Chroniques de France/05
MAÎTRE CAPPELUCHE
Les motifs politiques qui retenaient le duc de Bourgogne loin de la capitale, sont faciles à expliquer.
Du moment où un autre plus heureux que lui s’était emparé de Paris, il avait pensé à lui en laisser l’honneur qu’il ne pouvait lui enlever, mais à en tirer pour lui-même le bénéfice qui pouvait lui en revenir. Il ne lui avait pas été difficile de prévoir que les réactions naturelles qui suivent de semblables changemens politiques, entraîneraient après elles des meurtres et des vengeances sans nombre, que sa présence à Paris ne pourrait les empêcher qu’en le dépopularisant aux yeux de ses partisans eux-mêmes, tandis que son absence lui épargnait la responsabilité du sang répandu. — D’ailleurs ce sang coulait des veines des Armagnacs, c’était une large saignée qui affaiblissait pour long-temps le parti qui lui était opposé : ses ennemis tombaient les uns après les autres, sans qu’il prît même la peine de les frapper. Puis, lorsqu’il jugerait que le peuple serait fatigué de massacre, quand il verrait la ville arrivée à ce point de lassitude où le besoin du repos remplace celui de la vengeance, quand on pourrait épargner, sans peine et sans danger, les restes mutilés d’un parti frappé dans ses chefs, alors il rentrerait dans la ville, comme l’ange gardien de ses murs, éteignant le feu, étanchant le sang, et proclamant paix et amnistie pour tout le monde.
Le prétexte sur lequel il motivait son absence, se trouve avoir, avec la suite de notre histoire, une connexité trop grande, pour que nous ne le fassions pas connaître à nos lecteurs.
Le jeune sire de Gyac, que nous avons vu au château de Vincennes, disputant aux sires de Graville et de l’Iladam le cœur d’Isabeau de Bavière, avait, comme nous l’avons dit, accompagné la reine à Troyes. Chargé, par sa royale souveraine, de plusieurs messages importans auprès du duc de Bourgogne, il avait remarqué à la cour du prince mademoiselle Catherine de Thian, l’une des femmes de la duchesse de Charolais[1]. Jeune, brave et beau, il avait cru que ces trois qualités, jointes à la confiance que lui donnait la conviction de les posséder, étaient des titres suffisans près de cette belle et noble jeune fille : ce fut donc avec un étonnement toujours croissant, qu’il s’aperçut que ses hommages étaient reçus sans qu’ils parussent être distingués de ceux des autres seigneurs. L’idée qu’il avait un rival fut la première qui vint au sire de Gyac ; il suivit mademoiselle de Thian comme son ombre, il épia tous ses gestes, surprit tous ses regards, et finit, malgré la persévérance de la jalousie, par demeurer convaincu qu’aucun des jeunes gens qui l’entouraient n’était plus heureux ni plus favorisé que lui. Il était riche, portait un noble nom ; il pensa que l’offre de sa main séduirait peut-être la vanité au défaut de l’amour. La réponse de mademoiselle de Thian fut à la fois si précise et si polie, que le sire de Gyac perdit le reste de son espoir et conserva tout son amour. C’était à en devenir fou à force d’y penser et de n’y rien comprendre : sa seule ressource était l’absence ; il eut la force de l’appeler à son secours : il prit en conséquence les ordres du duc et retourna près de la reine.
Six semaines s’étaient à peine passées, lorsqu’un nouveau message le ramena à Dijon. L’absence lui avait été plus favorable que la présence. Le duc le reçut avec plus d’amitié, et mademoiselle de Thian avec plus d’abandon : il fut quelque temps à douter de son bonheur, mais enfin un jour le duc Jean lui offrit de se charger de faire une nouvelle démarche auprès de celle qu’il aimait. Une si puissante protection devait applanir bien des difficultés ; le sire de Gyac accepta l’offre avec joie, et deux heures après, une seconde réponse, aussi favorable que la première avait été désespérante, prouva que, soit que mademoiselle de Thian eût réfléchi au mérite du chevalier, soit que l’influence du duc eût été toute puissante, il ne fallait jamais en pareille circonstance accorder une croyance trop prompte au premier refus d’une femme.
