Chroniques (Buies)/Tome I/Une éviction à Bathurst

La bibliothèque libre.
Typographie C Darveau (1p. 290-297).

Ayant quitté Paris il y a cinq ans, je me suis trouvé à Bathurst, dans la Baie des Chaleurs, le 17 octobre dernier.

Ce n’est pas tout d’être à Bathurst : il faut s’y loger, et, une fois logé, ne pas se faire jeter dehors à propos de bottes. Vous allez voir où je veux en venir.

Bathurst, soit dit en forme de préambule, est une petite ville de seize à dix-huit cents âmes, bien et mal bâtie en bois, avec des rues larges qui n’ont pas de trottoirs, pittoresquement située au fond d’une baie dont le contour a trois milles, mais où il n’y a d’eau que pour les chalands et les goëlettes ; fendue en trois ou quatre parts par des rivières comparativement larges, sur l’une desquelles entre autres est construit un pont d’un demi-mille de longueur ; flanquée à droite, à gauche, en avant, en arrière, de collines magnifiques, de vallons et de pâturages comme ceux des beaux comtés agricoles de l’Angleterre ; faisant un commerce actif, surtout de bois, possédant trois avocats, dont deux sont idiots et le troisième ivrogne ; plus, un chef de douane qui est un bandit de grand chemin, et un vaste établissement pour la préparation de la morue.

Les deux tiers de Bathurst sont peuplés d’Acadiens, dont plusieurs ont des magasins considérables ; l’autre tiers est formé d’Écossais et d’Irlandais généralement employés sur l’Intercolonial. Bathurst possède encore un couvent et la plus belle église de toute la Baie des Chaleurs, à côté du plus brillant jardin de l’Amérique anglaise ; ce jardin appartient à l’honorable Fergusson, le roi de ces régions, un rustre consommé.

Cette petite ville est très ennuyeuse ; la vie sociale, qui résulte de positions indépendantes, de la culture intellectuelle et de loisirs élégants, y est à peu près inconnue. À Bathurst, il est rare qu’il y ait une veillée et presque inouï que l’on danse. J’ai déjà dit que cette absence de vie sociale chez les populations de la grande baie influait beaucoup sur leurs mœurs ; voici un fait brutal qui le démontrera mieux que toutes les considérations et qui fera voir quelle arme barbare peut devenir la loi entre des mains grossières.

Depuis trois jours j’étais installé dans une vaste maison somptueusement meublée, ornée avec profusion et avec recherche, ayant des corps de logis distincts comme ceux des châteaux, des chambres à coucher grandes comme des salons et des passages qui sont de véritables vestibules. Cette maison est unique dans Bathurst où il n’y a pas seulement un hôtel tolérable pour les voyageurs habitués au confort. Comment j’avais fait pour m’y introduire, moi, inconnu, étranger, c’est mon secret. On a des ressources ou on n’en a pas.

M. Sutherland, le propriétaire, était, il y a deux ans à peine, le premier négociant de la ville ; il faisait des affaires pour $180,000 par année ; mais la chute subite de deux grandes maisons de Boston l’avait forcé à se mettre sous la loi de banqueroute. Néanmoins il avait payé intégralement, et, pour ne pas être troublé dans son intérieur, il avait fait à son meilleur ami, moyennant $1600 dollars, une vente nominale de sa maison qui en valait huit mille. Ce meilleur ami était le chef de la douane, Franc-MehanFrank Mehan, un homme qui deviendra célèbre s’il se décide à aller dans les Calabres.

Or, le 17 octobre dernier, j’étais tout bonnement enfoui, chez M. Sutherland, dans un fauteuil à ressorts, proportionné à l’ampleur de l’habitation, et je dégustais ma tasse de moka doré en fumant un des cigares princiers de M. Bertrand qui me comblait de largesses, comme font tous mes amis lorsque je les y invite spécialement, ce qu’ils qualifient du mot technique d’exploitation.

