Chroniques de France/04

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LA TERRASSE DE LA BASTILLE.


IV.


Mon père, vous dormirez tranquille, je pense, quoique ce soit la première veille d’armes de votre fils !


Ainsi, Paris imprenable pour le puissant duc de Bourgogne, et sa nombreuse armée, avait, comme une courtisanne capricieuse, nuitamment ouvert ses portes à un simple capitaine commandant de sept cents lances. Les Bourguignons, la flamme d’une main, le fer de l’autre, s’étaient épandus dans les vieilles rues de la cité royale, éteignant le feu avec du sang, séchant le sang avec du feu. Perrinet Leclerc, cause obscure de ce grand événement, après y avoir pris ce qu’il en désirait avoir, la vie du connétable, était rentré dans les rangs du peuple, où l’histoire désormais le cherchera vainement, où il mourra obscur comme il y était né inconnu, et d’où il était sorti une heure pour attacher à l’une des plus grandes catastrophes de la monarchie son nom populaire, tout ébloui de l’immortalité d’une grande trahison.

Cependant par toutes ses portes fondaient sur Paris, comme des vautours sur un champ de bataille, les seigneurs et les hommes d’armes qui voulaient emporter leur part de cette grande proie, que jusqu’à cette heure la royauté seule avait eu le privilége de dévorer. C’était d’abord L’Île-Adam, qui, arrivé le premier, avait pris la part du lion ; c’étaient le sire de Luxembourg, les frères Fosseuse, Crèvecœur, et Jean de Poix ; c’étaient derrière les seigneurs, les capitaines des garnisons de Picardie et de l’Île-de-France ; enfin, c’étaient à la suite des capitaines, les paysans des environs, qui, pour ne rien laisser après eux, pillaient le cuivre, tandis que leurs maîtres pillaient l’or.

Puis quand les vases des églises furent fondus ; quand les coffres de l’état furent vides, quand il ne resta plus une frange ni une fleur de lis d’or au manteau royal, on en jeta le velours nu aux épaules du vieux Charles ; on le fit asseoir sur son trône à demi brisé, on lui mit une plume à la main, quatre lettres patentes sur la table. L’Île-Adam et Chatelux furent maréchaux ; Charles de Lens, amiral ; Robert de Maillé, grand-pannetier, et quand il eut signé, le roi crut avoir régné.

Le peuple regardait tout cela par les fenêtres du Louvre. Bon, disait-il, après qu’ils ont pillé l’or, les voilà qui pillent les places, heureusement qu’il y a plus de signatures au bout de la main du roi, qu’il n’y avait d’écus dans ses coffres. – Prenez, prenez, messeigneurs. Mais Hannotin de Flandre va venir, et s’il n’est pas content de ce que vous lui aurez laissé, il pourra bien se faire une seule part avec toutes les vôtres.

Cependant Hannotin de Flandre (c’était le nom qu’en riant le duc de Bourgogne se donnait quelquefois lui-même) ne se pressait pas de venir ; il n’avait pas vu sans jalousie un de ses capitaines entrer dans une ville aux portes de laquelle il avait deux fois frappé avec son épée sans qu’elle les lui ouvrît : il reçut à Montbelliard le message qui lui annonça cette nouvelle inattendue, et aussitôt, au lieu de continuer sa route, il se retira à Dijon, l’une de ses capitales. La reine Isabeau était, de son côté, demeurée à Troyes, toute tremblante encore du succès de son entreprise ; le duc et elle ne se voyaient pas, ne s’écrivaient pas ; on eût dit deux complices d’un meurtre nocturne, qui hésitaient à se retrouver face à face à la lumière du soleil.