Le duc déclara donc qu’il ne rentrerait pas à Paris avant que les noces des deux jeunes époux ne fussent célébrées. Elles furent splendides. Le duc voulut en faire les frais ; le matin, il y eut des tournois et des joûtes où de belles armes furent faites, le dîner fut suspendu par des entremets magnifiques et tout-à-fait ingénieux, et le soir un mystère, dont le sujet était Adam recevant Ève des mains de Dieu, fut joué avec grande acclamation. On avait fait venir à cet effet, de Paris, un poète en renom : il fut défrayé de son voyage et reçut vingt-cinq écus d’or. Ces choses se passaient du 15 au 20 juillet 1418.
Enfin le duc Jean pensa que le moment était venu de rentrer dans la capitale. Il chargea le sire de Gyac de l’y précéder et d’annoncer son arrivée. Celui-ci ne consentit à se séparer de sa jeune épousée que lorsque le duc lui eut promis de la faire entrer au nombre des femmes de la reine et de la lui ramener à Paris. De Gyac devait sur sa route prévenir Isabeau de Bavière que le duc serait le 2 juillet à Troyes, et l’y prendrait en passant.
Le 14 juillet, Paris s’éveilla au son joyeux des cloches. Le duc de Bourgogne et la reine étaient arrivés à la porte Saint-Antoine ; toute la population était dans les rues ; toutes les maisons devant lesquelles ils devaient passer pour se rendre à l’hôtel Saint-Paul, étaient tendues de tapisseries comme lorsque Dieu sort ; tous les perrons étaient chargés de fleurs, toutes les fenêtres de femmes. Six cents bourgeois, vêtus de huques bleues, et conduits par le seigneur de L’Iladam et le sire de Gyac, allaient au-devant d’eux, leur portant les clefs de la ville comme à des vainqueurs : le peuple suivait à flots, divisé par corporation, rangé sous ses étendards respectifs, criant joyeusement noël, oubliant qu’il avait eu faim la veille, et qu’il aurait faim le lendemain.
Le cortége trouva la reine, le duc, et leur suite qui attendaient à cheval. Arrivé en face du duc, le bourgeois qui portait les clefs d’or dans un plat d’argent, mit un genou en terre : « Monseigneur, dit L’Iladam, les touchant de la pointe de son épée nue, voici les clefs de votre ville ; en votre absence, nul ne les a reçues, et l’on vous attendait pour les remettre. »
— Donnez-les-moi, sire de L’Iladam, dit le duc, car en bonne justice vous avez le droit de les toucher avant moi.
L’Iladam sauta à bas de cheval, et les présenta respectueusement au duc : celui-ci les accrocha à l’arçon de sa selle, en face de sa hache d’armes. Bien des gens trouvèrent cette action trop hardie de la part d’un homme qui entrait en pacificateur, et non en ennemi ; mais telle était la joie qu’on avait de revoir la reine et le duc, que l’enthousiasme ne fut aucunement refroidi par cet incident.
Alors un autre bourgeois s’avança, et présenta au duc deux cottes de velours bleues, l’une pour lui, l’autre pour le comte Philippe de Saint-Pol, son neveu[2]. « Merci, messieurs, dit-il, c’est une bonne pensée à vous d’avoir prévu que j’aimerais à rentrer dans votre ville, vêtu des couleurs de la reine. » Quittant alors sa robe de velours, il revêtit la cotte qui venait de lui être offerte, et ordonna à son neveu d’en faire autant. Tout le peuple cria : vive Bourgogne ! vive la reine !
Les trompettes sonnèrent, les bourgeois se divisèrent en deux lignes et se placèrent en haies de chaque côté du duc et de la reine ; le peuple se mit à leur suite. Quant au sire de Gyac, il avait reconnu sa femme au milieu de la maison d’Isabeau : il quitta la place que l’étiquette lui avait réservée pour prendre près d’elle celle que lui indiquait son impatience. Le cortége se mit en marche.
Partout sur son passage, des cris d’espérance et de joie l’accueillaient, les fleurs pleuvaient de toutes les fenêtres, comme une neige embaumée, et couvraient le pavé sous les pieds du cheval de la reine ; c’était un délire à enivrer, et l’on eût cru insensé celui qui serait venu dire au milieu de cette fête, que, dans ces mêmes rues où s’effeuillaient tant de fleurs fraîches, où s’épandaient tant de clameurs joyeuses, le meurtre, la veille encore, avait répandu tant de sang, et l’agonie jeté tant de cris.
