Aller au contenu

Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1911

La bibliothèque libre.

Chronique no 1908
14 octobre 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




En dépit des préoccupations qui nous viennent d’ailleurs, notre pensée ne saurait se détacher de l’effroyable catastrophe de la Liberté. Les funérailles des victimes ont eu lieu en grande pompe à Toulon. La cérémonie a été touchante : tous ceux qui y ont assisté en ont rapporté, en même temps qu’une émotion profonde, la satisfaction mêlée de tristesse qui accompagne un devoir douloureux mais bien rempli. Le témoignage rendu à nos morts a été digne d’eux. Les discours prononcés sur leurs cercueils ont exprimé le sentiment du pays, et nous pouvons dire du monde entier, car toutes les nations ont été représentées à ces obsèques grandioses, où la députation des officiers et des soldats de la marine anglaise a été particulièrement remarquable et remarquée. La France ne peut qu’être reconnaissante des marques de sympathie données à son deuil. Enfin les abstentions et les exclusions regrettables qui avaient eu lieu après l’explosion de l’Iéna, ne se sont pas reproduites. M. le président de la République, entouré des présidens des deux Chambres et des ministres, a paru sur la place publique au moment même où l’évêque de Fréjus donnait l’absoute, et les membres du clergé ont pris la place qui leur avait été assignée dans le cortège qui s’est formé ensuite. La séparation de l’Église et de l’État n’entraine nullement comme conséquence celle de l’Église et de la patrie française, dont l’État n’est qu’un organe. Les opinions, les sentimens religieux méritent, comme les autres, d’être respectés en tout temps, et doivent l’être encore davantage, s’il est possible, sous le coup d’un malheur qui afflige et unit tous les citoyens. La journée a été ce qu’elle devait être : mais puisse-t-elle ne jamais se renouveler !

C’est le vœu que tout le monde forme : il appartient plus spécialement à M. le ministre de la Marine d’en assurer la réalisation. M. Delcassé s’y emploie avec une grande activité. Une commission d’enquête, formée par ses soins, recherche les causes du désastre. Une autre s’applique à l’angoissante question que soulèvent la poudre employée dans la marine et les périls qu’elle recèle. Tout cela est fort bien, mais il faut avoir le courage et la franchise de dire que ce n’est pas seulement par des précautions matérielles qu’on atteindra le but poursuivi. Le danger est moins dans la poudre B que dans le défaut de surveillance qui s’exerce sur elle et, d’une manière plus générale, dans l’insuffisance de la discipline sur nos navires de guerre. L’opinion a été péniblement surprise d’apprendre que, au moment de l’explosion, ni le commandant en premier, ni le commandant en second n’étaient sur la Liberté : le commandement y était exercé par un simple lieutenant de vaisseau. Les règlemens permettaient cette double absence, soit, mais les règlemens sont fautifs. M. Delcassé a été le premier à le reconnaître : il vient de décider qu’il y aurait toujours un officier supérieur de service sur nos navires de guerre, décision excellente, mais insuffisante, car elle aura beaucoup plus pour effet de fixer désormais les responsabilités que d’en rendre les résultats préventifs efficaces. Ce sont les mœurs mêmes de la marine qu’il faut changer ; ce sont de vieilles habitudes de négligence et de relâchement qu’il faut réformer. La compétence nous manque pour porter un jugement sur la poudre B ; mais, après avoir lu tout ce qu’on en a écrit depuis quelques jours, il ne nous semble nullement prouvé qu’elle soit coupable de l’explosion de la Liberté. Cette poudre se dénature, paraît-il, au bout d’un certain temps et elle explose, mais elle ne le fait pas d’une manière inopinée, en vertu d’un travail secret dont il est impossible de constater l’origine et de suivre l’évolution. Des taches se produisent sur la poudre, des odeurs particulières s’en dégagent, de sorte que deux de nos sens, la vue et l’odorat, permettent d’y reconnaître les symptômes avant-coureurs du danger. Que ne les a-t-on surveillés sur la Liberté ? On dira peut-être que les inspections réglementaires ont eu lieu et nous répondrons alors une fois de plus que les règlemens sont à refaire. La poudre B est ce qu’elle est ; on connaît ses qualités et ses défauts ; il fallait se servir des unes et prendre ses mesures contre les autres. Si on l’avait fait, l’explosion n’aurait pas eu lieu.