Pendant ce temps, Paris vivait d’une vie fiévreuse et convulsive. Comme on disait que la reine et le duc ne rentreraient point dans la ville tant qu’il y resterait un Armagnac, et qu’on désirait revoir le duc et la reine, chaque jour ce bruit, auquel leur double absence paraissait donner quelque fondement, était le prétexte d’un nouveau massacre. Chaque nuit on criait : « Alarme ! » Le peuple parcourait la ville avec des torches. Tantôt les Armagnacs, disait-on, rentraient par la porte Saint-Germain, tantôt par la porte du Temple. Des groupes d’hommes à la tête desquels on distinguait les bouchers à leurs larges couteaux luisant au bout de leurs bras nus, parcouraient Paris dans toutes les directions ; puis quelqu’un disait-il : Holà ! les autres ! voici la maison d’un Armagnac, les couteaux faisaient justice du maître, et le feu de la maison. Il fallait, pour sortir sans crainte, porter le chaperon bleu et la croix rouge. Des adeptes, renchérissant sur le tout, formèrent une compagnie bourguignone qu’on nomma de Saint-André ; chacun de ses membres portait une couronne de roses rouges, et comme beaucoup de prêtres y étaient entrés, soit par prudence soit par sentiment, ils disaient la messe avec cet ornement sur la tête. Bref, en voyant de telles choses, on aurait pu croire Paris dans l’ivresse des fêtes du carnaval, si l’on n’avait pas rencontré dans chaque rue tant de places noires là où des maisons avaient été brûlées, tant de places rouges là où des hommes étaient morts.

Parmi les plus acharnés coureurs de nuit et de jour, il y en avait un qui se faisait remarquer par son impassibilité dans le massacre et son habileté dans l’exécution. Il n’y avait pas un incendie où il ne portât sa torche, pas un meurtre où il n’ensanglantât sa main ; quand on l’apercevait avec son chaperon rouge, sa huque sang de bœuf, son ceinturon de buffle serrant contre sa poitrine, une large épée à deux mains, dont la poignée touchait son menton, et la pointe ses pieds, ceux qui voulaient voir décoller proprement un Armagnac, n’avaient qu’à le suivre, car il y avait un proverbe populaire qui disait que maître Cappeluche faisait sauter la tête, sans que le bonnet eût le temps de s’en apercevoir.

Aussi Cappeluche était-il le héros de ces fêtes ; les bouchers mêmes le reconnaissaient pour maître, et lui cédaient le pas. C’était lui qui était la tête de tous les rassemblemens, l’ame de toutes les émeutes ; d’un mot il arrêtait la foule qui le suivait, d’un geste il la jetait en avant : c’était une magie de voir comme tous ces hommes obéissaient à un homme.

Tandis que Paris retentissait de tous ces cris, s’éclairait de toutes ses lueurs, et chaque nuit se réveillait en sursaut, la vieille Bastille s’élevait à son extrémité orientale, noire et silencieuse. Les cris du dehors n’y avaient point d’écho, la clarté des torches point de reflets ; son pont était haut, sa herse basse. Le jour, nul être vivant ne se montrait sur ses murailles ; la citadelle semblait se garder elle-même ; seulement lorsqu’un rassemblement s’approchait d’elle plus que cela ne lui paraissait convenable, on voyait sortir de chaque étage et s’abaisser vers cette foule autant de flèches qu’il y avait de meurtrières, sans qu’on pût distinguer si c’était des hommes ou une machine qui les faisaient mouvoir. À cette vue, la foule, fût-elle conduite par Cappeluche lui-même, tournait le dos en secouant la tête ; les flèches rentraient au fur et à mesure que le rassemblement s’éloignait, et la vieille forteresse avait repris, au bout d’un instant, un air d’insouciance et de bonhomie pareil à celui du porc-épic, qui, lorsque le danger s’éloigne, couche sur son dos, comme les poils d’une fourrure, les mille lances auxquelles il doit le respect que lui portent les autres animaux.

La nuit, même silence et même obscurité ; vainement Paris éclairait ou ses rues ou ses croisées, nulle lumière ne passait derrière les fenêtres grillées de la Bastille, nulle parole humaine ne se faisait entendre à l’intérieur de ses murs ; seulement de temps en temps, aux fenêtres des tours qui s’élevaient aux quatre angles passait la tête vigilante d’une sentinelle, qui ne pouvait que dans cette posture veiller à ce qu’on ne préparât point quelque surprise au pied des remparts ; encore cette tête une fois passée, restait-elle tellement immobile, qu’on aurait pu, lorsqu’un rayon de lune l’éclairait, la prendre pour un de ces masques gothiques que la fantaisie des architectes clouait comme un ornement fantastique aux arches des ponts ou à l’entablement des cathédrales.