Le cortége arriva en face de l’hôtel Saint-Paul. Le roi l’attendait sur la dernière marche du perron. La reine et le duc mirent pied à terre et montèrent les degrés ; le roi et la reine s’embrassèrent : le peuple jeta de grandes acclamations, il croyait toutes les discordes éteintes dans le baiser royal ; car il oubliait que, depuis Judas et le Christ, les mots trahison et baiser s’écrivent avec les mêmes lettres.
Le duc avait mis un genou en terre, le roi le releva. « Mon cousin de Bourgogne, dit-il, oublions tout ce qui s’est passé, car de grands malheurs sont advenus de tous nos débats ; mais, Dieu merci, nous espérons, si vous nous y aidez, y porter un bon et sûr remède. »
« Sire, répondit le duc, ce que j’ai fait a toujours été pour le plus grand bien de la France et le plus grand honneur de votre altesse ; ceux qui vous ont dit le contraire étaient encore plus vos ennemis que les miens. » En achevant ces mots, le duc baisa la main du roi, qui rentra dans l’hôtel Saint-Paul, la reine et le duc et leur maison l’y suivirent : tout ce qui était doré rentra dans le palais ; le peuple seul resta dans la rue, et deux gardes, placés à la porte de l’hôtel, rétablirent bientôt la barrière d’acier qui sépare prince et sujets, royauté et population. N’importe, le peuple était trop ébloui pour s’apercevoir qu’il était le seul à qui aucune parole n’avait été adressée, à qui aucune promesse n’avait été faite. Il se dispersa en criant : Vive le roi ! vive Bourgogne ! et ce ne fut que le soir qu’il s’aperçut qu’il avait plus faim encore que la veille.
Le lendemain, de grands rassemblemens se formèrent ainsi que de coutume : comme il n’y avait pas de fête ce jour-là, pas de cortége à voir passer, le peuple alla vers l’hôtel Saint-Paul, non plus pour crier vive le roi, vive Bourgogne, mais pour demander du pain.
Le duc Jean parut au balcon ; il dit qu’il s’occupait de faire cesser la famine et la misère qui désolaient Paris, mais il ajouta que cela était difficile, à cause des déprédations et des ravages qu’avaient faits les Armagnacs dans les environs de la capitale.
Le peuple reconnut la justesse de cette raison, et demanda que les prisonniers qui étaient à la Bastille lui fussent livrés ; car, disait-il, ceux qu’on garde dans ces prisons se rachètent toujours à force d’or, et c’est nous qui payons la rançon.
Le duc répondit à ces affamés qu’il serait fait selon leur désir. En conséquence, à défaut de pain, une ration de sept prisonniers leur fut délivrée : ce furent messire Enguerrand de Marigny, martyr descendant d’un martyr ; messire Hector de Chartres, père de l’archevêque de Rheims, et Jean Taranne, riche bourgeois : l’histoire a oublié le nom des quatre autres[3]. La populace les égorgea ; cela lui fit prendre patience. Le duc, de son côté, perdait à ce massacre sept ennemis, et gagnait un jour de repos ; c’était tout bénéfice.
Le lendemain, nouveau rassemblement, nouveaux cris, nouvelle ration de prisonniers ; mais cette fois la multitude avait plus faim de pain que soif de sang : elle conduisit à leur grand étonnement les quatre malheureux à la prison du Châtelet, et les remit au prévôt ; puis elle s’en alla piller l’hôtel Bourbon, et comme il s’y trouvait un étendard sur lequel était brodé un dragon, quelques centaines d’hommes allèrent le montrer au duc de Bourgogne comme une nouvelle preuve de l’alliance des Armagnacs et des Anglais, et l’ayant mis en morceaux, ils en traînèrent les lambeaux dans la boue, en criant : Mort aux Armagnacs ! mort aux Anglais ! mais sans tuer personne.
Cependant le duc voyait bien que peu à peu la sédition s’approchait de lui, comme une marée du rivage ; il craignit qu’après s’en être pris si long-temps aux causes apparentes, le peuple ne s’en prît enfin aux causes réelles ; il fit donc, pendant la nuit, venir à l’hôtel Saint-Paul quelques notables bourgeois de la ville de Paris, qui lui promirent que, s’il voulait rétablir la paix et remettre chaque chose à sa place, ils seraient à son aide[4]. Certain de leur appui, le duc attendit plus tranquillement la journée du lendemain.