Les inquiétudes de l’opinion ne se sont pas arrêtées là Après les désastres redoublés qui ont affligé notre marine, une triple remarque a été faite. On s’est demandé pourquoi ces désastres n’arrivaient qu’à nous, pourquoi ils n’arrivaient qu’à Toulon, pourquoi ils ne se produisaient jamais en pleine mer. Les autres nations ont aussi des navires qui contiennent d’importantes cargaisons de poudre, et sans doute quelques accidens s’y produisent, mais les effets en sont toujours limités, ils ne prennent pas le caractère d’une catastrophe nationale. Les autres ont-ils de la meilleure poudre que nous, ou seulement la surveillent-ils mieux ? À cette question, on trouvera peut-être une réponse dans les observations qui précèdent. Mais pourquoi les désastres dont nous gémissons ne se produisent-ils qu’à Toulon ? On a dit qu’il y avait dans le climat méridional de cette ville, dans les facilités de vie, les amusemens, les distractions, les séductions qu’on y trouve, enfin dans le milieu particulier qui l’enveloppe, des causes émollientes qui agissent sur nos marins, officiers et matelots, et produisent chez eux ce relâchement de la discipline dont nous avons parlé plus haut. Cela est-il vrai ? Tout le monde le croit, mais c’est à M. le ministre de la Marine de le dire. Et enfin nous avons fait la remarque, et nous y insistons, que ces accidens épouvantables qui, en quelques minutes, coûtent la vie à 200 hommes, privent notre escadre de guerre d’une de ses unités les plus importantes et causent une perte de cinquante millions à notre budget, n’arrivent pas en pleine mer. Si la poudre B est dangereuse à Toulon, elle devrait l’être ailleurs et y produire les mêmes effets : si elle ne les y produit pas, c’est qu’il y a à Toulon même une cause spéciale qui les y détermine, et quelle pourrait être cette cause, sinon encore et toujours le défaut de discipline ? Elle n’opère pas en mer avec la même intensité parce que ni les officiers, ni les matelots ne peuvent alors descendre à terre ; ils restent tous groupés sur le navire, soumis sans interruption aux principes d’une hiérarchie sévère, tout entiers à leur affaire, sans permissions, sans congés, sans lendemains fatigués d’une journée ou d’une nuit de plaisirs : et cela explique bien des choses. Il y a une autre explication, sur laquelle nous ne voulons pas insister aujourd’hui, mais qu’il est malheureusement impossible d’éliminer comme invraisemblable, depuis surtout que, par une coupable faiblesse, des condamnés de droit commun sont admis dans les troupes de la marine et dans les équipages de la flotte : c’est qu’un saboteur ne pourrait pas s’échapper en pleine mer où il serait la première victime de son crime.

Nous recommandons ces observations à M. Delcassé : s’il veut la fin, qu’il prenne les moyens. Le seul qui, dans la marine comme ailleurs, épargnera au pays des douleurs et des pertes comme celles qu’il vient d’éprouver est de gouverner, c’est-à-dire de mettre l’autorité et la responsabilité en haut et de restaurer la discipline en bas. Quand on aura fait cette réforme, nous ne perdrons plus nos chefs-d’œuvre dans nos musées et nous conserverons nos navires dans nos ports.


