Chronique du temps de la guerre/01

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Chronique du temps de la guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 550-581).
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CHRONIQUES DU TEMPS DE LA GUERRE

I
L’ASSAUT REPOUSSÉ


A Robert Dartigues, in memoriam,
P. T.


La visite des champs de bataille m’a semblé longtemps une des formes les plus vaines de la badauderie et, pour tout dire, comme un pompeux héritage romantique. C’est à Verdun que s’est opérée ma conversion. La bataille, quand j’arrivai, faisait rage depuis plus de six mois. Le sol harassé, torturé par un acharnement sans exemple, montrait partout les cicatrices, le sceau confus de cent combats ; dévasté, supplicié, sans ombres, ses villages, ses bois effacés, il n’offrait plus dans ses reliefs, dans ses traits décharnés que le visage farouche et hurlant de la guerre. Rien de plus saisissant que ce paysage de cataclysme. Mais sa plus grande beauté est de tenir dans un regard. On dirait quelque Colisée, quelque amphithéâtre naturel, quelque cirque servant de champ clos au plus grand duel de l’histoire. Là s’est abimé pour des siècles l’orgueil des aigles allemandes, tandis que les collines marquent par leurs degrés et leurs plans successifs les bonds de nos armées, et que Douaumont, là-bas, dominant toute la scène, paraît le plus beau piédestal où se soient jamais posés les pieds de la Victoire.


I

Ce matin-là, j’allais examiner quelques travaux que l’on exécutait au fort de Froideterre. J’étais accompagné par mon ami le capitaine D…, autrefois commandant du fort, à un moment des plus critiques de la bataille. Je savais peu de chose de cette histoire. Presque rien n’en avait alors transpiré dans le public. Bientôt l’attention s’était tournée ailleurs, et puis vinrent les journées triomphantes de l’automne, qui avaient éclipsé les souvenirs du passé. Le capitaine D… s’était trouvé blessé, et c’était la première fois qu’il remontait là-haut depuis ces événemens.

Nous avions quitté la citadelle de bon matin et nous trouvions sur les huit heures au pied de la côte qui mène au fort. Quoiqu’on fût au mois de juin, le temps était fort gris : ciel chagrin, nuages maussades, brèves et froides ondées. Je venais de passer quelque temps dans une autre armée et revoyais, moi aussi, après deux mois d’absence, cette partie du champ de bataille. Je l’avais laissée en hiver et la retrouvais au printemps. Ce qu’il y avait de plus frappant, c’était le calme extraordinaire et le vide du paysage.

Nous avions pris à travers champs pour escalader en ligne droite, et cent détails rappelant les combats de l’autre été se dessinaient sur le terrain. Ces collines, en avril, étaient couvertes encore de neige, enveloppées des blancheurs de cet interminable hiver, comme si jamais rien, jamais aucune vie ne devait plus renaître sur ce monde saturé de mort. Il semblait qu’on ne verrait plus se soulever ce suaire, et que toute cette contrée était devenue un glacier, une espèce de planète polaire qui conserverait indéfiniment les secrets enfouis sous ce vaste évanouissement blanc. A présent, quelques gazons souffreteux s’essayaient par places à reverdir et buvaient avidement l’atmosphère pluvieuse. On rencontrait à chaque pas des traces de la lutte : boyaux ne menant plus à rien, arbres massacrés, abris effondrés, vagues niches creusées dans un cratère d’obus et, de tous côtés, des croix, des croix éparses, sans nom, plantées là à la hâte où chacun était tombé, et qui semblaient la flore de ce paysage d’agonie.

Maintenant nous approchions du sommet, et la terre prenait de plus en plus cet aspect de tempête qui est celui des grandes batailles. C’était la furie du chaos avec tout son désordre et son déchaînement. Nous avions dépassé la région des bois et la limite même des arbustes et des mousses : plus un tronc, plus une touffe pour servir de repère et donner la mesure des choses. Comme il arrive souvent dans ces capricieux climats, le temps, couvert dès le matin, s’était tout d’un coup rembruni ; un coup de vent assez aigre soufflait sur le plateau, et nous nous trouvions brusquement au milieu d’un nuage. Les formes dans cette grisaille fuyante paraissaient plus douteuses et plus étranges encore : rien n’avait plus sa place et ses contours connus. C’étaient de vagues écroulemens, des masses indécises, des escarpemens de blocs à demi dissous dans la brume, qui semblaient avancer, reculer à une distance inappréciable, suivant l’épaisseur du nuage interposé ; on voyait surgir des arêtes, des profils, des spectres aigus et tourmentés comme ceux des hautes montagnes, qui se noyaient l’instant d’après dans un nouveau flot d’ombres. Tout prenait sous ce crêpe une apparence rapide et inconsistante de fantômes. On ne pouvait dire dans quelle saison, à quel point de l’espace on se trouvait au juste parmi toutes ces formes incertaines et incolores. Les choses irréelles paraissaient se faire et se défaire comme des songes. Et toujours cette course silencieuse de vapeurs, ce galop de brouillards, cette fantasmagorie d’estompages muets s’effaçant, se dissipant, se poursuivant l’un l’autre dans le même fluide lavis de demi-teinte, dans la même fuite d’ouates spongieuses qui secouaient par instans quelques gouttes de pluie, comme des larmes à travers un voile de deuil. Tout cela avait un air singulier de douleur, on ne sait quel aspect d’au-delà, une physionomie d’outre-tombe. On se serait cru transporté sur une autre terre que la nôtre, au milieu d’un Erèbe sans âge, comme si ce qui s’était passé là s’éloignait déjà dans le fond impalpable des légendes ; sans doute c’est sur cette cime que les âmes exhalées de cet immense cimetière se donnaient leurs rendez-vous, et leurs tourbillons innombrables menaient là-haut la ronde taciturne des ombres.

Mais avec cette inconstance d’humeur, cette soudaineté de volte-face fréquente dans ces parages, une saute d’air produisit un nouveau changement de décor. Le ciel se découvrit comme il s’était couvert. Un souffle dispersa les brumes, leurs flocons s’évanouirent et se volatilisèrent, et un rayon oblique, glissant entre les plans supérieurs des nuées, parcourut une minute l’ensemble du paysage. La lueur errante promena légèrement son pinceau le long de la vallée étendue à nos pieds, et se retira comme à regret dans un ciel soucieux. Ce furtif sourire avait suffi pour transformer le tableau, en chasser les illusions et les chimères nébuleuses. Ce n’était plus le germanique Brocken ou le Walpurgis de tout à l’heure, avec sa poésie de ballade vaporeuse : l’invasion des brumes, le trouble sortilège du Nord venaient une fois de plus d’être mis en déroute sur ce champ de leurs séculaires conflits. On se trouvait sur des ruines, mais du moins sur des ruines solides. Les formes reprenaient leurs dimensions exactes, et même, qui l’eût cru ? les couleurs de la vie. Surprise touchante ! Au pied de la redoute, la colline était blonde de fleurs : Ces terres blessées, broyées à mort, brûlées par le soufre et le feu jusqu’aux racines et jusqu’aux germes, ces déserts qui semblaient naguère à tout jamais stériles, renaissaient ; la nature, sur tant de morts, jetait une profusion de fleurs : tout un printemps sauvage se hâtant de surgir avec une sorte de violence, une folie d’herbes naïves, incultes, tumultueuses, semées on ne sait comment sur ce cadavre de colline, recouvrant ses cicatrices, formant à perte de vue une seule nappe jaune, si bien que sur cet ossuaire et cette destruction infinie la grande Créatrice, ou pieuse ou indifférente, répandait le miracle de ce champ d’immortelles…


II

Ma mission terminée dans l’intérieur du fort, je sortis de nouveau sur la superstructure ; je ne pouvais me lasser de cette métamorphose, du spectacle de ce défi, de ce triomphe de la nature. L’éclaircie n’avait pas duré ; la pluie, qui menaçait depuis notre départ, s’était mise à tomber ; une nuée délicate posée sur la prairie paraissait la couver, la protéger avec amour.

On pouvait s’attarder en toute sécurité. Mon compagnon ne cessait de parcourir le fort, dont chaque coin évoquait pour lui un souvenir : il examinait chaque détail, s’intéressait aux nouveautés, approuvait les perfectionnemens, heureux s’ils se rencontraient avec ses propres idées ; il m’expliquait alors avec un amour-propre d’auteur le rôle d’un flanquement, d’une disposition inédite : « Ah ! si nous avions eu cela ! » ajoutait-il. Ce voyage avait pour lui le sens d’un anniversaire. C’est à pareille époque et presque à pareil jour qu’il avait, il y a un an, subi cet assaut dont l’inconnu m’intriguait. Il y a un an, les Allemands s’étaient avancés jusqu’ici : on se battait sur ce tertre où nous demeurions si paisibles. Un an, et déjà ce silence ! Déjà ces fleurs, déjà cet effacement de l’histoire et ce prodigieux oubli de la nature ! Ainsi mon compagnon interrogeait ces ruines et leur réclamait son passé, comme un homme revient dans l’âge mûr aux endroits où il a aimé dans sa jeunesse ; il lui échappait quelquefois un mot en s’arrêtant : « Quelle différence, tout de même ! » ou bien : « Sont-ils tranquilles, maintenant ! » (Eux, — les Boches, bien entendu.) Et puis il repartait à fureter en tous sens. Il n’était pas enclin à la mélancolie.

