Chroniques et Légendes/Les Deux Roses

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LES DEUX ROSES


I

En 18.., on voyait, à Nantes, sur le cours Saint-André, une maison de modeste apparence, précédée d’un jardin en terrasse ombragée de tilleuls.

Cette maison était habitée par Mme veuve Barton, mère de deux charmantes jeunes filles.

Sous la double influence de la jeunesse et de la beauté, cette maison perdait une partie de son aspect mélancolique.

L’aînée des demoiselles Barton avait dix-neuf ans, ses cheveux étaient châtains, ses yeux bleus ; elle se nommait Rose, et son teint avait le frais coloris de la fleur dont elle portait le nom. Sa sœur, Blanche, plus jeune qu’elle, était blonde, ses yeux étaient d’un bleu pâle, et le léger coloris de son teint faisait hésiter entre le rose et le blanc. Tout dans le caractère de Rose était animation, espoir et vie. Tout dans celui de Blanche était tendresse, douceur et mélancolie. Les deux noms qu’elles avaient reçus en naissant semblaient être le symbole de leur différent genre de beauté et le type personnel des contrastes qui existaient entre leurs caractères. Cependant, Rose ressemblait à sa sœur en ses heures de mélancolie, et il en était de même de cette dernière lorsqu’elle se livrait à un peu d’animation et de gaîté. Partageant les mêmes études, toujours inséparables et vêtues de la même manière, on les croyait d’abord jumelles et on les appelait les deux roses.

Mme Barton n’était pas riche, elle vivait fort retirée, et ses deux filles ne connaissaient rien du monde ni de ses plaisirs.

Le mariage d’une amie de pension fut l’occasion d’un bal où elles furent invitées.

Rose, et Blanche, quoique simplement vêtues d’une robe blanche et d’une branche d’aubépine dans les cheveux, y effacèrent les plus splendides beautés et les plus riches toilettes.

Avec la vivacité de son caractère et la gaîté naturelle à son âge, Rose se livra toute entière au plaisir du bal, tandis que sa sœur, émue et tremblante, se sentait intimidée et sur le point de regretter sa solitude accoutumée.

Cependant chacun s’empressait à l’envi auprès des deux sœurs, et Mme Barton pouvait avec raison être fière de ses filles.

Une première soirée de bal laisse toujours dans l’âme des jeunes filles d’ineffaçables souvenirs ; il en devait être ainsi, surtout de Blanche, dont la destinée devait se rattacher à cette première révélation de la puissance de sa beauté.

Parmi les jeunes gens qui s’étaient montrés le plus empressés à lui plaire, elle avait remarqué Maurice Duval, fils d’un des plus riches négociants de Nantes.

Déjà Maurice était allé deux fois à New-York pour les affaires de commerce de son père, il devait y retourner en automne.

Maurice était beau, l’expression tendre et passionnée de son regard donnait à sa physionomie un attrait tout particulier.

Une mutuelle sympathie sembla tout d’abord entraîner Blanche et Maurice l’un vers l’autre.

Dès avant la fin du bal, Maurice se fit présenter à Mme Barton, et obtint d’elle la permission d’aller lui présenter ses hommages.

Le sommeil des deux sœurs fut très-agité : l’une se retraçait avec enivrement les plaisirs du bal ; l’autre ne pensait qu’à l’espoir de revoir Maurice. Rien n’est plus triste que le jour qui succède à une soirée de bal ; aussi la petite chambre, occupée par les deux sœurs, leur parut-elle sombre et silencieuse, comparée à l’éclat des lumières et au bruit joyeux des instruments, dont les sons résonnaient encore à leurs oreilles.

« Ah ! dit Rose en serrant avec regret sa parure de bal, il se passera peut-être bien du temps avant que j’aie l’occasion de remettre ces fleurs, pourtant le bal est une chose si charmante que je m’étonne d’avoir pu vivre sans connaître ce plaisir. Et toi, Blanche, qui venais à cette soirée avec tant de répugnance, j’espère bien que maintenant tu n’as plus que le désir d’y retourner.

— Sans doute, reprit Blanche en soupirant, mais tout plaisir s’achète par une crainte ou un regret, et le désir qui n’est pas réalisé devient une souffrance, et tout bonheur est précédé ou suivi d’une douleur.

— Ces réflexions me paraissent bien sérieuses, s’écria Rose, et pourtant, je crois, qu’indépendamment des plaisirs du bal, tu as fait la conquête d’un riche et beau jeune homme, Maurice Duval, que, sans doute, nous ne tarderons pas à voir ici.

— En effet, je sais, dit Blanche en rougissant, que ma mère lui a accordé la permission de se présenter chez elle, mais ce n’est que pour nous rendre une visite de politesse.

— N’importe, dit Rose en embrassant sa sœur, si j’en crois mes pressentiments, nous aurons bientôt une autre noce et ce sera la tienne.

— Ah ! dit Blanche tristement, Maurice est bien riche, il doit voyager longtemps encore à l’étranger, et si ce mariage était possible, il faudrait me séparer de lui ou de vous.

— Jamais ! jamais ! s’écrièrent ensemble les deux sœurs en s’embrassant de nouveau et en versant des larmes à la pensée d’une telle séparation. »

Le reste du jour s’acheva péniblement. La joie est un état si peu naturel à l’âme humaine qu’elle est toujours suivie de tristesse et d’ennui.

La visite de Maurice ne se fit pas attendre ; elle fut suivie de plusieurs autres.

Blanche et Maurice, dont la mutuelle sympathie était justifiée par la connaissance plus approfondie de leurs caractères, n’avaient encore échangé aucun aveu. Blanche se sentait aimée, et Maurice avait compris qu’il était payé de retour. Heureuse du présent, Blanche jouissait intérieurement du sentiment qu’elle éprouvait comme de celui qu’elle inspirait.

Cependant, Mme Barton s’inquiétait de la fréquence des visites de Maurice, et s’étonnait que son père ne fût pas venu lui demander la main de sa fille.

Maurice le comprit et il résolut d’avoir une explication à ce sujet avec son père, après avoir avoué son amour à Blanche.

C’était par un beau soir d’été, tous deux étaient assis dans l’ombre des tilleuls, dont les fleurs exhalaient un enivrant parfum. Rose travaillait un peu plus loin, rien ne troublait le silence au dehors, la première étoile brillait au ciel, l’heure était solennelle. Blanche et Maurice se taisaient ; ce dernier le rompit tout-à-coup :

« Ma chère Blanche ! dit-il avec émotion, pardonnez-moi ce nom, que je vous ai donné depuis longtemps dans mon cœur, je vous aime depuis le premier jour où votre regard a rencontré le mien, et je sens que cet amour ne finira qu’avec ma vie ; j’attends un mot de vous, que puis-je espérer ou craindre ? »

En entendant cet aveu qu’elle prévoyait depuis quelque temps, Blanche éprouva une si vive émotion qu’elle ne put répondre que par ses larmes.

« Que signifient ces larmes ? s’écria Maurice, aurais-je eu le malheur de vous déplaire, moi qui donnerais mille fois ma vie pour vous épargner un chagrin ; mais je le vois vous ne m’aimez pas !

— Non, Maurice, répondit-elle, vous vous trompez, mais j’ai été tout à la fois si heureuse et si effrayée de cet aveu que je n’ai pu retenir mes larmes.

— Mais, pourquoi cet effroi, dit Maurice enivré de bonheur, je sais que vous ne seriez pas heureuse loin de votre mère et de votre sœur, je ne prétends pas vous imposer une si cruelle séparation.

— Mais votre père, reprit Blanche, consentira-t-il à vous voir abandonner les voyages si nécessaires à votre commerce.

— Il y consentira, sans doute, dit Maurice, je suis son fils unique, il ne désire que mon bonheur, et, si vous le permettez, il viendra dès demain demander le consentement de votre mère à notre union. »

Blanche ne répondit qu’en abandonnant à Maurice une de ses mains qu’il couvrit de baisers.

En ce moment, Rose, qui avait tout entendu, se rapprocha d’eux, et partagea la joie qui remplissait leur cœur.

D’abord, M. Duval se montra peu disposé à consentir au mariage de son fils ; Mme Barton n’était pas riche, et il avait rêvé pour son fils une position plus en rapport avec sa fortune. Mais vaincu par les instances de son fils, il se décida à venir demander la main de Blanche.

Cette demande fut bien accueillie par Mme Barton.