Que dire des négociations franco-allemandes ? A mesure qu’il s’allonge, le fil en devient de moins en moins distinct : il se perd dans le mystère, d’ailleurs très naturel et très légitime, dont les deux gouvernemens s’entourent. On ne sait plus où nous en sommes. Les notes officieuses, officielles même, nous assurent que la négociation continue de bien marcher, que les pronostics sont favorables, que l’accord est sur le point de se faire, qu’on n’est plus séparé que par des divergences de rédaction. S’il ne s’agissait que de divergences aussi peu importantes, les deux gouvernemens seraient inexcusables de s’y obstiner aussi longtemps. C’est pourquoi l’opinion finit par croire qu’il s’agit de choses plus sérieuses. Mais lesquelles ?

Le journal le Temps a expliqué, un de ces derniers jours, qu’avant de conclure la première partie de l’arrangement, le gouvernement impérial montrait quelque curiosité de savoir ce que serait la seconde. Peut-être en est-il ainsi : les deux parties de la négociation ne peuvent pas être rendues absolument indépendantes l’une de l’autre, et l’Allemagne n’aurait vraisemblablement pas consenti à s’engager sur l’une, si elle n’avait pas eu déjà quelque notion de ce que serait, ou pourrait être l’autre. C’est cette notion qu’il s’agirait maintenant de préciser. Soit : puisqu’il faudra en venir là un jour ou l’autre, le plus tôt sera le mieux. Nous avons dit que le gouvernement impérial avait commis une faute en faisant durer hors de toute mesure la discussion sur le Maroc, parce que les esprits, chez nous, s’étant énervés, puis excités, la négociation sur le Congo en deviendra plus laborieuse. Ce qui était vrai hier l’est devenu chaque jour davantage, et c’est à quoi on ne paraît nullement songer à Berlin. La conciliation, certes, est désirable, mais il faut qu’on nous la rende possible. Les bruits les plus divers ont couru sur la manière dont la négociation avait été engagée, mais la plupart de ces bruits ont été l’objet de démentis. Des cartes ont été publiées sur les demandes de l’Allemagne et sur les concessions éventuelles de la France, mais elles ont été taxées d’inexactitude. En réalité, nous ne savons rien de certain. Contentons-nous de dire qu’il serait dangereux de prolonger plus longtemps cette incertitude et que, s’il est vrai que le gouvernement impérial soit impatient d’entrer dans la seconde partie du débat, nous ne le sommes pas moins que lui.


En attendant, les vacances parlementaires se prolongent au delà de toutes les habitudes, non pas que les Chambres soient habituellement rentrées au moment de l’année où nous sommes, mais elles sont sur le point de le faire, et la date de leur réunion y est déjà fixée et connue. C’est d’ordinaire vers le milieu d’octobre que cette réunion a lieu : or on parle cette année du 24 octobre, ou même du 7 novembre, ce qui est bien tard ! M. Charles Benoist a écrit à ce sujet une lettre publique à M. le président du Conseil. Il attribue aux négociations allemandes ce retard extraordinaire et il se demande s’il est justifié par là. Sans doute des questions indiscrètes, inopportunes, maladroites, pourraient être posées ; mais le gouvernement serait toujours maître de ne pas y répondre, et « au demeurant quelle force, dit M. Benoist, ne lui donnerait pas, pour traiter, la volonté du pays délibérée et solennellement affirmée par ses représentans légaux ? » Il y a du pour et du contre dans cette observation. Nous croyons, quant à nous, que si la négociation franco-allemande était terminée avant la réunion des Chambres, cela vaudrait mieux. Mais pourra-t-elle l’être ? On commence sérieusement à en désespérer, et, en tout état de cause, peut-on arrêter la vie normale d’un pays en la suspendant à une affaire quelconque, même à la plus grave qui soit ? « Je me reprocherais, dit M. Charles Benoist, de faire apparaître ici l’une quelconque des autres questions qui, par elles-mêmes, réclameraient notre convocation. » Pourquoi se le reprocherait-il ? Nous ne comprenons pas très bien son scrupule, qui d’ailleurs ne l’arrête qu’à demi, car il parle du budget et de la réforme électorale. Si urgente soit-elle, et on connaît sur ce point notre opinion, la réforme électorale peut attendre deux ou trois mois de plus, mais en est-il de même du budget ? Lorsqu’elles sont convoquées au milieu d’octobre, les Chambres ont beaucoup de peine à le voter le 31 décembre : elles y réussissent même assez rarement, et on n’a pas oublié le scandale des sept douzièmes provisoires de l’année et du budget courans. La Chambre désire sans doute ne pas en opérer la récidive et c’est de sa part un bon sentiment : mais comment pourrait-elle voter le budget avant le 1er janvier, si elle n’est convoquée que le 7 novembre, et comment le Sénat pourrait-il, à son tour, remplir sa tâche en temps opportun ? Il y aura sans doute des indulgences pour le gouvernement s’il apporte un arrangement avec l’Allemagne et si cet arrangement est satisfaisant ; mais dans l’incertitude où on est à cet égard, le plus sage serait de convoquer les Chambres à la date habituelle de leur réunion. Attendre davantage est faire naître une espérance qui risque fort de ne pas se réaliser et qui, si elle ne se réalise pas, deviendra une difficulté de plus. La mauvaise humeur n’en sera que plus générale, et le gouvernement n’y trouvera aucun profit.