Cependant, par une nuit sombre, vers la fin du mois de juin, tandis que les sentinelles veillaient aux quatre coins de la Bastille, deux hommes montaient l’escalier étroit et tournant qui conduisait à sa plate-forme ; le premier qui parut sur la terrasse, était un homme de quarante-deux à quarante-cinq ans ; sa taille était colossale, et sa force tenait tout ce que promettait sa taille. Il était couvert d’une armure complète, quoique pour arme offensive, à côté de la place où manquait l’épée, son ceinturon ne supportât qu’un de ces poignards longs et aigus, qu’on appelait poignards de merci ; sa main gauche s’y appuyait par habitude, tandis que de la droite il tenait respectueusement un de ces bonnets de velours garnis de poils, que les chevaliers échangeaient, dans leurs momens de repos, contre leurs casques de bataille, qui, quelquefois, pesaient de 40 à 45 livres. Sa tête nue laissait donc voir, sous d’épais sourcils, des yeux bleus foncés ; un nez aquilin, un teint bruni par le soleil, donnaient à l’ensemble de cette physionomie un caractère d’austérité, qu’une barbe longue d’un pouce, taillée en rond, de longs cheveux noirs qui descendaient de chaque côté des joues, ne contribuaient nullement à adoucir.

À peine l’homme que nous venons d’esquisser, fut-il arrivé sur la plate-forme, que, se retournant, il étendit le bras vers l’ouverture à fleur de terre qui venait de lui livrer passage ; une main fine et potelée en sortit pour s’attacher à cette main forte et puissante, et aussitôt, à l’aide de ce point d’appui, un jeune homme de seize à dix-sept ans, tout de velours et de soie, à la tête blonde, au corps aminci, aux membres délicats, s’élança sur la terrasse, et s’appuyant sur le bras de son compagnon, comme si cette légère montée eût été une longue fatigue, parut chercher par habitude un siége sur lequel il pût se reposer. Mais voyant qu’on avait jugé cet ornement inutile sur la plate-forme d’une citadelle, il prit son parti, forma avec sa seconde main, qu’il attacha à la première, une espèce d’anneau, au moyen duquel il fit supporter au bras athlétique auquel il se suspendit plutôt qu’il ne s’appuya, la moitié au moins du poids que la nature avait destiné ses jambes à soutenir, et commença ainsi une promenade qu’il paraissait faire plutôt par condescendance pour celui qu’il accompagnait, que par une décision de sa propre volonté.

Quelques minutes se passèrent sans que l’un ni l’autre troublât le silence de la nuit par une seule parole, ou interrompît cette promenade que l’exiguité de la plate-forme rendait assez rétrécie. Le bruit des pas de ces deux hommes ne formait qu’un seul bruit, tant la marche légère de l’enfant se confondait avec la marche alourdie du soldat, on eût dit un corps et son ombre, on eût cru qu’un seul vivait pour les deux. Tout à coup l’homme d’armes s’arrêta, le visage tourné vers Paris, et força son jeune compagnon d’en faire autant : ils dominaient toute la ville.

C’était précisément une de ces nuits de tumulte que nous avons essayé de peindre : d’abord, on ne distinguait de la plate-forme qu’un amas confus de maisons, s’étendant de l’orient à l’occident, et dont les toits, dans l’obscurité, semblaient tenir les uns aux autres, comme les boucliers d’une troupe de soldats marchant à un assaut. Mais tout à coup, et quand un rassemblement prenait un chemin parallèle au cercle que pouvaient embrasser les regards, la lumière des torches, en éclairant une rue dans toute sa longueur, semblait fendre un quartier de la cité ; des ombres rougeâtres s’y pressaient confusément avec des cris et des rires ; puis, au premier carrefour qui changeait sa direction, cette foule disparaissait avec ses lumières, mais non pas avec son bruit. Tout redevenait sombre, et la rumeur qu’on entendait semblait les plaintes étouffées de la cité, dont la guerre civile déchirait les entrailles avec le fer et le feu.

À ce spectacle et à ce bruit, la figure du soldat devint plus sombre encore que de coutume ; ses sourcils se touchèrent en se fronçant, son bras gauche s’étendit vers le palais du Louvre, et c’est à peine si ces paroles, adressées à son jeune compagnon, purent passer entre ses lèvres, tant ses dents étaient serrées.

