Chroniques (Buies)/Tome I/Digression — Paris

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Typographie C Darveau (1p. 283-290).

IV

20 Novembre.

Le dix-sept octobre dernier j’étais à Bathurst. Il y a déjà plus d’un mois : ô temps ! ô éternité ! Quand je pense qu’il y a plus d’un mois j’étais à Bathurst, je me demande ce que c’est que l’homme. Il y a trente-deux ans et neuf mois, à pareille date, je n’étais pas encore né ; et dire que j’ai déjà tant souffert ! La coupe des larmes est tarie dans mon cœur et je n’ai pas encore payé le quart de mes dettes. J’ai eu tous les malheurs possibles, et, ce qu’il y a d’étonnant, c’est que mes créanciers le savaient toujours d’avance. Que je cherche dans tous mes souvenirs, je n’en trouve aucun qui me console d’avoir vécu ces trente-deux ans et neuf mois ; je n’ai pas été ministre provincial ni compagnon du Bain, c’est là tout ce qui peut me faire pardonner tant d’années perdues.

Il y a cinq ans et demi, par exemple, je crus faire un beau coup en quittant le Canada, mes amours, pour aller à Paris, capitale du monde civilisé, où des boucheries d’hommes se font en moyenne tous les dix ans. Dans le Dominion nous n’avons pas besoin de ce procédé dépuratif qui enlève le mauvais sang d’un peuple ; ceux qui sont de trop s’en vont aux États-Unis où il est entendu qu’ils pourrissent.

C’était au temps de l’Exposition à laquelle, on le sait, notre pays a figuré par quelques bois, quelques métaux, quelques grains et un commissaire qui ne se montrait jamais, tout comme les quatre mille cinquante-trois émigrants qu’on dit s’être fixés ou figés sur notre sol depuis un an.

Il me plaît aujourd’hui d’initier le lecteur à cette phase de mon passé, de me reporter à ce souvenir déjà vieux, probablement parce qu’il m’a fait beaucoup vieillir ; ensuite, je lui dirai ce qui m’est arrivé à Bathurst. Ça ne traînera pas.

Paris ! c’est un nom qui donne le vertige et j’étais allé me jeter dans le gouffre. Force m’est ici de faire des révélations pathétiques. J’étais seul, sans appui, ignoré, ignorant le sombre et délicieux enfer où s’engloutissent tous les jours tant de vigoureuses espérances.

J’avais dit adieu à mes dernières affections et serré la main de mes nombreux amis qui étaient venus me reconduire à la gare Bonaventure, ainsi appelée parce qu’on y éprouve tous les mécomptes possibles à l’arrivée comme au départ. J’étais ruiné, ce qui paraîtra surprenant, et j’étais ambitieux, chose digne de remarque, attendu que je suis arrivé à être chroniqueur éternel.

Mon ambition était d’étonner mes contemporains par mon style. On voudra bien admettre que j’ai réussi ; mais cet étonnement, fort légitime du reste, ne s’est pas encore manifesté par des colonnes ni par des statues ; j’attendrai quelques dizaines d’années après ma mort pour jouir de ce spectacle.

Ne pouvant prétendre à aucune renommée littéraire dans un pays où disparaît de jour en jour la langue de la France, je m’exilais, sans espoir de retour, à la recherche d’un nom dans la ville du monde où il est le plus difficile à conquérir. Un fantôme allait devant moi et me sollicitait à le suivre ; je le suivis, ne pouvant résister, faiblesse particulière aux grands hommes que, seule, la réalité ne peut émouvoir. Mille bruits bourdonnaient à mes oreilles quand je songeais aux applaudissements qui m’attendaient ; je me voyais déjà l’auréole de la gloire au front, j’avais franchi d’un pas impérieux les portes de son temple, ne sachant pas que ce temple ne reçoit que des victimes couronnées. Insatiable de sacrifices, la gloire ne donne en échange qu’un vain nom qui n’est même bientôt plus à nous, puisqu’il devient la proie de tout le monde, dès qu’il est célèbre.