Il y a quinze jours, la guerre nous apparaissait inévitable entre l’Italie et la Turquie, la première voulant la Tripolitaine et la seconde ne pouvant pas en faire le sacrifice bénévole. La guerre a été, en effet, déclarée correctement entre les deux pays, mais il ne semble pas que, soit d’un côté, soit de l’autre, on ait grande envie de la faire à outrance, et elle a été réduite jusqu’ici à un minimum assez rare dans l’histoire. Il faut d’ailleurs s’en réjouir pour l’humanité. L’Italie applique volontiers à la guerre la théorie du moindre effort ; elle a traité les défenses de Tripoli et de Benghazi avec les précautions dues à des objets qui doivent vous appartenir demain. Quant aux Turcs, leur malheur est trop grand pour que nous n’ayons pas pour eux les ménagemens qu’ils méritent. La France a toujours eu pour eux des sentimens d’amitié que leur récente tentative de constituer un gouvernement parlementaire et libéral n’a pu que développer, bien que l’entreprise n’ait pas eu encore tout le succès que nous aurions désiré. Dans les circonstances actuelles, les Turcs sont à plaindre. Ils n’avaient rien prévu, rien préparé dans la Tripolitaine et l’apparition de quelques cuirassés italiens les a surpris à peu près désarmés. Aussi ne se sont-ils défendus, au moins jusqu’ici, que pour la forme, et la guerre qu’ils ont subie, plutôt qu’ils n’y ont pris part, a ressemblé quelque peu aux grandes manœuvres où un arbitre décide qu’une troupe doit abandonner un poste quand elle n’est plus en situation de s’y maintenir. Il était d’ailleurs trop tard pour réparer le temps perdu et ravitailler Tripoli. Les Turcs en sont séparés par la mer, et la mer ne leur appartient pas. Quelques coups de canon les ont délogés des fortifications de la ville. Qui pourrait leur reprocher de n’en avoir pas fait davantage ? Leur résistance aurait été certainement impuissante et inutile. Mais nous sommes loin du : « Qu’il mourut ! » du vieux Corneille, et même de son second vers : « Ou qu’un beau désespoir alors le secourût. » Ce genre d’héroïsme semble décidément passé de mode.