— Monseigneur, voilà votre ville, la reconnaissez-vous ?…

La figure du jeune homme prit une expression de mélancolie dont, un instant auparavant, on l’aurait cru incapable. Il fixa ses yeux sur ceux de l’homme d’armes, et, après l’avoir regardé un instant en silence :

— Mon brave Tanneguy, dit-il, je l’ai souvent regardée à pareille heure des fenêtres de l’hôtel Saint-Paul, comme je la regarde en ce moment de la terrasse de la Bastille ; quelquefois je l’ai vue tranquille, mais je ne crois pas l’avoir jamais vue heureuse.

Tanneguy tressaillit : il ne s’attendait pas à une pareille réponse de la part du jeune dauphin. Il l’avait interrogé, croyant parler à un enfant, et celui-ci avait répondu comme l’aurait fait un homme.

— Que votre altesse me pardonne, dit Duchatel ; mais je croyais que jusqu’à ce jour elle s’était plus occupée de ses plaisirs que des affaires de la France.

— Mon père (depuis que Duchatel avait sauvé le jeune dauphin des mains des Bourguignons, celui-ci lui donnait ce nom), ce reproche n’est qu’à moitié juste : tant que j’ai vu près du trône de France mes deux frères, qui maintenant sont près du trône de Dieu, oui, c’est vrai, il n’y a eu place en mon ame que pour des joyeusetés et des folies ; mais depuis que le Seigneur les a rappelés à lui d’une manière aussi inattendue que terrible, j’ai oublié toute frivolité pour ne me souvenir que d’une chose : c’est qu’à la mort de mon père bien-aimé (que Dieu conserve !), ce beau royaume de France n’avait pas d’autre maître que moi.

— Ainsi, mon jeune lion, reprit Tanneguy avec une expression visible de joie, vous êtes disposé à le défendre des griffes et des dents contre Henri d’Angleterre et contre Jean de Bourgogne.

— Contre chacun d’eux séparément, Tanneguy, ou contre tous deux ensemble.

— Ah ! monseigneur, Dieu vous inspire ces paroles pour soulager le cœur de votre vieil ami. Depuis trois ans, voilà la première fois que je respire à pleine poitrine. Si vous saviez quels doutes passent dans le cœur d’un homme comme moi, lorsque la monarchie, à laquelle il a dévoué son bras, sa vie, et jusqu’à son honneur peut-être, est frappée de coups aussi rudes que l’a été celle dont vous êtes aujourd’hui l’unique espoir ; si vous saviez combien de fois je me suis demandé si les temps n’étaient pas venus où cette monarchie devait faire place à une autre, et si ce n’était pas une révolte envers Dieu, que d’essayer de la soutenir, quand lui paraissait l’abandonner ; car… que le Seigneur me pardonne si je blasphème, mais, depuis trente ans, chaque fois qu’il a jeté les yeux sur votre noble race, ce fut pour la frapper, et non pour la prendre en miséricorde. Oui, continua-t-il, on peut penser que c’est un signe fatal pour une dynastie quand son chef est malade de corps et d’esprit, comme l’est notre sire le roi ; on peut croire que toutes choses sont bouleversées, quand on voit le premier vassal d’une couronne frapper de la hache et de l’épée les branches de la tige royale, comme l’a fait le traître Jean à l’égard du noble duc d’Orléans, votre oncle ; on peut croire, enfin, que l’état est en perdition quand on voit deux nobles jeunes gens, comme les deux frères aînés de votre altesse, tomber, l’un après l’autre, de mort si subite et si singulière, que si l’on ne craignait d’offenser Dieu et les hommes, on dirait que l’un n’est pour rien dans cet événement, et que les autres y sont pour beaucoup ; – et quand, pour résister à la guerre étrangère, à la guerre civile, aux émeutes populaires, il ne reste qu’un faible jeune homme comme vous. — Oh ! monseigneur, monseigneur, le doute qui tant de fois a manqué me faire faillir le cœur est bien naturel, et vous me le pardonnerez.

Le dauphin se jeta à son cou.

— Tanneguy, tous les doutes sont permis à celui qui, comme toi, doute après avoir agi, à celui qui, comme toi, pense que Dieu, dans sa colère, frappe une dynastie jusqu’en son dernier héritier, et enlève le dernier héritier de cette dynastie à la colère de Dieu.