Cependant, M. Duval exigea que son fils fît un voyage aux États-Unis, pour y terminer des affaires de commerce. L’absence de Maurice devait durer un an, et son mariage ne devait être célébré qu’à l’époque de son retour.

Blanche s’effraya d’abord en pensant que l’Océan allait les séparer. Mais ce départ ne devait avoir lieu qu’à la fin de l’automne, et jusque-là les deux fiancés devaient se voir tous les jours. Toute entière au bonheur présent, Blanche oubliait l’avenir, et le départ de Maurice lui apparaissait comme un de ces malheurs qu’on sait inévitable mais que l’on croit impossible.

Sans doute, M. Duval espérait que le temps et l’absence feraient oublier à son fils des projets de mariage qu’il ne voyait pas sans déplaisir.

Mme Barton possédait, près de Saint-Nazaire, une propriété, nommée le Bois-Rocher ; c’était une antique maison, entourée d’un côté de grands bois, et de l’autre ayant une vue très-étendue sur l’Océan. Ce lieu, agreste et solitaire, se trouvait sur une roche élevée, ce qui lui avait fait donner son nom.

Mme Barton vint s’y établir avec ses filles, tandis que Maurice habitait Saint-Nazaire, dans le port duquel il devait s’embarquer.

À mesure que l’époque du départ approchait, les deux fiancés ne jouissaient plus qu’avec un mélange de tristesse des derniers jours qui déjà semblaient ne plus leur appartenir.

La veille du départ, Maurice et Blanche échangèrent leurs portraits ; celui de cette dernière était d’une extrême ressemblance. Les adieux des deux fiancés furent déchirants, ont eût dit qu’un secret pressentiment les avertissait qu’ils ne devaient plus se revoir. Blanche pleura toute la nuit, et sa sœur qui la croyait endormie, la vit aux premières lueurs de l’aube assise près de la fenêtre et jetant un regard désolé vers l’Océan. Elle montra à sa sœur une voile qui se dessinait à l’horizon, c’était celle qui emportait Maurice ; sa sœur la comprit et toutes deux s’embrassèrent en pleurant.

« Il est là, s’écria Blanche, il est parti, et je le sens, nous nous sommes dit un éternel adieu.

Ce fut en vain que Rose combattit ce funeste pressentiment ; il ne cessa plus d’obséder l’âme de Blanche.

L’automne était arrivé, les bois se dépouillaient peu à peu de leur feuillage, les oiseaux se taisaient et ce deuil de la nature était en harmonie avec la tristesse de Blanche.

Sa mère, espérant que le changement de lieu apporterait quelque diversion à sa douleur, la ramena à Nantes.

Mais lorsque Blanche revit cette maison, ce jardin où elle avait passé de si douces heures, elle se sentit plus triste encore. Tout lui semblait changé, plus de parfums dans l’air, plus de fleurs au jardin, tout lui parlait de ce bonheur aussi fugitif que les beaux jours. Mais ces derniers devaient renaître, tandis que son bonheur était à jamais perdu. Cependant la tendresse de sa mère et de sa sœur, et surtout une lettre de Maurice lui rendirent un peu de calme.

M. Duval vint les visiter, et quoique Blanche conservât un vif ressentiment du départ qu’il avait exigé de son fils, elle n’en fut pas moins sensible aux bons procédés de M. Duval qui l’appelait sa fille.

Cédant aux instances de sa sœur, Blanche consentit à la suivre dans quelques réunions, mais jamais elle ne remit la robe de bal qu’elle portait le premier jour qu’elle vit Maurice.

Pendant cet hiver, Mme Barton reçut de nombreuses demandes de mariage pour Rose, qui les refusa pour rester auprès de sa mère et de sa sœur qu’on savait engagée.

Le printemps était revenu, Maurice écrivait qu’il serait de retour à la fin de l’été, et l’espoir renaissait dans le cœur de Blanche.

Ce fut dans ce moment-là, que le banquier, chez lequel Mme Barton avait placé la moitié de sa fortune, fit faillite. Il fallut vendre la maison de Nantes, il ne restait plus à Mme Barton que Bois-Rocher, et son revenu ne se montait guère qu’à quatre mille francs.

En présence d’un tel désastre, M. Duval déclara à Mme Barton que le projet de mariage entre Blanche et son fils était devenu impossible. Sans doute, M. Duval ne fut pas fâché de cette circonstance, mais sa résolution qu’on ne pût cacher à Blanche, lui porta un coup terrible. Une lettre de Maurice ne tarda pas à venir la rassurer sur la durée de ses sentiments.

Elle était ainsi conçue :

« Ma chère Blanche,

» J’ai appris la perte de fortune de madame votre mère ; je n’y suis sensible qu’à cause de l’ennui qu’elle a dû lui causer. Si vous étiez pauvre, abandonnée de tous, je n’en mettrais pas moins mon bonheur et ma gloire à vous donner ma fortune et mon nom. J’espère que vous me connaissez assez pour ne pas me faire l’injure de penser que cette circonstance m’ait préoccupé un seul instant. J’ai appris avec beaucoup plus de peine l’injuste résolution de mon père, quoiqu’elle ne change rien à mes sentiments. Vous êtes et vous serez toujours mon bien, ma vie, et l’unique amour que je veuille avoir sur la terre. Je n’ai jamais désiré la fortune que pour vous ; il me reste, de l’héritage de ma mère que j’ai réalisé, des sommes assez importantes pour me créer une position indépendante et me passer du consentement de mon père. Malheureusement, les spéculations commerciales que je vais entreprendre ici, me forceront à y rester encore près d’un an. Ce temps me paraîtra bien long, mais il assure notre union ; alors nous ne nous séparerons plus ! J’aspire à cet heureux moment, mon cœur et ma pensée s’envolent sans cesse vers vous, et votre portrait fait ma consolation.

» Adieu, ma chère Blanche, assurez de mon respectueux attachement votre mère qui sera bientôt la mienne, et votre sœur que j’aime fraternellement.

» Maurice. »

En recevant cette lettre, Blanche éprouva un sentiment de consolante sécurité. Mais l’absence prolongée de Maurice l’affligeait profondément. Jamais elle n’avait douté de son amour ; mais elle avait besoin d’en recevoir sans cesse une nouvelle assurance.

La famille Barton passa doucement toute la belle saison à Bois-Rocher. Lorsque la mauvaise saison arriva, que les brumes d’automne dérobèrent l’aspect du paysage, que le bruit des vents se mêlant à celui de l’Océan, interrompit seul le silence de leur solitude, les deux sœurs furent saisies d’une involontaire tristesse.

L’état de la mer rendait toute communication impossible, et les lettres de Maurice n’arrivaient pas. Alors Blanche, cédant à ses angoisses, s’imaginait parfois que Maurice ne l’aimait plus. Ce doute était affreux et jetait Blanche dans un état voisin du désespoir. Les douces paroles et les encouragements de sa sœur avaient alors bien de la peine à lui rendre le calme et l’espérance. Les agitations de l’âme de Blanche eurent une fatale influence sur sa santé. Elle tomba sérieusement malade, et quoiqu’elle fût guérie en apparence, elle conserva une extrême faiblesse et fut en proie à des accès d’une fièvre lente. Les médecins, que sa mère appela de Nantes, conseillèrent l’air du Midi, mais il était impossible de faire voyager Blanche au milieu des neiges et des gelées. L’hiver fut donc bien triste pour ces trois femmes.

Cependant elles n’étaient pas complètement abandonnées, quelques amis venaient de Saint-Nazaire les visiter de temps en temps.

Il y avait aussi, au village de Saint-Sébastien, un abbé d’une soixantaine d’années, remarquable par son intelligence, sa bonté et sa douceur, qui était devenu l’ami de la famille Barton. Le modeste poste qu’il occupait à Saint-Sébastien était loin d’être en rapport avec son mérite, mais il l’avait choisi parce qu’il croyait y faire plus de bien que partout ailleurs. Malgré les neiges et les glaces, il venait souvent passer la veillée à Bois-Rocher ; il faisait la partie de piquet de Mme Barton, tandis que Rose faisait de la musique à sa sœur. Il adressait des paroles de consolation et d’espoir à Blanche, il priait pour le retour de Maurice, et l’assurait que ses vœux seraient exaucés.

Le printemps revint et les premiers sourires du ciel semblèrent rendre un peu de santé à Blanche. Une lettre de Maurice annonçant son retour pour le mois de juin, et donnant l’assurance que ses spéculations avaient réussi et que son père ne s’opposait plus à leur union comblèrent de joie la pauvre Blanche. Elle parut se ranimer et se rattacher à la vie. Ce fut en versant des larmes qu’elle aperçut les premières hirondelles.