La Turquie avait trop compté que l’amitié de l’Allemagne serait pour elle une sauvegarde efficace sur tous les points du monde : la perte de l’Herzégovine et de la Bosnie n’avait pas suffi à lui montrer ce que cette confiance avait d’exagéré. L’amitié de l’Allemagne est une grande force sans doute, mais ce n’est pas une force absolument libre et qui puisse disposer pleinement d’elle-même dans toutes les hypothèses, car l’Allemagne est enchevêtrée dans des obligations européennes qui sont pour elle une limite et quelquefois un obstacle. Alliée de l’Italie, elle n’aurait pas pu, quand même elle l’aurait voulu, prendre nettement parti pour la Porte sans compromettre son système d’alliances, éventualité à laquelle elle ne devait pas s’exposer. Des conseils, certes, elle pouvait en donner, et il est à croire qu’elle l’a fait ; mais on a trop d’intelligence politique à Rome pour n’avoir pas compris qu’on pouvait en prendre à son aise avec les conseils de l’Allemagne, destinés à rester platoniques, et l’activité italienne n’en a pas été un seul moment ralentie. Que pourrions-nous d’ailleurs dire à ce sujet qui n’ait été déjà dit avec une incomparable autorité par l’empereur d’Allemagne lui-même dans le télégramme qu’il a adressé au Sultan. Ce télégramme est un aveu d’impuissance dont la franchise ne laisse rien à désirer. L’empereur Guillaume a donné des instructions à son gouvernement pour qu’il fît de son mieux en faveur de la Porte, mais il reconnaît que les efforts de son gouvernement ont été pour le moment inutiles, et il exprime l’espoir que l’avenir sera plus favorable, car tout arrive, et Allah est grand. Si ce ne sont pas les termes exacts de sa dépêche, le sens n’en est nullement altéré dans cette adaptation.

La Turquie se trouvait donc réduite à ses propres forces en face de l’Italie, et on vient de voir ce qu’étaient ces forces dans la Tripoli- taine. Lorsqu’on s’est rendu compte de cette situation, la douleur et aussi l’indignation ont été vives à Constantinople. Le gouvernement d’Hakki pacha, qui avait fait preuve d’une aussi complète imprévoyance, a dû donner sa démission. Hakki pacha avait cru plus fortement que personne que l’amitié allemande était un invincible palladium : cette croyance était même toute sa politique extérieure. Il devait donc disparaître, mais par qui serait-il remplacé ? On a vu alors un spectacle assez curieux. De tous ces Jeunes-Turcs qui remplissaient la scène politique avec tant d’assurance, quelquefois même d’arrogance, il n’a plus été question et on a entendu prononcer de nouveau les plus vieux noms de la Vieille-Turquie, Saïd pacha, Kiamil pacha. C’est au premier que, finalement, le Sultan a confié le grand vizirat : il l’occupe pour la cinquième fois et tout donne à croire que, s’il l’a accepté, c’est par dévouement patriotique, car il ne peut y trouver que des déboires et de l’ingratitude. Faire la guerre à l’Italie est difficile, impossible sans doute ; faire la paix avec elle est une épreuve redoutable pour les hommes d’État, quels qu’ils soient, qui en accepteront la responsabilité. Aussi Saïd pacha a-t-il eu beau- coup de peine à constituer un ministère. Kiamil, à qui il a demandé son concours, n’a pas cru devoir le lui donner. Il comptait, comme ministre des Affaires étrangères, sur Rechid pacha, ambassadeur à Vienne, qui a d’abord accepté le portefeuille, puis l’a refusé. Saïd a eu beaucoup de peine à trouver un remplaçant. Tout le ministère est dans sa personne : ses collaborateurs sont des hommes effacés, qui ne lui apportent aucune force et dont le choix, qui s’imposait sans doute faute de mieux, est au contraire une manifestation de faiblesse au cours d’une crise aussi grave. Que faire ? La Porte s’est adressée à tout le monde pour demander soit une intervention, soit une médiation. Le jour viendra sans doute où une médiation pourra être utilement introduite entre les deux belligérans, qu’on hésite à appeler ainsi ; mais une initiative de ce genre semble encore prématurée, parce que l’Italie ne l’accepterait pas avant d’avoir pris une possession plus complète, ou du moins plus étendue de la Tripolitaine, et que la Porte, quelque raisonnable qu’elle ait été jusqu’ici, se refuserait sans doute à faire si vite les sacrifices nécessaires. Le sentiment public est, en effet, violemment excité en Turquie ; à l’affolement du premier jour a succédé, ou paraît avoir succédé une ferme résolution de résistance ; mais où cette résistance peut-elle se produire et quelle forme peut-elle prendre ? L’événement le montrera : nous ne pouvons que reproduire ici ce qu’on dit en Turquie en attendant que les faits parlent eux-mêmes.

