Chroniques (Buies)/Tome II/Le préjugé

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Typographie C Darveau (2p. 311-320).

LE PRÉJUGÉ


Voici le roi de l’univers. Devant lui tous les fronts s’inclinent. Souverains de tous les pays, chapeau bas ! voici votre maître à tous ; c’est le roi des rois, le seigneur des seigneurs. Justice, lois, institutions, tout cela passe ou change avec le temps, les mœurs ou les pays : lui seul, le préjugé, est universel, toujours absurde, souvent odieux, mais impérissable. Il y a bien quelque chose, comme le bon sens, pour lequel les hommes ont un culte idéal, qu’ils invoquent à chaque instant, mais, dans la pratique, ils n’en tiennent aucun compte.

Le préjugé ne connaît aucun obstacle, aucune résistance, aucune froideur ; les plus sages et les plus vertueux des hommes lui obéissent ; il a plus de prix que tous les liens, que tous les devoirs. C’est qu’il n’existe rien au monde, parmi toutes les choses qui portent des noms chers et vénérés, d’aussi profondément humain, je veux dire d’aussi contradictoire, d’aussi capricieux, d’aussi égoiste, d’aussi déraisonnable, d’aussi despotique que le préjugé. Il est le résumé de toutes les petitesses, de toutes les hypocrisies et de toutes les lâchetés, et voilà pourquoi il l’emporte sur les conseils de la raison, du devoir et du sentiment.

Anomalie, contresens, dérèglement monstrueux, d’où vient qu’il est irrésistible ? Comment naît-il ? quelle est sa raison d’être et surtout de durer ? Pourquoi, lorsque la vérité est si facile, si accessible, à la portée de tous, pourquoi, lorsque le bonsens serait si commode, a-t’on recours à ce tissu de fictions, d’inégalités et d’injustices qui constituent le fond de toutes les sociétés humaines ? Pourquoi, lorsque la pente naturelle s’offre d’elle-même, ouverte devant tous, sûre et facile, préfère-t’on prendre mille détours, s’égarer dans toute espèce de sentiers épineux et pleins d’embûches ? C’est que l’homme, ce petit sot ridicule, ce fat incorrigible, veut toujours faire exception. Suivre la loi naturelle, ce serait être comme tout le monde devrait être, et il suffit que tout le monde doive être ainsi pour que personne ne le veuille.

Sortir du commun, c’est là la source de tous les travers, de tous les ridicules, disons le mot, de tous les préjugés. D’un homme seul, le préjugé gagne souvent un groupe, une classe, un peuple, un pays, des pays tout entiers. De là viennent une foule d’usages, de manières de faire, de juger, de se conduire, qui sont aussi détestables qu’insensés. Eh bien ! le croirait-on ? Sans toutes ces bêtises, érigées en autant de maximes sociales, en code d’habitudes et de rapports mutuels, l’homme ne serait pas gouvernable.



C’est la convention qui est la règle commune. On la met en axiôme, en proverbe, et, une fois devenue proverbe, qui oserait l’attaquer ? Un proverbe ! n’est-ce pas le résumé en quelques mots de la sagesse et de l’expérience des nations ? Ce qu’on prend la peine de formuler avec une concision et une netteté dogmatiques, ce qui se transmet de bouche en bouche et d’âge en âge pendant des siècles, ce qui semble faire partie du fonds de vérités élémentaires commun aux hommes de tous les pays, les plus distants comme les plus différents entre eux, évidemment cela est incontestable, fondé en droit et en raison, appuyé de l’assentiment de tous. Il est convenu qu’il n’y a plus à en discuter, de même que de ces bonnes expériences physiques qui, répétées dans des lieux et des temps divers, produisent toujours les mêmes résultats.

Hélas ! et dire que ce sont précisément les choses les plus anciennes, les mieux établies, qui sont presque toujours les plus fausses et souvent les plus injustes. Montrez-moi une grosse erreur, quelque grande iniquité, et je vous dirai qu’elle a l’âge du genre humain. C’est la vérité qui est récente ; et la vérité, chose très-claire, très-évidente, très-facile à découvrir pour des êtres qui sauraient conduire leur raison, devient introuvable par l’homme, si ce n’est à force d’études et de labeurs. C’est sa simplicité même qui la rend difficile à établir ; il y a tant de choses insensées et injustes, qui sont nécessaires, que le pauvre bon sens ne peut plus se faire une place.