« Heureux oiseaux, dit-elle, vous arrivez des pays habités par Maurice, vous l’avez vu peut-être ; combien je porte envie à votre bonheur ! Vous quittiez la France lorsque je reçus son dernier adieu. Le reverrai-je avant votre départ ?

— Ma chère Blanche, lui dit sa sœur, pourquoi ce doute cruel et ces tristes pensées qui te font tant de mal.

— Je ne puis bannir de mon âme ces tristes pressentiments qui semblent m’être envoyés par le Ciel, répondit Blanche. »

Cédant aux instances de sa sœur, Blanche essaya inutilement de faire un peu de musique ; il en fut de même de la peinture, elle ne put achever une vue de Bois-Rocher, qu’elle avait commencée.

Ce fut alors qu’une lettre de Maurice apprit qu’il allait s’embarquer, et que cette lettre serait la dernière.

De ce moment, partagée entre la crainte et l’espérance, Blanche trembla à l’aspect du plus léger nuage et à la moindre apparence d’orage.

Dans l’intention de la distraire, Rose proposa à sa sœur de travailler ensemble à la couronne et au bouquet de fleurs d’oranger destinés à son mariage.

Cette idée lui sourit, mais ce travail ne devait pas être achevé. À peine commencé, Blanche fut prise de fréquents évanouissements qui donnèrent les plus vives inquiétudes. Bientôt la malade fut incapable de se lever ; dans ses accès de fièvre, elle redisait d’une voix déchirante quelques fragments des romances préférées par Maurice. Le jour, elle se faisait porter près de la fenêtre, elle regardait d’un œil avide l’immense Océan. On avait placé près d’elle un superbe camélia blanc ; cette plante qu’elle affectionnait était un don de Maurice. Malgré les soins qu’on lui donnait ce camélia semblait dépérir. C’était un lugubre présage, et souvent en contemplant le visage amaigri de Blanche, on se demandait si la jeune fille survivrait à la fleur.

Pour entretenir les espérances de sa sœur, Rose continuait à travailler à la couronne de fleurs d’oranger ; mais bien souvent elle laissait tomber furtivement des pleurs sur ces fleurs, que sa sœur ne devait jamais porter.

Pendant le jour, la malade semblait se ranimer un peu ; mais les nuits étaient affreuses, Rose les passait au chevet de sa sœur dans d’inexprimables angoisses. Cependant elle s’efforçait de cacher à sa mère la triste vérité.

Souvent Blanche s’écriait :

« Mon Dieu ! laissez-moi vivre jusqu’au retour de Maurice ! »

Puis elle ajoutait :

« Non, il m’est impossible de mourir sans le revoir. »

Ces paroles déchirantes brisaient le cœur de Rose, qui ne voyait que trop que le désir de sa sœur ne devait jamais se réaliser.

Vers la fin de mai, l’état de Blanche fut désespéré.

En cette circonstance, le bon abbé Gervais leur fut d’un grand secours, avec la sensibilité naturelle aux âmes pures, il comprit que toute émotion amènerait la mort de la malade. Il s’attacha à fortifier et à consoler l’âme de Blanche, qui remplit ses devoirs religieux avec l’espérance de vivre.

Blanche, entourée de visages amis, parut se ranimer, et, quelques heures avant sa mort, elle faisait encore des projets d’avenir.

Ce fut par une belle soirée de mai qu’elle expira doucement Le parfum des fleurs entrait dans la chambre par la fenêtre ouverte, les rayons de la lune se reflétaient sur le calme de l’Océan. Tout était joie et bonheur au dehors, tandis que tout était désespoir et désolation dans l’âme de Rose et de sa mère.

Surmontant l’excès de sa douleur, Rose entraîna sa mère inconsolable loin de la couche funèbre, et la confia aux soins d’une amie, tandis qu’elle revint près de sa sœur, qu’elle voulut veiller encore une dernière fois. Aux premiers rayons de l’aube, Rose était si pâle et ressemblait tant à sa sœur qu’on eut pu se demander laquelle des deux était la morte.

Rose ne confia à personne le soin de rendre les derniers devoirs à sa sœur. Elle la revêtit de la robe blanche qu’elle portait au bal lorsqu’elle y rencontra Maurice, et plaça dans ses cheveux la même branche d’aubépine, comme elle en avait souvent manifesté le désir.

On éleva une modeste tombe à Blanche, dans le cimetière de Saint-Sébastien.

Pendant bien des semaines et des mois, Mme Barton et Rose, livrées à leur douleur, perdirent la notion du temps, et n’eurent le sentiment de leur existence que par celui de leur malheur.

Peu à peu cette douleur devint plus calme et fit place à une douce mélancolie et à des regrets qui devaient durer toute la vie.

Un mois s’était à peine écoulé depuis la mort de Blanche, lorsqu’on apprit celle de Maurice, qui, sur le point de s’embarquer, avait été saisi par une de ces fièvres, résultat du climat et auquel les Européens échappent rarement.

Maurice n’avait pu apprendre la mort de Blanche, tandis que cette dernière avait ignoré la sienne. Dieu sans doute avait voulu leur épargner cette nouvelle douleur. Par une coïncidence singulière, ils étaient morts tous deux le même jour et presqu’à la même heure. Ni les prières, ni les larmes de ceux qui les aimaient n’avaient pu les retenir.

Comme elle l’avait prévu, Blanche n’avait pas vu le départ des hirondelles dont elle avait salué le retour avec tant d’espérance. Comme ces oiseaux voyageurs, son âme et celle de Maurice s’étaient envolées ensemble vers leur céleste patrie, et séparées sur la terre elles étaient à jamais réunies dans le sein de Dieu.


II

Près de six mois s’étaient écoulés depuis la mort de Blanche, dont sa sœur portait encore le deuil.

Rien n’était extérieurement changé dans l’existence de Rose et de sa mère.

Tout, dans la chambre que les deux sœurs avaient occupée ensemble, était resté à la même place ; la couronne de fleurs d’oranger était posée sur le front d’une statue de la vierge, aux pieds de laquelle Rose et Blanche avaient souvent prié ensemble. Maintenant l’une priait au ciel et l’autre sur la terre, et pourtant c’était encore entre elles un mutuel échange de prières.

En se voyant entourée de tous les objets qui leur avaient été habituels, Rose se persuadait parfois que son malheur n’était qu’un rêve affreux dont elle allait se réveiller. Le cœur de Rose ne pouvait accepter la conviction d’une absence sans retour et d’une séparation dont le terme se perdait dans l’infini. Le souvenir de Blanche présidait à toutes les occupations journalières de sa sœur, elle croyait encore suivre ses intentions en aimant et en soignant tout ce qu’elle avait aimé.

Parmi tant de regrets, celui du portrait de Blanche, emporté par Maurice, était un des plus incessants.

Ce dernier l’avait emporté aux Colonies Espagnoles où il se trouvait appelé par ses affaires au moment de sa mort ; et c’était en vain que Mme Barton et Rose en avaient réclamé la restitution.

Quoique les traits de sa sœur fussent sans cesse présents à sa pensée, Rose avait inutilement essayé vingt fois de retracer son image.

Mme Barton avait rompu toutes relations avec M. Duval, qu’elle accusait justement par son obstination à refuser son consentement au mariage projeté, de la double mort de Blanche et de son fils.

Par une sombre soirée de novembre, en harmonie avec sa tristesse, Rose contemplait avec mélancolie la chûte des feuilles et les fleurs mourantes, que sa sœur avait vu naître et grandir ; quelle que fut la fragilité de leur existence, elles avaient survécu à celle qui n’était plus qu’une froide poussière.

Tout à coup on annonça à Mme Barton qu’un étranger demandait à la voir avec instance. La carte présentée par le visiteur portait le nom de Donatien Oviedo Davila. On avait écrit ensuite au crayon : venant des Colonies.

Une pensée subite traversa en même temps l’esprit des deux femmes ; c’était que cet étranger avait connu Maurice.

Il fut aussitôt introduit ; c’était un homme d’environ trente-cinq ans, ses traits étaient beaux, réguliers, son teint, la couleur de ses yeux et de ses cheveux annonçaient une origine espagnole. Il était en grand deuil, son regard mélancolique et passionné et ses manières gracieuses et douces étaient celles qui caractérisent les créoles.

