutée et les motifs qui l’ont déterminé.

Des actes pareils, lorsqu’on songe à toutes les conséquences qu’ils peuvent produire, causent une profonde affliction. D’autres, beaucoup moins graves sans doute, montrent aussi cependant le décousu de toutes nos affaires. Ainsi le bruit a couru un jour que M. Lutaud, gouverneur général de l’Algérie, venait de donner sa démission. C’est mi fait dont, à la rigueur, on pourrait se consoler. Quand M. Lutaud, le plus à poigne de nos préfets, a été nommé gouverneur général, nous avons fait des réserves sur l’opportunité de ce choix ; mais il est fait une trop grande instabilité à la tête d’une administration aussi considérable que celle de l’Algérie présente des inconvéniens sérieux ; puisque M. Lutaud est gouverneur, qu’il le reste jusqu’à ce que, dans sa situation nouvelle, il ait fait ses preuves en bien ou en mal. Mais pourquoi sa démission ? Parce qu’on lui a donné un secrétaire général sans avoir pris son agrément et sans doute de préférence à un candidat qu’il avait recommandé. Il a vu là un acte de défiance à son égard, alors qu’il n’y avait peut-être que de l’inadvertance, de la négligence, de l’indifférence, enfin de la légèreté. Quoi qu’il en soit, M. Lutaud avait raison. Un homme chargé d’une aussi lourde responsabilité ne doit pas se laisser imposer comme collaborateur intime un fonctionnaire dont il n’est pas sûr. C’est pourquoi nous approuvions dans notre for intérieur l’acte résolu de M. Lutaud, lorsque les journaux qui en avaient donné la nouvelle l’ont retirée : M. Lutaud n’avait pas tout à fait donné sa démission, il ne l’avait même pas donnée du tout. La vérité probable est qu’il l’avait fort bien donnée, mais que des influences parlementaires se sont entremises au plus vite, et que l’affaire s’est arrangée comme tant d’affaires s’arrangent par des protestations de confiance, des complimens et des promesses. M. Lutaud n’a pas poussé son geste jusqu’au bout ; il se résigne à garder auprès de lui, au moins pour le moment, un secrétaire général qui ne lui plaît pas. Est-ce de la bonne administration ? Est-ce du bon gouvernement ? Il est vrai que ce n’est pas le ministère actuel, mais son prédécesseur, qui avait promis de mettre chacun à place qui lui convenait.

Il est à craindre que, pour ces motifs et pour quelques autres encore, les Chambres ne se réunissent dans quelques jours sans aucune bonne humeur. Le budget que leur présente M. le ministre des Finances est cependant de nature à leur causer quelque satisfaction puisque, grâce à une trouvaille ingénieuse, l’équilibre en est assuré avec un tout petit nombre d’impôts nouveaux et avec un emprunt si bien déguisé qu’il est à peine sensible. Nous n’en parlons pas dans cette chronique parce qu’un de nos collaborateurs lui a consacré plus haut un article. Et ce n’est pas seulement le budget de 1912 qui bénéficie de l’arrangement fait avec la Compagnie de L’Est, mais tous les budgets qui se succéderont jusqu’aux élections prochaines : l’horizon parlementaire, généralement, ne s’étend pas plus loin. La Chambre actuelle, à l’expiration de son mandat, pourra dire au pays qu’elle a équilibré le budget sans impôts nouveaux, ni emprunts, ou qu’il s’en faut de presque rien. La Chambre suivante s’en tirera ensuite comme elle pourra, peut-être au moyen d’autres arrangemens avec d’autres Compagnies, et c’est ainsi que les Compagnies concessionnaires pourvoiront par leurs bénéfices au déficit de la Compagnie de l’État. Mais ceux qui ont dit que c’était là manger son blé en herbe ont dit une grande vérité. Les créances de l’État sur les Compagnies devaient servir, on le croyait du moins autrefois, à l’amortissement de la Dette : elles servent maintenant, grâce à des réalisations prématurées, à équilibrer artificiellement le budget. Ce ne sont certainement pas là des recettes normales, et lorsqu’elles seront épuisées, la difficulté de remettre le budget sur pied se retrouvera tout entière, ou plutôt sera aggravée. Mais ne songeons pas à l’avenir et jouissons de l’expédient du jour.

