Chroniques (Buies)/Tome II/Quelques pensées

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Typographie C Darveau (2p. 321-324).

QUELQUES PENSÉES.



Pourquoi voit-on tant de bassesses tous les jours et qui peut rabaisser ainsi le caractère des hommes ? C’est la faiblesse de penser que les autres sont meilleurs que nous-mêmes et de croire leur estime au dessus de notre mérite. C’est la lâcheté de vouloir paraître non pas ce que nous sommes, mais ce que d’autres veulent que nous soyons, nous effaçant ainsi sans cesse au point de nous croire indignes du bien même que nous faisons.

Ce n’est pas notre propre fonds que nous cultivons, ce sont les jugements d’autrui ; ce sont ses erreurs, ce sont ses préjugés, ses jalousies et ses envies.

Nous n’avons plus même de vertus qui soient à nous en propre et nous ne voulons que celles qu’on nous reconnaît ou qu’on nous prête.

Le propre du respect humain, c’est de vouloir paraître vertueux au prix de la vertu elle-même. Il faut qu’on soit loué, et dès lors on se croit homme de bien ; mais ce ne sont pas les hommes qui font la vertu, c’est la vertu qui fait les hommes.


Un peuple est toujours jeune tant qu’il conserve l’esprit de progrès. L’homme qui est sur le retour de l’âge s’affaiblit de jour en jour ; mais les peuples, qui se composent de générations, se renouvellent sans cesse. Seules, les nations qui interdisent la critique sur les choses qui les intéressent le plus, comme la religion, le gouvernement et les lois, ne peuvent échapper à la décadence.

Il se peut qu’un peuple diminue ou s’efface, mais il se retrouve toujours plus tard chez le peuple qui lui succède et qui fait une étape de plus en avant.

C’est nous qui sommes les vieux, et ce sont les anciens qui étaient les jeunes. Il ne faut pas se renfermer dans le sens de nation, mais se mettre au point de vue de l’humanité, pour être dans le vrai.




Sylla fit voir aux Romains qui commençaient à être énervés tout ce que peut faire celui qui ose. Plus tard, Auguste montra aux Romains devenus esclaves tout ce qu’on peut faire sans rien oser.

Quand on veut établir la tyrannie, c’est du peuple qu’on se sert. On a toujours vu les ambitieux commencer par attaquer ou par corrompre les lois établies dans les états qui ont perdu leur liberté ; puis plonger le peuple dans une licence sans bornes, état qui ne peut durer à cause de son excès même : et comme on ne peut rendre à un peuple corrompu le respect des lois, il n’y a plus que la tyrannie qui puisse faire cesser la licence.

La Liberté consiste dans le pouvoir de faire tout ce qu’autorisent les lois qui ne peuvent avoir d’autre but que de la garantir. Dans les états asiatiques, les lois semblent destinées à fortifier le despotisme ; c’est pourquoi elles y sont si peu respectées. On y voit un pouvoir qui peut tout entreprendre, et un troupeau d’hommes qui ne peut jamais assez s’abaisser. Nul pouvoir intermédiaire pour protéger les uns et pour réprimer l’autre. En effet, si vous ne savez pas employer le seul moyen propre à vous défendre, si vous n’avez jamais connu l’exercice des lois, vous n’êtes bons qu’à servir.

C’est le respect aveugle de l’autorité qui fait le soutien et la force du despotisme. On n’ose contester ce qui est établi depuis si longtemps : l’usurpation, l’arbitraire, les excès de tout genre deviennent des droits ; car le despotisme ne peut se soutenir sans créer toute espèce d’abus, sans violenter la pensée, les instincts, sans diriger sans cesse les hommes vers l’obscurcissement et sans porter incessament la corruption dans les mœurs ; il l’engendre comme l’eau stagnante produit la boue.




Le mobile des progrès modernes, c’est la liberté individuelle. Cette liberté, sans les associations, est inféconde. Les associations, sans la liberté, sont des engins de tyrannie.




Les républiques ont besoin de progrès et d’activité continuels ; car rien n’est ardent comme les passions des hommes libres. La liberté est comme le volcan qui se consume lui-même quand il ne peut éclater au dehors.



Les sciences positives naissent des rapports qu’il y a entre les choses ; c’est parce que ces rapports sont absolus que les sciences positives présentent un objet sûr à étudier.




L’espace étant infini, la durée doit l’être. L’un implique nécessairement l’autre. On ne conçoit pas un espace qui n’a pas de bornes sans une durée corrélative qui s’étend à tout ce qu’il renferme.




La vie ne se mesure pas au nombre de jours qu’on a vécus, car cela, ce n’est rien, rien, mais à la quantité et à la valeur des choses qu’on a faites.




Ce qui est divin ne peut se démontrer par des moyens humains ; cela s’impose, éclate par l’évidence. Dieu se manifeste et ne se démontre pas. Si l’on pouvait le discuter, il n’existerait plus.




La marche lente du progrès est sans doute celle qui convient le mieux, car les intérêts qu’elle blesse ne sont que passagers et se confondent bientôt dans les résultats généraux. Il en coûte trop de détruire brusquement tout un système ; les révolutions violentes ne peuvent naître qu’à la suite de nécessités impérieuses trop longtemps méconnues.