Le lendemain, il n’y avait plus qu’un seul cri, car il n’y avait plus qu’un seul besoin : du pain ! du pain !
Le duc parut au balcon et voulut parler ; les vociférations couvrirent sa voix : il descendit, se jeta sans armes et la tête nue au milieu de ce peuple hâve et affamé, donnant la main à tout le monde, jetant l’or à pleines volées. Le peuple se referma sur lui, l’étouffant de ses replis, le pressant de ses ondes, effrayant dans son amour de lion, comme dans sa colère de tigre. Le duc sentit qu’il était perdu, s’il n’opposait la puissance morale de la parole à cette effrayante puissance physique ; il demanda de nouveau à parler, et sa voix se perdit sans être entendue ; enfin il s’adressa à un homme du peuple, qui paraissait exercer quelque influence sur cette masse. Celui-ci monta sur une borne, et dit : « Silence ! le duc veut parler, écoutons-le. » La foule obéissante se tut. Le duc avait un pourpoint de velours brodé d’or, une chaîne précieuse au cou ; cet homme n’avait qu’un vieux chaperon rouge, une cotte sang de bœuf et des jambes nues. Cependant il avait obtenu ce qu’avait demandé vainement le puissant duc Jean de Bourgogne.
Il fut aussi heureux dans ses autres commandemens que dans le premier. Quand il vit que le silence était rétabli : « Faites cercle, » dit-il. La foule s’écarta ; le duc, mordant ses lèvres jusqu’au sang, honteux d’être obligé de recourir à de telles manœuvres et de se servir de tels hommes, remonta sur le perron au bas duquel il se repentait déjà d’être descendu. L’homme du peuple l’y suivit, promena ses yeux sur cette multitude pour savoir si elle était prête à entendre ce qu’on avait à lui dire ; puis se retournant vers le prince : « Parlez maintenant, mon duc, dit-il, on vous écoute ; » et il se coucha à ses pieds, comme un chien à ceux de son maître.
En même temps quelques seigneurs, qui étaient au duc de Bourgogne, étant arrivés de l’intérieur de l’hôtel Saint-Paul, se rangèrent derrière lui, prêts à lui prêter assistance, si la chose devenait nécessaire. Le duc fit un signe de la main ; un chut impérieux et prolongé sortit comme un grognement de la bouche de l’homme à la cotte rouge, et le duc prit la parole :
« Mes amis, dit-il, vous me demandez du pain. Il m’est impossible de vous en donner ; c’est à peine si le roi et la reine en ont pour leur table royale : vous feriez bien mieux, au lieu de courir sans fruit à travers les rues de Paris, d’aller mettre le siége devant Marcoussis et Montlhéry, où sont les Dauphinois[5]; vous trouveriez des vivres dans ces villes, et vous en chasseriez les ennemis du roi, qui viennent tout ravager jusqu’à la porte Saint-Jacques, et qui empêchent de faire la moisson. »
— Nous ne demandons pas mieux, dit la foule tout d’une voix, mais que l’on nous donne des chefs.
— Sires de Cohen et de Rupes, dit le duc en tournant la tête à demi par-dessus son épaule, et en s’adressant aux seigneurs qui étaient derrière lui, voulez-vous une armée ? je vous la donne.
— Oui, monseigneur, répondirent-ils en s’avançant.
— Mes amis, continua le duc, en s’adressant au peuple et en lui présentant ceux que nous venons de nommer, voulez-vous ces nobles chevaliers pour chefs ? je vous les offre.
— Eux ou tous autres, pourvu qu’ils marchent devant.
— Alors, messeigneurs, à cheval, dit le duc, et vitement, ajouta-t-il à demi-voix.
Le duc allait rentrer : l’homme qui était à ses pieds se leva et lui tendit la main ; le duc la lui serra, comme il avait fait aux autres : il avait quelques obligations à cet homme. — Ton nom ? lui dit-il.
— Cappeluche, répondit celui-ci, en ôtant respectueusement son chaperon de la main que le duc lui laissait libre.