Avant que les hommes se fûssent décidés, il y a guère plus de trois siècles, à diriger l’étude scientifique par la méthode et par l’expérience renouvelée sur la matière, le préjugé avait envahi jusqu’à la science même.

La recherche assidue de la cause, l’examen persistant du fait semblaient être trop audacieux pour l’homme. Il devait s’incliner devant un pouvoir supérieur sans chercher à comprendre les lois qu’il avait établies, comme si elles étaient en dehors de son atteinte. Une nuit noire enveloppait le monde qui s’en rapportait au préjugé, c’est-à-dire à l’erreur érigée en doctrine. Il était convenu que le soleil tournait et non pas la terre ; il était convenu qu’il ne fallait pas disséquer un cadavre, et de même, dans toutes les branches possibles des connaissances humaines. L’expérience semblait interdite comme une profanation de la nature. C’était le secret de Dieu et l’homme n’y devait pas pénétrer. On ne savait rien de la chimie et la physique était pleine de tâtonnements puérils ; la géologie était encore à naître, et personne n’eût même osé soupçonner la paléontologie qui a refait des mondes disparus.

Il en était de même dans l’ordre moral. L’histoire n’était guère qu’une suite de fictions et de légendes, et les plus ridicules récits étaient admis sur la foi d’auteurs qui se copiaient les uns les autres. On suivait dans cette branche importante les mêmes errements que dans tout le reste : dès qu’une chose était affirmée et écrite, elle prenait cours et personne ne se fût avisé de la contester. De là tant d’absurdités régnantes. Mais vint la critique, qui apporta dans l’histoire la méthode scientifique ; elle y introduisit l’expérience, sans se soucier de la croyance générale et des opinions reçues ; elle analysa le fait, le plaça en face des témoignages indépendants, l’étudia sur les lieux, appela à son secours la lumière des probabilités et des circonstances environnantes ; elle le confronta avec la raison, et, non rassurée encore, elle s’aida de toutes les découvertes de la science. Ce fut comme une révélation, et l’histoire légendaire dut s’enfuir avec un cortège énorme d’enfantillages, qui avaient été jusqu’alors autant de choses reconnues, incontestées et incontestables.



Lorsque le grand Bacon, fatigué des incertitudes et des incohérences grossières au milieu desquelles se traînait péniblement la science, affirma qu’elle n’avancerait à rien sans la méthode et sans soumettre la nature entière à une expérience illimitée ; lorsque Newton, se plaçant résolûment en face d’un simple fait, peut-être le plus ordinaire d’entre tous, eut l’audace d’en rechercher la cause et qu’il y découvrit la grande loi universelle, celle de l’attraction ; lorsque Galilée, faisant, aussi lui, de l’expérience indépendante des textes et du préjugé commun, trouva la marche de notre planète en arrêtant pour toujours le soleil, ils ne savaient peut-être pas, tous ces grands hommes, qu’ils enfantaient un monde infini, qu’ils donnaient naissance à une humanité nouvelle pour qui le merveilleux et la fiction, c-à-d. le préjugé dans la science, allaient disparaître pour toujours ; ils ne savaient pas quelle impulsion ils donnaient tout-à-coup à l’homme lancé librement dans l’immensité, pouvant fouiller à son gré tous les mystères de la nature. Ils avaient révélé une loi ; cette loi appliquée a fait découvrir un monde de choses qui épouvantent l’imagination : ainsi, le soleil, que l’on regardait comme le satellite de la terre et qui est douze cent mille fois plus gros qu’elle, le soleil, avec son énorme cortège de planètes, dont une, Uranus, roule à 732 millions de lieues de lui, sans compter les comètes qui se meuvent aussi dans sa sphère d’attraction et qui mettent des siècles à parcourir leur orbite (celle de 1680 n’achève sa révolution qu’au bout de 88 siècles et s’éloigne à trente-deux milliards de lieues), eh bien ! le soleil, avec tout son système qui nous paraît à nous, pauvres humains, l’immensité même, n’occupe qu’un tout petit coin de l’espace ; il n’est rien en comparaison d’une multitude infinie d’autres astres tous des milliers et des millions de fois plus grands que lui et dont la lumière, celle de certaines nébuleuses par exemple, mettrait, en parcourant 77 mille lieues par seconde, cinq millions d’années à parvenir jusqu’à nous !………

