Chroniques (Buies)/Tome II/Desperanza

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Typographie C Darveau (2p. 64-67).

DESPERANZA.


Je suis né il y a trente ans passés, et depuis lors je suis orphelin. De ma mère je ne connus que son tombeau, seize ans plus tard, dans un cimetière abandonné, à mille lieues de l’endroit où je vis le jour. Ce tombeau était une petite pierre déjà noire, presque cachée sous la mousse, loin des regards, sans doute oubliée depuis longtemps. Peut-être seul dans le monde y suis-je venu pleurer et prier.

Je fus longtemps sans pouvoir retracer son nom gravé dans la pierre ; une inscription presqu’illisible disait qu’elle était morte à vingt-six ans, mais rien ne disait qu’elle avait été pleurée.

Le ciel était brûlant, et, cependant, le sol autour de cette pierre solitaire était humide. Sans doute l’ange de la mort vient de temps en temps verser des larmes sur les tombes inconnues et y secouer son aile pleine de la rosée de l’éternité.

Mon père avait amené ma mère dans une lointaine contrée de l’Amérique du Sud en me laissant aux soins de quelques bons parents qui m’ont recueilli. Ainsi, mon berceau fut désert ; je n’eus pas une caresse à cet âge même où le premier regard de l’enfant est un sourire ; je puisai le lait au sein d’une inconnue, et, depuis, j’ai grandi, isolé au milieu des hommes, fatigué d’avance du temps que j’avais à vivre, déclassé toujours, ne trouvant rien qui pût m’attacher, ou qui valût quelque souci, de toutes les choses que l’homme convoite.

J’ai rencontré cependant quelques affections, mais un destin impitoyable les brisait à peine formées. Je ne suis pas fait pour rien de ce qui dure ; j’ai été jeté dans la vie comme une feuille arrachée au palmier du désert et que le vent emporte, sans jamais lui laisser un coin de terre où se trouve l’abri ou le repos. Ainsi j’ai parcouru le monde et nulle part je n’ai pu reposer mon âme accablée d’amertume ; j’ai laissé dans tous les lieux une partie de moi-même, mais en conservant intact le poids qui pèse sur ma vie comme la terre sur un cercueil.

Mes amours ont été des orages ; il n’est jamais sorti de mon cœur que des flammes brûlantes qui ravageaient tout ce qu’elles pouvaient atteindre. Jamais aucune lèvre n’approcha la mienne pour y souffler l’amour saint et dévoué qui fait l’épouse et la mère.

Pourtant, un jour, j’ai cru, j’ai voulu aimer. J’engageai avec le destin une lutte horrible, qui dura tant que j’eus la force et la volonté de combattre. Pour trouver un cœur qui répondit au mien, j’ai fouillé des mondes, j’ai déchiré les voiles du mystère. Maintenant, vaincu, abattu pour toujours, sorti sanglant de cette tempête, je me demande si j’ai seulement aimé ! Peut-être que j’aimais, je ne sais trop ; mon âme est un abîme où je n’ose plus regarder ; il y a dans les natures profondes une vie mystérieuse qui ne se révèle jamais, semblable à ces mondes qui gisent au fond de l’océan, dans un éternel et sinistre repos. Ô mon Dieu ! cet amour était mon salut peut-être, et j’aurais vécu pour une petite part de ce bonheur commun à tous les hommes. Mais non ; la pluie généreuse ruisselle en vain sur le front de l’arbre frappé par la foudre ; il ne peut renaître… Bientôt, abandonnant ses rameaux flétris, elle retombe goutte à goutte, silencieuse, désolée, comme les pleurs qu’on verse dans l’abandon.

Seul désormais, et pour toujours rejeté dans la nuit du cœur avec l’amertume de la félicité rêvée et perdue, je ne veux, ni ne désire, ni n’attends plus rien, si ce n’est le repos que la mort seule donne. Le trouverai-je ? Peut-être ; parce que, déjà, j’ai la quiétude de l’accablement, la tranquillité de l’impuissance reconnue contre laquelle on ne peut se débattre. Mon âme n’est plus qu’un désert sans écho où le vent seul du désespoir souffle, sans même y réveiller une plainte.

Et de quoi me plaindrais-je ? Quel cri la douleur peut-elle encore m’arracher ? Oh ! si je pouvais pleurer seulement un jour, ce serait un jour de bonheur et de joie. Les larmes sont une consolation et la douleur qui s’épanche se soulage. Mais la mienne n’a pas de cours ; j’ai en moi une fontaine amère et n’en puis exprimer une goutte, je garde mon supplice pour le nourrir, je vis avec un poison dans le cœur, un mal que je ne puis nommer, et je n’ai plus une larme pour l’adoucir, pas même celle d’un ami pour m’en consoler.

Maintenant tout est fini pour moi ; j’ai épuisé la somme de volonté et d’espérance que le ciel m’avait donnée. Ôtez au soleil sa lumière, au ciel ses astres, que restera-t-il ? L’immensité dans la nuit ; voilà le désespoir. Mes souvenirs ressemblent à ces fleurs flétries qu’aucune rosée ne peut plus rafraîchir, à ces tiges nues dont le vent a arraché les feuilles. Je dis adieu au soleil de mes jeunes années comme on salue au réveil les songes brillants qui s’enfuient. Chaque matin de ma vie a vu s’évanouir un rêve, et maintenant je me demande si j’ai vécu. Je compte les années qui ont fui : elles m’apparaissent comme des songes brisés qu’on cherche en vain à ressaisir, comme la vague jetée sur l’écueil rend au loin un son déchiré, longtemps après être retombée dans le sombre océan.

J’ai mesuré au pas de course le néant des choses humaines, de tout ce qui fait palpiter le cœur de l’homme, l’ambition, l’amour… L’ambition ! j’en ai eu deux ou trois ans à peine : cette fleur amère que les larmes de toute une vie ne suffisent pas à arroser, s’est épanouie pour moi tout à coup et s’est flétrie de même.

En trente ans j’ai souffert ce qu’on souffre en soixante ; j’ai vidé bien au-delà de ma coupe de fiel ; à peine au milieu de la vie, je suis déjà au déclin de ma force, de mon énergie, de mes espérances. Pour moi il n’y a plus de patrie, plus d’avenir !…

L’avenir ! eh ! que m’importe ! Quand on a perdu l’illusion, il ne reste plus rien devant soi. J’ai souffert la plus belle moitié de la vie, que pourrais-je faire de l’autre, et pourquoi disputer au néant quelques restes de moi-même ? Sur le retour de la vie, quand les belles années ont disparu, l’homme ne peut plus songer qu’au passé, car il voit la mort de trop près ; il ne désire plus, il regrette, et ce qu’il aime est déjà loin de lui. Pour cette nouvelle et dernière lutte, j’arriverais sans force, épuisé d’avance, certain d’être vaincu, tout prêt pour la mort qui attend, certaine, inévitable, pour tout enfouir et tout effacer.

Non, non, je ne veux plus… je m’efface maintenant que je ne laisse ni un regret ni une pensée. Si, plus tard, quelqu’un me cherche, il ne me trouvera pas ; mais, peut-être qu’en passant un jour près d’une de ces fosses isolées où aucun nom n’arrête le regard, où nulle voix n’invite au souvenir, il sentira un peu de poussière emportée par le souffle de l’air s’arrêter sur son front humide… cette poussière sera peut-être moi…

8 Juin 1874.