Nous voudrions être sûr du moins qu’au moment de la rentrée des Chambres les préoccupations qui ont rempli ses vacances seront dissipées et que le lirmament international sera rasséréné. Cette dernière expression est peut-être excessive ; nous ne devons pas être trop exigeans ; les négociations que nous avons poursuivies avec l’Allemagne ne sont pas de nature à nous donner une satisfaction sans mélange, puisque, à côté des avantages qu’on nous a difficilement consentis, il y a les sacrifices auxquels nous avons dû consentir nous-mêmes et qui ne laissent pas d’être pénibles. Néanmoins, si ces négociations, après avoir été plusieurs fois sur le point de se rompre, ont enfin abouti, il faudra s’en féliciter. Nous l’avons fait déjà dans un post-scriptutn ajouté à notre dernière chronique, au moment où est arrivée la nouvelle que le premier arrangement était conclu et que MM. de Kiderlen et Jules Cambon en avaient parafé le texte. Restait l’arrangement sur le Congo : il n’est pas encore fait, mais on assure qu’il est sur le point de l’être. Que sont ces deux arrangemens qui se complètent l’un par l’autre ? Nous ne le savons pas encore ; les renseignemens donnés par les journaux sont incomplets et l’exactitude en est contestée par des notes officieuses. Il semble bien cependant que l’Allemagne ait tenu quelque compte de nos observations et qu’elle ait réduit ses prétentions premières, et, s’il en est ainsi, nous le devrons à la fermeté et à l’habileté de nos négociateurs.

On a reproché à notre ambassadeur à Berlin, et nous retrouvons encore quelquefois ce reproche dans les journaux, d’avoir interverti l’ordre naturel des choses en parlant des concessions que nous ferions au Congo avant de parler de celles qu’on nous ferait au Maroc : on a même ajouté qu’il avait trop promis, ou trop laissé espérer. Si ce reproche est juste, il se trompe certainement d’adresse, car M. Jules Cambon a certainement suivi les instructions qui lui avaient été données. Un ambassadeur n’est pas responsable de la politique qu’il sert, il ne l’est que de son exécution. Mais, à qui qu’on l’applique, le reproche ne nous paraît nullement fondé, au moins dans sa première partie, et nous avons eu déjà l’occasion de le dire. Si l’Allemagne savait d’avance, à peu de chose près, ce que nous lui demanderions au Maroc, elle ignorait complètement ce que nous serions disposés à lui céder en échange, et il faut n’avoir jamais fait de la diplomatie qu’en chambre pour croire qu’elle nous aurait concédé quoi que ce soit au Maroc avant d’avoir quelque aperçu de ce que nous lui donnerions ailleurs. Au surplus, tout cela n’a aujourd’hui qu’un intérêt rétrospectif : il s’agit maintenant de savoir quels sont les termes précis des deux arrangemens, et nous le saurons sans doute bientôt. Dans le premier, l’arrangement sur le Maroc, il semble bien que, sur les points essentiels, satisfaction nous ait été donnée. Si le Maroc reste soumis aux servitudes économiques dont nous avions déjà accepté le principe à Algésiras, au point de vue politique, notre liberté y est entière. On nous l’a reconnue de mauvaise grâce, accordée morceau par morceau, difficultueusement, en essayant de reprendre d’une main ce qu’on nous donnait de l’autre. L’opinion chez nous s’est plus d’une fois irritée de ce que ces procédés, dans leur répétition continuelle, ajoutaient de désobligeant à ce que l’acte d’Agadir avait eu de brutal. Nous ne recommanderons certainement pas la manière de M. de Kiderlen à un négociateur qui A’oudra laisser de bonnes impressions au pays avec lequel il traite et inaugurer par là avec lui des rapports cordiaux. Toutefois, l’Allemagne a fini par s’effacer politiquement devant nous au Maroc ; nous ne l’y trouverons plus devant nous comme un obstacle. Nous ne pouvions guère lui demander, et nous ne lui demandions pas davantage : le reste nous regarde. Nous ne nous dissimulons pas que l’œuvre sera longue, coûteuse, souvent pénible : elle n’est cependant pas au-dessus de nos forces, si nous nous y appliquons avec esprit de suite. C’est le vœu que nous faisons et le seul que nous puissions faire aujourd’hui, puisque nous sommes au Maroc et qu’il est trop tard pour nous demander si nous aurions dû y aller.

