Chroniques (Buies)/Tome I/Voyage dans le Golfe

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Typographie C Darveau (1p. 241-251).

VOYAGE
DANS LE GOLFE

(À bord du steamer Secret)

AUTOMNE DE 1872


Puisque le ciel le veut, je m’y soumets. À quoi sert de regimber contre les torrents ? Dieux vengeurs ! s’il est dans vos desseins de faire du Canada un marais, soyez bénis. L’émigration ne s’en sentira guère, et mes compatriotes deviendront des amphibies. Il ne leur manquait plus que cela !…

Il n’y a pas de raison pour que Québec ne soit pas avant quinze jours une ville submergée, et que, dans cinquante ans, des archéologues, aussi savants qu’abrutis, en retrouvant quelques-uns de ses toits à fleur d’eau, ne la proclament un monument d’une civilisation depuis longtemps éteinte.

Quand on voudra savoir, au siècle prochain, de quoi étaient construites les maisons de Québec, il faudra chercher dans les marais, les fougères en décomposition et les racines de chiendent cimentées avec des nids d’hirondelle. Alors, la science aura dit son dernier mot et le nombre des heureux sera incalculable.

Mardi, 8 octobre.

Complaisant lecteur, je m’élance à l’instant du cap de Québec dans le steamer Secret qui m’emporte aux Provinces Maritimes. Il est trois heures et demie. Depuis une heure la pluie a cessé, les brouillards se déchirent et s’élèvent dans le ciel ; une température d’août, un petit vent tendre, empressé, chasse les dernières vapeurs qui somnolaient à fleur d’eau ; nous partons. Le Secret est le plus alerte des bateaux de la Compagnie du Golfe ; il porte un fret énorme et quarante à cinquante passagers qui manquent d’air dans le salon fermé hermétiquement ; la machine du bateau envoie des bouffées d’huile et de charbon qui ne sont pas à dédaigner ; lorsque les passagers se déchausseront pour se mettre au lit, il y aura une agréable complication.

6 heures du soir.

J’allonge le nez sur l’avant du steamer pour attraper les premières senteurs salines ; pas encore. On me dit de revenir dans quarante minutes juste ; tout cela est réglé d’avance par la Compagnie.

7 heures.

J’aspire un varech lointain, mais indubitable. Le temps est suave ; rien de neuf encore, la machine continue toujours de fonctionner et de puer comme un artilleur volontaire en petite tenue.

8½ heures.

Derechef je renifle ; enfin, le salin me pénètre. C’est ici que le voyage commence véritablement. Tant qu’on est encore dans l’eau douce, on reste stationnaire ; l’humanité a besoin de sel pour ne pas croupir, et si les hommes étaient privés de varech, ils moisiraient comme des champignons sur les arbres frappés de la foudre.

Minuit.

Heure solennelle à laquelle il ne fait pas bon d’entrer dans une cabine déjà occupée. Du reste, une odeur horrible partout : l’infanterie allemande tout entière lui est inférieure, après une marche forcée. Le principal objectif du maître-d’hôtel. steward, semble être d’étouffer son monde. Sous prétexte de répandre de la chaleur, on nous calfeutre : encore deux jours de concentration pareille, et il faudra saler les voyageurs. Il y a du fret jusque dans le salon inférieur, qui est une cale bordée de lits ; on respire au milieu d’un amoncellement de balais et de barils de provisions.

Les bateaux de la Compagnie sont tous beaucoup trop petits pour le trafic énorme qu’il leur faut desservir. Le Secret, en particulier, ne jauge que 293 tonneaux ; il est obligé de laisser une grande partie de son fret à Québec. Durant toute la saison, le nombre moyen des passagers a été de trois cents par voyage ; ils se sont couchés les uns sur les autres. Quant aux passagers de pont, il y en avait jusque dans les roues ; c’est pour cela que plusieurs palettes des roues du Miromichi ne peuvent plus fonctionner.

Mercredi, 6 h. du matin.