Pour révéler à l’homme un pareil infini, pour lui faire comprendre et admirer la création, pour donner une idée exacte de la puissance et de l’immensité de Dieu, on voit qu’il valait bien la peine de détruire quelques préjugés, de placer la science dans sa voie véritable et de lui donner ensuite libre carrière.



Depuis lors, il est tombé une foule de choses, et l’échafaudage de puérilités arrogantes sur lequel la plupart des sociétés se basaient, a été ébranlé de toutes parts. Les peuples, encore à l’état d’enfance, quoique les arts et les lettres eûssent brillé d’un vif éclat chez quelques uns d’entre eux — l’âge mûr de l’humanité étant celui de la science — les peuples, dis-je, avaient besoin du merveilleux pour être dirigés et contenus ; ils ne se fûssent soumis à aucune loi purement humaine ; aussi les législateurs et les souveraine se donnaient-ils presque tous une origine divine ; les uns, même, se disaient fils de dieux et l’obéissance qu’ils réclamaient tenait du culte ; d’autres prétendaient simplement exercer leur autorité en vertu d’un droit divin, d’une délégation directe de la divinité qui avait fait choix pour chaque peuple d’un homme unique et lui avait départi, à lui et à ses descendants, la possession absolue et éternelle de ce peuple.



Il ne reste plus rien aujourd’hui de ces tristes enfantillages qui ont coûté tant de larmes et de sang à bien des peuples ; et le préjugé, banni de la science, de la philosophie et de l’histoire, s’est réfugié dans les mœurs, dans les habitudes, dans les goûts, dans la conduite, gardant encore un empire considérable dans les lois. Son domaine est partout dans les actes de la vie et dans les usages de chaque peuple, et tant que les hommes auront de l’imagination, le préjugé sera souverain. Sans lui, que de choses déraisonnables, mais charmantes, que d’absurdités délicieuses disparaîtraient ! C’est à lui qu’on doit la plus grande quantité de poésie qui reste encore à la pauvre humanité : c’est à lui qu’on doit bien des héroïsmes et bien des dévouements qui font sourire la raison, mais qui exaltent et embrasent le cœur. Toutes les sublimes folies, qui produisent souvent de très-grandes choses, viennent du préjugé, et c’est pour cela qu’il se maintient, malgré tout le mal qu’il a pu faire en revanche.

Le préjugé, c’est l’illusion ; de là son charme, de là sa vertu, de là son empire universel. Il est plus nombreux que les sables de la mer, attendu qu’il se multiplie dans chaque homme qui est un membre de la postérité d’Abraham. Aussi, comment passer en revue cette armée innombrable ? Il y a quelques préjugés pourtant que j’aimerais bien à attaquer de front, là, de suite, hardiment, puisque nous y sommes, et parce qu’ils sont bêtes, raison de plus pour être tout puissants :