Le gouvernement et les personnes qui s’y rattachent annoncent qu’il sera sûrement renversé, balayé, s’il fait une paix contraire au sentiment national, et rien effectivement n’est plus probable ; mais la question est de savoir si, après que le gouvernement aura été sacrifié comme victime expiatoire, la paix qu’il aura consentie ne sera pas acceptée comme un mal devenu irréparable. S’il en est ainsi, Saïd pacha aura rendu un réel service à son pays, parce qu’il faut qu’une paix soit faite à un moment quelconque et qu’elle ne peut être qu’infiniment douloureuse pour la Turquie. Pour échapper à la fatalité, il faudrait que la Turquie pût résister. Le peut-elle ? Elle le croit, elle le dit du moins. A entendre quelques-uns de ses représentai autorisés, elle est en mesure de le faire même dans la Tripolitaine, non pas dans les forts de la côte que quelques coups de canon devaient réduire, mais dans l’intérieur du pays, où les troupes turques actuellement en retraite encadreraient en grand nombre les Arabes fanatisés et prendraient ensuite l’offensive contre les Italiens. Cela serait possible en effet si les Turcs et les Arabes pouvaient recevoir du dehors des armes et des munitions, mais comment le pourraient-ils ? Leur nombre donc, nous parlons de celui des soldats utilisables, est subordonné au chiffre de fusils dont ils disposent dès maintenant et ce chiffre est limité. Les Italiens, au contraire, disposant de la mer, sont maîtres d’envoyer en Tripolitaine tous les hommes et toutes les armes et munitions nécessaires pour assurer l’accomplissement de leur dessein. Ils trouveront des difficultés sans doute, mais ils ont les moyens de les vaincre. L’œuvre leur demandera plus de temps, leur donnera plus de peine, leur coûtera plus d’argent qu’on ne paraît le croire en ce moment ; elle n’est pas près d’être terminée, mais elle se terminera à leur avantage. Les Turcs s’en rendent bien compte, puisqu’ils parlent d’employer des armes d’un autre genre, c’est-à-dire de boycotter les marchandises ennemies et même d’expulser tous les Italiens de l’Empire ottoman. De pareilles mesures, à supposer qu’elles soient pleinement réalisables, ce qui est douteux, feraient évidemment du mal à l’Italie, mais elles n’en feraient guère moins à la Turquie : elles pourraient de plus lui aliéner beaucoup de sympathies et la mettre en conflit avec l’Allemagne qui, ayant accepté la protection des sujets italiens, s’acquittera certainement en conscience de la charge qu’elle a assumée. Il est question, en outre, d’enlever aux Italiens le bénéfice des capitulations, ce qui leur sera sans doute assez indifférent si on les expulse, et aura en outre l’inconvénient de soulever de délicates questions de droit public qui intéressent tout le monde chrétien. Mais l’inconvénient principal des mesures de ce genre serait d’irriter les Italiens sans les désarmer et de rendre la paix finale plus onéreuse pour la Turquie. Que la Turquie se défende par les armes, dans la Tripolitaine ou ailleurs, rien de mieux ; dans tous les pays où on estime le courage et le patriotisme, on sera sensible à ses efforts ; mais le boycottage des] marchandises, mais l’expulsion en masse des sujets ennemis auraient quelque chose de barbare dont la brutalité déplairait.