M. Bertrand, qui partageait avec moi une partie de la demeure de Sutherland, avait pris plaisir à étaler en outre, à côté de la boîte aux cigares, toute une légion de carafes contenant du rhum de Ste-Croix, du pur whisky écossais, un « Sherry » qui donnait des pamoisons, du genièvre de Hollande authentique, du Allsopp et du Bass de dix ans et du Sauterne de Barton Guestier. Pour le chroniqueur, c’était là un rêve réalisé, une illusion devenue tangible, prenant forme.

Abandonné à l’ivresse délectable que le moka, savamment combiné avec le rhum, répandait dans mes sens, je ne m’étais pas aperçu que tous les hôtes de la maison étaient partis, qui d’un côté, qui de l’autre, me laissant absolument seul dans ces luxueux pénates, comme font tous les petits dieux de l’Olympe quand Jupiter fait la sieste. Il n’y avait pas jusqu’à une amie de la maison, jeune femme affligée déjà de six années de veuvage, qui ne fût sortie, après être toutefois venue à plusieurs reprises voir si je ne trouverais pas quelques prétextes pour la retenir ; mais, enveloppé dans les vapeurs du bien-être, je n’avais rien compris à ce manège féminin et je me contentais de répondre du coin de l’œil aux regards profonds et obstinés de cette fille d’Ève.

Dans la matinée même on avait pris des dispositions pour l’hiver qui s’annonçait ; la jeune veuve avait rentré les nombreux pots de fleur et les plantes qui s’épanouissaient dans la serre, et les avait affectueusement étagés devant chaque fenêtre ; on avait fait un ménage général, changé la destination de plusieurs pièces, et chacun, une fois l’œuvre finie, avait voulu faire une promenade par un de ces beaux jours d’automne où le soleil rassemble en deux ou trois heures ses plus éclatants rayons.

Je sommeillais ainsi dans ma solitude enchantée, depuis dix à quinze minutes peut-être, lorsque, tout à coup, j’entendis résonner le timbre de la porte. L’instant d’après la servante alla ouvrir ; j’étais resté seul dans la maison avec cette créature et je n’en savais rien ! mais elle devait le savoir, elle, oh !…

Comment dirai-je ce qui suivit ? C’est un épisode des chauffeurs sous le premier empire, un exploit de la « bande noire. »

À peine la servante avait-elle ouvert que cinq hommes se précipitaient à la fois dans la maison. Tout à fait réveillé par ce bruit insolite et par un cri d’épouvante poussé par la fille qui fuyait, je me levai précipitamment. J’avais devant moi cinq gaillards taillés en hercules, armés de marteaux et de grands clous ; deux d’entre eux montèrent à l’instant l’escalier du haut duquel je regardais ébahi, trop étonné encore pour songer à la peur.

Évidemment, c’était à moi qu’ils en voulaient et ils allaient me crucifier. Je songeai à mes tantes, au National, à mes créanciers devenus forcément mes légataires, à mon correcteur d’épreuves qui m’avait fait dire tant de platitudes, et que j’aurais voulu, en ce moment-là, serrer sur mon cœur. Je trouvai que le Canada était un pays superbe, que je n’aurais jamais dû quitter ; j’énumérai toutes les femmes qui m’avaient juré un amour éternel et que je n’avais plus revues après huit jours de soupirs ; tout ce que j’avais aimé, jusqu’à mes plumes d’oie, passa en un clin-d’œil devant mes yeux, puis je pris une attitude provocante en face de l’invasion, sans vouloir faire de sortie maladroite, comme le général Trochu, et l’on va voir pourquoi.

« Monsieur, me dit le chef de ces galériens échappés, en prenant un ton de crocodile repu, je suis au désespoir de vous déranger ; vous êtes étranger ici sans doute ; c’est pourquoi vous ne comprenez guère ce que signifie ma présence ; mais je suis le propriétaire de cette maison et je viens m’en emparer. »

