Chroniques (Buies)/Tome I/Percé

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Typographie C Darveau (1p. 251-255).


4 h. jeudi matin.

Nous y sommes, mais je ne vois rien ; j’attendrai que les lueurs matinales glissent sur ma paupière alourdie. Cinq heures ! Le bassin se dessine et le cadre s’éclaire. Quel spectacle ! Qu’on se figure une baie de vingt milles de longueur se terminant en un bassin où peut loger une flotte de mille vaisseaux ! À droite et à gauche, deux rivières, séparées par le port, descendent le long des falaises de granit ; cà et là des collines sauvages, à couvertes de pâturages veloutés ; au bas, une petite suite de quais, des bateaux-pêcheurs, des goëlettes et quelques brigs balançant leurs voiles amollies au souffle tiède qui s’échappe du rivage ; quelque chose d’agreste, de naïf et de vigoureux comme le premier jet d’une grande création. Le bassin de Gaspé a du géant et de l’enfant, il étonne et charme, il a une harmonie délicate et saisissante à la fois ; c’est un bébé qui fait la tempête dans son berceau.

En quittant le bassin de Gaspé, nous remontons la baie qui, comme je vous l’ai dit, a vingt-et-un milles de long, jusqu’à Percé qui est sur le Golfe même. Cela nous prend près de deux heures. Notons en passant que Gaspé est le seul port sur toute la ligne des bateaux du Golfe où l’on mouille au quai même ; partout ailleurs, il y a trop peu d’eau et l’on débarque dans des chaloupes qui viennent du rivage chercher le fret et les passagers.

Percé est une des curiosités du Saint-Laurent. Si l’on croyait tous les récits fantastiques, auxquels la tradition ajoute son prestige, qui se débitent sur ce roc formidable, projeté dans une mer toujours houleuse, souvent orageuse, comme un défi audacieux de l’écueil à l’abîme, on n’en approcherait qu’avec une terreur mystérieuse mêlée d’angoisse. Percé proprement dit est un village de deux cents feux, établi sur un promontoire qui semble garder l’entrée du Saint-Laurent : ce promontoire n’a pas de hauteur, il n’approche en rien de nos montagnes du nord ; mais il est rugueux, menaçant, d’une hardiesse violente ; on dirait que sa longue lutte avec l’océan lui a révélé sa force et le pouvoir qu’il tient de Dieu de ne pas laisser les flots dépasser leurs bornes. C’est un archer du moyen-âge, bardé de fer, immobile dans son armure, et qui reçoit, invulnérable, tous les coups de l’ennemi.

Percé, en face de l’Atlantique qui le bat de ses tempêtes depuis des milliers de siècles, frémissant sous l’averse éternelle des flots, mais immuable comme un décret du ciel, morne, pensif, subissant sans murmure les torrents pleins de colères qui l’inondent, penché comme un dieu déchu qui expie dans l’éternité l’orgueil d’un jour, nous remplit comme d’une admiration douloureuse et d’une pitié grande et profonde.

En face du promontoire est ce rocher célèbre, long d’un demi-mille, couvert d’un plateau uni comme une mer calme, fendu verticalement en deux à l’une de ses extrémités, et, à quelques cents pieds plus loin, s’ouvrant dans les flots de manière à former une arche, rocher à pic, roide, droit comme un poids qui tombe, qui a donné son nom à l’espace tout entier de terre qui termine la baie de Gaspé et fait saillie dans le Golfe. Près de là est l’île Bonaventure, longue de quelques milles, où se trouve un des établissements de la maison Le Bouthillier ; et, en face, de l’autre côté de la baie, à trois lieues de distance, un autre rocher analogue, nommé La Vieille, qui a été miné par l’action des flots et qui s’est écroulé en partie, laissant une échancrure béante, noire, où tous les génies malfaisants de l’abîme doivent venir faire leur sabbat durant les tempêtes.

Le plateau du roc de Percé est la demeure des goëlands, des mouettes, des cormorans, des pétrels et des pigeons de mer. C’est là qu’ils déposent leurs œufs, chaque espèce séparément ; jour et nuit ils lui font un dôme de leurs ailes, et l’on entend leurs cris aïgus à travers les sifflements de la bise. On raconte qu’un hardi pêcheur avait réussi à fixer une corde au sommet du plateau, et qu’il s’en servait pour aller ramasser, en une seule nuit, sept à huit quarts d’œufs qu’il descendait au moyen de poulies attachées à la corde ; mais, un beau jour, la corde trop usée manqua, et, barils et pêcheur roulèrent dans l’abîme. Depuis lors, toute tentative de ce genre a été interdite par la loi.

Percé est le plus grand entrepôt de pêche de tout le Golfe. C’est là que les Robin ont leur principal établissement, sans compter ceux qu’ils ont à Gaspé et à Paspébiac. On voit du bateau sur le rivage les longues claies ou échasses sur lesquelles la morue sèche et d’où elle est expédiée aux Antilles, de même qu’au Brésil et au Portugal. Une multitude de bateaux-pêcheurs nous entourent, la plupart faisant la pêche à la morue, au hareng et au maquereau. Quel réservoir inépuisable que ce golfe St-Laurent ! Croiriez-vous que des goëlettes prennent de soixante-quinze à cent quarts de harengs en un seul jour, non-seulement pendant toute une saison, mais encore depuis des siècles chaque année, et qu’il n’y a aucune raison pour que cela finisse jamais !

Il en est ainsi du maquereau, si abondant qu’il fatigue les pêcheurs ; il n’y a qu’à jeter et tirer incessamment la ligne ; l’un met l’appât, l’autre hâle, et cela pendant trois mois de l’année, tous les jours. Le maquereau et la morue se pêchent à la ligne, une ligne parfois semée de cinquante hameçons ; le hareng est pris au filet, pêche rapide, mais sans émotions.