Je tombai donc dans cet immense Paris, et dès le premier jour j’eus peur. Il n’est pas de solitude plus déserte qu’une grande ville où l’on ne connaît personne. Je connaissais bien, il est vrai, le commissaire de l’exposition canadienne ; mais, je l’ai déjà dit, il était invisible ; généralement il se faisait remplacer par un Abénaquis, ce qui eût été pour moi une petite protection.

J’errai, et bientôt je sentis le vide, l’angoisse, le vague saisissement de l’inconnu. J’étais venu plein d’illusions et rien ne me frappait. Je marchai sans but, sans volonté, allant toujours devant moi. Je vis passer le flot de la multitude, cet océan de têtes toujours renouvelées qui vont et viennent, confuses, tourmentées, sombres, avides, inquiètes. Je me demandai ce que j’étais pour tout ce monde et ce qu’il était pour moi, et je me sentis seul. Quelque chose de farouche entra alors dans mon âme ; je me pris à haïr, à voir des ennemis dans tous ces indifférents ; puis un accablement subit s’appesantit sur tout mon être, l’angoisse étreignit mon cœur dans ses serres brûlantes, tout mon sang y reflua, rapide ; mon front se couvrit de sueurs et je m’assis haletant, près de défaillir, sur un des bancs qui se trouvaient le long du chemin. Je restai longtemps dans cette prostration ; car, lorsque je me levai, des flots de lumière tombaient sur moi de toutes parts ; la foule joyeuse et blasée se rendait aux théâtres, aux cafés, aux concerts ; les équipages ruisselaient sur le boulevard, les boutiques étincelaient, l’air était chargé de parfums et l’on entendait au loin le murmure bruyant de la grande ville s’ébattant dans les plaisirs avant de se plonger dans la nuit.

Je partis lentement. De sinistres présages commençaient à s’éveiller dans mon esprit ; le doute, ce doute horrible, précurseur du désespoir, saisissait mon esprit pour la première fois ; je me rappelle qu’un lourd nuage flottait sur mes yeux et que j’avançais avec peine. Le bruit retentissant de la ville, les mille séductions de l’élégance, la grandeur des monuments, le raffinement du luxe, tout cela m’apparaissait comme autant de pompeux supplices imaginés pour les malheureux. Oh ! quelle désillusion m’avait surpris tout à coup, dans ce Paris que j’avais tant désiré voir, cette reine des arts et de la pensée dont le nom rayonne sur le monde, éblouissant les imaginations. Je ne le connaissais pas encore et, déjà, j’aurais voulu l’ignorer toujours ; de toutes les figures qui passaient, pas une qui me fut connue… pas une main à serrer dans la mienne !…

Alors le regret amer, le remords déchirant pénétrèrent en moi. Il me vint en souvenir les vieilles forêts d’Amérique où j’avais tant rêvé, les rives profondes du grand fleuve où souvent j’avais bercé avec les flots mes joyeuses pensées d’avenir. Je me rappelai mes amis et mon cœur vola vers eux sur un flot de larmes ; je les nommai tous, je leur parlai ; un instant je fus emporté près d’eux, mais, l’instant d’après, l’affreuse réalité retomba sur moi de tout son implacable poids…

Il était tard quand je rentrai à mon hôtel. On avait retardé les formalités de police ; on me demanda mon nom, mon état, ma dernière demeure, et quand j’eus tout fait connaître, on me pria de payer un mois d’avance ; je payai et il me resta trente francs.

Trente francs ! et après ? J’oubliai que je n’avais pas dîné ce jour-là. Tout était si changé dans mon existence que ces vulgaires soucis me semblaient désormais étrangers. Ah ! s’il en était ainsi !… Je montai à ma chambre, je m’assis en soupirant et me mis à réfléchir. En ce moment-là j’étais très faible, la lassitude avait succédé à l’accablement. Mais le ciel m’a donné une nature élastique, prompte à la réaction, vite abattue, plus vite encore relevée. Je sentis de nouveau mon sang s’animer, j’eus honte de tant de faiblesse et, m’arrachant à ma torpeur, je me mis à marcher précipitamment. Un flot d’idées nouvelles bondit à mon cerveau ; ce n’était pas la fièvre de l’épuisement, c’était l’énergie réparatrice et vigoureuse qui reprenait son empire. Une voix me dit qu’on n’est pas vaincu avant la lutte et qu’il reste toujours à l’homme quelque chose qui survit à toutes les défaites, l’espérance.