L’ouvrage de Froideterre, que nous parcourions ensemble, est un des plus récens de la défense de Verdun. Il forme sur la rive droite le point d’appui occidental de la deuxième ligne des forts. Froideterre domine le défilé de la Meuse et commande à la fois la route de Verdun vers le Nord, le fleuve et le canal, face à la côte du Poivre et à celle du Talou. De sa position en belvédère sur la vallée, on embrasse une vue magnifique sur le coude de la rivière, sur les villages, maintenant rasés, de Bras, de Charny, de Vacherauville, échelonnés au fil de l’eau comme des lavandières, et jusqu’aux ouvrages de Marre et de Belle-Epine sur la rive opposée. Une longue échine réunit Froideterre à Douaumont, — une espèce de dos de vache, avec un garrot vers le milieu, qui porte l’ouvrage de Thiaumont. Le regard plonge à l’Est dans un précipice encaissé, appelé le ravin des Vignes.

La redoute est constituée par un système d’ouvrages séparés, selon le dernier mot de la fortification avant la guerre : coupole de 75, coupoles de mitrailleuses, casemate de Bourges s’alignent en balcon sur la Meuse, assez espacées pour offrir des buts disséminés et aussi peu vulnérables que possible au canon. Au milieu, le casernement ou l’abri pour la garnison. Ce noyau d’ouvrages bétonnés était autrefois entouré de retranchemens en maçonnerie, qui avaient dû former un savant hexagone d’une figure particulière, à présent informe, raturée et totalement illisible. Les talus, les fossés, les cours gisent bousculés, culbutés, concassés pêle-mêle dans une salade magistrale. C’est vraiment un joli travail, qui fait honneur à l’artilleur. La caserne a bien tenu, mais la couverture a reçu un obus : du pansement en sacs à terre qui a servi à boucher le trou sort encore une tignasse de fils de fer, pareille a une touffe de poils collés à un morceau de crâne ; mais ces poils sont des barres d’acier d’un pouce d’épaisseur. Le projectile les a tordus, hachés, déchiquetés, comme s’il se fût agi d’un simple paillasson.

Tout le reste est un amas de décombres, retourné, bêché, étripé jusqu’en ses fondemens. C’est le paysage de cratères et d’entonnoirs, toujours impossible à décrire faute de termes pour rendre un tel état de dislocation, une telle agitation des lignes, une telle discontinuité et de tels heurts de modelé, ces remous de formes incohérentes comme une vision de géhenne. Pas une ombre, pas un brin d’herbe n’égaie ce triste espace ; la nappe d’or qui couvrait le reste de la colline s’arrêtait au bord du glacis ; le printemps reculait autour de cette désolation. La terre y paraissait scalpée, comme le poil d’une bête s’use à l’endroit du bât. Ainsi la redoute se montrait nue, telle qu’une sorte d’écorché terrestre, avec ces formes grimaçantes comme trahissant un grincement d’os broyés dans la chair, et ces convulsions d’un grand corps à l’état de spasme.

Tout respirait encore le drame ; mais j’étais curieux surtout des pensées de mon compagnon. Il continuait d’aller et de venir et prenait un plaisir évident à se revoir où il était ; il s’amusait à deviner de vieilles connaissances, la porte, une vague piste qui était l’ancienne route, et il ne fallait rien moins que l’habitude qu’il avait des lieux pour s’y orienter sans faute. Des morceaux de la grille d’enceinte pesant une demi-tonne de fonte, arrachés de leurs scellemens, avaient volé à plus de centimètres comme des fétus de paille. Il me faisait remarquer avec satisfaction ces témoins du bombardement. J’essayais de le mettre sur la voie des souvenirs et peut-être des confidences ; mais il éludait les questions ou répondait en peu de mots. Au moment de quitter le fort, comme il semblait prêt à se montrer plus communicatif, nous rencontrâmes T…, qui se joignit à nous pour le retour, et ce fut fini de ce que j’attendais pour ce matin-là.

C’est une des singularités de l’existence militaire, au moins telle que cette guerre l’a faite, que l’extrême ignorance où l’on peut vivre les uns des autres. Il arrive de passer un an avec un camarade, et de traverser avec lui de ces momens où l’on dit que l’on connaît un homme, sans savoir de lui autre chose que deux ou trois circonstances insignifiantes. On ne met en commun que l’énergie, les volontés. Rien n’est même plus rare que d’entendre un récit militaire. On s’imagine que les officiers ne parlent que de la guerre. Ils en parlent sans doute, mais pour en discuter, fort rarement pour le plaisir de conter une aventure. On découvre bientôt que tout ce qui vous entoure, ce sont des figures qu’on n’a jamais vues que de profil, et que des plus connues on ne connaît guère qu’une apparence qui les laisse en réalité assez mystérieuses.

Mon compagnon n’était pour moi qu’un de ces demi-inconnus, ou l’une de ces connaissances dont on s’aperçoit un beau jour qu’on n’en sait rien de précis, comme une de ces images qu’on croit avoir présentes et nettes dans la mémoire : on serait souvent embarrassé d’en reproduire les traits. Je l’avais rencontré à Verdun, où l’on rencontre tout le monde, et l’y voyais assez régulièrement depuis un an. Je n’allais guère à la citadelle, où son service l’attachait, sans le trouver ici ou là, rarement au bureau, toujours actif, occupé, vif, toujours remuant, toujours gai, la main tendue et le képi sur l’oreille et vous saluant de loin d’un joyeux : « Eh ! bonjour, comment va ? » Il était la bienvenue de cette caserne assez morose. Je ne sais comment il faisait pour conserver sa bonne humeur, mais il avait le secret de ne jamais s’ennuyer. Il semblait être l’ennemi personnel du « cafard, » et pourtant le cafard suinte des murs de cet étrange rocher où l’on ne voit jamais la lumière du jour. Il le poursuivait dans tous les coins, comme une ménagère qui fait la chasse à la poussière. Ce n’est pas qu’il eût beaucoup de ce qu’on nomme esprit, mais il l’avait aimable ; et, sans le moindre brillant du monde, surtout sans s’efforcer à plaire, il plaisait par sa simplicité. Il ressemblait à ces femmes qui répandent le bonheur autour d’elles, simplement parce qu’elles sont heureuses. Il ne passait pas auprès d’un des innombrables ouvriers de ce monde souterrain, chauffeurs, mécaniciens, boulangers, sapeurs qui mènent là une vie de taupes à cinquante pieds sous terre, sans lui adresser une question, un bonjour, un de ces mots gaillards qui réveillent et font rire. Il était le boute-en-train de l’énorme bâtiment, l’imprésario des soirées, comédies, séances de musique, de chansons ou de cinéma. Tout cela ne l’empêchait pas de faire fort exactement son service ; mais dans tout ce qu’il faisait, il avait toujours l’air de trouver un plaisir. Dans cette noire citadelle, il promenait son léger et gracieux « Midi : » et il faisait soleil aussitôt qu’il s’était montré.

C’était un petit Toulousain de figure agréable et de mine éveillée, avec une jolie barbe châtain naturellement bouclée, les lèvres charnues et, sur toute la physionomie, je ne sais quoi d’enjoué et de voluptueux. Sa plus grande séduction était peut-être un air incroyable de jeunesse, ou de jenesse, comme on dit autour de la Dalbade ; à peine lui eût-on donné trente-cinq ou trente-six ans, quoiqu’il eût largement passé la quarantaine. Il s’habillait avec une recherche curieuse et une sorte de dandysme rustique. Quelle tenue ! C’était un vieux costume de chasse en velours feuille-morte, avec des houseaux de cuir fauve se boutonnant sur le côté, d’un aspect hérétique et horrible pour tout homme respectueux du règlement. Il est vrai que les boutons étaient à l’ordonnance ; encore posaient-ils un problème : c’étaient des boulons d’artilleur, et le capitaine D…, servait dans le génie. Enfin, en guise de col, la cravate de soie ou le foulard blanc de Mistral. Le tout faisait un poème extrêmement albigeois. On verra tout à l’heure que ce singulier habit était une relique.

Et sa chambre ! Encore une des curiosités de la citadelle : un amour, un bijou de chambre, une petite merveille de luxe et de mollesse. Il y avait de la lumière, un lustre, des glaces, une armoire et toujours dans quelque angle un vase de fleurs ou de feuillages : cela suffisait à nos yeux pour donner à cette boite assez chiche un aspect de confort et de raffinement. L’ensemble montrait de la coquetterie et un goût de la joie. On voyait aux murs des gravures en couleurs de la Vie parisienne, cette imagerie galante, aujourd’hui populaire jusque dans les « gourbis » et les « cagnas » de première ligne ; mais ces gravures avaient des cadres, et même on admirait au-dessus de la toilette un grand panneau de toile peinte où quelque poilu décorateur avait brossé une frise d’amours se jouant dans une guirlande d’un « Louis XV » du second Empire. Cela sentait le boudoir, la garçonnière, la loge d’actrice et ce je ne sais quoi du pays fortuné où l’on naît ministre des Beaux-Arts. Le portrait d’une très jolie femme et celui d’un petit garçon d’une dizaine d’années, lui aussi en costume de velours, et qui ressemblait à son père comme une goutte d’eau ressemble à une autre, complétaient le mobilier par une note d’élégance intime. Je savais que l’habitant de cet amusant logis était, dans le civil, ce qui s’appelle un propriétaire. Il exploitait certaines carrières de gypse dans l’Ariège. Là-dessus, je me figurais, dans quelque vallée du pays de Comminges, une de ces industries immuables qui ont à peine changé depuis les vieux Gaulois : les clairs chantiers à ciel ouvert, les convois de mulets descendant le gypse jusqu’aux fours sur les ponts « que César éleva, » les sacs de plâtre s’acheminant enfin sur des péniches jusqu’aux grandes voies fluviales du Rhône ou de la Gironde. Je voyais mon ami botté, sifflant son chien et venant à cheval donner aux travaux le coup d’œil du maître. Des voyages d’affaires à Tarascon et à Marseille le promenaient périodiquement à travers l’antique province romaine, mais il revenait pour vivre dans cette Toulouse enchanteresse, dont les rues au printemps sentent la violette. C’était une de ces enviables existences provinciales, bien construites, bien rythmées, mêlées d’affaires et de loisirs, sans ambitions et sans soucis, avec une large indépendance et le cours heureux et facile d’une chose naturelle. Il y avait place dans ce cadre pour l’activité et pour le farniente, pour le plaisir et l’opéra ; il y avait de l’air autour de la personne, et la figure même de l’homme montrait dans le citadin le hâle du demi-rural.