— Et je n’ai pas hésité, mon jeune maître, quand j’ai vu entrer les Bourguignons dans la ville. J’ai couru à vous comme une mère à son enfant ; car, qui pouvait vous sauver si ce n’était moi, pauvre jeune homme ? Ce n’était point le roi votre père ; la reine, de loin, n’en aurait pas eu le pouvoir, et de près (Dieu lui pardonne !) n’en aurait peut-être pas eu le désir. — Vous, monseigneur, eussiez-vous été libre de fuir, eussiez-vous trouvé les corridors de l’hôtel Saint-Paul déserts, et sa porte ouverte, qu’une fois dans la rue, vous auriez été plus embarrassé dans cette ville aux mille carrefours, que le dernier de vos sujets. Vous n’aviez donc que moi ; en ce moment, monseigneur, il m’a bien semblé aussi que Dieu n’abandonnait pas votre noble famille, tant j’ai senti ma force doublée. Je vous ai enlevé, monseigneur, et vous ne pesiez pas plus à mes mains qu’un oiseau aux serres d’un aigle. — Oui, eussé-je rencontré toute l’armée du duc de Bourgogne, et le duc à sa tête, il me semblait que j’eusse renversé le duc, et traversé l’armée, sans qu’il nous arrivât malheur ni à l’un ni à l’autre, et à cette heure, certes, Dieu était avec moi. — Mais depuis, monseigneur, — depuis que vous êtes en sûreté derrière les remparts imprenables de la Bastille, quand, chaque nuit, après avoir contemplé seul, du haut de cette terrasse, le spectacle que ce soir nous regardons à deux ; — quand, après avoir vu Paris, la ville royale, en proie à de telles révolutions, que c’est le peuple qui règne, et la royauté qui obéit ; — quand, les oreilles pleines de tumulte, les yeux fatigués de lueurs, je redescendais dans votre chambre, et que, silencieux et appuyé sur votre chevet, je voyais de quel sommeil calme vous dormiez, tandis que la guerre civile courait par votre état, et l’incendie par votre capitale, je me demandais s’il était bien digne du royaume, celui qui dormait d’un sommeil si tranquille et si insouciant, tandis que son royaume avait une veille si agitée et si sanglante.

Une expression de mécontentement passa comme un nuage sur la figure du dauphin.

— Ainsi, tu épiais mon sommeil, Tanneguy ?

— Monseigneur, je priais près de votre lit pour la France et pour votre altesse.

— Et si ce soir, tu ne m’avais pas trouvé tel que tu le désirais, quelle était ton intention ?

— J’aurais conduit votre altesse en lieu de sûreté, et je me serais jeté, seul et sans armure, au milieu de l’ennemi à la première rencontre ; car comme je n’aurais plus eu qu’à mourir, le plus tôt aurait été le mieux.

— Eh bien ! Tanneguy, au lieu d’aller seul et sans armure au-devant de l’ennemi, nous irons tous deux et bien armés : qu’en dis-tu ?

— Que le Seigneur vous a donné la volonté, qu’il faut maintenant qu’il vous accorde la force.

— Tu seras là pour me soutenir.

— C’est une guerre longue que celle que nous allons faire, monseigneur, — longue et fatigante, non pas pour moi qui depuis trente ans vis dans ma cuirasse, comme vous dans votre velours. — Vous avez deux ennemis à combattre dont un seul ferait trembler un grand roi. Une fois l’épée hors de la gaine et l’oriflamme hors de Saint-Denis, il faudra que ni l’une ni l’autre ne rentrent dans leurs fourreaux, que de vos deux ennemis, Jean de Bourgogne et Henry d’Angleterre, le premier ne soit sous la terre de France, et l’autre hors de la terre de France. — Pour en venir là, il y aura de rudes mêlées. — Les nuits de guet sont froides, les journées des camps sont meurtrières ; — c’est une vie de soldat à prendre, au lieu d’une existence de prince à continuer ; ce n’est point une heure de tournois, ce sont des jours de combat ; ce ne sont point quelques mois d’escarmouches et de rencontres, ce sont des années entières de luttes et de batailles. — Monseigneur, songez-y bien.