« Madame, dit-il en s’adressant à Mme Barton, je suis un étranger pour vous, mais vous ne l’êtes pas pour moi, car j’étais l’ami de Maurice, et je viens vers vous chargé par lui d’un triste message.

— Quel qu’il soit, répondit Mme Barton, nous l’accueillerons avec reconnaissance, et croyez, Monsieur, que les amis de Maurice seront toujours les nôtres.

— J’espère, Madame, reprit Donatien, que la mission dont je suis chargé vous apportera quelque consolation.

— Il n’en existe plus pour nous depuis la mort de ma sœur, dit Rose qui jusque-là avait gardé le silence.

— Je le sais, mademoiselle reprit-il, et pourtant ce portrait que Maurice m’a prié de vous remettre…

— Ah ! c’est celui de ma sœur, s’écria Rose, combien nous l’avons désiré.

— Vous ne vous trompez pas Mademoiselle, et vous ressemblez tellement à ce portrait que si je n’avais appris en arrivant ici le malheur qui vous a frappé, j’aurais pu m’y méprendre.

— Cette ressemblance a toujours existé, dit Mme Barton, et maintenant elle est plus frappante que jamais ; mais puisque vous étiez l’ami de Maurice, qui devait être mon fils, parlez-nous de lui.

— Ah ! Madame, reprit Donatien, il n’était occupé que de vous et de sa chère Blanche, dont le nom fut le dernier qu’il prononça au moment d’expirer. Je devais l’accompagner en France où il aurait trouvé le bonheur, tandis que je n’y cherchais qu’un peu de calme et d’oubli.

— Vous aussi, Monsieur, dit Rose avec intérêt, vous aviez besoin de chercher des consolations dans l’amitié et le changement d’hémisphère.

— Plus que personne, dit Donatien avec tristesse, je venais de perdre ma mère, ma seule affection, mon unique bien sur la terre, et sans l’amitié de Maurice j’aurais succombé à ma douleur. Sa perte a mis le comble à mon malheur, et sans le désir d’accomplir son dernier vœu, je n’aurais pas trouvé le courage de venir seul en France.

— J’espère, dit Mme Barton, que nous nous efforcerons de remplacer l’ami que vous avez perdu, vous êtes sans doute arrivé par le dernier vaisseau entré dans le port de Saint-Nazaire.

— Oui, Madame, et depuis quelques jours seulement. J’ai loué, près de Saint-Sébastien, la seule maison qui fût habitable, la solitude agreste et sauvage de ce lieu, le voisinage de la mer m’ont séduit, et je m’y suis installé avec un vieux domestique de ma famille et une femme de service.

— Alors vous êtes notre voisin, dit Mme Barton, vous viendrez nous voir, nous parlerons de Maurice et de ma chère Blanche, quoiqu’elle vous soit inconnue.

— Bien moins que vous ne le pensez, Madame, reprit Donatien, car mon ami m’a si souvent parlé d’elle et de vous que personne de votre famille ne m’est inconnu. Je profiterai donc avec plaisir de la permission que vous voulez bien m’accorder de venir quelquefois nous visiter. »

Cependant Davila hésitait à remettre le portrait qui devait causer tant d’émotion aux deux femmes. Ce fut d’une main tremblante qu’il présenta à Rose la boîte qui le contenait.

Celle-ci la remit à sa mère qui l’ouvrit avec empressement :

« Ma fille ! s’écria-t-elle.

— Ma sœur chérie ! » dit Rose à son tour.

Et toutes deux fondirent en larmes.

En présence d’une telle douleur, Donatien se sentit profondément touché.

De ce moment, il ne fut plus un étranger pour Rose et sa mère. La vive sympathie qu’il avait montrée pour leur douleur, la mission qu’il avait si religieusement remplie, et son amitié pour Maurice, dont Mme Barton et sa fille ne séparaient pas le souvenir de celui de Blanche, tout leur faisait retrouver dans cet étranger quelque chose de celle qu’ils avaient tant aimée.

Insensiblement, Donatien devint l’hôte assidu de Bois-Rocher. Il demanda la permission de copier le portrait de Blanche, qui, lorsqu’il fut achevé, n’était en réalité que celui de Rose.

« Permettez-moi de conserver ce portrait, dit-il à Rose ; lorsque je serai loin de vous, il me rappellera que c’est ici que j’ai trouvé des heures de calme et de consolation que je n’espérais plus.

— Puisque vous êtes bien ici, dit Rose, pourquoi n’y resteriez-vous pas.

— Parce que, reprit tristement Donatien, l’état moral de l’âme dépend bien moins des lieux qu’on habite que de l’attraction sympathique des cœurs qu’on y rencontre. Voilà pourquoi je préfère à tous les pays du monde celui où je vous ai rencontrée.

— Puisqu’il en est ainsi, c’est un motif de plus pour y rester, car ma mère ne veut plus retourner dans le monde, je partage son sentiment à cet égard, et jamais notre amitié ne vous fera défaut.

— Vous le croyez, ma chère Rose, parce que vous ignorez les orages du cœur, il viendra un jour où l’amitié vous paraîtra un sentiment bien faible comparé à une affection d’une autre nature. Ah ! puissiez-vous ne pas éprouver les plus cruelles déceptions.

— Mais, je suis bien à l’abri, dit Rose, de ces sentiments orageux dont vous me parlez, et ce n’est pas dans cette retraite que je puis craindre de les éprouver.

— Mais vous n’y resterez pas toujours, reprit Donatien, tôt ou tard vous retournerez dans le monde, dont vous serez le plus bel ornement.

— Jamais, interrompit Rose, trop de souvenirs me rattachent ici ; d’ailleurs, je ne me séparerai jamais de ma mère, dont je suis maintenant le seul appui.

— Ah ! ma chère Rose, qui de nous peut assigner un but à sa destinée, jamais et toujours sont des mots qui devraient être bannis de notre langue, car ils ne s’appliquent qu’à des illusions. »

Cette conversation, qui fut interrompue par Mme Barton, laissa dans l’âme de Rose un sentiment d’indicible tristesse. De ce moment, elle vécut dans la crainte d’entendre Donatien annoncer son départ dont la présence presqu’à son insu était devenue nécessaire à sa vie. Il y avait entre eux des rapports si intimes de sentiments et de pensée que leur séparation paraissait impossible.

Au commencement de l’hiver, les amis de Mme Barton l’engagèrent à revenir à Nantes, mais Rose s’y refusa, préférant à la ville sa chère solitude. Mme Barton fut charmée de ce refus ; Donatien s’en montra heureux et résolut de passer l’hiver à Saint-Sébastien.

Les derniers jours de l’automne avaient permis de faire quelques promenades au bord de la mer ; mais lorsque les vents impétueux eurent emporté les dernières feuilles, et que les mugissements des vagues de l’Océan dominèrent le cri mélancolique du grillon, hôte familier du foyer, il fallut se renfermer dans les appartements.

Au dehors, la neige tombait lentement, les oiseaux accouraient chercher la nourriture que Rose leur distribuait sur sa fenêtre. Le rouge-gorge seul rappelait par son chant plaintif les douces soirées de l’automne et du printemps.

Dans cette solitude, embellie par la présence d’un ami, Rose oubliait le temps, l’heure et le monde entier. L’isolement, en effet, ne consiste-t-il pas dans l’absence d’un cœur qui comprenne le vôtre, et celui de Donatien n’était-il pas le fidèle interprète des sentiments de Rose.

Vers le milieu de l’hiver, Rose, cédant aux instances de sa mère consentit à faire de la musique pour la première fois depuis la mort de sa sœur. Elle ne put retenir ses larmes en exécutant les mélodies qu’elles avaient tant de fois répétées ensemble.

Donatien avait un remarquable talent sur le violon, il le révéla, quoiqu’il n’en eût jamais parlé, en accompagnant Rose, qui vit avec surprise que l’émotion de Donatien n’était pas moins grande que la sienne.

« Pardonnez-moi, Mademoiselle, dit-il à Rose, mais depuis bien longtemps et dès avant la mort de ma mère, j’avais renoncé à la musique, qui me rappelle de pénibles souvenirs.

— Puisqu’il en est ainsi, dit Rose, cessons une distraction qui vous fait tant de mal.

— Non, non, reprit Donatien. » Et aussitôt il se mit à jouer avec une expression déchirante un morceau de sa composition, qui exprimait tant de souffrances, que Rose et Mme Barton en furent émues jusqu’aux larmes. C’était le plus bel éloge qu’on pût faire du talent du compositeur.