Il représentait à merveille ce Français de bourgeoisie moyenne, qui se sent ingénument l’enfant gâté de la nature et qui, pour être ce qu’il est, n’a guère pris que la peine de naître. Peu de culture, nulle étude, point d’école, rien d’applique ni de livresque, mais une intelligence souple et une certaine confiance tranquille que « tout s’arrange. » Et il est vrai que tout lui avait réussi : un fond de race excellent suppléait aisément à tout ce qui lui manquait. C’est pourtant ce même charmant garçon, si bien fait pour jouir paisiblement du jour dans sa délicieuse Florence de la Garonne, en faisant prospérer sa maison et sa riante fortune, c’est ce bourgeois pareil à une foule d’autres, à qui il était échu de sauver Froideterre et d’avoir dans sa vie cette minute insigne de tenir en échec l’Empereur allemand. Car, Froideterre pris, qui pouvait répondre de Verdun ? Il est probable que ce bon vivant, ce bon enfant de Méridional, si cordial, si gai, si innocemment sensuel dans ses goûts d’aises et de toilette, avait infligé au kaiser une des plus rudes déconvenues qu’ait éprouvées Sa Majesté le Prince de la guerre. J’aurais voulu de tout mon cœur apprendre ce qui s’était passé, J’essayais de relier ce que je savais de mon ami à ce que j’imaginais de cette minute supérieure. La guerre nous a accoutumés à fréquenter des tas de gens qui font tout à coup de très belles choses, mais on ne se blase pas sur ce genre de surprises, et puis les faits réels ont toujours un accent qui dégoûte des plus belles conjectures littéraires. J’étais malheureusement réduit aux conjectures, et si j’essayais de préciser le portrait de l’individu, afin d’en déduire quelque construction vraisemblable, je voyais l’image fondre par les bords, comme si elle s’enfonçait dans le clair-obscur d’une des « écoutes » qui étaient le lieu ordinaire de nos rencontres.

Alors une nouvelle image se substituait à la première : c’était celle de cet admirable « Inconnu » de Greco qu’on voit au musée de Madrid, et qu’on appelle l’Homme à l’épée ; le visage est d’une pâte plus mate, d’une aristocratie plus fine et comme d’une argile plus fière, mais, — à la seule différence des temps, et à celle qui tient au génie de l’artiste, — c’étaient les mêmes traits, hardis, gais et charmans, et ceux de mon compagnon, quoique d’un sang plus humble, leur ressemblaient comme ceux d’un frère.


III

Je revis plusieurs fois D… les jours suivans, sans qu’il fût question davantage de notre visite à Froideterre. Puis il partit en permission, et j’avais renoncé à m’instruire de son histoire, lorsqu’à son retour, après le mess, il me fit signe de le suivre dans son fameux boudoir. Il tira de l’armoire, en soulevant avec précaution une pile de linge, une grande enveloppe jaune, fripée et pleine de paperasses.

— « Tenez, me dit-il brusquement, vous m’avez paru curieux de mon affaire. J’ai là quelques souvenirs, des documens, des notes. Vous pouvez en prendre connaissance, Voyez si cela vous intéresse. »

C’était en effet tout un dossier, tel que les historiens et les fouilleurs d’archives, les Frédéric Masson et les Lenôtre de l’avenir se feront une joie d’en exhumer plus tard, dans les papiers de famille, quand nous serons tous morts, et que nos petits-neveux parleront de la guerre avec le même étonnement que nous inspiraient naguère les grandes choses de l’Empire. Il y avait là quelques copies de pièces officielles, rapports, extraits de « journaux de marche, » qui sont dans une troupe ce qu’est le livre de bord pour un navire ; c’étaient encore des « états, » des listes de présence, des pages de citations à l’ordre, formant un livre d’or des journées historiques.

On voyait que le capitaine avait tenu à conserver le souvenir de tout son monde, jusqu’au dernier des pauvres gens que les hasards de la guerre lui avaient donnés pour camarades. Plusieurs avaient écrit des lettres, souvent gauches et diffuses, mais toutes ruisselantes de choses, comme des sources aux cent facettes, dont chacune reflète des traits épars de la vérité ; la lettre du médecin voisinait avec celle du brancardier ou du téléphoniste. Chacun des personnages du drame faisait voir qu’il lui tenait à cœur d’avoir participé à quelque chose d’important et qu’à défaut de récompense ou de titre officiel, il se savait gré de la grandeur du service rendu. Tous se reconnaissaient dans un souvenir commun, qui devenait le lieu, le point de ralliement de leurs existences. C’était une société d’hommes marqués d’un signe, une de ces fraternités qui ne se dénouent qu’avec la vie. Ce recueil émouvant achevait de prendre tout son sens si je levais les yeux sur le portrait du jeune garçon en habit de velours. Je tenais dans mes mains le testament spirituel, l’exemple et le patrimoine que le père léguait au fils comme héritage, comme une noblesse à jamais inséparable du nom : c’est pour cet enfant, et pour d’autres encore inconnus après lui, qu’il avait ramassé, avec une dignité modeste, les témoignages de son meilleur « moi » et les moindres parcelles de son obscure gloire.

Une enveloppe spéciale contenait quelques papiers d’une valeur particulière : non plus des relations, des mémoires, des impressions composées à loisir et toujours plus ou moins altérées par le recul, mais les écrits mêmes qui portaient la date des heures tragiques. C’étaient les « doubles » des bulletins expédiés pendant la bataille par le commandant du fort. Toutes communications rompues avec le monde, le téléphone muet, le télégraphe sans réponse, la redoute désemparée était demeurée quatre jours au centre de l’enfer, sans autre relation avec l’univers vivant que par ce vieux moyen des pigeons voyageurs. L’oiseau s’élançait de la prison, emportait sur les vents la pensée délivrée ; et l’homme, trahi par toutes les ressources de sa science, se voyait sauvé par l’antique messager de l’amour. Là, c’étaient les appels, la voix de la redoute en détresse. Le commandant rendait compte de la situation, demandait du monde, des secours ; il informait l’état-major de la menace imminente. De jour en jour l’angoisse devenait plus urgente ; enfin le troisième jour, les dépêches se précipitaient, se suivaient d’heure en heure. On sentait haleter le drame.

« 9 heures. Capitaine D… à E.-M. M.[1]. Avant-garde ennemie se dirige sur le fort. Dispositions prises.

« 10 heures. Fort encerclé… Les Boches y montent, mais comptez sur nous, nous tenons bon.

« 11 heures. Tourelle de 75 a dégagé le fort, mais situation critique. Prière faire donner contre-attaque. Esprit de tous excellent. Nous tiendrons jusqu’au bout. »

Le capitaine lisait sans mot dire par-dessus mon épaule. A quoi bon ? Qu’est-ce que des paroles eussent ajouté à ces paroles ? Est-ce que toute l’histoire ne tenait pas là en quatre lignes ? Pourquoi des commentaires qui n’eussent fait qu’affaiblir ? Mais, en replaçant dans l’enveloppe les légers feuillets d’un papier huileux et glacé comme une pelure d’oignon, j’en fis tomber un calepin à couverture de moleskine, un cahier de deux sous, mais que le capitaine devait estimer sans doute particulièrement précieux, puisqu’il l’avait rangé parmi ses trésors les plus secrets. Je jugeais bien ce que c’était et fis semblant de n’avoir rien vu. Qui ne l’a aperçu entre des mains de camarades, le carnet de notes intimes où l’on écrit ce qu’on ne peut confier à personne, ce que l’on cache même aux plus proches, où l’âme s’épanche sans contrainte, et que l’on porte près du cœur ? Que de carnets semblables, élégans ou vulgaires, recueillis parfois tachés de sang sur le cadavre d’un ami, contenant chacun son roman, le son particulier d’une vie ! Mon ami fit un geste pour reprendre le carnet, mais il se contenta de l’ouvrir, comme s’il en prenait décidément son parti, et plaça la page sous mes yeux. Il y avait quelques lignes tracées d’une rapide écriture couchée, d’une main fiévreuse, mais résolue. Toute une âme s’y montrait, gentille et courageuse, avec ses enfantillages, son bon sens, ses tendresses profondes, ses facultés d’enthousiasme, tous ses thèmes d’existence, comme une vie entière tient en quelques secondes au moment de la mort, dans un raccourci de vertige.

« 20 juin 1916. — Je demande, si je suis tué, à être enterré dans mon fort, à l’endroit que j’ai fait creuser dans mon poste de commandement, avec mon manteau d’artilleur et mon costume de velours.

« 21 juin. — Le bombardement recommence, vraiment sérieux. Gros calibre. Hélas ! Cinq morts, quatre blessés déjà étendus là, à côté, sous l’éboulement. Dure journée ! J’encourage mes hommes, Abris dans l’une des citernes.

« 22 juin. 9 heures. — Le bombardement continue de plus en plus grave. Les voûtes vont-elles résister ? Que va-t-il advenir ? Peu importe, je fais mon devoir. J’ai tout mon sang-froid. Quoi qu’il arrive, mon fils sera fier de moi.

« 11 heures. — Voilà les belles émotions !… Je fais travailler. Je s timide, j’encourage de mon mieux.