Vous saisissez mon épatement. Ces façons, ces excuses à peu près, ces paroles dans la bouche d’un homme qui profite de l’absence des hôtes d’une maison pour venir s’en emparer à main armée, me jetèrent dans un véritable désarroi. J’avoue que je restai interloqué devant ce pandour de six pieds deux pouces qui avait des bras comme des billots, une barbe et une carrure de burgrave. Après deux minutes d’une stupéfaction voisine de l’ébêtement, je me hasardai à dire : « Comment cela ? vous, le propriétaire ! mais il me semble que je suis ici chez M. Sutherland, le seul Sutherland, et qu’il n’a pas eu le temps, depuis une heure, d’aller dans l’autre monde et d’en revenir métamorphosé comme vous voulez me le faire croire. Il me semble que c’est parfaitement Sutherland qui m’a reçu chez lui, chez lui, et non pas chez un autre, que cela s’est fait tout seul, que vous n’étiez pas là pour lui en donner la permission ; que, dans tous les cas, si vous êtes propriétaire de cette maison, c’est du moins Sutherland qui l’habite, qui en est le détenteur incontestable, et que vous ne pouvez venir ainsi armé dans son intérieur, au milieu de ses meubles, avec tous les signes de la violence et de desseins criminels.

— Monsieur, me répliqua alors en s’avançant vers moi un homme de soixante ans peut-être, mais droit et fort, je suis magistrat ; celui-ci est mon fils, Frank Mehan, propriétaire de cette maison, et je viens lui prêter l’appui de la loi et main forte en cas de résistance.

Ce magistrat, père de l’individu qui se disait propriétaire d’une maison qu’il venait surprendre, ces trois autres grands gaillards qui étaient allés se placer immédiatement à chaque porte comme des sentinelles de bronze, tout cela me déroutait et me confusionnait tellement que je ne savais plus que dire ni que faire.

En un instant, mon nouveau propriétaire et sa famille eurent encloué toutes les fenêtres et toutes les portes, moins une, pour empêcher qui que ce fût d’entrer. À cette dernière porte deux hommes se postèrent, chacun avec un marteau de forge, et Frank Mehan commença aussitôt à parcourir la maison, tout en regardant à chaque moment par les fenêtres comme un homme qui a besoin de se rassurer. Malgré son audace, il était vert et bleu tour à tour. Cette iniquité, fût-elle même légale, était si monstrueuse qu’elle l’effrayait lui-même.

Il paraît toutefois, d’après ce qu’on m’en a dit ensuite, que la loi du Nouveau-Brunswick a de ces guet-apens féroces et que Frank Mehan était strictement dans son droit. Il avait acheté la maison de son ancien ami pour $1600 dollars ; c’était une vente simulée, mais il s’en tenait à son contrat et il avait refusé plus tard d’accepter même $2,000 de Sutherland, pour rescinder l’acte de vente. De là était venue la difficulté qui n’en était pas une, mais il n’en fallait pas plus à un bandit pour la faire naître. Ne pouvant se faire mettre en possession de la propriété par les tribunaux sans se couvrir d’opprobre et sans avoir à subir un procès qui eût traîné longtemps, il s’était muni d’un bref d’expulsion et il était entré à la sourdine, bien sûr de tenir la maison dès qu’il serait dedans.

Ce qui suivit est horrible à raconter ; aussi je fuis à la hâte devant ce spectacle navrant dont ma mémoire indignée se rappelle tous les détails.

Frank Mehan et ses hommes, dès que toutes les issues furent bien clouées et murées, commencèrent aussitôt le déménagement. Ce ne furent pas seulement les meubles qu’ils enlevèrent, mais la literie, le linge, les fleurs, les articles de toilette, les mille petits objets qui composent l’ornement d’un intérieur, la batterie de cuisine, jusqu’aux mets qui cuisaient dans les poëles, la verrerie, tout fut mis dehors et déposé sur la voie publique.

Sutherland, prévenu, restait impuissant ; il ne put que contempler cette scène poignante, voir sa femme, sa sœur et deux petites filles adoptives jetées brusquement dans le chemin sans aucun avis, sans qu’il eût pu même s’en douter, par le fait de cette barbarie légale qui armait un vaurien jusque dans le foyer d’un citoyen anglais.

Il nous fallut partir, M. Bertrand et moi ; le soir même nous quittions Bathurst sous le poids d’une douloureuse émotion pour n’y plus revenir. Quant à Sutherland, il dut faire transporter tout son ménage à son magasin et se pourvoir d’un logement, pour cette nuit-là même, avec toute sa famille.