Aurore, saluons-nous. Les vagues d’azur chuchottent mollement autour du bateau comme des commères fatiguées de médire. Tous les passagers ont mal dormi ; quelques-uns même se sont réveillés sans connaissance ; l’asphixie a été complète, dans certains cas même mortelle. Pour moi, que le lecteur ne doit pas perdre de vue, je suis sur le pont depuis trois heures ; j’aime mieux mourir gelé que de tomber en décomposition tout vivant.

Ce qui est choquant, ce qui est superlativement stupide, c’est qu’il n’y ait pas une carte à bord pour orienter les passagers ; il faut voyager dans ces bateaux-là en aveugle. La Compagnie vous donne à manger, vous couche dans des coquilles, prend votre argent, mais ne fait rien pour l’intelligence du voyageur. Il faut fatiguer le capitaine, puis le second, puis le pilote, puis chacun des matelots tour-à-tour pour avoir des renseignements qui, souvent, se contredisent entre eux. Pourvu qu’on vous rende à destination, comme un ballot de marchandises, c’est tout ce qu’on semble envisager ; le voyageur ne doit rien savoir, si ce n’est l’heure d’arrivée et le prix du passage. C’est comme cela qu’on apprend à l’étranger à connaître notre pays, et aux Canadiens eux-mêmes à en parcourir d’immenses étendues, sans autre notion que celle de la distance et des inconvénients ou agréments passagers de telle ou telle expédition.

En ce moment, midi et demie, nous sommes devant Matane, à quatre-vingt lieues en bas de Québec. Ce n’est pas encore le Golfe, mais ça y ressemble bien. Le fleuve a ici quinze lieues de largeur et la côte du nord émerge à peine à l’horizon ; nous suivons la rive sud d’assez près pour, qu’avec une longue-vue, l’apparence de la contrée soit parfaitement saisissable. C’est encore plat ; peu d’accidents de terrain, peu de variété, si ce n’est une petite chaîne de montagnes qui sert de contrefort au versant de cette région dans le fleuve. Nous arrivons à la limite des paroisses qui se suivent régulièrement ; dans une heure il n’y aura plus que des établissements détachés, de plus en plus rares, des « chantiers, » des postes de pèche et quelques villages comme Cap-Chat, Sainte-Anne-des-Monts

La houle du Golfe commence à se faire sentir, mais personne encore n’a le mal de mer, si ce n’est une jeune et jolie femme qui m’a aimé jadis ; aussi, son cœur est-il plus promptement atteint. On la couche sur le pont, bien enveloppée d’une couverture de voyage, et son regard se porte de moi sur les flots, d’un supplice à l’autre. Moi, cruel, je souris aux éléments.

Nous sommes une cinquantaine de passagers de cabine, dix hommes d’équipage, un capitaine de soixante-et-dix ans, vieux loup-de-mer qui a un brandy-nose[1] où l’on pourrait jeter l’ancre au besoin, et la tête comme une équerre, ce qui ne l’empêche pas d’être un galant homme et un homme galant. Il commande le Secret depuis des années et il a couru le blocus durant la guerre civile des États-Unis : à ce propos, laissez-moi vous dire que plusieurs des bateaux de la Compagnie ne sont ni plus ni moins que d’anciens coureurs de blocus ; c’est pour cela qu’ils sont si étroits. La guerre finie, ils ne pouvaient plus servir qu’à un commerce naissant ; mais la Compagnie du Golfe était loin de se douter alors que le commerce avec les Provinces Maritimes prendrait le développement prodigieux qu’il a acquis depuis lors, et qu’il faudrait augmenter tous les ans le nombre des steamers, jusqu’à établir peut-être bientôt une ligne quotidienne.

Aujourd’hui, la ligne compte un steamer de mille tonneaux qui va jusqu’à Terreneuve, un autre de sept cent cinquante tonneaux, le Georgia, et quatre autres d’une capacité moindre, qui ont pour destination Pictou, dans la Nouvelle-Écosse. Ils arrêtent à tous les ports de mer qui se trouvent sur leur route, et mettent ainsi en communication régulière tous les centres de commerce.