« Il faut toujours prendre un juste milieu dans les choses », disent…… toute espèce de gens. Ah ! et indiquez-moi, s’il vous plaît, où vous en arriverez avec cela. La vérité est absolue ; elle ne comporte pas de juste milieu, elle est à l’un ou à l’autre des extrêmes ; tout le reste n’est que tolérance et convention. Pour vous former une idée exacte, une opinion que vous croyez saine, entre deux opinions diamétralement opposées, vous prenez un juste milieu ! Vraiment, ceci dépasse toute sottise ! De ces deux opinions, à coup sûr, l’une est juste et basée sur le fait tel qu’il s’est réellement passé. Votre juste milieu, tout arbitraire, tout idéal, n’est basé sur rien. Que diriez-vous d’un homme qui, placé entre deux chemins dont l’un mène directement à l’endroit où il veut se rendre, et dont l’autre conduit exactement à l’opposé, prendrait un troisième chemin entre les deux afin d’arriver plus sûrement ? C’est là le juste milieu, la plus sotte erreur qui ait jamais été imaginée, et l’une des plus dangereuses surtout, parce qu’elle se présente avec un caractère de modération et de conciliation qui attire et en impose. Le tout, dans la vie, est de savoir lequel des deux chemins mène au but qu’on veut atteindre ; pour cela, il faut bien des recherches, bien des obstacles renversés avant que l’évidence éclate ; mais on arrive presque toujours en se servant de sa raison, tandis que, par le juste milieu, on n’arrive jamais à rien.

Cet axiôme, cependant, tout stupide qu’il est, a la prétention d’être sage ; être sage, c-à-d. être ni l’un ni l’autre. Il est surtout en grand honneur parmi nous, peuple de gens modérés, s’il en est. Et en quoi, je vous prie, le milieu est-il plus juste que les extrêmes ? Je voudrais bien savoir comment, flottant entre deux erreurs, je les rectifierais et je trouverais la vérité en me plaçant exactement entre elles deux. Ayez horreur du juste milieu comme de l’eau tiède ; soyez extrêmes ; il vaut mieux être complètement dans l’erreur que de traiter la vérité comme si elle se partageait. Ceux qui la traitent ainsi ne l’aiment pas, ne la cherchent pas, et ne peuvent ni la trouver ni la défendre.



Il y a un autre préjugé passablement ridicule et injuste, familier surtout aux gens de collège, ce qui n’empêche pas qu’il se répande aussi beaucoup dans le monde : « Un tel a beaucoup d’esprit, ou d’imagination, ou de mémoire, donc il n’a pas de jugement. »

Cette manière d’exclure la raison chez les hommes brillants me paraît un peu péremptoire. Parce que vous avez des dons agréables, il faut absolument que vous n’en ayez aucuns de sérieux ! C’est bizarre et c’est prétentieux que de vouloir réformer ainsi l’œuvre de la création. Je ne sache pas, pour moi, que les facultés de l’esprit s’excluent entre elles, je ne vois pas qu’un homme d’un bon jugement soit fatalement lourd et obtus, ni qu’un autre, ayant l’esprit, l’imagination ou la mémoire en partage, soit un écervelé, un exalté, et qu’on ne puisse reposer aucune foi dans son bon sens. Il en est ainsi cependant, et vous vous trouverez invariablement victime de l’une ou de l’autre défiance, suivant que vous avez l’un ou l’autre de ces dons.

Je m’arrête ici dès le commencement de cette revue des travers humains, pour ne pas me laisser entraîner sur une pente sans fin. Que de choses il y aurait à dire sur les préjugés de race, de secte, de classe !…… etc……… Beaucoup, beaucoup de choses pour et contre : car si les préjugés sont des écarts de la raison, certaines conditions sociales étant données, ces écarts sont nécessaires, légitimes, louables même. Sans eux, les hommes ne s’attacheraient ni ne se dévoueraient à rien ; il n’y aurait plus ni patriotisme, ni conviction, ni amour, la plupart des vertus mêmes disparaîtraient, et l’humanité serait tirée au cordeau, scientifiquement dressée, mais tout prestige, toute illusion, tout charme en seraient bannis. St. Paul disait : « Il est nécessaire qu’il y ait des hérésies » ; de même pouvons-nous dire : « Il est nécessaire qu’il y ait des préjugés. » Bien des erreurs sont douces et chères ; et bien des travers, bien des ridicules apportent plus de joies et de consolations au pauvre genre humain qu’ils ne lui causent de souci.

Tant que nous ne serons pas parfaits, ayons des préjugés ; mais efforçons-nous de les borner exclusivement au domaine des mœurs, des usages, des habitudes, et bannissons-les de celui de l’intelligence ; attaquons surtout ceux qui se parent de la raison elle-même pour la défigurer et défions-nous bien des proverbes.