Chroniques (Buies)/Tome II/Le premier de l’an 1874

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Typographie C Darveau (2p. 3-8).

LE PREMIER DE L’AN
1874.



Encore une année de plus : encore une année de moins. Et quand on a répété ce calcul vingt, trente, quarante, quatre-vingt fois, on s’arrête tout à coup, et l’on reste muet pour l’éternité.

Le plus souvent même on n’attend pas que l’année soit finie ; il y a bien peu de gens qui meurent le 31 décembre, de même qu’il y en a bien peu qui naissent le 1er janvier. C’est sans doute par un esprit de haute impartialité et pour couper court à bien des réclamations, qu’on a choisi spécialement deux jours, l’un pour être la fin, et l’autre pour être le commencement.

Ces deux jours se suivent sans aucune interruption, sans le moindre intervalle. À la minute, à l’instant qui achève l’un, l’autre commence. Sur la route du temps, on ne peut jamais revenir ; il faut marcher, marcher sans cesse ; courbé, flétri, déchiré aux ronces du chemin, hors d’haleine, n’ayant plus même ce souffle de l’âme qui est l’espérance, sans ressort, souvent sans lumière, on marche toujours, éternel supplice, condamnation implacable !

Eh bien pourtant ! ils sont nombreux, ceux qui se hâtent, se précipitent, surtout dans notre siècle ; c’est une manière de tromper la durée. Ne pouvant rien enlever au temps, ni se dérober au terme fatal, ne pouvant détacher sa vue du gouffre aux éternels mugissements, l’homme veut s’éblouir, il court en désespéré sur les bords de l’abîme, s’élance vers l’endroit où il doit être englouti et se jette lui-même en pâture à l’oubli, comme le gladiateur épuisé se jetait sur le fer pour abréger le supplice.

Pourquoi compter les années à venir ? Qu’oses-tu souhaiter aux amis qui t’entourent ? Malheureux ! tu n’as même pas un lendemain à toi ! Tu te félicites, et déjà peut-être la mort t’apprête à cueillir le souhait sur ta bouche. Tu serres la main de tes amis !… prolonge un instant cette effusion, et peut-être sentiras-tu cette main froide. Le tombeau est sous tes pas… et tu t’enivres de l’ivresse de la vie ! Eh quoi ! ton passé même, ce passé que tu appelles le tien, n’est pas à toi, puisqu’il n’est plus. Toutes tes prières et tous tes efforts réunis ne pourraient t’en rendre une minute. Tu n’as rien, rien, si ce n’est l’espérance, plus trompeuse encore que tout le reste, puisqu’elle fait croire à un bonheur que jamais tu pourras saisir.

Cette année que tu appelles nouvelle, que tu reçois avec des transports trompeurs, avec une allégresse menteuse, qu’aura-t-elle de nouveau pour toi avant que le premier de ses trois-cent soixante-cinq jours ait apporté sa première veille ? Oublies-tu donc qu’elle vient à toi malgré toi ? que, voudrais-tu repousser un seul de ses dons funestes, tu n’en as ni le loisir, ni le temps, ni le pouvoir ? C’est un vainqueur qu’il te faut accueillir à ton foyer et auquel tu souris pour qu’il te ménage quelques jours de plus.

L’année nouvelle ! quelle dérision ! Et les hommes saluent cet astre qui va bientôt éclater sur leurs têtes ! Ils emplissent leur regard de ce rayon qui va les aveugler ! Ah ! sous tant de visages joyeux, sous ces rires éclatants, combien n’y a-t-il pas plutôt de larmes, combien de regrets pour la pauvre année qui s’en va, à toujours insaisissable, à jamais envolée !

Oui, toujours le deuil et l’espérance, côte à côte dans le sentier de la vie, jumeaux éternels enlacés sur le même tombeau, l’un se parant des fleurs flétries de l’autre et, l’instant d’après, mourant avec elles. Sur le berceau de l’année qui s’avance, tombe de l’année écoulée, nous restons, nous, tristes humains, comme ces crêpes qui tremblent suspendus au seuil d’un foyer que le mort chéri va bientôt délaisser pour toujours.