— Ton état ? continua le duc.
— Maître bourreau de la ville de Paris.
Le duc lâcha la main comme si c’eût été un fer rouge, recula deux pas et devint pâle. Le plus puissant prince de la chrétienté avait, à la face de Paris tout entier, choisi ce perron comme un piédestal, pour pactiser avec l’exécuteur des hautes œuvres[6].
— Bourreau, dit le duc d’une voix creuse et tremblante, va au grand Châtelet, tu y trouveras de la besogne.
Maître Cappeluche obéit à cet ordre comme à une injonction à laquelle il était accoutumé.
— Merci, monseigneur, dit-il ; puis, en descendant le perron, il ajouta tout haut : Le duc est un noble prince, pas du tout fier et aimant le pauvre peuple.
— L’Iladam, dit le duc en étendant le bras vers Cappeluche qui s’éloignait, faites suivre cet homme, car il faut que ma main ou sa tête tombe.
Le même jour les seigneurs de Cohen, de Rupes et messire Gaultier Raillard sortirent de Paris avec une multitude de canons et machines compétentes à mettre un siège[7]. Plus de 10,000 hommes des plus hardis émouveurs de populace les suivirent volontairement ; derrière eux les portes de Paris furent fermées, et le soir, les chaînes tendues à toutes les rues, ainsi qu’au haut et au bas de la rivière. Les corporations de bourgeois partagèrent avec les archers le service du guet, et ce fut la première fois peut-être, depuis deux mois, qu’une nuit s’écoula tout entière sans qu’elle fût une seule fois troublée par les cris au meurtre ! ou au feu !
Cependant Cappeluche, tout fier de la poignée de main qu’il avait reçue et du message dont il était chargé, s’acheminait vers le grand Châtelet, rêvant à l’exécution qui devait sans doute avoir lieu le lendemain, et à la part d’honneur qui ne manquerait pas de lui en revenir, si, comme cela arrivait quelquefois, la cour y assistait. Quelqu’un qui l’aurait rencontré aurait reconnu dans son allure l’à-plomb d’un homme parfaitement content de lui, et aurait deviné que les gestes qu’il faisait en fendant l’air de sa main droite en différentes lignes, étaient une répétition mentale de la scène dans laquelle il croyait avoir, le lendemain, à jouer un rôle si important.
Il arriva ainsi à la porte de la prison, y frappa un seul coup ; mais la promptitude avec laquelle la porte s’ouvrit, prouva que le concierge avait reconnu que celui qui frappait ainsi devait avoir le privilége de ne pas attendre.
Le geôlier soupait en famille ; il offrit à Cappeluche de prendre sa part du repas : celui-ci accepta avec un air de bienveillante protection, bien naturel dans un homme qui venait de donner une poignée de main au plus grand vassal de la couronne de France. En conséquence, il déposa sa grande épée près de la porte, et s’assit à la place d’honneur.
— Maître Richard, dit Cappeluche au bout d’un instant, quels sont les principaux seigneurs que vous logez dans votre hôtellerie ?
— Ma foi, messire, répondit Richard, je ne suis ici que depuis peu de temps, mon prédécesseur et sa femme ayant été tués lorsque les Bourguignons ont pris le Châtelet. Je sais bien la quantité de gamelles que je fais descendre aux prisonniers, mais j’ignore le nom de ceux qui mangent ma soupe.
— Et ce nombre est-il considérable ?
— Ils sont cent vingt.
— Eh bien ! maître Richard, demain ils ne seront plus que cent dix-neuf.
— Comment cela ? est-ce qu’il y a une nouvelle émeute parmi le populaire ? dit vivement le geôlier, qui craignait le renouvellement des scènes dont son prédécesseur avait été victime ; si je savais lequel on me demandera, je le préparerais pour ne pas faire attendre le peuple.
— Non, non, dit Cappeluche, vous ne m’avez pas compris ; le populaire marche en ce moment vers Marcoussis et Montlhéry ; ainsi vous voyez qu’il tourne le dos au grand Châtelet. Ce n’est pas d’une émeute qu’il s’agit, c’est d’une exécution.
— Êtes-vous certain de ce que vous dites ?
— Vous me demandez cela, à moi ! reprit en riant Cappeluche.
— Ah ! c’est vrai, vous aurez reçu les ordres du prévôt.
