Chroniques (Fabre)/26

La bibliothèque libre.
Imprimerie L'Événement (p. 185-190).

À PROPOS DE CHEMINS DE FER.


Québec, 17 mars 1868.


Vous me voyez aujourd’hui triste et abattu ; je promène sur l’horizon un regard voilé, comme si j’espérais qu’un photographe, eu quête de portraits pour album, me saisît en cette attitude rêveuse. Aies confrères m’entourent et m’interrogent. Je trouve à grande peine, dans la tendre affection que je leur porte, la force de répondre à leurs questions.

— Vos abonnés vous quittent peut-être, insinue doucement l’un d’eux.

Je lui lance un regard furieux.

— Mon cher, lui dis-je, il ne faut pas plaisanter un éditeur de journal au sujet de ses abonnés. Il n’entend pas badinage à ce propos. Dites-lui qu’il écrit mal, que sa gazette ne vaut pas le papier sur lequel elle s’imprime : il supportera ces injures avec philosophie, pourvu que vous ayez l’air de croire qu’il y a six mille personnes qui paient d’avance le plaisir de le lire.

Pressé de questions, je finis par avouer la cause de mon chagrin.

— Je m’ennuie, leur dis-je, de n’avoir pas, au moins, un chemin de fer à faire construire !

Un cri d’étonnement part de toutes les poitrines.

— Oui, leur dis-je, le plaisir de croiser le fer avec vous, de temps à autre, ne me suffit plus. Il me plairait de doter mon pays d’une nouvelle voie ferrée, pour me délasser la main de la besogne d’écrire. Deux heures sonnées, mes articles imprimés, j’irais faire abattre un pan de forêt vierge et dresser, dans l’ombre, une station où les gourmets de la presse viendraient, de temps à autre, souper. Bien supérieur à Tite, qui, s’il eut vécu à notre époque, n’aurait pas même été directeur du chemin de fer (petite vitesse) de l’industrie, je verrais mes bonnes actions de chaque jour cotées au pair.

Après avoir laissé mes auditeurs se remettre un peu de leur émotion, je repris d’une voix douce et entraînante à la fois :

— J’aimerais à avoir mon petit million d’acres de terre sur les bords du St.-Maurice, tout comme un autre. Au fait, pourquoi ne nous partagerions-nous pas cette contrée, qui n’est point habitée, mais qui, certes, mérite de l’être ? Qu’attend-on pour la distribuer, par petits morceaux, aux journalistes ? Que les castors s’y mettent ! Nous écririons moins d’articles, parfois mal sonnants aux oreilles délicates de quelques ministres, si nous avions, chacun, à nous occuper du défrichement de cent mille acres de terres incultes. Nous rentrerions le soir si fatigués, que nous n’aurions que la force d’envoyer à l’imprimerie ces simples mots :

« Bonne nuit, lecteurs ; dors, gouvernement excellent. »

Ce serait charmant ; nous fonderions un hameau de journalistes, qui, plus tard, deviendrait une ville où il n’y aurait que des publicistes. Là on naîtrait avec des idées. On n’aurait qu’à se baisser pour ramasser du talent. L’imagination déploierait en paix ses ailes et s’élèverait d’un vol égal, jusqu’aux cieux ; la fantaisie rirait à toutes les fenêtres, chanterait sur toutes les branches. On verrait partout l’esprit courir, et on ne le saisirait nulle part.

Chacun de nous, en quittant la vallée du St. Maurice pour un monde meilleur, laisserait son nom à un coin de forêt, à un endroit pittoresque. Dans cinquante ans, le voyageur ferait l’ascension du Mont-Cauchon, descendrait dans les souterrains découverts par Évanturel, pénétrerait jusqu’au fond des grottes cristallisées qu’éclairerait, comme une lampe ardente, la mémoire de Provencher.

— Vous voyez cet orme superbe, dirait le guide des voyageurs dans le St.-Maurice. Eh bien, c’est là que, par un beau soir d’été, Dunn, nonchalamment étendu sur l’herbe, improvisa ce passage sublime qui, inséré plus tard dans le douzième volume de ses œuvres complètes, créa une si vive sensation dans le monde des lettres et attroupe encore les lecteurs.

Cette vaste plaine où l’on voit tantôt une colline verdoyante, tantôt un ravin profond, ici un bouquet d’arbres, là-bas une prairie en fleurs, est l’image fidèle du talent de Carle Tom.

Ce ruisseau qui côtoie les bois en gazouillant, c’est Sulte ; ce lac tranquille, que l’on aperçoit sous l’ombrage, berça longtemps Renault ; cette fontaine dont les eaux minérales conservent au parti démocratique le peu de vigueur et de teint qui lui reste, coula en plein Journal de St-Hyacinthe ; ce torrent qui déborde et s’effondre tout à coup en une chute profonde, emporta un jour l’Union Nationale. Cette chaîne de montagnes, que les géographes ont appelée tour à tour l’Ordre, la Revue Canadienne et le Nouveau-Monde, élève jusqu’au haut des airs, jusque dans les cieux, le nom de Royal.

Mais je n’en finirais pas si je voulais énumérer tous les beaux sites qui porteraient avec orgueil les noms déjà célèbres de mes confrères.