Il était aisé de s’apercevoir qu’une grande douleur pesait sur l’âme de Donatien ; mais il gardait un mystérieux silence sur le passé, dont il indiquait vaguement les souffrances.

Il était évident qu’un mutuel sentiment de tendre affection s’était emparé du cœur de Rose et de celui de Donatien. Néanmoins, tous deux, heureux du présent, semblaient à dessein éloigner toute explication et toute prévoyance de l’avenir.

Mme Barton, qui s’était aperçu bien avant eux de cette réciproque inclination, ne comprenait pas le silence de Donatien, dont la naissance, la fortune et le caractère en faisaient à ses yeux un parti convenable sous tous les rapports.

Perdus dans le sentiment du calme bonheur dont ils jouissaient, les habitants de Bois-Rocher oubliaient le monde, ses injustices et ses préjugés ; lorsqu’un malheur inattendu vint tout à coup détruire cette douce sécurité.

Mme Barton tomba dangereusement malade, et bientôt son état fut désespéré.

Il est impossible de dépeindre les angoisses et les terreurs de Rose en présence du danger de sa mère. Nuit et jour elle veillait à son chevet et sa vie semblait suspendue à celle de la malade.

Ce fut alors que Donatien, à l’insu de Rose, alla chercher à Nantes un célèbre médecin, qui sauva la vie de Mme Barton.

Pour obtenir avec plus de sécurité tout ce qui pouvait hâter la guérison de la malade, Donatien semait l’or à pleines mains, afin que ses commissionnaires, malgré la rigueur de la saison, s’acquittassent avec promptitude des ordres qu’il leur donnait.

Enfin, Mme Barton entra en convalescence, elle reconnut qu’elle devait la vie aux soins de Rose et de Donatien.

Si ce dernier n’eût pas possédé l’amour de Rose, sa conduite en cette circonstance lui eût acquis à jamais son cœur.

Un jour que Rose, pâle encore des veilles précédentes, mais souriante de bonheur, voulant exprimer à Donatien toute sa reconnaissance :

« Je vous dois la vie de ma mère, dit-elle en versant des larmes, et je voudrais qu’il fût en mon pouvoir de m’acquitter d’un si grand bienfait.

— Ah ! ma chère Rose, reprit-il, n’avez-vous pas fait mille fois plus pour moi, en me rendant le calme qui m’avait fui depuis longtemps en m’arrachant aux funestes pensées qui devaient me conduire à la folie ou au suicide.

— Que dites-vous, s’écria Rose avec effroi ?

— La vérité, reprit Donatien, car vous avez été l’ange consolateur destiné à me retenir sur le bord de l’abîme.

— Ah ! s’il en est ainsi, dit Rose, heureuse et fère de sa mission, je n’ai plus qu’un désir, celui de conjurer à jamais ces funestes pensées.

— Votre présence, dit Donatien, suffira pour accomplir ce miracle.

— Alors, je suis assurée du succès, s’écria Rose, ce sera pour moi un bonheur et non un sacrifice. Je n’aurais donc pas acquitté envers vous la dette de mon immense reconnaissance ; que serais-je devenue en perdant ma mère que vous m’avez rendue ; sans appui, seule sur la terre.

— Vous oubliez, ma chère Rose, que vous auriez trouvé en moi un ami dévoué, une affection à toute épreuve.

— Je n’en doute pas, reprit Rose, mais le monde ne croit pas à l’amitié. À ses yeux, la protection d’un frère ou d’un mari est la seule qu’une femme puisse accepter.

— Je le sais, dit Donatien, le monde ne comprend pas les affections pures et désintéressées ; il traite tout sentiment idéal de fausseté ou de folie, et cette société corrompue donne ce nom à tous les dévouements dont elle est incapable. Vous ne sauriez croire, ma chère Rose, combien j’ai tremblé pour votre avenir en voyant le danger de votre mère, et combien j’ai désiré être ce protecteur dont, dans votre état social, toute femme, quelque supérieure qu’elle soit, ne peut se passer.

— Ah ! dit Rose, si ma mère eût succombé, je n’aurais pas survécu à ce dernier malheur.

— Vous le croyez, ma chère Rose, vous oubliez que l’excès de la douleur ne fait pas mourir ; je suis un exemple de cette désolante vérité. Songez donc aussi qu’en vous perdant j’aurais été incapable de supporter plus longtemps le poids de ma malheureuse existence.

— Dans ce cas, j’aurais vécu pour vous, car désormais ma vie vous appartient.

— Ah ! que n’avez-vous pas dit qu’il en est de même de votre cœur, s’écria Donatien.

— Si je ne l’ai pas dit, reprit Rose, c’est que je ne vous aurais rien appris. »

Et confuse de cet involontaire aveu elle cacha son visage en fondant en larmes.

À cette vue, Donatien, transporté de joie, s’écria :

« Rose, je vous aime depuis longtemps, et ce sentiment que j’ai longtemps cherché à combattre est devenu indestructible ; vingt fois j’ai voulu m’éloigner, mais je n’en ai pas eu le courage.

— Et pourquoi seriez vous parti ? reprit Rose ; moi aussi, je vous ai aimé sans le vouloir, sans le savoir, et depuis ma raison est venue confirmer ce sentiment que mon cœur ressent profondément et que votre caractère justifie.

— Que dites-vous, ma chère Rose, vous oubliez que ma vie antérieure vous est inconnue, et lorsque vous la connaîtrez vous me retirerez peut-être ce sentiment dont je suis si heureux aujourd’hui.

— Ne le croyez pas, dit Rose, quel que soit ce passé, je l’accepte ; car désormais rien au monde ne peut m’empêcher de vous aimer.

— Mais si ce passé était de nature à m’éloigner de vous, je fuirais au bout du monde et je serais seul malheureux.

— Il est trop tard, reprit Rose, et votre malheur serait partagé.

— S’il en est ainsi, reprit Donatien, je serais aussi coupable qu’infortuné, puisque je serais venu apporter le trouble et le malheur dans votre vie. Mais le temps et l’absence amèneraient l’oubli et plus tard vous feriez sans doute un choix plus heureux.

— Jamais, dit Rose, mon cœur ne se donne pas deux fois.

— Puisqu’il en est ainsi, reprit Donatien, je ne serais pas digne d’une affection aussi dévouée si je n’y répondais par une entière confiance, vous saurez tout, j’écrirai pour vous cette triste révélation, que je n’ai pas la force de vous faire. Et lorsque vous connaîtrez ce funeste passé, je lirai dans votre premier regard ce que je dois espérer ou craindre, et si vous devez me condamner ou m’absoudre. »

Deux jours après, Donatien remit à Rose un manuscrit contenant le récit suivant.


III

C’est en tremblant, ma chère Rose, que je commence ici la révélation des funestes événements qui m’ont à jamais enlevé le repos, et qui vont peut-être me ravir votre confiance. Soyez miséricordieuse, ma chère Rose, et ne me jugez pas trop sévèrement.

Les premières années de ma vie furent pures et calmes comme un jour sans nuages.

Mon père était espagnol, ma mère française ; le premier m’avait légué l’ardeur et l’emportement des passions fougueuses, et l’autre la vivacité et l’imprévu de son caractère.

J’avais perdu mon père de bonne heure ; ma mère, qui m’aimait d’idolâtrie, refusa de se remarier, et quelles que soient les affections que je rencontrerai désormais dans la vie elles n’égaleront jamais celle que ma mère avait pour moi.

Je fis de brillants débuts dans le monde, et j’y rencontrais une jeune créole, nommée Azélie Mendoce, dont la beauté me charma.

Orpheline presqu’en naissant, elle avait été élevée par un frère de son père, Emmanuel Mendoce, qui n’avait qu’un autre neveu, cousin d’Azélie et nommé Ambrosio Mendoce ; son père, comme celui d’Azélie, était mort sans fortune, et il vivait en Espagne dans la famille de sa mère. Quant à son oncle, Emmanuel Mendoce, qui ne s’était point marié, il possédait une grande fortune, augmentée par d’heureuses spéculations commerciales.

Ce dernier s’était attaché à sa nièce Azélie, qu’il avait élevée avec une extrême tendresse, réalisant tous ses désirs et ne s’opposant jamais à l’exécution de ses volontés les plus folles.

