Chroniques (Buies)/Tome I/Dalhousie

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Typographie C Darveau (1p. 262-270).


Il était passé huit heures du soir lorsque nous arrivâmes à Dalhousie, après avoir parcouru six cents milles de côtes. À notre droite s’étendait la rive canadienne de la Baie des Chaleurs et de la rivière Ristigouche, et, à notre gauche, se découvraient les premières campagnes veloutées, fraîches et grasses du Nouveau-Brunswick ; d’un côté, les montagnes de la Gaspésie ; de l’autre, une vallée basse, sinueuse, moitié sauvage, moitié cultivée, où se trouvent les plus belles fermes et où paissent les plus beaux troupeaux de l’Amérique anglaise.

Un coup de canon retentit à notre bord et des milliers d’échos le répétèrent dans les solitudes assombries qui nous entouraient de toutes parts. « Le scow, » crièrent alors plusieurs voix de l’équipage, « où est le scow ? » Je dressai l’oreille et j’entr’ouvris des yeux pleins d’éclairs qui dûrent illuminer le paysage. Le scow ! dis-je à mon tour d’une voix où il y avait de la terreur, que peut bien être le scow ? Le Secret avait jeté l’ancre et sa longue forme noire coupait les ombres qui semblaient menaçantes dans leur immobilité.

Les mouvements de l’équipage étaient devenus silencieux ; le capitaine et le second interrogeaient tour à tour les flots et la rive : les passagers, debout sur le pont, étaient rivés à leur place comme des morts réveillés qui ne savent pas quel côté prendre ; l’anxiété et le mystère planaient dans les longs replis de la nuit ; il ne manquait plus que des hiboux et des chouettes vinssent s’abattre sur les chapeaux des passagers et frétiller dans leurs oreilles.

Tout à coup un objet noir, plat, large, à peine émergeant de la ligne des flots, se détacha du rivage et s’avança vers nous sans qu’on pût distinguer un seul de ses mouvements. Sa marche était lente, on eût dit qu’il rampait et qu’il cherchait à se dérober ; rien n’indiquait qu’il fût conduit par aucune main humaine, et l’onde, autour de lui, n’avait pas la plus légère ride. Il approchait cependant ; quand il ne fut plus qu’à quelques verges du Secret : « Voilà, voilà le Scow ! » cria le maître d’équipage, et aussitôt passagers et matelots, tenant des amarres, s’élancèrent au bord du steamer. En un instant je redevins moi-même, capable d’affronter tous les périls : mon angoisse fit place à une douce allégresse et à un grand soulagement ; le Scow ! le Scow ! n’était autre que le chaland à bord duquel sont transportés les passagers qui descendent à Dalhousie. C’est ainsi que la Compagnie du Golfe ménage des surprises à ses passagers les plus chers.

Nous sautâmes dans le chaland une douzaine de passagers environ, et deux minutes après nous abordions au quai Dalhousie. Il faisait nuit noire, de lumière nulle part ; mais des maisons blanches, carrées, dans le style américain, coupaient çà et là l’obscurité.

Dalhousie est une petite ville de quinze cents âmes environ, qui a des rues larges et dont les habitations sont espacées, comme dans toutes les cités naissantes des États-Unis. Elle est située au point où la rivière Ristigouche se décharge dans la Baie des Chaleurs, au sein d’un magnifique panorama qui s’étend à perte de vue. Sa position convient admirablement à l’exploitation agricole et forestière d’une vaste région ; mais, jusqu’à présent, c’est le commerce de bois qui a été l’objet presque exclusif de tous ceux qui se sont livrés à des affaires sérieuses. Le pin et le cèdre, dans toute la région qui forme la vallée de la Baie des Chaleurs, sont en quantité incalculable et constituent à peu près les seuls articles d’exportation. Vous voyez les clôtures, qui séparent les champs, construites en troncs de cèdre de six à huit pouces de diamètre sur vingt à vingt-cinq pieds de longueur ; (dans ce pays le bois ne coûte rien, on n’a que la peine de l’aller chercher.)

Un fait singulier, c’est que personne ne fait sa provision de bois pour l’hiver ; au fur et à mesure qu’on en a besoin, on va le prendre dans la forêt qui avoisine les établissements, et l’on en chauffe des demeures qui n’ont jamais de doubles fenêtres et dont les cloisons ne sont jamais embouffetées. Toutes les maisons sont en bois, faites de madriers disjoints, sur lesquels on applique immédiatement le crépi et qu’on recouvre ensuite d’une couche de bardeaux ; on dirait que l’homme apporte dans ce pays une négligence calculée pour son bien-être, et qu’il ne fait que juste ce qu’il faut pour conserver la quantité de chaleur nécessaire à la vie.