Voilà les pensées, les rêves qui m’obsédaient, l’autre jour, après avoir lu, dans le Canadien, que notre confrère M. Cruchon avait tenté d’escamoter au gouvernement local et d’emporter, dans le fond de son chapeau, un million et demi d’acres de terres toutes neuves. Cela m’a fait venir l’eau du St.-Maurice à la bouche. Je connais bien peu de publicistes qui refuseraient d’aller passer la belle saison à quarante milles des Trois-Rivières, si l’on ajoutait les revenus d’un chemin de fer, même tout petit, à leurs appointements ordinaires.

Il faudrait cela pour réhabiliter les chemins de fer dans l’opinion publique. On ne doit pas se dissimuler, qu’en général, ils sont mal vus parmi nous. D’abord, nous craignons toujours qu’ils n’enrichissent quelqu’un ; et ce que l’on aime le moins en notre sage pays, c’est ce qui fait la fortune du voisin. Dès que l’on n’amasse pas d’argent soi-même, on se demande pourquoi les autres en amasseraient ; et d’un commun accord, d’un seul élan, on court sus à l’entreprise, on abat la spéculation qui ose montrer la tête.

Puis, le chemin de fer de l’Industrie ne fascine personne et le Grand-Tronc n’est pas populaire. La plupart de nos concitoyens sont sous l’impression que le pont Victoria a été construit à même les sueurs du peuple. Chaque fois qu’un train du Grand-Tronc déraille, ceux qui ne sont pas dedans s’écrient :

— C’est bien fait ; cela leur apprendra à construire des chemins de fer avec notre argent !

Il y a des gens qui s’étonnent très-sincèrement que l’on fasse payer le prix du passage sur un chemin de fer qui coûte si cher… aux actionnaires anglais.

— Il est temps que l’on voyage pour rien, au moins entre Montréal et Québec, s’écrient-ils avec conviction.

Tant il est vrai qu’on ignore encore, en plus d’un quartier, que le Grand-Tronc est un cadeau qui nous est venu d’Angleterre, et que nous avons eu à peine à en payer le fret.

J’ai rencontré, un jour, en Europe, un actionnaire du Grand-Tronc ; il portait assez bien son malheur. Il me dit qu’il ne regretterait pas son argent perdu, si je lui assurais que les habitants du pays étaient pénétrés de reconnaissance à l’endroit de leurs bienfaiteurs d’outre-mer. Je ne crus pas devoir lui enlever cette dernière illusion, qu’il aurait échangée bien volontiers, du reste, pour le moindre dividende payé sur l’heure.

La conversation s’animant — nous étions à table, à Nantes

— il m’offrit ses actions pour un panier de champagne. Je le remerciai, en lui disant qu’il n’y avait plus de place dans ma malle. Il se paya de cette excuse banale.

La presse aurait bien vite fait revenir l’opinion publique de ses préventions contre les chemins de fer, si elle s’y mettait avec quelque ardeur. Mais il faudrait nous intéresser dans l’opération. Sans cela, nous continuerons à vanter par dessus tout le Philodonte du Dr. Pourtier.


Québec n’est plus que la seconde capitale du royaume. C’est à Ottawa, maintenant, que l’on fait rôtir les projets de loi. Tous les bons cordons bleus politiques du Canada y sont réunis, et le télégraphe nous transmet, chaque jour, un fort parfum s’échappant de la cuisine parlementaire. Avec le flair d’une ville qui a vu quarante sessions, nous devinons vite si le morceau est cuit à point et si la majorité arrive bientôt au degré de chaleur suffisant pour embraser le budget.

N’importe ! il nous plairait fort de voir les choses de plus près et de rôder, toute la journée, autour des fourneaux de l’État. L’air même est nourrissant en ce voisinage, et il peut arriver que, frappé de votre bonne mine, quelque haut personnage vous invite à la table du conseil.

Mes concitoyens québecquois avaient la bien douce habitude de vivre, dormir et souper aux côtés du gouvernement. Chaque année, on sonnait la cloche sur la Plateforme, et aussitôt le parlement paraissait, de l’autre côté de la rive, frais, pimpant, endimanché, plus jeune que jamais. La vieille capitale et le beau parlement flirtaient ensemble.

Nous avons eu, il est vrai, la législature locale ; mais une session d’un mois et demi ne saurait assouvir l’appétit d’une ville, qui consommait des séances de vingt-quatre heures, sans en éprouver la plus légère incommodité.

Nous nous ennuyons de ne plus entendre M. McKenzie. Nous aimions à voir M. Rymal. À mon retour d’Ottawa, quelqu’un m’a demandé si M. Tom Fergusson avait vieilli, depuis l’avènement de la confédération.


Après les affaires politiques, le sujet de nos préoccupations est le pont de glace devant la ville.

Les anciens ne s’entendent pas sur la date de son départ. Les uns prétendent reconnaître, à certains signes, qu’il n’a pas hâte de s’en aller ; les autres pensent, au contraire, qu’il fait ses malles à la sourdine.

On ne sait même pas au juste si, actuellement, il est solide ou non. La discussion est interdite sur ce point : les privilèges accordés par la constitution anglaise s’arrêtant au rivage.

Tant que le pont n’est pas parti, il doit être considéré comme le meilleur que nous ayons eu. Il faut le traverser sans manifester aucune inquiétude. Si l’on retournait seulement la tête, on serait, à l’instant, changé en Montréalais !