« 13 heures. — Les Boches vont tenter quelque chose. Mais j’ai installé les mitrailleuses pour les recevoir. L’ouvrage est ébranlé, il tangue comme un navire. Il commence à être lamentable avec ses rondins de fer sortant des trous béans. Moral de tous excellent.

« 23 juin. 9 heures. — Les Boches sont là… Voilà le moment ! On va se défendre ! Vive la France ! Il me semble que je suis à l’Opéra voir jouer la Navarraise… Ma femme, mon fils, — chéris ! Adieu… »

Je rendis le cahier, que mon ami serra dans l’armoire, en silence. J’allais prendre congé, de peur de gâter par des remarques inutiles l’impression de ma lecture, quand, ayant refermé l’armoire et glissé la clef dans sa poche, il reprit : « Que faites-vous de votre après-midi ? Si vous avez une heure à perdre, nous monterons sur la terrasse. On y est très bien pour causer. »

La terrasse de l’évêché de Verdun mériterait d’être célèbre entre les plus nobles choses de France, comme une beauté de premier ordre. Le palais des évêques, auprès de sa cathédrale carolingienne à deux chœurs, de son église bicéphale, est un des plus parfaits monumens de la Régence. Sur la vieille acropole celtique, le chef-d’œuvre français apparaît comme la fleur d’un long épanouissement. Mais ce qui achève cette beauté, c’est le voisinage de la citadelle. Sur ces marches lorraines, à cet étranglement du couloir de la Meuse, porte séculaire de la France sur le monde germanique, il fallut de tout temps que la civilisation montât la garde ; la paix s’enveloppa de force, le froc vêtit l’armure : il fallut le prêtre et le soldat. Et la citadelle de Vauban auprès de la magnifique résidence des évêques, marque ce point d’harmonie qui est le résultat d’une œuvre de mille ans. Rarement il fut donné à l’architecte d’exprimer sur la vie une vue plus classique, de jeter sur la nature, par des lignes sensibles, un ordre plus grandiose, qu’il ne l’a fait dans ce palais et cette forteresse, dans le double aspect de cette colline militaire et ecclésiastique. Au sommet de cette confusion de restes de tous les âges, près de cette cathédrale hybride et remaniée de siècle en siècle, le monument épiscopat apparaît à l’extrémité d’un développement continu, comme la péroraison d’un discours solennel, comme la conclusion d’une pensée permanente, C’est surtout dans le jardin, suspendu au Midi, vers les faubourgs de Regret et de Glorieux, que l’expression atteint toute son éloquence. Dans ces premières journées d’été, ce parterre aérien semblait un enchantement ; on voyait éclater au milieu des herbes sauvages les lueurs des dernières roses. Tout s’accordait pour montrer le prix de ces siècles de culture et d’exquise discipline, de cet écrin de pensées choisies, brutalement menacées par le canon des barbares.

Nous étions seuls ; nul importun à craindre dans ce séjour écarté. La journée était d’un calme plat, comme s’il n’y avait plus eu la guerre. Je laissais aller mon compagnon et me gardais bien de l’interroger. Au bout de quelques pas, il commença de lui-même à parler en s’excusant.

« Vous devez penser, dit-il, que je me suis fait beaucoup prier et que c’est très ridicule. J’ai bien peur à présent de vous décevoir d’une autre manière, car c’est peu de chose, en’ somme, ce que j’ai à vous dire. Vous savez ce que des souvenirs de guerre offrent toujours de presque indicible, comme les impressions s’évaporent et combien elles sont incommunicables par des mots. Peut-être, si je savais parler, y réussirais-je tout de même… Mais surtout, ce que j’ai fait n’a rien d’extraordinaire : cela a de l’importance pour moi, mais vous auriez fait aussi bien à ma place ; tout le monde en eût fait autant. J’étais là : j’ai eu de la chance, voilà tout. Du reste, répéta-t-il, tout cela n’est pas grand’chose. Et par-dessus le marché, je crains d’être un peu long. Vous me direz bonsoir quand je vous ennuierai. »

Je le rassurai. Il continua.


IV

« Je ne vous apprendrai pas ce que c’est que l’attaque du 23 juin. Ç’a été, si vous l’ignorez, le plus furieux, le plus massif, le plus luxueusement monté de tous les assauts boches depuis le commencement. Ils n’avaient rien fait de si soigné depuis le mois de février. Sans doute qu’ils sentaient se mijoter quelque chose et qu’ils se méfiaient de la Somme. Bref, ils étaient pressés de conclure et de brusquer la fin. Ils voulaient Verdun coûte que coûte. On a trouvé des ordres dans les poches des prisonniers : il ne s’agissait pas seulement de Froideterre, mais encore de Saint-Michel et de la batterie de Marceau. Ils calculaient que de ce train-là ils arriveraient en trois jours, tambours battans, place de la Roche. Ils avaient fait venir exprès une masse d’artillerie et six divisions toutes fraîches, bien dressées, bien repues, bien reposées ; ils avaient amené les drapeaux, les fanfares. L’Empereur était par derrière, au quartier général. Enfin, c’était un coup rudement machiné. Les ressorts étaient bandés à bloc. On peut dire, sans fatuité, que Verdun n’a jamais été plus en danger. Peut-être que le public ne s’en est pas douté parce qu’il a eu tout de suite à penser à autre chose. Mais vous vous rappelez l’ordre du jour de Nivelle ? Du reste, ça n’a plus d’importance, et tout cela doit être à présent dans les livres.

« Bien entendu, je n’en savais pas si long sur le moment. Ce que je vous en dis, je l’ai appris depuis et c’est pour vous » aider à mettre les choses en place ; car c’est un lieu commun de dire qu’un combattant n’aperçoit rien de la bataille, mais c’est la pure vérité : il n’y voit pas plus loin que le bout de son nez. On ne connaît que son coin, et c’est de mon coin seulement que je vous parlerai.

« C’est le 25 ou le 26 mai que j’arrivai à Verdun, venant d’une brigade où j’avais fait la campagne. Comme officier d’une vieille classe, et ayant besoin de repos, j’étais nommé adjoint au commandant du génie de la citadelle ; celui-ci me bombarda tout droit à Froideterre, qui dépendait alors de la Place, pour faire une cure d’air et pour soigner mes rhumatismes. Comme vous voyez, c’était le filon et je tombais au bon moment.

« Quel moment ! La bataille, lâchant brusquement l’aile gauche, se rabattait au centre en redoublant de furie. Les Allemands venaient de reprendre Douaumont et s’attaquaient maintenant à la conquête de Vaux. Ils s’y évertuaient avec un entêtement frénétique. Quelle semaine ! Vous avez lu le récit d’Henry Bordeaux. Mais, à Froideterre, nous étions moins bien renseignés que les gens de Paris ou de San-Francisco. La crête de Fleury forme une espèce d’écran, qui obstrue complètement la vue de ce côté : ce drame de Vaux, c’était pour nous une tragédie derrière un mur. Comme c’est étrange, quand on y songe ! On écoutait toute la journée le bruit de la bataille, ce mugissement de grande cataracte, ce tonnerre nouveau de la guerre qui vous serrait le cœur à la pensée des camarades torturés là-dessous. Et rien, pas une fumée visible, si ce n’est une grande brume immobile dans le bas du ciel, comme une inquiétude qui ne voulait plus se dissiper… On sentait que ça allait mal, pourtant on espérait encore : cela durait depuis si longtemps ! Pas de journaux, naturellement ; quelquefois la liaison rapportait de Verdun un vieux Matin de trois jours et le communiqué de la veille, affiché à la citadelle, ou bien c’était la relève de l’observatoire d’artillerie, avec le dernier tuyau de la Division ou du Groupement. Ce fut une obsession de huit jours. Je ne savais même pas le nom du commandant Raynal. Mon histoire n’est qu’une bagatelle à côté de la sienne, et j’ai tort de m’exposer à la comparaison. Mais je ne me pique pas d’être un conteur habile : je cherche à vous peindre l’atmosphère où nous avons vécu. Je devinais clairement que ce n’était qu’un prélude et souvent, en prêtant l’oreille au tonnerre de Vaux, je me prenais à songer : « Demain, ce sera notre tour. »

« En attendant, c’était encore le calme relatif. L’ennemi avait trop à faire pour s’occuper de nous. Nous n’étions pas encore en scène. Je profitais de ce répit pour explorer mon domaine et faire connaissance. À cette époque, le fort était encore très présentable. Les Boches se contentaient de tirer sur l’observatoire et d’arroser les points de passage. C’était plus gênant que terrible. À condition de faire le mort-dans la journée et de ne sortir qu’à la nuit close, il n’y avait aucun danger : La garnison comprenait une centaine d’hommes fort mélangés, un peu de tout : une demi-compagnie d’infanterie, des sapeurs, quelques artilleurs, un poste de secours. Ajoutez deux sous-lieutenans d’une batterie des environs, qui se servaient de l’observatoire et s’y relayaient tous les deux jours. Vous voyez que nous étions passablement tassés. Ma case me servait de P. C., de réfectoire, de chambre à coucher ; j’y vivais avec le docteur et l’observateur d’artillerie. Il faisait une température torride. Afin de combattre la vermine, j’avais supprimé les paillasses et chacun dormait sur la planche. Les plus à plaindre étaient les artilleurs de la tourelle : ceux-là n’avaient même pas, comme les fantassins, la distraction d’une corvée, la perspective d’une relève ; ils grillaient tout le jour dans leur coque de tête et, pour dormir, se couchaient en cercle à tour de rôle sur leurs obus, faute de place pour s’allonger ; et ils avaient pris à la longue ce teint de rouille des malades du foie, qui est le ton de la fonte oxydée.