Azélie était douée de toutes les séductions ; sa beauté, son intelligence, son caractère ardent et passionné, et jusqu’à la légèreté et l’inconstance de ses goûts en faisaient une créature adorable. Mais sous ces dehors attrayants, Azélie cachait une nature astucieuse et perfide. Sa beauté et son titre d’héritière future de la fortune de son oncle, lui attiraient de nombreux adorateurs. Elle se plaisait à ces conquêtes faciles, dont le nombre augmentait chaque jour.

Cependant, sans repousser ces hommages, Azélie ne paraissait en préférer aucun. On disait que son oncle, Emmanuel Mendoce, désirait secrètement qu’Azélie épousât son cousin Ambrosio, afin que sa fortune fût réunie sur leurs deux têtes et que son nom fût perpétué par cette alliance. Cependant l’absence d’Ambrosio et son peu d’empressement à se rendre près de sa cousine ne justifiaient guère ces prévisions.

Ce fut au bal que je vis pour la première fois Azélie, et que j’en devins passionnément amoureux. Elle parut d’abord encourager ma recherche, mais sa coquetterie et son inconstance étaient telles, que souvent l’espoir de la veille était détruit par la déception du lendemain.

Ces défauts, loin d’affaiblir mon amour ne firent que l’augmenter par les obstacles que j’entrevoyais d’ailleurs ; car, Emmanuel Mendoce, sans refuser la demande que ma mère avait faite de la main de sa nièce, avait allégué sa grande jeunesse et remis à un temps assez éloigné sa réponse définitive. J’attendais, partagé entre l’espoir et la crainte, lorsqu’Emmanuel mourut subitement.

La douleur d’Azélie fut extrême, elle aimait son oncle comme un père, elle voulut passer le temps de son deuil dans le couvent où elle avait été élevée ; tandis que son cousin, Ambrosio, arrivait en hâte pour l’ouverture du testament.

Cet acte instituait Azélie sa légataire universelle, à la condition qu’elle épouserait son cousin, dans le cas où elle refuserait de se conformer à cette intention, elle devait donner à son cousin une somme égale au quart de sa fortune ; et si, au contraire, le refus venait d’Ambrosio, il ne devait avoir aucun droit à la somme léguée par son oncle ni à la succession de ce dernier. Une autre clause ajoutait que si Azélie mourait sans enfants, la fortune d’Emmanuel Mendoce retournerait à Ambrosio, seul descendant de la famille Mendoce, dont il devait perpétuer le nom. Quoique cette clause pût devenir le motif d’un procès, elle fut librement consentie par les deux parties intéressées.

Malgré la jeunesse et la beauté d’Ambrosio, Azélie refusa de l’épouser. J’y vis le motif d’une préférence qui prenait peut-être sa source dans l’orgueil, car Ambrosio était sans fortune et la mienne était considérable. Cependant Azélie voulut prouver son désintéressement en offrant à son cousin de partager avec lui la fortune dont elle était héritière, mais celui-ci refusa avec fierté et ne voulut accepter que le legs auquel il avait droit.

Peu après, d’heureuses spéculations doublèrent sa fortune, et il ne parut regretter ni la main de sa cousine, ni la fortune de son oncle. À la vérité, son caractère était si dissimulé, qu’il était difficile de connaître s’il conservait de la haine ou de l’affection pour Azélie.

À l’expiration de son deuil, Azélie consentit à m’épouser, et notre union fut consacrée dans la chapelle du couvent, qu’elle ne quitta que pour venir habiter l’hôtel que je lui avais fait préparer. Malgré nos instances, Ambrosio refusa d’assister à notre mariage et s’en retourna en Espagne.

En même temps, ma mère nous quitta pour aller habiter une petite maison peu éloignée de la nôtre, car elle m’aimait trop pour passer un seul jour sans me voir. Les deux premières années de notre union furent assez heureuses, mais lorsque Azélie perdit l’espoir de devenir mère, elle se livra de nouveau à tous ses goûts de plaisir et de dissipation. Toujours la reine des bals et des fêtes, elle ne pouvait exister qu’au milieu des jouissances de la vanité. Dans les courts instants qu’elle passait près de moi, elle se montrait, dans son intérieur, irritable, ennuyée et chagrine. Je m’efforçais de conformer mes goûts aux siens ; mais il m’était impossible de voir sans jalousie, Azélie employer tous ses moyens de séductions à plaire à des étrangers, dont elle préférait la société à celle de son mari.

Cinq ans se passèrent au milieu d’un bonheur factice pour elle, tandis que ma jalousie me faisait souffrir d’inexprimables tourments.

Cependant cette pénible situation devait bientôt faire place à un malheur plus réel. Un Français, nommé le comte de Varennes, proche parent du gouverneur, arriva aux Colonies, et devint bientôt l’objet de l’amour de toutes les femmes et de la jalousie de tous les hommes. Il était beau, élégant, généreux et séduisant. Cependant, malgré les efforts que toutes les femmes faisaient pour lui plaire, aucune d’elles ne pouvait se flatter d’avoir fait sa conquête. Cet honneur était réservé à ma femme, qui parut heureuse du triomphe qu’elle venait de remporter sur ses rivales. Je ne vis d’abord dans ce succès que le plaisir causé par la vanité satisfaite. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir que dans cette lutte de coquetterie d’une part et de séduction de l’autre, le cœur d’Azélie s’était sérieusement engagé. Trop fier pour me plaindre, mais incapable de supporter une rivalité quelconque, j’insultai le comte de Varennes, je le forçai à se battre ; je fus dangereusement blessé et on désespéra de ma vie. Livré à de cruelles angoisses, je me disais qu’Azélie allait recouvrer par ma mort le droit d’appartenir à un autre ; et je puisai dans cette pensée le courage de vivre.

Que nos vœux sont insensés ; je désirais ressaisir l’existence et j’eusse été bien heureux de mourir alors, car j’aurais échappé dans l’avenir à des souffrances qui devaient surpasser toutes celles du passé.

Pendant tout le temps que je fus en danger, Azélie me témoigna une excessive tendresse, et ne quitta pas un instant mon chevet. Je pus croire alors au retour de son affection, et je me persuadai que l’erreur d’un moment s’était effacée en présence d’un sentiment constant et indestructible.

Ma mère, au désespoir, avait partagé les soins d’Azélie, mais elle conservait au fond du cœur contre elle un secret ressentiment, l’accusant d’avoir causé par sa coquetterie le duel qui avait failli m’ôter la vie. Sa joie fut extrême lorsque le médecin déclara que j’étais hors de danger, et de son côté, Azélie ne parut pas moins heureuse de cette assurance.

Ce fut à sa tendresse que j’ai dû mon retour à la santé, mais depuis j’ai souvent maudit la vie qu’elle m’avait conservée. Je crus un instant que j’avais retrouvé le bonheur des premières années qui avaient suivi notre union. Nous fûmes passer le temps de ma convalescence dans une habitation que je possédais dans les environs de Cuba.

D’abord Azélie y parut heureuse, mais je m’aperçus bientôt de la contrainte qu’elle se faisait et de l’ennui qu’elle éprouvait dans cette solitude. Alors je lui proposai de revenir à la ville, où la vue de notre bonne intelligence devait imposer silence aux bruits désagréables causés par l’éclat retentissant de notre duel. Ce fut avec peine qu’Azélie y consentit, non-seulement elle me promit de ne jamais aller dans le monde, dans la crainte d’y rencontrer le comte de Varennes, mais elle me témoigna le désir de vivre dans la retraite.

Je suis persuadé que ses promesses étaient sincères, mais peu à peu le désœuvrement et l’attrait des plaisirs la ramenèrent dans ce monde qu’elle avait juré de fuir.

Depuis son duel, le comte de Varennes était devenu plus à la mode que jamais, toutes les femmes se le disputaient ; Azélie ne put se résoudre à se voir enlever cette conquête. Cédant au double attrait de l’amour et de la jalousie, elle revit le comte en secret, quoiqu’elle feignît d’éviter les réunions où elle pouvait le rencontrer. Je n’eus d’abord que de faibles soupçons qu’Azélie ne tenait pas ses promesses. J’épiai avec soin toutes ses démarches, et quoiqu’elle ne m’en témoignât rien, cette surveillance lui devint odieuse.

Depuis son départ pour l’Espagne, Ambrosio nous avait écrit assez fréquemment. Lorsqu’il apprit l’issue fatale de mon duel avec le comte, il se hâta de revenir. Il se montra fort sensible à la douleur d’Azélie, il offrit de partager ses soins, et me témoigna une affection inaccoutumée.