— Non, je sais la nouvelle de plus haut ; je la tiens du duc de Bourgogne.
— Du duc de Bourgogne !
— Oui, continua Cappeluche, en renversant sa chaise sur les pieds de derrière et en se dandinant avec nonchalance, oui, du duc de Bourgogne ; il m’a pris la main il n’y a pas plus d’une heure, et m’a dit : Cappeluche, mon ami, fais-moi le plaisir d’aller au plus vite à la prison du Châtelet et d’y attendre mes ordres. Je lui ai dit : Monseigneur, vous pouvez compter sur moi ; c’est à la vie et à la mort. Ainsi, il est évident que l’on conduit demain quelque noble Armagnac en grève, et que le duc, devant y assister, a voulu voir de la besogne bien faite, et par conséquent m’en a chargé. S’il en eût été autrement, l’ordre serait venu du prévôt, et c’est Gorju, mon valet, qui l’aurait reçu.
Comme il achevait ces mots, deux coups de marteau retentirent, frappés sur la porte extérieure ; le geôlier demanda à Cappeluche la permission de prendre la lampe, Cappeluche y consentit d’un signe de tête : le geôlier sortit, laissant les convives dans l’obscurité.
Au bout de dix minutes, il rentra, s’arrêta à la porte de la chambre, qu’il ferma avec soin, fixa avec une expression singulière d’étonnement les yeux sur son hôte, et lui dit, sans aller se rasseoir : Maître Cappeluche, il faut me suivre.
— C’est bon, répondit celui-ci en vidant ce qui restait de vin dans son verre, et en faisant clapper sa langue comme un homme qui apprécie mieux un ami au moment de s’en séparer ; c’est bon, je sais ce que c’est.
Et maître Cappeluche se leva, et suivit le geôlier, après avoir pris l’épée qu’il avait déposée en entrant contre la porte.
Quelques pas dans un corridor humide les conduisirent à l’entrée d’un escalier si étroit, que l’on était forcé de convenir que l’architecte avait merveilleusement compris que les escaliers ne sont que des accessoires dans une prison d’état. Cappeluche descendait avec la facilité d’un homme à qui le chemin est familier, sifflant l’air de sa chanson favorite, s’arrêtant à chaque étage, et disant, lorsque le concierge continuait sa route : Diable ! diable ! c’est un grand seigneur. Ils descendirent ainsi soixante marches à peu près.
Arrivés là, le concierge ouvrit une porte si basse, que maître Cappeluche, qui était d’une taille fort ordinaire, fut obligé de se baisser pour pénétrer dans le cachot auquel elle communiquait. Il remarqua en passant sa solidité : elle était en chêne, avait quatre pouces d’épaisseur, et était recouverte de lames de fer. Il fit un mouvement de tête comme un connaisseur qui approuve. Le cachot était vide.
Cappeluche fit cette remarque du premier coup-d’œil, mais il pensa que celui près duquel il croyait être envoyé, était ou à l’interrogatoire ou à la torture ; il posa son épée dans un coin, et se disposa à attendre le prisonnier.
— C’est ici, dit le geôlier.
— Bien, répondit laconiquement maître Cappeluche.
Richard allait sortir emportant la lampe ; maître Cappeluche le pria de la lui donner. Comme on n’avait pas ordonné au geôlier de le laisser sans lumière, il lui accorda cette demande. À peine Cappeluche l’eut-il entre les mains, qu’il se mit en quête, tellement préoccupé par la recherche qu’il faisait, qu’il n’entendit pas la clef tourner deux fois dans la serrure et les verroux se fermer sur lui.
Il avait trouvé dans la paille du lit ce qu’il cherchait avec tant d’attention : c’était un pavé dont quelque prisonnier s’était fait un chevet.
Maître Cappeluche porta le pavé au milieu du cachot, en approcha un vieil escabeau de bois, posa sa lampe dessus, alla prendre son épée où il l’avait déposée, mouilla le pavé avec un reste d’eau qui croupissait dans un tronçon de cruche, et, s’asseyant par terre, le pavé entre les jambes, se mit gravement à repasser son épée, qui avait un peu souffert des services réitérés qu’elle lui avait rendus depuis quelques jours, n’interrompant cette occupation que pour en tâter le fil, en passant le pouce sur le tranchant, puis se remettant chaque fois au travail avec une nouvelle ardeur.