Le jeune dauphin, sans répondre à Tanneguy, quitta son bras, et marcha droit à l’homme d’armes qui veillait dans l’une des tourelles de la Bastille ; en un instant le ceinturon qui soutenait la trousse de l’archer fut serré autour de la taille du dauphin, l’arc de frêne du soldat passa entre les mains du prince, et la voix du jeune homme avait pris un accent de fermeté que personne ne lui connaissait, lorsque se tournant vers Duchâtel étonné, il lui dit :

— Mon père, tu dormiras tranquille, je pense, quoique ce soit la première veille d’armes de ton fils.

Duchâtel allait lui répondre, lorsqu’un développement de la scène qui se passait au pied de la Bastille vint changer la direction de ses idées.

Depuis quelques instans le bruit s’était rapproché, et une grande lueur montait de la rue de la Cerisée : cependant il était impossible de découvrir ceux qui causaient ce bruit, ni de deviner la véritable cause de cette lueur, la position transversale de la rue et la hauteur des maisons empêchant les regards de pénétrer jusqu’au rassemblement qui les occasionnait. Tout à coup des cris plus distincts se firent entendre, et un homme à moitié nu s’élança de la rue de la Cerisée dans la grande rue Saint-Antoine, fuyant et appelant du secours. Il était poursuivi, à une faible distance, par quelques hommes, qui, de leur côté, criaient : « À mort ! à mort l’Armagnac ! tue l’Armagnac. » À la tête de ceux qui poursuivaient ce malheureux, on reconnaissait maître Cappeluche à son grand sabre à deux mains qu’il portait nu et sanglant sur son épaule, à sa huque sang de bœuf et ses jambes nues. Cependant le fugitif, à la course duquel la peur donnait une rapidité surhumaine, allait échapper à ses assassins en gagnant l’angle de la rue Saint-Antoine, et en se jetant derrière le mur des Tournelles, lorsque ses jambes s’embarrassèrent dans la chaîne que l’on tendait chaque soir à l’extrémité de la rue. Il fit quelques pas en trébuchant, et vint tomber à une portée de trait des murs de la Bastille ; ceux qui le poursuivaient, prévenus par sa chute même, sautèrent par-dessus la chaîne, ou passèrent par-dessous, de sorte que, lorsque ce malheureux voulut se relever, il vit briller au-dessus de sa tête l’épée de Cappeluche. Il comprit que tout était fini pour lui, et retomba sur ses deux genoux en criant : merci, non pas aux hommes, mais à Dieu.

Dès le premier moment où la scène que nous venons de raconter, avait eu pour théâtre la grande rue Saint-Antoine, aucun de ces détails n’avait pu échapper ni à Tanneguy ni au dauphin. Celui-ci surtout, moins habitué à de semblables spectacles, y prenait un intérêt que trahissaient ses mouvemens convulsifs et les sons inarticulés de sa voix, de sorte que lorsque l’Armagnac tomba, Cappeluche n’avait pas été plus prompt à se précipiter sur sa victime, que le jeune homme à tirer une flèche de sa trousse, et à l’assujétir sur la corde de l’arc avec les deux doigts de la main droite. L’arc plia comme un roseau fragile, s’abaissant dans la main gauche, tandis que la droite ramenait la corde jusqu’à l’épaule du jeune homme, et il eût été bien difficile de juger, quelle que fût la différence de la distance, laquelle arriverait le plus vite à son but de la flèche du dauphin ou de l’épée de Cappeluche, lorsque Tanneguy, étendant vivement son bras, saisit la flèche par le milieu, et la brisa entre les deux mains de l’archer royal.

— Que fais-tu, Tanneguy ? que fais-tu ? lui dit le dauphin en frappant du pied ; ne vois-tu pas que cet homme va tuer un des nôtres, qu’un Bourguignon va assassiner un Armagnac ?

— Meurent tous les Armagnacs, monseigneur, avant que votre altesse souille le fer d’une de ses flèches dans le sang d’un pareil homme.

— Mais, Tanneguy ! Tanneguy ! ah ! regarde !…

Au cri du dauphin, Tanneguy jeta de nouveau les yeux sur la rue Saint-Antoine ; la tête de l’Armagnac était à dix pas de son corps, et maître Cappeluche faisait tranquillement égoutter sa longue épée, en sifflant l’air de la chanson si connue :

« Duc de Bourgogne,
« Dieu te tienne en joie. »

— Regarde, Tanneguy, regarde, disait le dauphin en pleurant de rage ; sans toi, sans toi !… mais regarde donc…

— Oui, oui, je vois bien, dit Tanneguy… mais, je vous le répète, cet homme ne pouvait pas mourir de votre main.