Cependant, au moment où j’étais désespéré des médecins, soit que mon âme, sur le point d’être dégagée des liens du corps, eût acquis plus de lucidité, ou soit par une intime intuition, il me sembla que, Ambrosio, loin de souhaiter mon rétablissement, désirait intérieurement ma mort. Peut-être espérait-il qu’Azélie, devenue veuve et désabusée de la fantaisie qu’elle avait eue pour moi, consentirait à l’épouser. Sans doute, il regrettait la fortune de l’oncle Mendoce, qu’il eût possédée en devenant l’époux d’Azélie, et même qui lui fût échue tout entière sans l’existence de cette dernière.

On disait qu’en Espagne il avait été sur le point d’épouser l’héritière d’une des plus riches familles de ce pays, mais que les parents de la jeune personne, qui le croyaient l’unique héritier de son oncle et qui, du moins, supposaient que sa cousine, à laquelle il était substitué par le testament, était très-âgée, en apprenant le contraire, avaient refusé de donner leur consentement au mariage.

Ce fut après cette déception, que je n’appris que longtemps après, que Ambrosio revint à Cuba, et se décida à demeurer dans une habitation, située dans les terres et très-éloignée de la ville, où il venait rarement. Il était donc resté étranger à tous mes chagrins et au trouble qui venait de détruire mon bonheur domestique.

Je refusai longtemps de croire à la trahison d’Azélie, comme le malheureux qui se rattache à une dernière espérance, je ne voulus accuser Azélie que de légèreté et d’inconséquence.

Une lettre anonyme que je reçus m’ôta cette dernière illusion. Il devait y avoir un grand bal chez le gouverneur, tout le monde parlait de cette fête, et le comte de Varennes ne pouvait manquer d’y assister, surtout en qualité de parent du gouverneur. Je savais qu’A’Zélie désirait vivement aller à ce bal, dont elle devait être la reine. J’hésitai à l’y accompagner, lorsque je reçus la lettre qui me révélait les entrevues secrètes d’Azélie et du comte, et qui contenait un billet de cette dernière, dans lequel elle donnait un rendez-vous au comte pendant le bal, avec des expressions qui ne pouvaient laisser aucun doute sur la trahison dont j’étais l’objet.

Je voulus d’abord accabler Azélie de reproches et m’en séparer pour jamais ; puis j’espérai, qu’en l’éloignant du comte, je pourrais la ramener à de meilleurs sentiments, et dissimulant ma fureur, je résolus de tenter une dernière épreuve. Je feignis une affaire qui m’appelait sur notre habitation, et je fis promettre à ma femme qu’elle n’irait pas au bal ; elle me le jura avec une apparence de sincérité qui faillit détruire tous mes soupçons. Persuadé, d’ailleurs, qu’elle ne pouvait se présenter seule à ce bal, je sortis, non pour me rendre à notre habitation, mais pour aller au cercle, où je jouai toute la nuit comme un désespéré. Malgré mes nombreuses distractions, la fortune me fut favorable, et je revins, vers la fin de la nuit, après avoir gagné des sommes considérables. Quelle fut ma surprise en rentrant chez moi d’apprendre qu’Azélie n’y était revenue que depuis une heure, il était évident qu’elle avait été au bal, et mes soupçons, un instant écartés, ne connurent plus de bornes. En proie au plus cruel tourment de la jalousie, j’entrai sans bruit dans la chambre d’Azélie, elle dormait profondément ; sa robe de bal était négligemment jetée sur le parquet. Je la contemplais silencieusement dans son sommeil, et mon cœur fut profondément attendri. J’allais tout oublier et lui crier que je l’aimais toujours, lorsqu’elle murmura dans un rêve le nom du comte avec l’expression d’un tendre souvenir. En entendant ce nom détesté, je fus saisi d’une fureur qui m’ôta la raison, et, dans un accès de jalousie, je saisis mon poignard pour en frapper Azélie ; puis, tout-à-coup, je le rejetai loin de moi dans un mortel effroi.

À partir de ce moment, je n’eus plus conscience de mes actions, je m’enfuis désespéré, et j’errai jusqu’au matin dans la campagne. Toutefois, je fus ramené vers mon hôtel par un sentiment instinctif. Je ne savais plus rien de ce qui s’était passé, et je croyais avoir fait un rêve affreux.

Ce fut donc avec une vive surprise que je trouvai ma demeure envahie par une foule nombreuse, qui à ma vue poussa des cris de mort et de vengeance, en m’appelant assassin. Je ne comprenais rien à tout ce qui se passait autour de moi, on m’arrêta, on m’entraîna vers la chambre d’Azélie, on me fit approcher de sa couche, où son immobilité me fit croire d’abord qu’elle dormait ; mais, hélas ! combien cette erreur fut de courte durée, et comment dépeindre la douleur et l’effroi dont je fus saisi à l’horrible spectacle qui s’offrit à mes yeux. Cette femme, que j’avais tant aimée, était-là, morte, baignée dans son sang ; sa robe, les fleurs qui avaient couronné sa tête en étaient inondées. Près de là, mon poignard gisait, teint de son sang, comme un témoin accusateur ; tout révélait un crime, et prouvait que j’étais le seul criminel. Envoyant ce poignard, qu’on me présenta comme une preuve de conviction, je me rappelai ma fureur, l’accès de démence dont j’avais été saisi, le désir que j’avais eu de tuer Azélie, et je me demandai si je n’avais pas agi sous l’inspiration d’une folie furieuse, et si je n’étais pas en effet coupable du crime dont on m’accusait ? Ce doute était horrible, et pourtant une voix secrète me criait que j’étais innocent ; j’avais fui, je n’avais pas succombé à l’affreuse tentation qui me poussait à me faire justice moi-même, et je repoussai avec toute l’énergie de l’innocence l’accusation dont j’étais l’objet. Cependant, le désespoir, que me causait la mort d’Azélie, s’était emparé de mon âme et m’avait ôté jusqu’au sentiment de mon danger. Toute la tendresse que j’avais eue pour elle s’était réveillée en la perdant pour toujours et j’oubliai ses torts, pour ne me rappeler que les premiers temps de notre amour.

Renfermé dans une obscure prison, en proie à de terribles hallucinations, poursuivi par l’image sanglante d’Azélie, mes inexprimables terreurs parurent autant de preuves de ma culpabilité. Conduit au tribunal, soumis à un perfide interrogatoire, je refusai de me défendre ; je perdis le sentiment de la vérité avec celui du témoignage de ma conscience ; je n’eus plus que le désir d’en finir avec la vie, et loin de me justifier, je m’avouai coupable. Ramené dans ma prison, j’y reçus la visite de ma mère, qui, dans son désespoir, me suppliait de ne pas me laisser condamner, ne fût-ce que par amour de la vérité, car avec la clairvoyance de sa tendresse, elle avait deviné que je n’étais point coupable.

Cette scène acheva d’ébranler ma raison, je perdis avec la folie le sentiment de mon malheur, et ce fut peut-être pour moi un secours providentiel. Je passai plusieurs mois dans une maison de santé, destinée à la guérison de ces sortes de maladies.

Pendant ce temps, je fus acquitté ; mon crime, si toutefois je l’avais commis, ne pouvant être attribué qu’à la folie. Toutefois on ne pouvait soupçonner nul autre que moi du meurtre d’Azélie, puisque personne n’avait intérêt à le commettre, et que rien n’avait été volé. À la vérité, la fenêtre de l’appartement d’Azélie avait été trouvée ouverte, mais sa femme de chambre expliquait cette circonstance par l’extrême chaleur qui régnait à cette époque. Enfin, en admettant que je fusse l’assassin, l’infidélité d’Azélie ayant été suffisamment prouvée, je n’avais fait qu’user de mon droit.

Lorsque je fus devenu plus calme, ma mère me fit revenir près d’elle. Ses soins et sa tendresse me rendirent complètement la raison. Le réveil de cette dernière fut terrible, car, en retrouvant la mémoire, je faillis redevenir fou.