« Vous me pardonnerez ces détails languissans. J’arrive au moment décisif.

« Vous voyez d’ici la situation : les deux grosses pièces de l’échiquier, le roi et la tour, Douaumont et Vaux, sont aux mains de l’adversaire. Maintenant, il n’y a plus que moi, — Froideterre, — et Souville, qui formons le soutien de la première ligne, et puis Saint-Michel et Belleville en extrême arrière-garde. A ma droite, le dôme de Souville, le seul point de la contrée qui défie Douaumont et lui parle d’égal à égal : très haut et sévère dans le ciel, comme la clef de voûte du paysage. Devant moi, à un quart de lieue, la croupe de Thiaumont et sa ceinture de petits ouvrages, s’appuyant à la grande dorsale de Fleury, qui ferme la vue comme un cul-de-sac. Nos lignes passent par là quelque part, dissimulées derrière un bourrelet du terrain, un peu flottantes, et tous les jours, sans bruit, l’ennemi les grignote, ronge çà et là une maille, lime sourdement l’étroite marge qui nous sépare encore.

« De mon côté, je me méfiais. Je me mettais en garde. Je me complète en vivres, en cartouches, en grenades. Je me barricade, je condamne les portes et j’y embusque des mitrailleuses ; je cloisonne les couloirs par des chicanes en sacs à terre ; j’organise toutes choses pour la défense pied à pied. Je distribue les rôles, je poste chaque homme à son créneau, et l’instruis de ce qu’il devra faire. Les jours se passaient à ces travaux. Le soir, on montait sur le fort, on creusait des tranchées, on refaisait le boyau qui traversait la cour et reliait la casemate aux tourelles extérieures. On plantait des réseaux de fils de fer, que le bombardement détruisait le lendemain. On recommençait la nuit suivante ; c’était l’ouvrage de Pénélope. Car le tir devenait chaque jour plus dense et plus compact : ce n’était plus, comme au début, le tir d’embêtement, c’était déjà le tir voulu, systématique. On crevait de soif. Il n’y avait dans les locaux qu’une citerne, contenant trois ou quatre cents litres d’une eau malsaine ; l’autre citerne était à sec. Il fallait économiser parcimonieusement cette eau si rare, à goût de Javel, comme une ressource précieuse. Tous les jours, au rapport, l’adjudant venait avec sa règle me rendre compte du niveau. Toutes les nuits, une corvée descendait à une petite source distante de quelques centaines de mètres, à mi-côte dans le ravin, et remontait dans des bidons la provision de la journée. Tout cela sous les marmites, les barrages, les rafales de gaz, à travers mille difficultés. Du reste, rien à signaler, comme disent les communiqués, et je n’ai pas encore d’histoire.

« Mon histoire, c’est exactement le 21 juin qu’elle commence. La veille déjà, nous avions pris quelque chose de si brutal en fait de marmitage, que, dès ce moment-là, je me tenais pour averti. Les Boches ne s’amusaient plus aux bagatelles de la porte : c’est bien à nous qu’ils en voulaient. C’était si clair que je mis mes affaires en ordre, et je pense que chacun en faisait autant pour son compte. L’abbé (il y a toujours un curé chez les infirmiers) n’arrêtait pas de confesser dans un coin du couloir. Il s’est fait tuer deux jours après, et fort bien tuer, le pauvre cher homme… Notez que tout cela se passait sans le moindre affolement, sans trace d’émotion apparente, aussi simplement que tous les jours. Je prenais mes dernières mesures, pendant que je le pouvais encore ; il fallait compter que bientôt le téléphone serait coupé : c’est la première chose qui arrive quand on est attaqué, c’est-à-dire au moment où on en a le plus grand besoin. Je fais donc monter des paniers de pigeons, et je finis même par obtenir, tout à fait à la dernière heure, ce que je réclamais à tous les échos depuis quinze jours, quelques caisses de boîtes à mitraille ; c’est un moyen bien suranné, bien vieux jeu, bien rococo, mais mon instinct me disait que je m’en trouverais bien ; enfin, j’y tenais fort, et vous verrez que j’avais raison. Je distribue mes vivres aux postes isolés. J’achève de me mettre sur le pied de guerre. Tout terminé, je me fais creuser une fosse dans la casemate, en prévision de ma sépulture, et là-dessus me voilà en repos.

« Le lendemain matin, à sept heures, le bal commençait. C’est toujours mauvais signe quand ces messieurs les artilleurs se lèvent de si bonne heure. En effet, j’étais fixé au bout de dix minutes : c’était bien, cette fois, le grand chambardement, — pas un obus par-ci, par-là, ou quelques volées espacées, mais un tir appliqué, studieux, de longue haleine, et rien que du gros, — vingt et un court, vingt et un long, alternant comme des coups de marteau sur l’enclume. Jamais je n’ai été mieux sonné de ma vie. Ils avaient entrepris cela comme un travail, comme une affaire de démolition. Ils s’y étaient attelés à quatre (on comptait les batteries) pour faire la besogne, et je vous réponds qu’ils y en mettaient. Quels tâcherons ! Ils me piochaient, me binaient, me retournaient comme un champ : ils s’étaient juré d’avoir ma peau. Plus de deux mille obus. Vous avez vu nos ruines : c’est l’ouvrage de la journée. J’étais complètement aveugle, avec mes meurtrières et le créneau de l’observatoire pour toute ouverture sur le dehors ; d’ailleurs j’aurais eu beau écarquiller les yeux, rien à voir, n’est-ce pas ? que de la poussière et de la fumée. La surface du fort bouillonnait. Notre cimetière, — le petit campo-santo du poste de secours, — tressaillait d’une manière lugubre ; les morts remués, agités dans des flots de cendres comme des épaves, s’échappaient dans leurs suaires avec de grands gestes d’épouvante, semblaient fuir en sursaut ce cruel songe de la vie qui ls tourmentait dans leurs tombes.

« Et quelle musique ! Vous connaissez comme moi ce sifflement du gros noir, ce long ululement modulé sur deux notes, comme un glapissement de sirène, ou plutôt comme le cri sauvage, le sinistre Héiha ! de la chevauchée des Walkyries ; — et puis, le fracas des éclatemens, ce rrâ de ferrailles arrachées, ce bruit abrutissant qui prend aux tempes et aux entrailles. On s’y fait : on se fait à tout. C’est même étonnant de penser avec quelle facilité on s’adapte à toutes circonstances. La veille encore, on m’aurait dit que je serais soumis à ce charivari, je ne me serais pas cru capable d’y tenir : et depuis trois heures que j’y étais, j’y tenais le mieux du monde. Je n’imaginais même plus qu’il pouvait en être autrement. C’est ainsi : les faits sont de grands maîtres, ou bien nous possédons des réserves nerveuses insoupçonnées. Je me promenais dans la galerie pour tâter le pouls à mon monde : « Eh ! les enfans, ça chauffe ? » — « Oui, mon capitaine, je crois que la guerre est déclarée. » Braves petits ! Ils riaient. Il n’en faut pas beaucoup dans ces cas-là, pour les faire rire.

« Tout allait très bien jusque-là, et je rentrais assez rassuré dans ma chambre, quand il se produisit du nouveau. Un coup de gong soudain, — grave, catégorique, autoritaire comme un ordre, et se détachant avec empire de toutes les autres voix du concert, — venait de faire lever les têtes. Pour des oreilles exercées aux bruits de la bataille, aucun doute : cet avertissement-là s’adressait directement à nous. Et aussitôt après, une sorte de ronflement redoutable de trombe, emplissant tout l’espace, absorbant tous les bruits épars dans son sillage sonore, l’espèce de bruissement d’une chose monstrueuse en voyage, grandissant comme un tourbillon de rapide dans une gare, — puis la secousse, un vacillement de tout, comme une impression de gouffre et d’ouverture d’abîmes. Il était dix heures précises. Décidément, c’était le grand jeu.

« Questions, discussions : qu’est-ce ? Quel calibre ? Quels dégâts ? et le reste. En fait, c’était probablement un 380 de marine amené sur rails dans le bois d’Haumont et qui nous canardait tranquillement à une douzaine de kilomètres. Je lâche un de mes pigeons pour rendre compte et demander la contre-batterie. Mais, baste ! notre artillerie n’avait pas le bras si long ! De dix minutes en dix minutes, avec une régularité d’horloge, cette chienne de pièce nous balançait son petit pruneau de trois quarts de tonne, ses quinze ou seize cents livres de fer et d’explosifs, — sans préjudice des autres pelots de moindre importance que nous recevions depuis le matin. Mais ceux-ci, on n’y faisait même, plus attention. Et de dix en dix minutes, toujours le même coup de tocsin, suivi de cet énorme hennissement de bolide, et de l’horrible choc qui secouait le fort et soufflait nos lumières, car dans cet ouvrage ultra-moderne, on n’avait oublié que l’électricité. Et, à chaque nouvel obus, la question machinale : « Encore uni Où est-il tombé, celui-là ? » Mais il y en avait une autre que nul n’osait émettre, quoiqu’elle fût présente à toutes les pensées : est-ce que les voûtes sont à l’épreuve ? Ont-elles les reins pour encaisser ? , C’était une nouvelle angoisse qui s’introduisait sourdement au fond de tous les courages, comme une morsure secrète dont on ne faisait part à personne. Jusque-là, nous n’avions pas eu cette inquiétude : nous nous demandions bien ce que nous ferions le moment venu dans nos tranchées bouleversées, mais nous ne craignions rien sous notre carapace. Cette fois, j’en étais moins sûr. La couche de terre supérieure était ratissée depuis longtemps. Restait la cuirasse toute nue : un mètre de béton avec un matelas de fer. Était-ce suffisant ? J’avais des doutes. A chaque coup dont le souffle nous plongeait dans la nuit, je pensais que le prochain nous éteindrait de même, et que ma vie ne tenait pas plus solidement à ce monde que la petite flamme de ma bougie.