La mort ! la vie ! deux choses qui se tiennent l’une l’autre, inséparables comme les deux années dont l’une part en même temps que l’autre arrive. La terre que nous foulons aux pieds est remplie de la poussière des générations éteintes ; nous nous agitons sur des sépulcres ; nous vivons par la mort d’une foule d’autres existences, jusqu’à ce qu’à notre tour nous allions engraisser de nos corps inertes ce sol qu’aujourd’hui nous arrosons de nos larmes…

Offrez, offrez, puisque cela vous sourit, offrez vos souhaits à l’année nouvelle qui vient accumuler les ruines et hâter la chûte de vos espérances. Pour moi, je me retourne vers l’année qui expire : elle seule m’est chère, parce que je ne la redoute plus ; je n’avais pas salué son aurore, mais aujourd’hui je lui crie avec toute mon âme :

« Ah ! pauvre et chère année ! ne t’en vas pas si tôt. Reste encore un jour, une heure : tu emportes trop de nous-mêmes avec toi ; tu emportes tout, hélas ! et tu ne laisses rien, rien que des regrets. Tu n’avais que trois cent soixante-cinq jours à vivre ; pour toi, le terme fatal était marqué, connu d’avance, et dans ton berceau tu portais ton linceul.

« Comme l’année nouvelle qui arrive aujourd’hui, empressée, joyeuse, rayonnante, les mains chargées de promesses et la figure de sourires, tu t’annonçais toi-même il y a un an, un an seulement, et déjà tu meurs ! Combien d’entre nous qui t’avaient embrassée avec des bras vigoureux, un cœur plein d’illusions, et qui t’ont précédée dans la tombe ! J’ai compté mes jeunes amis disparus qui avaient plus le droit de vivre que moi, et je regarde en tremblant l’année qui te suit. Il me semble qu’elle porte un crêpe mal caché dans les fleurs éclatantes qui la parent.

« Non, je ne puis te saluer avec une âme joyeuse, toi qui vient m’annoncer une année de moins dans la vie, une année de plus dans l’amertume des souvenirs. Pour toi je ne prendrai pas cet éclat de fête dont s’entourent à ton approche les malheureux que tu séduis. Va, je connais ton faux sourire ; tu viens, comme toutes tes devancières qui promettent le bonheur, et qui s’en vont avec des cœurs brisés, des existences flétries : j’ai trop longtemps salué ces trompeuses aurores ; j’ai trop longtemps mêlé mes souhaits et mes caresses aux réjouissances qui les accompagnent. Pour toi, nouvelle venue que tout le monde choie et adore comme un soleil levant, je n’aurai pas une flatterie, pas un baiser…

« Aujourd’hui, l’on s’embrasse, on se fait tous les souhaits de bonheur ; on se réconcilie. Ceux qu’une vétille ou un faux amour-propre a tenus éloignés pendant des mois, saisissent cette bonne chance de se serrer de nouveau la main ; il est si bon de se rapprocher ! Mais cela dure un jour, et je n’ose compter les baisers que le lendemain on regrettera peut être.

Si, du moins, année nouvelle, tu venais apporter le pardon à tous les cœurs qui souffrent, si tu venais vraiment pour couvrir d’un voile éternel les regrets que nous laisse l’année mourante, alors je te saluerais comme une bienfaitrice, toi que je crains de maudire.

Qui sait, pourtant, qui sait… si tu ne portes pas l’espérance ? Sur ton front vierge, que rien ne ternit encore, n’y aurait-il donc place que pour le mensonge ? Ne ferais-tu que succéder à l’année qui s’en va, sans ensevelir avec elle tous les maux qu’elle a semés ? Non, non, viens. Et qu’importe après tout ! Qu’importe que tu ajoutes ton poids à celui que nous traînons tous, que je traîne, moi, depuis trente-quatre ans, trente-quatre ans que je n’ai plus aujourd’hui, et l’avenir !… l’avenir, qu’il va falloir subir !

J’ai passé l’été de la vie, mais je cherche en vain maintenant le soleil qui l’a échauffé. Que me feraient du reste ses rayons impuissants ? Pourraient-ils arriver jamais dans la nuit de mon cœur ? Avant même que les fleurs eussent paru sur l’arbre de ma vie, les orages en avaient déjà emporté et balayé au loin toutes les feuilles.

Et maintenant je m’arrête sur le tombeau de ma jeunesse et de ma force ; je voudrais retenir un instant l’heure qui fuit en ne me laissant pas même le loisir de pleurer. Mais non, non, inutiles efforts !

Allez, passez, effacez-vous, jours à jamais perdus. Vous n’êtes plus maintenant que des souvenirs. Il faut briser, nous séparer pour toujours… Toutes les images chéries que vous m’aviez montrées à votre aurore sont déjà depuis longtemps évanouies ; elles ne vous ont pas attendus pour s’envoler loin de moi. Suivez-les, suivez-les dans leur tombe ; nous, nous restons avec notre deuil, avec nos douleurs qui, seules, vivront autant que nous.