Quant au Congo, et bien que là encore l’Allemagne n’ait pas complètement maintenu ses prétentions du début, les concessions que nous avons été obligés de lui faire nous resteront sur le cœur. L’opinion ne s’y résignera pas facilement. Quelques personnes s’en étonnent. Après avoir énuméré les avantages que le désistement politique de l’Allemagne nous procure au Maroc, elles font remarquer que, puisque nous avons payé à l’Angleterre et à l’Italie un désistement du même genre, il est naturel que nous le payions aussi à l’Allemagne. Sans doute, disent-elles, l’Allemagne ne nous donne au Maroc rien qui lui appartienne ; mais n’en a-t-il pas été de même de l’Angleterre ? N’en a-t-il pas été de même de l’Italie ? Est-ce que le Maroc leur appartenait ? A quoi nous répondrons que, si le Maroc n’appartenait pas à l’Angleterre, nous lui avons, comme on dit avec une merveilleuse impropriété de termes, donné en échange l’Egypte qui ne nous appartenait pas davantage. De même pour l’Italie que nous avons dédommagée du Maroc qui n’était pas à elle avec la Tripolitaine qui n’était pas à nous. Ces arrangemens, où nous avons payé les autres avec la monnaie dont ils nous gratifiaient eux-mêmes, se font exactement équilibre, nous allions dire vis-à-vis. Mais cette dernière fois, ayant à traiter avec l’Allemagne, nous lui avons payé ce qui ne lui appartenait pas avec ce qui nous appartenait et ce que nous avions même acheté très cher, de notre argent et de notre sang. Cela fait une différence. Déjà l’opinion n’avait pas accepté sans regrets l’ahdication que nous avions faite au profit de l’Angleterre de nos traditions égyptiennes. Déjà ceux qui ont quelque prévision dans l’esprit s’étaient demandé si la présence des Italiens sur notre frontière tunisienne, frontière très longue et dont l’extrémité au Sud est peut-être mal déterminée, ne nous causerait pas quelques difficultés dans l’avenir. Mais c’est l’avenir, de même que l’Egypte, après les fautes finales que nous y avons commises, est le passé, tandis que le Congo est le présent. Certes, il ne vaut pas le Maroc ; on ne peut même établir aucune comparaison entre eux ; seulement, nous avions l’un et nous n’avons pas encore l’autre. Pour tous ces motifs, les sacrifices à faire au Congo nous ont paru lourds, d’autant plus que la maladroite lenteur des négociateurs allemands nous a donné tout le loisir d’en mesurer le poids. Il y a peu de temps encore, le Congo n’était pour l’immense majorité des Français qu’une expression géographique, et personne n’aurait prévu qu’ils devaient s’y attacher tout d’un coup avec tant d’ardeur. Mais ce qu’on n’avait pas prévu est arrivé, — fort heureusement à notre gré, car nos négociateurs en ont été fortifiés, — et il a été bientôt hors de doute que si nos arrangemens avec l’Allemagne dépassaient certaines limites, ils ne seraient pas ratifiés par les Chambres. Le gouvernement impérial s’est trouvé dès lors placé dans l’alternative, ou de diminuer ses prétentions, ou de renoncer à un accord devenu impossible. On sait sur quels points se portaient surtout nos préoccupations. La première demande allemande s’étendait sur tout le Sud du Congo, y compris le Gabon ; elle a provoqué en France une telle indignation qu’il a fallu y renoncer. L’Allemagne y en a substitué une autre, qui comprenait tout le moyen Congo Jusqu’à l’Oubangui à l’Est, en nous laissant le Congo du Nord et le Congo du Sud, séparés l’un de l’autre par la partie cédée. Notre colonie aurait été coupée en deux morceaux, sans continuité l’un avec l’autre. De plus, l’Allemagne serait devenue la voisine du Congo belge sur une longue frontière fluviale. L’opinion française n’a accepté ni l’une ni l’autre de ces conditions, et ni la Chambre, ni le Sénat ne les auraient ratifiées, si elles avaient été strictement maintenues. A en croire les journaux, elles ne l’ont pas été.