« Eh bien ! cela aussi, on s’y accoutumait. Heureusement les Boches tiraient un peu trop long. L’obus nous passait au ras des cheveux et allait éclater à cent mètres en arrière, dans le fossé. Alors, on sentait le fort s’arracher, se déchausser comme une dent, sauter comme une planche sur des vagues. Nous avions presque fini par croire que nous en serions quittes pour l’émotion. Vers les deux heures après-midi, environ au vingtième coup, une de ces grosses marmites était tombée tout contre la gaine qui conduit à l’observatoire ; le coup avait produit une cloque dans la paroi, une espèce de boursouflure, mais sans entamer le béton : deux hommes blessés par les gravats, sans plus, ce qui nous avait rendu confiance dans notre carcasse. Chose curieuse ! loin d’être abattu, je me sentais au contraire étrangement surexcité. Je jouissais d’un état exquis de limpidité, de parfaite liberté spirituelle. Je me voyais agir, j’assistais presque en spectateur à tout ce qui m’arrivait. Mes impressions me semblaient belles et même enviables, comme des aventures qui en valaient la peine. Je me souviens que je considérais avec une sorte de détachement ce pauvre bonhomme que je faisais là, ce chétif personnage engagé dans l’épreuve, ce moi militant et terrestre, comme si la partie non mortelle de mon âme était déjà placée dans une région où aucun accident ne saurait plus l’atteindre.

« Cet état d’esprit singulier ne diminuait pas mon attention pour le détail des choses. Ma personne me faisait l’effet d’être grandie, sans bornes, douée de facultés multiples, comme d’une rapidité de sensations et d’une ubiquité que je ne m’étais jamais connues. J’étais chez moi, sur mes chantiers de l’Ariège, dans le bleu et le blanc de mon pays ; et en même temps, j’étais dans ce couloir puant, avec mes pauvres poilus, tout enfarinés de poussière et de poudre commodes maçons. Je parlais, je donnais des ordres ; j’avais l’idée de faire construire un abri dans la citerne vide, et d’utiliser pour le couvrir les bancs et les râteliers d’armes. Je surveillais déjà le travail, et je plaisantais même avec le sous-officier chargé de l’exécuter, — je le vois encore : un grand, long, à figure mince de Parisien, blagueuse et un peu triste. Il venait de tomber encore une marmite. Il gouaillait.

« — Je crois, mon capitaine, que j’aurais décidément mieux fait de partir en permission.

« — Allons, mon vieux ! est-ce qu’on sait ? C’est peut-être au retour que vous écoperiez.

« Pauvre garçon ! Dix minutes après, il était tué net, et quatre autres avec lui, par la marmite suivante, la dernière, qui s’abattit ; celle-là, en plein sur la voûte au beau milieu du couloir, et la creva, béton et fer, comme une toile d’araignée, J’accourus ; l’abbé et le docteur étaient déjà à l’ouvrage, déblayant les décombres. On retira les blessés, puis, au bout d’une heure, les cinq cadavres dans un état de boue sanguinolente. La tête de l’adjudant était écrasée, laminée, hideuse, plate comme une tête de raie.

« Sans doute que les Boches étaient contens, puisqu’ils s’en tinrent là : leur observateur de Douaumont avait signalé le coup au but, ils n’en voulaient pas davantage. Peut-être se figuraient-ils que l’explosion nous avait tous réduits en poudre ; ou encore comptaient-ils sur un autre tour pour nous achever, et leur suffisait-il d’avoir pratiqué ce trou pour y enfiler le reste. Mais voyez ce que c’est que la guerre ! Les calculs les plus sûrs vous leurrent, les craintes les mieux fondées vous trompent. Ce fatal obus, il est vrai, nous causait un mal cruel ; il laissait dans notre couverture une plaie, une avarie béante que je n’avais pas de quoi réparer ; c’était un succès pour les Boches, pour nous une menace et une terrible inquiétude. Et c’est ce trou qui nous sauva…

« En attendant, la nuit ne fut pas moins pénible que le jour. Ce fut même quelque chose de pis, ce furent les gaz. Ce n’était pas une nouveauté que ce genre d’attaque, les Boches ayant pris l’habitude d’inonder presque toutes les nuits à cette sauce-là les creux de ravins, à l’heure des relèves et des ravitaillemens ; ils changeaient les vallées en ruisseaux de poisons. Ce qui était nouveau, c’était de nous lancer des gaz sur une hauteur, comme sur un toit, au lieu de les recueillir comme dans un bassin. Alors je m’expliquai la cheminée, et pourquoi, l’ayant faite, ils s’étaient dispensés d’insister davantage ; c’est par cet orifice qu’ils se promettaient d’introduire leur saloperie de gaz : comme dans Hamlet, la jusquiame dans le tuyau de l’oreille… Ils voulaient nous faire crever comme des rats dans leur trou. Et pour comble de guigne, pas un souffle d’air cette nuit-là ! La belle nuit, au contraire, radieuse, étoilée, tranquille, sans une haleine, même sur cette crête perpétuellement éventée ! On entendait siffler les vilaines bêtes sournoises, ces marmites particulières qui n’éclatent pas, mais brisent sans bruit, comme un verre se fêle, leurs urnes vénéneuses ; et c’était l’asphyxie qui coulait comme une gomme, s’épaississait en nappe rampante dans notre caveau. Mais on ne dormait que d’un œil ; l’alarme fut donnée à temps, et en avant les masques, les ventilateurs, les draps mouillés, les vaporisateurs, les tubes d’oxygène, tous les appareils de défense contre cette gueuse de chimie ! Au total, encore une nuit blanche ; beaucoup de malades, mais pas de casse. Rude journée, tout de même. Mais il parait que nous leur avons resservi quelque chose de plus coquet encore, le 24 octobre, à Douaumont. Car tel cuide engeigner autrui… Mais nous avons le temps de faire de la morale.

« La journée suivante fut un peu plus calme, du moins pour nous. Nous autres, nous n’existions plus, ils nous avaient réglés la veille ; aujourd’hui, c’était la suite de l’opération, mais cette fois sur les batteries : même tarif de démolition, à forfait : tant d’obus par pièce ; et, le soir, asphyxie, pour le cas où quelque servant aurait eu le mauvais goût de ne pas être tout à fait mort. Oh ! ce sont des gens méthodiques. Ils avaient réellement bien monté leur petite affaire.

« Ils continuaient toutefois à nous bombarder copieusement, par acquit de conscience, mais la grosse pièce d’hier n’était plus du programme : elle avait entrepris Souville, et nous fichait la paix. Enfin, pas de nouvel accident, mais la conviction croissante qu’il allait se passer quelque chose et qu’après une telle ouverture, le lever de rideau ne tarderait plus longtemps. A quoi tient ce pressentiment de la menace encore incertaine ? Par lequel de nos sens la percevons-nous dans les choses, comme le changement de température s’annonce dans l’atmosphère ? Je lisais sur tous les visages la même évidence sérieuse, et je n’en vis pas un me faire la grimace.

« C’est que pour ces braves gens, ce qui allait arriver n’était pas une surprise : ils savaient ce qu’ils avaient à faire, ils avaient leur place marquée d’avance, et cette connaissance leur suffisait. Le reste ne les regardait plus. C’est une preuve de la confiance touchante qu’ils me vouaient, cette démission absolue de leur volonté dans la mienne, et cette idée qu’ils se faisaient que j’avais le pouvoir de tout voir et de tout juger mieux qu’eux. Hélas ! je n’en savais pas tant, et je ne me flattais guère d’avoir tout prévu aussi bien que ces pauvres gens se l’imaginaient. Cette idée me tracassait la nuit, dans mon poste sans lumière, car je ménageais la chandelle. J’étais aux aguets de tous les bruits, de chaque symptôme obscur de l’énigme nocturne. Le bombardement faisait rage partout autour de nous, en arrière, en avant, sur les lignes, arrivait à une cadence ininterrompue de feu roulant. Il me semblait que, derrière nous, la voix de nos batteries faiblissait et ne répondait plus que par saccades intermittentes. Et voilà que la fusillade s’en mêlait à présent. La fusillade, c’est toujours grave : on dresse l’oreille, c’est signe que cela se gâte. Qu’est-ce que veut dire cette pétarade ? Attaque ? Enervement, — une de ces contagions qui font traînée de poudre et s’allument sur toute la ligne comme une rampe de gaz ? Comment savoir ? Les balles cinglent, griffent, égratignent, claquent de toutes parts, ou se fichent dans les sacs à terre avec des pff ! de chats en colère. Le drame approche, mais quel va être le dénouement ? Quelle sera la figure de ce qui se dessine, et sous quels traits va tout à l’heure se dévoiler avec le jour la face de l’Evénement ? »


V

Le capitaine se tut et je respectai sa rêverie. Il était alors bien loin de moi, loin de cette terrasse délicieuse où nous nous promenions côte à côte ; il était sur une autre colline invisible d’ici, aux avant-postes de la ville, sur un tertre désolé, au matin de la journée la plus tragique de sa vie. Au bout d’un moment, il reprit :

« Si je me reporte aux impressions de ce fameux 23 juin, ce que j’y trouve de plus frappant et de plus mémorable, c’est le silence, l’étonnant silence par lequel cette journée s’ouvrit. Succédant à ce tintamarre où nous vivions depuis trois jours, à ce crescendo de sons qui venait dans la nuit d’atteindre au paroxysme, à tout ce vacarme, aux explosions, à ces vols de furies déchirant l’air, vociférant depuis plus de soixante heures, ce silence, cette paix avaient quelque chose d’inouï. On eût dit que le chef d’orchestre avait subitement suspendu les tumultes, arrêté dans l’air tous les bruits. Aucun son ne venait des lignes, où tout semblait dormir. Peut-être avais-je à ce moment-là une sensibilité plus vive qu’à l’ordinaire. Un chant d’alouette, s’il y avait eu une alouette dans ce désert, on l’aurait entendu, et peut-être jusqu’au vol d’une mouche.