Du reste, c’est là une observation qui s’applique à tous les actes, à toutes les façons d’agir des gens de la Baie des Chaleurs. En général ils travaillent peu, la vie étant pour eux trop facile ; ils n’ont qu’à lever la main pour avoir le plus beau poisson et le plus fin gibier ; les pièces exquises que nous recherchons tant et qui ornent nos tables de festins, ils les dédaignent ; la morue fraîche, le homard, les canards, les perdrix sont pour eux des plats vulgaires auxquels ils ne songent même pas. Pour le chauffage, il n’est d’homme assez pauvre qu’il ne puisse se procurer du bois à discrétion ; les terres sont d’un prix nominal et donnent, pour un peu de culture, des produits magnifiques ; nulle part, sur tout le continent américain, on ne saurait voir d’aussi belles races de bestiaux, des porcs aussi gras, des pommes de terre plus grosses et plus nourries que dans cette contrée fortunée dont bien peu de Canadiens connaissent la richesse agricole. Il n’y a de pauvres, dans ce pays, si toutefois on peut les appeler de ce nom, que ceux qui se font journaliers ou pêcheurs au service de quelque grand établissement. Tous ceux qui se livrent à la culture sont dans l’aisance ; les terres sont moins grandes qu’en Canada, mais produisent infiniment plus ; les quelques personnes qui, cependant, ont voulu faire de grandes exploitations agricoles, sont arrivées à des résultats qui nous jetteraient dans l’admiration. Qu’on aille voir les fermes des Fergusson et des Fraser, où paissent des centaines de bêtes-à-cornes et trente à quarante chevaux, et l’on s’étonnera qu’un pareil pays soit si peu connu et si peu habité.

Les Acadiens et les Écossais, qui constituent le plus grand nombre de ceux qui habitent les rives de la Baie, sont tous dans l’aisance ; qu’on entre chez le plus mince cultivateur d’entre eux et l’on y aura du beurre frais comme il serait impossible de s’en procurer à aucun prix sur les marchés canadiens. Jusqu’à l’époque où les travaux de l’Intercolonial ont commencé, tout ce monde-là, à peu près, ignorait la couleur de l’argent ; les journaliers travaillaient aux grandes scieries des Fergusson et des Moffat et étaient payés en bons de provisions qu’ils prenaient dans les stores de leurs maîtres, absolument comme cela a été longtemps et est encore jusqu’à un certain point pratiqué par la maison Price dans le Saguenay. Quant aux cultivateurs, ils vivaient du produit de leurs terres sans songer à l’exportation.

Ce que le chemin de fer a apporté de changements dans les habitudes, dans les relations et jusque dans les exigences de cette population, en moins de quatre années, aurait lieu de surprendre si l’on ne savait, par d’autres exemples, les effets violents et contagieux d’une importation brusque d’argent dans les petites communautés habituées à l’usage primitif de l’échange. Les mêmes hommes qui, autrefois, gagnaient à peine deux shillings[1] par jour, payés avec du lard et des biscuits, en recevant tout à coup un salaire mensuel de trente dollars soldé en espèces sonnantes, conçurent un désir immodéré d’argent, et s’imaginèrent, dans leur naïve avidité, que le métal du Canada coulait comme l’eau de leurs rivières, et qu’il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre comme ils font des homards. C’est ce qui explique plusieurs grèves faites par les travailleurs de l’Intercolonial et la difficulté qu’on eut à se procurer des ouvriers dans les commencements de cette gigantesque entreprise. Aujourd’hui même, cette difficulté existe encore et est une des nombreuses causes qui ont retardé l’accomplissement de cette œuvre qui sera l’une des plus belles de l’Amérique, malgré les préjugés de partis et les fausses idées de ceux qui, placés à distance, ne peuvent juger de ce qui se passe sur les lieux.

Il y a cinquante-deux ans, Dalhousie n’existait pas. Il n’y avait qu’une chaumière de tonnelier là où s’élève maintenant une petite ville qui, avant longtemps, aura quintuplé sa population. Ce tonnelier travaillait pour les bâtiments qui venaient à l’entrée de la Ristigouche prendre des cargaisons de bois et de saumons. Sur le parcours de la Baie, jusqu’à une distance de dix-huit ou vingt lieues environ, il n’y avait que cinq à six maisons de pêcheurs, et toute la contrée était sauvage. Depuis Métis jusqu’à Dalhousie, à travers la vallée de la Matapédia, une longueur de chemin de quarante-cinq lieues, il n’y avait que des Indiens éparpillés ça et là, les descendants de ceux qui avaient combattu pour le pavillon français. On peut voir encore à Esquiminac, sur le côté canadien de la Ristigouche, à dix milles de Dalhousie, l’endroit où une troupe d’indiens massacra un équipage anglais qui avait voulu pénétrer dans l’intérieur de la colonie française ; et, plus loin, le voyageur peut contempler la Pointe à la Batterie, fortification élevée pour défendre les missions des Jésuites qui, à cette époque, étaient florissantes le long de la rivière Ristigouche. Anjourd’hui, il y a là des villages importants, tels que Bourdeau, Cross Point, surtout Campbelltown, et les deux plus belles fermes peut-être de l’Amérique anglaise, celles de M. Fraser et de M. Fergusson.