Eh quoi ! dira-t-on, tous les moyens ne sont-ils pas bons à la guerre quand ils sont efficaces ? La question est précisément de savoir si ceux-là le seraient. Ils n’arrêteraient pas l’élan que les Italiens se sont donné à eux-mêmes et qui ne se reposera que dans une victoire suffisante pour satisfaire chez eux le sentiment national, excité autrement qu’en Turquie, mais non pas avec moins de force. L’Italie ne songeait nullement, il y a quelques semaines, à s’emparer de la Tripolitaine. Le gouvernement y pensait sans doute ; il faut bien le croire après l’événement accompli ; mais les préoccupations immédiates du pays étaient ailleurs et la conquête de Tripoli était dans les esprits comme un idéal éventuel, destiné à se réaliser un jour ou l’autre, dans un avenir indéterminé. Il y a ainsi, au fond de l’âme des nations, des pensées dormantes, parfois même d’un sommeil séculaire et profond, qui se réveillent soudain, à un premier coup de clairon, avec une puissance d’explosion à laquelle rien ne résiste. C’est ce qui vient d’arriver en Italie. Lorsque la nouvelle s’est répandue que le gouvernement avait préparé en silence une expédition à Tripoli et qu’il était même en voie de l’exécuter, on ne s’est pas demandé si l’entreprise serait facile, si elle ne coûterait pas cher, si elle ne risquait pas de provoquer des complications européennes : ces questions se sont posées peut-être à quelques esprits froids et réfléchis, mais l’enthousiasme populaire les a considérées comme résolues et ne s’y est pas arrêté. Des souvenirs lointains, très lointains, ont sollicité et entraîné ces imaginations latines, après y être restées comme en dépôt pendant des siècles : l’Afrique est le pays des mirages et elle en offre de si glorieux ! C’est sans doute pour ce motif que le gouvernement allemand a senti vite que l’Italie lui avait définitivement échappé et qu’il serait vain de vouloir la retenir. Il a témoigné beaucoup de mauvaise humeur, si on en juge par la lecture de ses journaux, mais c’est la seule satisfaction, ou consolation, qu’il ait donnée et sans doute qu’il pouvait donner à la Turquie.

Au reste l’entreprise italienne a soulevé partout, sauf en France, des récriminations très vives, et il faut bien avouer qu’elle a manifesté la plus parfaite indifférence des principes les plus élémentaires du droit des gens. Mais quoi ! Tant d’autres violent ces principes, tout en prétendant les respecter et y mettre des formes protocolaires que nous ne ferons pas un grand crime à l’Italie de son absence complète d’hypocrisie. Le monde actuel est, hélas ! celui de la force pure : les pacifistes sont les seuls à l’ignorer et il faut qu’ils y mettent un aveuglement bien obstiné. Au surplus, nous avions des engagemens réciproques, l’Italie et nous : elle avait tenu les siens, nous devions tenir les nôtres et, laissant à l’avenir les soins qui lui appartiennent, nous montrer dans le présent amis loyaux et fidèles. La presse anglaise et la presse autrichienne, la seconde surtout, n’avaient pas à tenir compte de pareils sentimens et n’en ont pas tenu compte en effet. On aurait pu croire cependant qu’une expédition destinée à donner à l’Italie des satisfactions en Afrique, et à l’y occuper longtemps, n’était pas pour déplaire à l’Autriche. Mais l’Italie, dès le début, a commis une imprudence en tirant dans la mer Adriatique des coups de canon bien inutiles, puisqu’ils avaient simplement pour objet de couler ou de capturer des torpilleurs turcs et un malheureux bateau qui, ignorant la déclaration de guerre, a cru d’abord qu’on le saluait poliment. Le gouvernement italien avait dit bien haut qu’il ne ferait rien qui fût de nature à troubler l’équilibre balkanique, si instable, si fragile, si incertain ; le canon de Preveza donnait un démenti à ces assurances ; il était inopportun et inquiétant. Les puissances qui, de bon ou de mauvais gré, avaient pris leur parti d’une expédition italienne circonscrite à la Tripolitaine entendaient que les éclats ne s’en fissent pas entendre, ni les contre-coups sentir dans le reste de la Méditerranée. A persévérer dans la voie où elle semblait s’être engagée, l’Italie aurait rencontré vite des oppositions. Aussi s’est-elle empressée de renouveler les assurances premières qu’elle avait données et auxquelles il n’y a pas lieu de douter qu’elle se conformera strictement. Elle a d’ailleurs autant d’intérêt que personne, sinon plus, à la tranquillité des Balkans, car, si cette tranquillité était troublée en ce moment, il lui serait difficile d’agir en même temps en Albanie et dans la Tripolitaine, et qui sait même si la Porte ne trouverait pas alors les concours qui lui font défaut aujourd’hui ? Un vieux proverbe latin dit : Age quod agis, fais ce que tu fais, ne t’en laisse pas distraire par autre chose, sois tout entier à ton affaire. L’Italie s’en inspirera.