— Mais sang Dieu, quel est donc cet homme ?

— Cet homme, monseigneur, c’est maître Cappeluche, le bourreau de la ville de Paris.

Le dauphin laissa tomber ses deux bras, et pencha sa tête sur sa poitrine.

— Ô mon cousin de Bourgogne, dit-il d’une voix sourde, je ne voudrais pas, pour conserver les quatre plus beaux royaumes de la chrétienté, employer les hommes et les moyens dont vous vous servez pour m’enlever ce qui me reste du mien.

Pendant ce temps, un des hommes de la suite de Cappeluche ramassait d’une main par les cheveux la tête du mort, et l’approchait d’une torche qu’il tenait de l’autre ; la lumière porta sur le visage de cette tête, et les traits n’en étaient pas tellement défigurés par l’agonie, que Tanneguy du haut de la Bastille ne pût reconnaître ceux de Robert-le-Masson, son ami d’enfance, et l’un des plus chauds et des plus dévoués Armagnacs, le même qui lui avait donné son cheval au moment où il enlevait le dauphin de l’hôtel Saint-Paul : un profond soupir sortit de sa large poitrine.

— Pardieu, maître Cappeluche, dit l’homme du peuple, en portant cette tête au bourreau, vous êtes un rude compère de décoller la tête du premier chancelier de France aussi proprement et sans plus d’hésitation que si c’était celle du dernier truand.

Le bourreau sourit avec complaisance ; il avait aussi ses flatteurs[1].

La même nuit, deux heures avant que le jour ne parût, une troupe peu nombreuse, mais bien montée et bien armée, sortit avec précaution par la porte extérieure de la Bastille, prit en silence le chemin du pont de Charenton, et après l’avoir traversé, suivit, pendant huit heures à peu près, la rive droite de la Seine, sans qu’aucune parole fût échangée, sans qu’aucune visière se levât. Enfin, vers les onze heures du matin, elle vint en vue d’une ville de guerre.

Maintenant, monseigneur, dit Tanneguy au cavalier qui se trouvait le plus près de lui, vous pouvez lever votre visière, et crier saint Charles et France, car voici l’écharpe blanche des Armagnacs, et vous allez entrer dans votre fidèle ville de Melun.

C’est ainsi que le dauphin Charles, que l’histoire surnomma depuis le victorieux, passa sa première veille de nuit, et fit sa première marche de guerre.


  1. Si l’on nous accusait de nous complaire à de pareils détails, nous répondrions que ce n’est ni notre goût ni notre faute, mais seulement la faute de l’histoire. Une citation prise dans les Ducs de Bourgogne de M. de Barante prouvera peut-être que nous n’avons choisi ni les teintes les plus lugubres, ni les tableaux les plus hideux de cette malheureuse époque. Quand les rois et les princes arment les peuples pour des guerres civiles, quand ils prennent des instrumens humains pour trancher leurs différens et démêler leurs intérêts, ce n’est plus la faute de l’instrument qui frappe, et le sang versé retombe sur la tête qui commande et sur le bras qui conduit.

    Revenons à notre citation ; la voici :

    « On avait du sang jusqu’à la cheville dans la cour des prisons ; on tua aussi dans la ville et dans les rues. Les malheureux arbalétriers génois étaient chassés des maisons où ils étaient logés, et livrés à la populace furieuse. Des femmes et des enfans furent mis en pièces, une malheureuse femme grosse fut jetée morte sur le pavé, et comme on voyait son enfant palpiter dans ses flancs, tiens, disait-on, le petit chien remue encore. Mille horreurs se commettaient sur les cadavres, on leur faisait une écharpe sanglante comme au connétable ; on les traînait dans les rues, les corps du comte d’Armagnac, du chancelier Robert-le-Masson, de Raimond de la Guerre, furent ainsi promenés sur une claie dans toute la ville, puis laissés durant trois jours sur les degrés du palais. »

    M. de Barante avait dû puiser lui-même ces détails dans Juvénal des Ursins, auteur contemporain avec lequel nos lecteurs ont fait connaissance dans notre dernière scène historique.