« Au fond, ce calme insolite ne me disait rien qui vaille. Si les Boches ne tiraient plus, c’est qu’ils se disposaient à attaquer. Mais alors, pourquoi ce mutisme inexplicable de notre artillerie ? J’ai appris depuis qu’elle avait de bonnes raisons pour se taire. Mais je l’ignorais alors et je me perdais en conjectures.

« Du reste, l’entr’acte ne fut pas long. A neuf heures, Roche, le sous-lieutenant de la batterie dont je vous ai parlé, me fait appeler à l’observatoire, d’où je venais de descendre il n’y avait pas une demi-heure. C’était une cheminée très étroite, où il n’y avait place que pour une personne. Il descend, me passe la jumelle, et d’en bas :

— Eh bien ? Vous avez vu ?

— Quoi, voir ?

— Eh ! mais parbleu, les Boches !

« En effet, on apercevait, sur la croupe à droite de Thiaumont, une petite ligne incolore, des points grisâtres qui remuaient. Mais c’était loin, à neuf cents mètres. Je n’en voulais pas croire mes yeux. Les Boches, allons donc ! Si c’était eux, d’abord, on verrait refluer nos blessés, nos fuyards. Et nos réservas, nos soutiens ? Ils nase seront pas laissé avaler comme cela tout crus, sans un coup de fusil, sans un coup de mitrailleuse. Nous aurions entendu le combat. Ainsi je discutais et j’opposais des raisonnemens à l’apparence encore douteuse. Roche s’était glissé auprès de moi et reprenait la jumelle :

« — Mais regardez donc, faisait-il, pas de casques, pas de capotes. Ce sont eux, je vous dis !

« C’étaient eux. Cela paraissait impossible, bizarre, cette lacune invraisemblable de nos connaissances, cette arrivée de l’ennemi par un trou brusque de nos lignes, sans un cri, sans un mot pour signaler le drame, et cet égorgement muet ou ce coup de filet insoupçonné à deux pas de nous. Tout cela demeurait un problème insoluble ; c’était incroyable, mais c’étaient eux.

« Eux : une reconnaissance d’une cinquantaine d’hommes, une avant-garde de bataillon. On les voyait déjà assez distinctement, avec leurs éclaireurs détachés en avant, puis une ligne de tirailleurs et le reste de la troupe en trois petites colonnes. Ils s’amenaient ainsi en bon ordre, à leur aise, sur l’échine qui relie Thiaumont à Froideterre, — une table rase, nue comme la main, et on l’avait belle, comme on dit, de leur faire payer cette audace assez cher.

« — Je trotte jusqu’à ma batterie, dit Roche. Elle ne répond plus au téléphone. J’ai le temps. On va rire.

« Il revint au bout d’un quart d’heure : la batterie était anéantie.

« Il n’y avait donc plus à compter que sur nous-mêmes. Je n’eus pas à donner un ordre : tout le monde était déjà au fait et savait de quoi il retournait ; cela s’était répandu sans phrases, par un phénomène instantané de cristallisation et de connaissance collective. Nous étions très diminués, réduits de moitié par les gaz, mais je trouvai le reste à son poste, les mitrailleurs à leur créneau, la garnison volante en train de se rassembler dans le couloir. Les hommes examinaient leurs armes et faisaient jouer les culasses. Je pense qu’ils n’étaient pas fâchés de voir enfin le Boche en face, et qu’après le régime des journées précédentes, c’était un soulagement pour tous d’arriver à l’instant de la crise. J’aperçus un de mes mitrailleurs qui riait tout seul, en silence, en caressant sa pièce.

« — Tu rigoles, mon vieux ?

« — Oui, mon capitaine, je suis content : je vais venger mon frère.

« Je brûle mes papiers, mes plans, les ordres, les cartes ; je ne conserve que le carnet insignifiant que vous avez vu. J’avais retrouvé tous mes moyens, et cette exaltation bienfaisante de l’avant-veille. Il ne m’en coûtait aucune peine de mourir. C’est parfaitement exact que je pensais à ce finale étourdissant de Massenet, à ce Ça ira de la Navarraise. En fait, je n’y étais pas, mais pas du tout, vous allez voir : c’est bien moins beau qu’à l’Opéra, mais je ne pouvais pas savoir… En même temps, je distribue ma réserve de chocolat : « Tenez, les enfans, c’est toujours ça que les Boches n’auront pas !… » Mais j’avise un petit jeunet qui, — passez-moi le mot, — me paraît avoir la colique.

« — Quoi ! saligaud ! Dans tes culottes ! F… moi le camp, tu nous empoisonnes ! Tu n’es pas digne de te battre !

« — Pardon, mon capitaine, fait-il en pleurnichant, ce n’est pas de peur, je vous assure !

« Et les copains de rire.

« Mais un troisième, agenouillé sous le créneau qui sert à lancer les pigeons, est en train de glisser dans le tube à dépêches le message que je viens de griffonner à l’adresse du Groupement. L’oiseau, — l’avant-dernier qui me reste, — est, en dépit des précautions, bien malade des gaz de la nuit. Il paraît encore étourdi, languissant. Et l’homme, réchauffant la petite bête dans ses mains, — avec l’affection de ces braves cœurs pour les animaux, — la flatte, lui baise la tête lui dit de petites choses tendres pour l’encourager dans son vol : « Allons, mon petit pigeon ! N’est-ce pas, ma colombe ? » Et il lustrait naïvement avec sa grosse patte les ailes fragiles de notre espérance.

« Je remonte à l’observatoire. Maintenant, on peut voir l’ennemi à deux cents mètres : on reconnaît les vestes, les calots plats, les turbans rouges. La troupe, pendant la marche, s’est un peu désunie et se présente en débandade ; enhardie d’avoir fait tant de chemin sans obstacle, elle arrive les mains dans les poches, sans se gêner, en promeneurs. Ils étaient sûrement persuadés qu’après tout ce qu’ils nous avaient passé, il ne restait plus dans le fort personne de vivant. Le lieutenant marchait d’un air dégagé à leur tête. C’était un petit blondin fadasse, comme un fromage blanc, à lorgnon. J’ai su plus tard qu’il était professeur de grec au gymnase de Nuremberg. Il avait d’ailleurs sur lui le plan détaillé de son fort, car il s’en croyait déjà maître. Il était assez crâne, ma foi, ce jeune pédant ! Ça voulait se donner des airs de militaire. Je le vois toujours jouer avec son pistolet, faire le moulinet et tirer son chargeur en l’air, par élégance, comme si ce freluquet n’avait que faire d’armes pour une conquête si aisée.

« Moi, bien entendu, je n’ai garde de le tirer d’erreur. Il était, convenu que nous ne piperions mot, que je faisais le mort jusqu’à ce que les Boches arrivent à cinquante mètres. À ce moment-là, je me démasque et fauche tout à coups de mitrailleuses. Les hommes étaient dans le secret, et nous attendions tous, la gorge un peu serrée, l’effet de notre petite surprise.

« Les Boches avancent toujours, bien tranquilles, sans se presser. Voici les premiers groupes qui descendent dans le fossé ; ils appellent les suivants ; les voilà sur le fort. Cent mètres… quatre-vingts mètres : on distingue à présent les numéros des cols. Je les laisse approcher encore, je vois s’élever doucement ma coupole de mitrailleuses. Encore quelques secondes… Mais qu’est-ce qu’elle a, cette tourelle ? Qu’est-ce qu’elle a, à ne pas tirer ? Et ses mitrailleuses, pourquoi, au lieu de faire face au Nord, à l’ennemi, mais pourquoi ? pourquoi donc restent-elles braquées bêtement du côté de Bras et de Charny ?…

« Vous est-il arrivé de vous trouver en patrouille nez à nez, à vingt pas d’un officier boche ? Il n’y a pas à prendre la tangente ; si vous tournez le dos, vous êtes mort ; vous vous dévisagez l’un l’autre et sans vous quitter le blanc des yeux, vous mettez fébrilement la main à votre revolver, mais votre étui résiste et ne veut pas s’ouvrir. Voilà un peu ma situation, pire même en réalité, puisqu’il n’y allait pas seulement de ma peau. Je dégringole mon échelle, j’accours ; mais rien à faire. La coupole surchargée de terre meuble par les explosions avait pu s’exhausser, mais pour se mettre en direction, elle ne voulait plus rien savoir. Cette maudite terre coulait dans les glissières. Ma tourelle est coincée sans remède. Inutile d’insister. Les Boches pendant ce temps achèvent d’envahir mon fort. Je les entends sur le toit, tandis que nous sommes à l’intérieur. Même j’aperçois, — dure ironie ! — les pieds de l’un d’eux, qui s’est installé tranquillement, jambes ballantes, sur ma traîtresse de tourelle.