Le plus sage serait sans doute d’attendre le texte même de l’arrangement pour en parler en connaissance de cause, mais comment ne pas dire un mot des cartes publiées par la presse ? Probablement, elles ne sont ni tout à fait exactes, ni tout à fait inexactes. Elles comportent un accroissement très considérable du Cameroun, soit au Sud où la future frontière contournerait et engloberait la Guinée espagnole, soit à l’Est sur toute la longueur de la colonie allemande. Jusqu’ici, il y a peu de chose à dire, mais ce qui donne à ces cartes l’aspect bizarre d’une pieuvre, c’est que de ce Cameroun élargi s’échappent deux tentacules dont l’un, partant de l’angle Sud-Est, va rejoindre le » Congo en aval du confluent du grand fleuve et de l’Oubangui et dont l’autre, parlant du Cameroun moyen, va rejoindre cette seconde rivière en aval de Ban gui. Dans certaines cartes, le premier tentacule ne va pas tout à fait jusqu’au Congo. Les journaux allemands quaUfient ironiquement cette solution de biscornue, parce qu’ils appellent des cornes ce que nous appelons des tentacules. Cornes ou tentacules, ces projections de la colonie allemande jusqu’à la rencontre avec hi voie fluviale semblent indiquer des intentions ultérieures, en vue de projets qu’on ne peut réaUser pour le moment que d’une manière incomplète. Mais que deviennent les deux principales objections de l’opinion française, à savoir la continuité de notre territoire à maintenir et l’éloignement de la colonie belge ? Elles ne reçoivent qu’une satisfaction partielle, puisque notre territoire est coupé obliquement par les deux tentacules dont nous avons parlé et qu’ils aboutissent à la colonie belge. Toutefois, les extrémités en sont très étroites ; peut-être même n’y en a-t-il qu’une qui vient faire à l’Oubangui ce que dans certains milieux, on appelle une piqûre : et on assure que la continuité entre les différentes parties de notre colonie serait assurée par l’Oubangui et par le Congo. Il est à croire que cet arrangement sera vivement critiqué en Allemagne et en France, mais qu’on l’acceptera pour en finir. On nous donnerait le Bec de canard en totalité ou plus vraisemblablement en partie et peut-être une rectification de frontière du Dahomey à prendre sur le Togo.

La seconde partie de la négociation, celle qui se rapporte au Congo, ne regarde que l’Allemagne et nous ; si nous sommes d’accord, la convention deviendra définitive ; mais il n’en est pas de même de la première partie de la négociation et de l’arrangement qui en est résulté. Cet arrangement, en effet, modifie l’Acte d’Algésivas, qui est aujourd’hui la charte internationale du Maroc et, pour modifier un acte diplomatique, il faut l’adhésion de toutes les puissances dont il porte les signatures. Elle nous sera d’autant plus vraisemblablement donnée que l’Allemagne y aura le même intérêt que nous et que ses alliés la suivront comme nous serons suivis par les nôtres. Il y a cependant, sinon une exception, au moins un cas particulier dont nous devons tenir compte, celui de l’Espagne. Le consentement de l’Espagne est indispensable comme celui des autres puissances, et plus même en ce qui nous concerne, puisque nous avons partie liée avec elle. Sa situation au Maroc, bien qu’elle s’applique à un territoire beaucoup moins étendu, n’est pas sans analogie avec la nôtre : aussi est-il à prévoir qu’au moment où son consentement lui sera demandé, l’Espagne y mettra pour condition qu’on lui reconnaisse les mêmes avantages qu’à nous. Il s’ensuivra une négociation délicate sans nul doute, mais qui aboutirait sans beaucoup de peine si, des deux côtés des Pyrénées, l’opinion n’était pas arrivée peu à peu à un degré d’irritation qui risque de devenir une gêne ou même une entrave. Nous ne disons pas qu’il n’y ait aucune faute, aucun tort de notre côté, et il faudrait s’en expliquer très loyalement avec l’Espagne ; mais n’y en a-t-il pas aussi du sien, et les malentendus qui ont pu se produire entre nous justifient-ils la violence que ses journaux déploient contre un pays voisin et ami, avec lequel elle vit depuis longtemps en bons termes ? Pourquoi nos rapports, qui sont si satisfaisans en Europe, ne le seraient-ils pas en Afrique ? Il n’y a malheureusement pas de Pyrénées, c’est-à-dire de frontière bien établie par la nature entre la partie du Maroc que l’Espagne occupe, ou qu’elle occupera dans l’avenir, et celle que nous occupons ou occuperons nous-mêmes ; mais ce que la nature n’a pas fait, le bon esprit des nations et de leurs gouvernemens peut le faire, et nous espérons qu’il le fera.