Dalhousie n’a ni gaz, ni trottoirs, ni aqueduc, ni rien de ce qui peut donner l’idée d’une ville telle que nous le concevons, mais c’est un entrepôt considérable de bois et de commerce de poisson. On y voit une prison et une cour qui ont l’air de simples résidences de campagne, et même une école militaire semblable à celles que nous avons le bonheur de posséder, quelques cottages çà et là sur les hauteurs, enveloppés dans des bosquets de sapins et d’épinettes ; voilà tout ce qui constitue l’ornementation de cette ville où s’arrêtent deux fois par semaine les steamers du Golfe et le Rothsay Castle, un grand vapeur qui fait le service de tous les ports du Nouveau-Brunswick, dans cette partie de la province.

Lorsqu’on arrive à la Baie des Chaleurs, le désir le plus légitime qui vient naturellement à l’esprit est bien d’avoir de la morue fraîche, des homards, des huîtres sortant de l’eau, du hareng et du saumon encore ruisselants de l’onde. Longtemps d’avance, le palais s’humecte à l’idée des jouissances que lui donnera le contact de ces chairs délicieuses dans leur succulente fraîcheur. On prendra des huîtres sur les bancs mêmes et on les ouvrira sur le rivage ; tous les jours une éblouissante morue, encore saturée des essences de la mer, viendra réjouir sa table ; on voit les homards à l’écaille de pourpre étinceler dans le plat ; le hareng et le maquereau, rissolant dans la poële, inondés d’une sauce dorée, pétillent déjà sous les regards avides ; on pense au large saumon attendant seulement le contact du couteau pour ouvrir ses chairs tremblantes d’embonpoint et presque animées encore… eh bien ! toute cette eau qui vient à la bouche par anticipation n’est qu’une duperie ; on déguste dans le rêve et ni huîtres, ni saumon, ni morue ne viendront une seule fois jusqu’à son palais que ses illusions caressent.

Ce qu’il est à peu près impossible d’avoir dans la Baie des Chaleurs, c’est du poisson sous aucune forme. Vous dirai-je que j’ai mangé là de la morue sèche venue de Québec ? On ne le croira pas, et aujourd’hui encore j’enrage d’être convaincu que c’est vrai. Il faut que j’explique ce phénomène.

D’abord, il est très rare que le poisson soit détaillé dans la Baie des Chaleurs, ceux qui s’occupent de pêche étant, généralement au service des Robin et des LeBouthillier auxquels ils doivent apporter le produit entier de leur travail : puis, les goëlettes et autres bâtiments qui viennent faire la pêche pour leur compte se gardent bien de débiter le poisson là où il n’a aucun prix ; ils l’apportent dans les villes du Canada ou s’en vont le vendre aux Antilles ; ensuite, les particuliers n’ont aucun goût pour un produit si abondant qu’ils en sont comme écœurés. Enfin, quoique Caraquet soit à l’entrée de la Baie des Chaleurs et que Shédiac soit sur le littoral du Nouveau-Brunswick, il est plus difficile de se procurer des huîtres à vingt milles de ces deux ports qu’à Montréal et à Québec, faute de communications locales.

Et puis, la même raison existe pour les huîtres que pour les autres produits de la mer ; ceux qui en font le commerce le font en grand et se gardent bien de détailler dans des lieux où ce commerce ne serait pas lucratif, et où la population est trop clairsemée. J’ai demandé, je l’ai fait presque avec prière, dans tous les hôtels où je suis allé, qu’on me donnât une bouchée de morue fraîche et une assiettée d’huîtres ; j’ai offert des sommes folles, comme seul un chroniqueur du National peut en prodiguer, et j’ai éprouvé partout les mêmes refus amers. Si l’on en avait eu, ou m’en aurait donné pour rien, mais on n’en avait pas ! J’ai passé devant une fabrique où l’on préparait le homard, j’ai vu quinze à vingt champs couverts des carapaces de ce crustacé vermeil, et j’ai dû me contenter d’en aspirer la provocante odeur. À deux cents pas de moi la Baie roulait ses ondes vertes et bleues tour à tour ; on y voyait presque foisonner des myriades de maquereaux et de morues, et j’ai dû les laisser foisonner. Quoi ! j’ai foulé sous mes pieds vainqueurs la rivière aux Anguilles, et je n’en ai pas même pu pincer la queue d’une ! Ainsi, l’une des plus chères illusions de mon voyage s’est effacée à peine conçue, et j’ai dû corriger mon tourment avec du mouton, du lard et des patates, moi qui m’étais élevé jusqu’à l’huître !

  1. Quarante centins ou deux francs.