« C’était la guigne. Je me voyais pris comme dans une souricière. Pourtant il me restait le choix entre deux ressources : c’était de tenter une sortie, — parti fort périlleux quand on a des Boches sur la tête, lesquels Boches vous fusillent à l’aise du premier étage pendant que vous débouchez par la porte du rez-de-chaussée. L’autre était d’essayer du canon, et si je ne serais pas plus heureux avec la tourelle de 75 qu’avec la tourelle de mitrailleuses. Mais il fallait faire porter l’ordre. Il y avait cent mètres à faire, sans boyau, sans défilement, car cet architecte de malheur qui avait conçu ce beau système d’ouvrages sporadiques, n’avait pas prévu de galeries intérieures pour les unir. Il fallait que quelqu’un se dévouât. S’il échouait, ce qui était probable, il serait toujours temps de risquer la sortie, car je ne me souciais pas de finir dans ce trou. On se battrait en plein air, les artilleurs comprendraient bien d’eux-mêmes la situation, ils tireraient dans le tas, ou bien nous serions aperçus de Saint-Michel ou de Souville, qui nous foudroieraient tous pêle-mêle de leur bord, et nous aurions au moins la gloire de mourir au grand jour.

« L’homme dévoué, on le trouve toujours : on n’a que la peine de le demander. Le mien s’appelait Neyton, un petit déluré, bien bâti, bon comme le pain et franc comme l’or. Je le regardais avec pitié et admiration ; je le retenais presque :

« — Mon ami, ce n’est pas un ordre que je te donne.

« Il partit. J’étais convaincu que je ne le reverrais pas.

« En effet, il n’avait pas fait trois pas dehors, qu’un Boche l’aperçoit et le vise ; les autres se mettent de la partie, vingt fusils partent à la fois. C’était bien ce que je prévoyais : je tenais mon pauvre Neyton pour un homme mort, et nous autres ne valant guère mieux. Il était évident que mon ordre n’arriverait jamais à la tourelle et que nous n’avions qu’à penser à faire une belle fin.

« C’est alors qu’il se produisit un de ces coups de fortune auxquels on a peine à croire, même après qu’ils vous sont arrivés, et qui réparent d’un seul coup toute une suite de hasards malheureux. Vous vous rappelez ce trou de 380, ce diable d’obus qui m’a tué mon adjudant Petit et ouvert ce puits par où nous pensions tous mourir empoisonnés ? Un de mes Boches du toit aperçoit ce trou et, surpris de voir sortir un homme d’un endroit où il jugeait bien qu’il ne devait plus y avoir que des cadavres, ou peut-être intrigué par le son de nos voix, il se met à lancer des grenades par la cheminée. La deuxième grenade met le feu à un faisceau de fusées éclairantes oubliées dans le couloir. Les fusées jettent une folle lueur de flammes de magnésium, un immense feu de Bengale blanc, rouge, vert, de toutes les couleurs, avec un torrent de fumée qui me fait croire à l’incendie ; j’avais près de là un dépôt de six cent mille cartouches. Pour moi, je reste atterré du coup. Après tant de déveines, c’était la dernière déveine…

« C’était le salut, mon ami ! Les Boches, voyant jaillir ce flot de flamme et de fumée, croient que tout saute, s’imaginent le fort miné, déguerpissent ; ils en oublient de tirer sur mon brave Neyton, qui file sans demander son reste et arrive sans une égratignure. Maintenant, c’était à nous de rire ! » « Cet enchaînement de circonstances, dont je reste encore ébloui, ce déclic de hasards incroyables et logiques, se presse en quelques secondes. J’en étais encore à calmer dans le couloir l’émotion des fusées, — mes hommes avaient eu la frousse d’une attaque aux liquides enflammés et se voyaient déjà brûlés vifs, — avant de comprendre que la même terreur régnait à la surface. Bienheureuses fusées ! Panique salutaire ! Boches et Français s’étaient frappé réciproquement l’imagination. Je ne réalisai ce qui s’était passé qu’en voyant se lever la tourelle de 75. Alors tout s’éclaircit et je ne doute plus de la victoire.

« Ah ! mes braves boites à mitraille ! Avais-je eu le flair de me démener pour les avoir ! Quelque chose me disait bien que j’aurais à m’en servir. Et il était moins cinq quand on me les a données. Bonnes vieilles boites ! Avec quelle volupté j’entendis la première ! Avec quelle joie nouvelle je comptai les suivantes ! La tourelle en cracha cent seize, — une grêle de mitraille, à pleine gueule, à bout portant ; à chaque coup, j’en sentais sur la tête un rafraîchissement ; je me dilatais, je tressaillais d’aise presque à en défaillir, d’un plaisir de revanche quasi insupportable, en écoutant cette colère qui me balayait, m’étrillait, me fouaillait mes Boches et me les faisait descendre de la surface de mon fort, plus vite qu’ils n’y étaient montés. Et elle s’en donnait à cœur joie de culbuter dans une fuite grotesque, à grands coups de pied où vous savez, les confians Bavarois et l’helléniste de Nuremberg.

« Que vous dirai-je ? A onze heures, nous restions maîtres du champ de bataille. L’occupation allemande n’avait pas duré trop longtemps. Nous avions secoué notre vermine. Il restait bien encore quelques Boches accrochés de côté et d’autre, embusqués dans les trous d’obus, car ces gens-là tiennent comme la teigne. Ils tiraient à l’affût sur tout ce qui se montrait, et ils avaient des gaillards qui ne rataient pas leur coup. Mais ce n’était plus mon affaire d’éplucher le terrain, j’y aurais perdu tout mon monde, comme mon aumônier… Il faut que je vous conte ce trait, c’est un hors-d’œuvre, mais très curieux. Nous en étions là, quand je vois monter par le ravin un lieutenant, le nez en l’air, à mille lieues de la situation. Un coup de feu, le voilà par terre. L’aumônier me demande la permission de le communier. Je refuse. Il me supplie à genoux. Que faire ? J’ai cédé. Il a fait cinquante mètres, et il est tombé raide. La balle avant de percer le cœur avait traversé la custode, où était une gravure des Pèlerins d’Emmaüs. Elle a fait un trou à la place de la tête du Christ…

« Le soir, on me les a rapportés tous les deux. Et alors, c’est ici le plus beau : ne voilà-t-il pas un autre curé (il en sort de partout) qui prend le Saint-Sacrement sur la poitrine de son confrère, et qui avale d’un coup toutes ces hosties assassinées, avec un air d’extase et de béatitude ?… On en voit de drôles, à la guerre. C’est le même tireur qui a fait ce doublé. Un de mes sergens le nettoyait à son tour, un quart d’heure après, d’une balle entre les deux yeux.

« Mais je ne pouvais pas prendre sur moi, dans ces conditions, la police des environs. C’était aux troupes de contre-attaque de la faire à ma place quand on me les enverrait. Elles arrivaient à midi. C’était un bataillon de chasseurs, qui n’eut pas de peine à ramasser ce qui traînait de Boches valides ou blessés, y compris le Herr philologue, déconfit et navré de sa mésaventure. Il ne s’expliquait pas comment on l’avait laissé aller seul si loin, sans personne pour le soutenir. C’est aussi pour moi un mystère, mais je n’étais pas chargé de le lui éclaircir.

« Ainsi prit fin l’apparition des Boches à Froideterre[2]. On ne les y a jamais revus. Au bout d’une heure, les chasseurs les avaient repoussés très au large, jusqu’à Thiaumont. Et puis, ce furent les affaires de l’automne. Vous savez maintenant où ils sont.

« Et voilà, cher ami, le récit de mon histoire, puisque vous avez souhaité de la connaître. Vous voyez qu’elle est assez simple et que mon mérite n’est pas grand. J’ai eu la chance de réussir, mais à quoi en revient l’honneur ? Un grain de sable dans une glissière, une fusée qui s’enflamme plus ou moins à propos, un obus malheureux qui me met au désespoir et qui se trouve être mon sauveur… Vous voyez à quoi tout se réduit. »

C’était le soir. Le couchant glaçait d’une lumière rose la façade du palais, et mêlait les parfums aux ombres sur la terrasse. Je contemplais ces beautés, cet ensemble de traditions, de choses séculaires, toute l’harmonie contenue dans ce parterre à la française et qui, un an plus tôt, presque au jour dont celui-ci était l’anniversaire, eût été saccagée, violée, tuée, si là-haut une redoute avait moins bien tenu, et si un boulon eût sauté à la porte de Verdun. C’était l’heure où les avions sortent. Le ronflement de deux fokkers rôdait dans notre ciel, rappelait la menace toujours présente. Des shrapnells qui les poursuivaient de leurs légers flocons blancs faisaient dans le bleu un bruit de cloches.

— N’avais-je pas raison, fit pour conclure mon ami, de vous dire que tout cela était bien peu de chose ? Le meilleur pour moi, c’est encore le souvenir des mauvais momens et des heures de misère. Comme dit votre ami le général P…, qui est grand chasseur, vous le savez : « Ne me parlez pas des jolies chasses, de ces belles battues qui ne laissent pas trace dans la mémoire. Les seules journées qui comptent, ce sont celles où je rentre fourbu, boueux, de mauvaise humeur, la carnassière vide, et où je n’ai rien fait. »


PIERRE TROYON.


P.-S. — J’ai le chagrin d’apprendre que le capitaine Devient de succomber subitement, le 22 octobre dernier, aux suites de la commotion qu’il avait éprouvée, le 24 juin 1916, dans la tourelle de Froideterre,

  1. Cette initiale désigne le général Mangin, nommé le 22 juin à midi au commandement du Corps d’armée.
  2. Le capitaine D…, blessé dans son observatoire le lendemain de ces événemens, a été, pour ce beau fait d’armes, décoré de la Légion d’honneur et cité à l’ordre du jour du Corps d’Armée, avec le motif suivant : « A, par sa fermeté, repoussé une attaque ennemie qui avait pris pied sur la superstructure de son ouvrage. A, en toutes circonstances, donné l’exemple du sang-froid et du courage. Signé : Mangin. » (Ordre général n° 136 du 4 juillet 1916.)