L’Espagne a pris possession de Larache et d’El-Ksar. Il n’est pas douteux que, d’après nos arrangemens avec elle, elle n’aurait dû le faire qu’après entente avec nous. Mais enfin, elle n’est allée que dans la partie du Maroc que nous avions abandonnée à son influence et il faut bien avouer que les circonstances atténuaient un peu, sur ce point particulier, la gravité du coup de canif qu’elle a donné au contrat. Il n’y a pas lieu de lui en garder une rigueur excessive, ni surtout de vouloir en tirer contre elle un parti abusif. A défaut de nos sentimens, notre intérêt doit nous faire souhaiter qu’elle soit notre amie au Maroc. Si, en effet, elle ne l’est pas, le jour viendra sûrement où elle en cherchera et en trouvera d’autres, ce qui pourrait, à de certains momens, nous créer plus d’embarras que ne nous en causera jamais une enclave espagnole à nos côtés. Nous sommes tout à fait sur ce point de l’avis de M. Paul Leroy-Beaulieu qu’on n’accusera certainement pas d’être animé d’un esprit colonial insuffisant : personne n’a écrit contre les projets d’entente avec l’Allemagne au moyen de concessions faites au Congo des articles plus véhémens que les siens dans l’Économiste français. Mais quand il s’agit de l’Espagne, il désarme aussitôt et se demande, avec le bon sens le plus calme, ce que peut nous faire que l’Espagne occupe un district de plus ou de moins au Maroc. En vérité, cela importe peu, ou du moins beaucoup de choses importent pour nous davantage.

L’accord avec Madrid sera d’autant plus facile à faire, si on le veut bien, qu’il est déjà fait et qu’il suffit de s’y conformer. Avant de nous engager dans l’affaire marocaine, nous avons conclu des arrangemens avec l’Angleterre, l’Italie et l’Espagne. Nous devons tenir nos engagemens avec cette dernière, comme nous les avons tenus avec l’Angleterre et l’Italie, comme nous les tiendrons demain avec l’Allemagne : si nous ne le faisions pas, les motifs qu’on ne manquerait pas d’attribuer à cette différence de traitement ne seraient pas tout à fait à notre honneur. Nous avons constamment déclaré que l’Espagne devait avoir au Maroc une part à côté de la nôtre, plus petite sans doute, mais bien à elle, et ce n’est pas parce que nous avons fait ou que nous aurons fait un arrangement avec l’Allemagne que nous changerons d’avis.


Quant aux Italiens, ils poursuivent avec beaucoup de méthode et de succès leur occupation de la Tripolitaine. L’exaltation de joie et d’orgueil qu’ils en éprouvent prend quelquefois des formes hyperboliques, mais elle est naturelle et légitime. Ils n’ont qu’un tort, qui est de trouver que les Turcs, les pauvres Turcs ! se couvrent d’opprobre lorsque par hasard ils se défendent. Mais

A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire,


et les Italiens eux-mêmes devraient être satisfaits de rencontrer de temps en temps quelque résistance, afin d’avoir le mérite de la vaincre. Leur indignation est telle contre les Turcs qu’ils sont maintenant bien résolus à annexer purement et simplement la Tripolitaine, au lieu d’y respecter pour la forme la suzeraineté du Sultan. Leur sentiment sur ce point est unanime. Ils semblent, en vérité, avoir cru que les Turcs leur ouvriraient les portes de Tripoli et de Benghazi en leur disant : Donnez-vous la peine d’entrer. Et ils éprouvent une grande déception qu’il en soit autrement ! Et les Turcs se rendent coupables à leurs yeux d’un véritable scandale !