Il était tellement absorbé dans cette intéressante occupation, qu’il ne s’était pas aperçu que la porte s’était ouverte et refermée, et qu’un homme s’était approché lentement de lui, le regardant avec un étonnement tout naïf. Enfin, le nouveau-venu rompit le silence.
— Pardieu, dit-il, maître Cappeluche, vous faites là une drôle de besogne !
— Ah ! c’est toi, Gorju, dit Cappeluche en levant les yeux, qu’il reporta aussitôt sur le pavé qui absorbait toute son attention ; qu’est-ce que tu dis ?
— Je dis que vous êtes fameusement bon de vous occuper de pareils détails.
— Que veux-tu, mon enfant, dit Cappeluche, on ne fait rien sans amour-propre, et il en faut dans notre état aussi bien que dans un autre. Cette épée, tout ébréchée qu’elle était, pouvait encore aller dans une émeute, parce que là, pourvu qu’on tue, peu importe qu’on soit obligé de s’y prendre à deux fois ; mais le service qu’elle doit faire demain n’est pas comparable à celui qu’elle fait depuis un mois, et je ne peux prendre trop de précautions pour que tout se passe à mon honneur.
Gorju était passé de l’air étonné à l’air stupide ; il regardait, sans lui répondre, son maître, qui semblait mettre à son ouvrage d’autant plus d’attention, qu’il semblait approcher de sa fin.
Enfin, maître Cappeluche leva de nouveau les yeux vers Gorju.
— Tu ne sais donc pas, lui dit-il, qu’il y a demain une exécution ?
— Si fait, si fait, répondit celui-ci, je le sais.
— Eh bien !… qu’est-ce qui t’étonne alors ?… — Cappeluche se remit à la besogne.
— Vous ne savez donc pas, dit à son tour Gorju, le nom de celui qu’on exécute ?
— Non, répondit Cappeluche sans s’interrompre, cela ne me regarde pas, à moins que ce ne soit un nom de bossu ; alors il faudrait me le dire, parce que je prendrais mes précautions d’avance, vu la difficulté.
— Non, maître, répondit Gorju, le condamné a le cou comme vous et moi, et j’en suis bien aise parce que comme je n’ai pas encore la main aussi habile que la vôtre…
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Je dis qu’étant nommé bourreau de ce soir seulement, ce serait bien malheureux si pour la première fois j’étais tombé sur…
— Toi bourreau ! dit Cappeluche l’interrompant et laissant tomber son épée.
— Oh ! mon Dieu, oui il y a une demi-heure que le prévôt m’a fait venir et m’a remis cette patente.
En disant ces mots, Gorju tira de son pourpoint un parchemin, et le présenta à Cappeluche ; celui-ci ne savait pas lire, mais il reconnut les armes de France et le sceau de la prévôté, et le comparant de souvenir avec le sien, il vit qu’il était exactement pareil.
— Oh ! dit-il, comme un homme abattu, la veille d’une exécution publique me faire cet affront !
— Mais il était impossible que ce fût vous, maître Cappeluche.
— Et pourquoi cela ?
— Parce que vous ne pouviez pas vous exécuter vous-même, c’est la première fois que ça se serait vu.
Maître Cappeluche commençait à comprendre ; il leva des yeux étonnés sur son valet, ses cheveux se dressèrent sur son front, et de leur racine tombèrent à l’instant même des gouttes de sueur qui descendirent le long de ses joues creuses.
— Ainsi donc, c’est moi ! dit-il.
— Oui, maître, répondit Gorju.
— Et c’est toi !…
— Oui, maître.
— Qui donc a donné cet ordre ?
— Le duc de Bourgogne.
— Impossible, il n’y a qu’une heure qu’il me prenait la main.
— Eh bien ! c’est cela, dit Gorju, maintenant il vous prend la tête.
Cappeluche se leva lentement, oscillant sur ses jambes comme un homme ivre, et alla droit à la porte : il en prit la serrure entre ses larges mains, et à deux reprises la secoua à faire sauter les gonds, s’ils eussent été moins solides.
Gorju le suivait des yeux avec toute l’expression d’intérêt qu’était susceptible de prendre sa figure dure et basanée.