La ligne du Golfe n’a pas servi seulement de moyen de transport ; elle a surtout facilité les relations des provinces entre elles et créé un esprit d’entreprise inconnu alors que les communications manquaient. Elle a tout développé, tout avivé sur son passage ; grâce à elle, les populations, qui habitent à cent lieues seulement de Québec, ne nous sont plus étrangères ; leurs ressources, leurs besoins, leurs progrès nous deviennent de plus en plus familiers. À la suite de l’établissement d’une ligne de steamers, d’autres communications sont devenues nécessaires ; il a fallu en conséquence créer des intermédiaires ou en augmenter le nombre ; les produits ont trouvé un débouché certain, et les ports sont sortis de cet isolement funeste qui les aurait condamnés à n’être éternellement que les petits entrepôts d’un trafic limité, purement local.

Il faut voir et entendre les gens qui ont l’habitude de voyager sur cette ligne pour se faire une idée de la métamorphose qui s’est accomplie en plusieurs endroits de son parcours. Qu’on se rappelle que, il y a quelques années seulement, la péninsule de Gaspé, dans notre propre pays, était plus éloignée de nous que ne l’est l’Europe ; que de petites goëlettes seules s’y rendaient et en revenaient, que nous n’en connaissions que ce qu’en disait le commandant Fortin dans ses rapports annuels auxquels bien peu s’intéressaient, parce que, pour s’intéresser à un pays, comme aux hommes qui l’habitent, il faut le connaître, avoir avec lui des relations, un contact fréquent d’où naissent une identité de mœurs et une certaine communauté d’intérêts propres à relier entre eux les hommes vivant éloignés les uns des autres. De tout le littoral qui s’étend de Matane à Halifax, nous ne savions rien que par les récits fantastiques des marins, par des traditions tronquées et des bribes d’histoire qui nous transportaient dans un monde tout différent du nôtre. Personne ne se serait avisé de faire le voyage du Golfe pour le voyage lui-même ; aujourd’hui le nombre des touristes est réellement incroyable, et, en ce moment même, à la fin de la belle saison, il y a, à bord du Secret, une vingtaine de passagers qui, comme moi, voyagent pour voir et connaître.

Il y a des Américains qui cherchent de nouveaux endroits de villégiature pour l’été prochain, et qui s’étonnent de ne pouvoir tirer de renseignements des Canadiens eux-mêmes ; ils s’étonnent de voir un si vaste pays isolé pendant si longtemps, sauvage encore et inconnu. Le bas Saint-Laurent, découvert il y a plus de trois siècles, n’a pas été révélé encore ; il faut recommencer la découverte, sacrifier la tradition, abandonner le rêve et embrasser la réalité, maintenant que chacun est à portée de se rendre compte par lui-même.

Le voyage de Gaspé, long de quatre cent quarante-trois milles, se fait maintenant en trente-six heures, à partir de Québec. Par terre, le même voyage prend dix jours, parce que, sur un parcours de cent dix milles, de Sainte-Anne des Monts au bassin de Gaspé, le chemin n’est pas encore propre à la voiture ; le postillon, chargé de la malle dans cette partie du pays, la porte sur son dos ; il fait tout ce trajet à pied.

Comment se fait-il que des hommes habitent cette contrée âpre, aride, dure, presque repoussante, qui s’étend de Cap Chat au bassin de Gaspé ? On le conçoit à peine. Cependant, vous le voyez, ça et là apparaissent des lopins de terre cultivés, des maisons éparses sur le rivage, et, de distance en distance, des petites églises. Mais n’anticipons pas ; il ne faut pas aller plus vite que le steamer..

Je vous ai laissé à midi et demie, je vous reprends à six heures du soir. En ce moment, l’ombre des grandes montagnes s’épanche sur le fleuve comme un manteau agité par la brise. D’un côté, à cinq milles de nous, sur la rive sud, la silhouette sévère, hautaine, des monts Saint-Louis qui se dressent comme des géants entassés, pleins de colères, sous les rayons doux, craintifs de la lune ; de l’autre, l’espace, un horizon de vagues et le vent qui bondit sur leur cime. Tout est silencieux ; les étoiles nous regardent et le sillon que trace le steamer se remplit d’étincelles. Le jour n’est pas encore éteint et la nuit l’enveloppe de ses replis innombrables ; c’est l’heure où l’on pense en automne, où l’on ferme son ombrelle en été, où l’on soupe dans toutes les saisons. Nous sommes dans le sombre infini. Les cieux, les flots et l’air, le grand air, l’air libre, flottent au-dessus et autour de nous…