Que peut faire cependant le gouvernement de Constantinople ? Son embarras est extrême. Il ne saurait conserver aucune illusion. Saïd pacha est trop expérimenté pour ne pas se rendre compte que la Tripolitaine est perdue sans retour. Mais l’opinion ottomane est très surexcitée et il ne faut pas compter sur le ou sur les comités de la Jeune-Turquie pour la ramener à une saine appréciation des choses. Leur gouvernement apparaît aujourd’hui comme un des plus faibles et des plus maladroits que le pays ait jamais eus. Les Jeunes-Turcs affectaient volontiers de ne croire qu’à la force ; mais où était la leur ? Quand il a fallu la montrer, ils l’ont cherchée en vain. Ce n’était pas assez et c’était trop facile d’en avoir contre Abdul-Hamid. Toutefois ils continuent d’échauffer l’opinion et ils parlent de verser la dernière goutte de leur sang avant de céder aux exigences de l’Italie. Ils ne verseront pas leur sang, car l’occasion ne leur en sera pas donnée, et ils se condamnent, par l’attitude qu’ils ont prise, à se morfondrêf sur place dans l’attente d’événemens impossibles. Dans le premier paroxysme de leur douleur et de leur colère, ils auraient pu prendre des mesures que leur désespoir aurait excusées, mais qui, aujourd’hui que le sang-froid est ou doit être revenu, révolteraient tout le monde. En réalité, ils sentent leur impuissance, sans vouloir se l’avouer. Combien de temps cette situation durera-t-elle ? Elle finira par n’être embarrassante que pour la Turquie. Les Italiens s’établiront en Tripolitaine comme nous l’avons fait en Algérie, — ils y mettront seulement moins longtemps, — en se passant de l’acceptation de la SubUme Porte. Elle n’a pas encore reconnu notre prise de possession de l’Algérie, et l’expérience nous a appris que cet état de choses pouvait se prolonger sans grand danger.

Le Parlement ottoman s’est réuni, il y a quelques jours : il s’est comporté avec dignité et a voté un ordre du jour de confiance dans le ministère Saïd, ou plutôt en Saïd lui-même, qui a parlé simplement et par là même éloquemment. Néanmoins, cet ordre du jour contient une équivoque, comme il arrive d’ailleurs presque toujours dans des situations aussi complexes, Saïd pacha ayant été chargé de veiller avec efficacité aux intérêts et à l’honneur du pays. Ce n’est pas là l’indication d’une solution. Saïd attend sans doute que, soit par fatigue, soit par résignation, une accalmie se produise dans l’opinion : et il en profitera pour accepter plus ou moins explicitement des faits accomplis sans retour. Quoi qu’il en soit, l’Italie restera maîtresse de la Tripolitaine : c’est une vérité politique avec laquelle tout le monde désormais doit compter.


Les graves événemens qui se passent en Chine méritent plus d’attention que nous ne pouvons leur en donner aujourd’hui : au reste, ils sont encore tout au début d’une évolution dont on ne pourrait sans témérité vouloir prédire les étapes. Il y a des Jeunes-Chinois comme des Jeunes-Turcs, et il y a en Chine, ou du moins dans une grande partie du pays, un gouvernement à peu près aussi détesté que l’était celui d’Abdul-Hamid. Encore le vieux sultan était-il un descendant du Prophète et le représentant d’une dynastie nationale, tandis que la majorité de la Chine supporte impatiemment une dynastie étrangère, la dynastie mandchoue. Des insurrections ont éclaté plusieurs fois. Celle d’aujourd’hui paraît être plus redoutable que les précédentes : les premiers succès des rebelles sont de nature à leur attirer beaucoup d’adhésions. Leurs progrès sont rapides. Cependant ils reconnaissent eux-mêmes la nécessité et l’imminence d’une nouvelle bataille qui aura une grande influence sur la suite du mouvement. Ils proclament très haut que ce mouvement n’a rien de xénophobe : il n’est pas tourné contre les étrangers, et ceux-ci n’ont rien à en craindre. Jusqu’ici, ces assurances n’ont pas été démenties par les faits. Les puissances prennent néanmoins des mesures pour protéger leurs nationaux dans le cas où cela deviendrait indispensable, mais elles commettraient certainement une imprudence si elles intervenaient sans une absolue nécessité. Attendons.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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