Mais enfin, quand et comment se terminera la guerre, ou la pseudo-guerre turco-italienne ? Nul ne peut le dire avec certitude : il est pourtant probable que tout le monde s’en préoccupe, et la France ne manquera pas, lorsque l’heure en sera venue, au rôle qui lui appartient comme amie de l’Italie et de la Turquie. L’heure opportune sera celle où ces deux puissances elles-mêmes désireront en finir, l’une parce qu’elle aura réalisé son projet, l’autre parce que, en présence du fait accompli, elle comprendra que le mieux pour elle, en s’inclinant devant une fatalité inexorable, est d’en limiter les pénibles conséquences. L’Italie est maîtresse de deux ou de trois forts, de deux ou de trois ports sur la côte ; ce n’est pas assez, elle entend prendre possession du pays lui-même au moyen d’un corps de débarquement qui s’élèvera, dit-on, à une cinquantaine de mille hommes ; elle déclare qu’elle n’admettra une médiation que lorsque la Porte aura reconnu son occupation de la Tripolitaine. Cette dernière exigence semble en contradiction avec l’idée même d’une médiation, qui serait à peu près inutile lorsque la Turquie aurait accepté la perte de sa province africaine. Mais il est accroire que cette condition de l’Italie trouvera des atténuations dans la forme, car le gouvernement de Rome, s’inspirant d’un réalisme intelligent, ne refuse pas, dit-on, de conserver au Sultan sa suzeraineté sur la Tripolitaine à la condition d’avoir lui-même le gouvernement et l’administration de la province. Il va même plus loin et il accepterait de payer une somme d’argent, comme l’a fait l’Autriche-Hongrie au sujet de l’Herzégovine et de la Bosnie.

La paix se fera-t-elle un jour sur ces bases ? C’est possible et nous dirions même probable, s’il n’était pas dangereux d’émettre des prévisions en pareille matière. Les nouvelles de Constantinople sont confuses et contradictoires. Des influences en sens opposés s’y exercent sur le gouvernement. Tantôt l’idée d’une résistance à outrance semble prévaloir ; tantôt au contraire l’idée de la paix apparaît comme nécessaire ; tantôt une folie généreuse agite les cœurs, tantôt une résignation raisonnable s’empare des esprits. Quel parti prendra définitivement Saïd pacha ? D’après les dernières dépêches, il a envoyé une nouvelle note aux puissances pour demander une fois de plus leur médiation en faveur de la paix et de la cessation immédiate des hostilités. Mais quelles conditions accepterait-il ? S’en remettrait-il aux puissances du soin de les fixer ? L’Italie ferait-elle de même ? Les puissances ne peuvent interposer leur médiation que si elle doit être respectée et elle ne le sera que si les conditions en sont à peu près acceptées d’avance par l’Italie satisfaite et par la Turquie résignée. Il ne semble pas que nous en soyons encore tout à fait là


P. S. — Au moment de mettre sous presse, nous apprenons avec satisfaction que l’accord s’est fait entre M. de Kiderlen et M. Jules Cambon sur la partie marocaine des arrangemens franco-allemands.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.