J’étais seul, je me sentis renaître, ou plutôt non, je n’étais pas seul. Qu’est-ce que l’isolement quand la foule des souvenirs vous enveloppe, quand tout le passé vous accompagne, quand l’espoir et le regret, se combattant, forment autour de vous une atmosphère brûlante ? On n’est jamais seul quand on pense et qu’on se souvient. Les désenchantements du passé, les illusions de l’avenir viennent peupler la petite chambre où tout votre univers se concentre, où vous êtes heureux et malheureux tout ensemble. La solitude a des entraînements que le malheureux seul goûte et chérit, parce que rien ne convient au malheur comme l’oubli et le silence. Ceux qui ne pensent pas aiment le bruit, il remplit le vide de leur cerveau ; ceux qui pensent veulent être seuls, parce qu’il faut à la pensée l’espace et le calme.

J’avais quelques manuscrits ; je les rassemblai, je les relus ; je me dis : « On doit être avide de connaître tout ce qui se passe en ce moment en Amérique ; voilà cinq ans que l’Europe a les yeux tournés vers elle ; commençons par un article de journal ; s’il est accepté, je verrai bien ensuite ce que je puis faire. »

Et je me mis à travailler fiévreusement. Un premier article ! Savez-vous ce que c’est qu’un premier article ? C’est l’épreuve terrible de l’initié. S’il en sort victorieux, l’avenir est à lui. Je me creusai la tête pour donner à mon article une originalité saisissante, je dis des choses certainement ignorées, je fis des considérations toutes neuves, je retouchai, je corrigeai et je signai. En voyant mon nom au bas de cet article qui cependant n’était qu’une ébauche inconnue, j’eus un frémissement. Oh ! qui ne connait pas les émotions d’un début ? Qui n’est pas familier avec ces combats intérieurs de l’espoir et de la crainte qui vous laissent haletant, effrayé, enchanté, inquiet et rassuré tout ensemble ? On se dit que ce qu’on a fait est admirable, qu’il est impossible de ne pas réussir, et l’on est épouvanté. Qui te porte à mesurer le champ de la renommée et à t’y choisir une place, toi, pauvre diable qui ne peux attendre et qui as besoin de vivre avant d’être célèbre ? Mais l’espoir l’emporte ; la jeunesse, la confiance en soi, l’élan de la volonté sont comme le torrent qui bondit sur l’obstacle, ou l’enlève quand il ne peut le franchir.

Je m’endormis au milieu de chimères souriantes ; mon sommeil fut léger, long et bienfaisant ; quand je m’éveillai, vers onze heures, ma chambre me parut enchantée. Le soleil, luttant contre les persiennes, essayait de m’envoyer quelques-uns de ses rayons joyeux ; mille rumeurs s’élevaient du sein des rues, mais ce n’était pas ce bruit de la veille, étourdissant, fatigant, mêlé de notes aiguës, de clameurs douloureuses, c’était un vaste concert plein de force et d’harmonie, la grande ville en travail. Je me levai à la hâte, bridant de voir Paris dans sa fiévreuse activité ; je ne le redoutais plus : au contraire, il me tardait d’aspirer son souffle puissant, de saisir le sein toujours gonflé où s’alimentent le génie défaillant, l’espérance lasse d’attendre.

Je sortis, emportant avec moi deux lettres de recommandation très flatteuses, l’une pour le rédacteur-en-chef d’un grand journal, l’autre pour un savant très estimé et très répandu, homme précieux pour ceux qui ont besoin d’appui, aimé pour l’inépuisable bienveillance et la générosité de son cœur autant qu’admiré pour ses travaux. C’était M. Cortambert, géographe éminent, frère du rédacteur-en-chef du Messager Franco-Américain, que toute la jeunesse de Montréal a connu.

Je ne dirai pas tout ce que M. Cortambert et son fils ont fait pour moi : ce serait trop long et ça m’éloignerait trop de Bathurst, auquel il est temps que je revienne.