Lorsque Cappeluche se fut aperçu de l’inutilité de ses efforts, il revint s’asseoir à la place où Gorju l’avait trouvé, ramassa son épée, et la remettant sur le pavé, il lui donna le dernier coup qui lui manquait.
— Encore ? dit Gorju.
— Si c’est à moi qu’elle doit servir, répondit Cappeluche d’une voix sourde, raison de plus pour qu’elle coupe bien.
En ce moment, Vaux de Bar, le prévôt de Paris, entra suivi d’un prêtre, et procéda pour la forme à l’interrogatoire. Maître Cappeluche avoua quatre-vingt-six meurtres, en dehors de ses fonctions légales : un tiers à peu près avaient été commis sur des femmes et des enfans.
Une heure après, le prévôt sortit, laissant avec Cappeluche le prêtre et le valet devenu bourreau.
Le lendemain dès quatre heures du matin, la grande rue Saint-Denis, la rue aux Fèves, et la place du Pilori étaient encombrées de peuple, les fenêtres de toutes les maisons étaient bâties de têtes ; la grande boucherie près le Châtelet, le mur du cimetière des Saints-Innocens près des halles, semblaient prêts à crouler sous le poids qui les surchargeait. L’exécution devait avoir lieu à sept heures[8].
À six heures et demie, un mouvement d’ondulation, un frémissement électrique, une grande clameur poussée par ceux qui étaient près du Châtelet, annoncèrent à ceux de la place du Pilori que le condamné se mettait en marche. Il avait obtenu de Gorju, de qui dépendait cette dernière faveur, de n’être ni conduit sur un âne, ni traîné sur une charrette : il marchait d’un pas ferme entre le prêtre et le nouvel exécuteur, saluant de la main et de la voix ceux qu’il reconnaissait dans la foule. Enfin, il arriva sur la place du Pilori, entra dans un cercle d’une vingtaine de pieds de diamètre, formé par une compagnie d’archers, et au milieu duquel était un billot debout près d’un tas de sable. Le cercle qui s’était ouvert pour le laisser passer, se ferma derrière lui. Des chaises et des bancs avaient été disposés pour ceux qui, trop éloignés, ne pourraient voir par-dessus la tête des plus voisins ; chacun prit sa place comme sur un vaste amphithéâtre circulaire, dont les toits des maisons formaient le dernier gradin, et simulant un immense entonnoir de têtes humaines superposées les unes aux autres.
Cappeluche marcha droit au billot, s’assura s’il était posé d’à-plomb, le rapprocha du tas de sable dont il était trop éloigné, et examina de nouveau le tranchant de l’épée ; puis ces dispositions faites, il se mit à genoux et pria à voix basse : le prêtre lui faisait baiser un crucifix. Gorju était debout près de lui, appuyé sur sa longue épée ; sept heures commencèrent à sonner ; maître Cappeluche cria tout haut merci à Dieu et posa sa tête sur le billot[9].
Pas un souffle ne semblait sortir de toutes ces bouches, pas un mouvement ne remuait cette foule ; chacun semblait cloué à sa place, les yeux seuls vivaient.
Tout à coup l’épée de Gorju flamboya comme un éclair ; le dernier coup frappa sur l’horloge, l’épée s’abaissa, et la tête alla rouler sur le tas de sable qu’elle mordit et teignit de sang.
Le tronc recula par un mouvement contraire, se traînant hideusement sur ses mains et ses genoux ; le sang jaillissait par les artères du cou, comme l’eau à travers le crible d’un arrosoir.
La foule poussa un grand cri, c’était la respiration qui revenait à cent mille personnes.
- ↑ Le comte de Charolais, fils du duc Jean, avait épousé la princesse Michelle, fille du roi Charles vi.
- ↑ Le comte de Saint-Pol était le fils du duc de Brabant, mort à la bataille d’Azincourt.
- ↑ Juvénal. – Enguerrand de Monstrelet.
- ↑ Enguerrand de Monstrelet.
- ↑ C’est ainsi que depuis la mort du comte d’Armagnac on nommait les partisans du Dauphin.
- ↑ Barante.
- ↑ Enguerrand de Monstrelet.
- ↑ Enguerrand de Monstrelet.
- ↑ Journal de Paris. – Barante.