Quelle chose délicieuse que d’avoir des poumons ! J’engouffre l’oxigène de l’immensité. Le temps nous cajole toujours ; évidemment, c’est là une plaisanterie qui va bientôt tourner au tragique. Néanmoins, les matelots nous assurent que nous allons avoir beau pendant deux jours. Illusion nautique ! Le marin, fils de l’espace, est candide et se fie aux apparences ; Éole le blague tout en ayant l’air de n’avoir aucun secret pour lui ; le dieu des vents est comme tous les mauvais dieux, ses fidèles ne sont que des dupes.

La soirée est longue à bord, surtout lorsqu’il n’y a ni joueurs de whist, ni musique, et que le hot scotch seul vient couper les heures monotones qui s’accumulent comme autant de sacs de plomb sur la tête. On ne peut pas toujours être à quatre pattes devant l’immensité à lui dire qu’on la trouve superbe. Quand on a reconnu cinq ou six fois en vingt-quatre heures sa petitesse humaine, il semble que cela suffit et qu’un peu de variété à cet exercice rafraîchirait le tempérament ; mais dans le Golfe, à cent milles de Gaspé, l’homme n’a d’autre ressource que de se comparer aux astres et de se mesurer en face de mondes innombrables, des millions de fois plus grands que la terre, qui lui apparaissent comme dans une soucoupe. C’est surtout sur l’eau que le ciel est grand ; entre deux abîmes, l’homme juge et sent mieux la profondeur de la création ; Dieu lui apparaît plus visible, plus éclatant ; il se manifeste dans toute la liberté de sa puissance, et chaque bouffée d’air, qui arrive comme un torrent dans les poumons, est une révélation partielle de l’infini.

9 h. du soir.

J’ai réussi à former une partie de whist ; mais au moment de prendre les cartes, le cœur me monte aux lèvres ; le vent qui souffle à l’encontre de la marée soulève une houle intérieure dans mon thorax. Néanmoins, je tiens bon ; il est absurde de vomir sur l’atout. Ce qu’il faut d’énergie en ce moment rien que pour marquer mes points est incroyable. Ici, je constate que l’homme est bien le roi de la nature. Gagner un rubber dans le tangage, c’est être au-dessus des éléments.

11 h. du soir.

Entre les deux mon cœur balance. Est-ce à droite ou à gauche que je vais déborder ? Tribord et bâbord me tendent les bras tour à tour. Ô thorax ! tu n’as donc pu contenir le flot montant de mes nausées ! Mais quoi ! qu’est-ce à dire ? qu’y a t-il ? Borée s’apaise, la vague s’allonge et s’abat, et sur le dos aplani de la prairie liquide, le Secret s’avance comme un héros antique, inébranlé, inébranlable. C’est que la marée change et que le vent est avec elle ; ainsi, tout est contraste dans la nature ; une loi succède à une autre, et de ce contraste passager naît l’harmonie éternelle et le bien-être particulier d’un cœur remis dans son assiette.

Maintenant, la côte sud est montagneuse et sourcilleuse ; l’ombre des montagnes trouve encore le moyen d’assombrir les voiles de la nuit épandues sur le fleuve. Le Secret file le long de la côte comme un pirate ; un sillon rapide, semé d étoiles, éclaire notre fuite argentée ; nous glissons et nous ne roulons plus, que Dieu est grand ! Je ne me couche pas, rien n’est plus monotone. À quatre heures du matin, assure le second qui passe son temps à remplacer le premier, nous arriverons au bassin de Gaspé. Je vais attendre dans le recueillement et la congélation. Quatre heures sous le dôme céleste, par une nuit d’octobre, lorsqu’on coupe le vent, c’est héroïque ! Mais je m’élèverai avec la souffrance : « Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur ; » c’est Musset qui a dit cela un jour qu’il se chauffait devant une bonne grille, ce qui prouve que tout est relatif dans ce monde.

  1. On appelle en anglais « brandy-nose » une trogne d’ivrogne.