Que vous dirai-je, ma chère Rose, depuis cet événement fatal, je n’ai jamais cessé de me demander si j’étais innocent ou coupable. Dans ces instants, où le doute envahit mon âme, tout devient trouble et ténèbres dans ma conscience, et je ne sais plus si je suis un objet d’horreur ou de pitié. C’est en vain que j’ai cherché un refuge dans la religion, car le prêtre qui a pu m’absoudre, n’a jamais su me dire si j’avais été innocent ou coupable. Enfin, Dieu lui-même, avec toute sa puissance, ne peut en pardonnant, faire que le passé n’ait pas existé. Accablé sous le poids de ces incertitudes, plus cruelles qu’une conviction, j’ai été vingt fois sur le point de terminer ma vie par le suicide. J’ai été arrêté par la crainte d’être suivi par le souvenir dans une autre vie et d’y rencontrer l’ombre irritée d’Azélie, que j’ai peut-être précipitée dans l’éternité sans lui accorder le temps de prier et de se repentir.

La tendresse que j’avais pour ma mère me donna le courage de vivre et de lui cacher une partie de mes angoisses. Depuis mon malheur, sa santé avait été si fortement ébranlée qu’elle ne la recouvra jamais. Cette circonstance me retint dans un pays, où chaque lieu, chaque place me rappelait une douleur, et faisait pour moi de l’existence un continuel supplice.

Pendant mon procès, Ambrosio avait témoigné le plus vif intérêt à mon sort, et une grande douleur de la mort d’Azélie. Aidé de mes amis, il avait fait d’actives démarches, auprès des juges, pour obtenir ma mise en liberté. Lorsque tout fut terminé, il fut mis en possession de l’héritage de sa cousine qui lui revenait, puisqu’elle avait accepté la clause du testament d’Emmanuel Mendoce. Même dans le cas contraire, comme elle n’avait fait aucune disposition en ma faveur, Ambrosio devenait son seul héritier.

Je ne donnai jamais la plus légère pensée à cette fortune qui m’était devenue odieuse, et à laquelle, pour rien au monde, je n’aurais voulu toucher.

Lorsque je perdis ma mère, je fus sur le point de succomber à ma douleur. Ce fut alors que l’amitié de Maurice vint à mon secours. Ce fut ma première, ma seule consolation. Mais j’étais encore destiné au malheur de le perdre, comme si une fatalité se fût attachée à tout ce que j’aimais. Je reçus son dernier soupir, il me pria de rapporter à sa fiancée l’expression de ses regrets, son portrait et ses adieux. Je ne voulus pas mourir sans avoir rempli ce devoir sacré. Mon intention était de partir ensuite pour l’Australie, afin de finir ma triste vie loin du monde habité, et de tout ce qui me rappelle le passé. Je vous rencontrai, ma chère Rose, et un rayon du Ciel sembla descendre dans mon âme. Votre présence, le son seul de votre voix, en endormant mes douleurs, me fit changer de résolution. Je retrouvai le désir de vivre, et je n’eus pas la force de fuir. L’amour que je croyais à jamais éteint, se ranima dans mon cœur, non avec cette violence que m’avait inspirée une jalousie insensée, mais avec la douceur insinuante d’un sentiment aussi profond que dévoué. Il me sembla que j’aimais pour la première fois, le passé s’effaça, et je retrouvai dans cet amour les joies primitives et pures de la jeunesse. Oui, ma chère Rose, c’est à vous à me condamner ou à m’absoudre ; déjà en faisant descendre l’amour dans mon cœur, je crois que Dieu m’a pardonné. Toutefois, ma chère Rose, je me demande si le sentiment que je vous inspirai ne sera pas détruit par l’aveu que je viens de faire. Jusqu’ici cette crainte m’a condamné au silence.

Ma famille est noble, et ma fortune considérable, mais que sont tous ces avantages à vos yeux ? Maintenant, mon sort est entre vos mains, et votre premier regard m’apprendra si vous voyez en moi un criminel ou un malheureux digne encore de votre amour.

Si mon espoir se réalise, nous ne nous séparerons plus, votre mère sera la mienne, et votre pays sera ma patrie. C’est en tremblant que j’attends l’arrêt qui doit me rendre à jamais le plus infortuné ou le plus heureux des hommes.


IV

Il est impossible d’exprimer la surprise et l’effroi dont Rose avait été saisie en achevant ce triste récit.

Son âme candide était loin de soupçonner de pareils orages dans le passé de Donatien, dont elle jugeait la vie d’après la sienne. Toutefois, son premier mouvement fut de croire à l’innocence de Donatien, dont l’imagination en délire et la sensibilité exaltée avaient créé les fantômes dont sa raison ébranlée n’avait pu juger l’impossibilité.

Ce ne fut donc pas la crainte d’aimer un criminel, mais celle de confier le soin de son avenir à un homme dont le caractère indompté et violent pouvait être à la moindre circonstance privé de nouveau de son libre arbitre et de sa raison.

Lorsque Rose avait commencé à s’attacher à Donatien, sa bonté, sa douceur inaltérable, son caractère si pur et si dévoué avaient exercé une heureuse influence sur l’âme du fougueux insulaire, mais qui pouvait répondre que cette domination de l’amour survécût à quelques années de mariage ? Rose avait toujours pensé qu’elle était le premier objet de l’amour de Donatien, et maintenant elle apprenait qu’une autre avait disposé de tous les trésors de son âme dans les emportements d’une passion insensée et violente. Mille sentiments divers et contradictoires agitaient l’âme de Rose, où la pitié et l’amour combattaient vainement les plus funestes pressentiments. Cependant ce dernier sentiment l’emporta, Rose se décida à ne rien laisser voir à Donatien de ses doutes et de ses cruelles incertitudes. Résolue à oublier le passé comme un mauvais rêve, et se confiant au pouvoir magique de l’amour elle sentit s’évanouir toutes ses craintes en revoyant Donatien.

Ce fut donc avec une joie bien vive qu’il put lire dans le premier regard de Rose, la conviction de son innocence.

« Ah ! s’écria-t-il, je le vois, vous m’avez conservé votre estime et vous me jugez encore digne de votre amour.

— Oui, reprit Rose, avec douceur, j’ai compris avec mon cœur toutes les souffrances du vôtre, et j’espère que ma constante affection parviendra à conjurer pour jamais les terribles fantômes évoqués par votre imagination.

— Puisse-t-il en être ainsi, dit tristement Donatien, mais en conservant votre amour, ce don précieux dont j’achèterais la possession au prix de mille vies, puis-je espérer encore de vous rendre en échange le bonheur dont vous êtes si digne ?

— N’en doutez pas, mon ami, si vous voulez oublier le passé pour ne songer qu’au bonheur que Dieu vous envoie. »

Quelques jours après, Donatien obtint le consentement de Mme Barton à son mariage avec Rose.

Cependant, cette dernière ne put se résoudre à confier à sa mère les événements qui avaient motivé l’arrivée de Donatien en France. Ce secret fut gardé péniblement par Rose qui n’en avait jamais eu pour sa mère. Cependant, ce secret n’était pas le sien, et elle ne pouvait se résoudre à troubler la sécurité de Mme Barton, qui voyait dans ce mariage des conditions de famille et de fortune qui, jointes au sentiment mutuel des deux fiancés, devaient assurer le bonheur de sa fille. La promesse solennelle, que lui fit Donatien, de rester en France et d’habiter près d’elle ne contribua pas peu à décider Mme Barton à un mariage qui paraissait réunir tous les éléments de bonheur dans le présent et dans l’avenir.

On était alors à la fin de l’été, et le mariage ne devait être célébré qu’en automne, à cause du temps nécessaire à l’arrivée des papiers que Donatien attendait des Colonies.

Ce délai fut fatal au bonheur des deux amants. Involontairement, Rose sentit renaître ses doutes et ses incertitudes, malgré tous ses efforts, Donatien s’en aperçut et en devint profondément malheureux. Il résulta de cet état d’incertitude d’un côté et de défiance de l’autre, une contrainte qui rendit leur position insupportable. L’amour vit surtout de confiance et le premier doute, semblable à la piqûre d’un insecte au sein d’une belle fleur lui porte une atteinte mortelle.

Désirant à tout prix sortir de cette position, Donatien dit un soir à Rose :

« C’est en vain que votre cœur généreux cherche à me dérober les incertitudes du vôtre, je les ai devinées, car je vous aime trop pour qu’il vous soit possible de me cacher une seule de vos pensées. Je ne puis être plus longtemps témoin des agitations de votre âme, je m’éloignerai pendant un mois, j’irai parcourir les grèves sauvages de l’Océan, et vous, ma chère Rose, plus calme loin de moi, vous jugerez si, après cette épreuve, vous devez me rappeler ou si je dois dire un éternel adieu au bonheur, et quitter à jamais l’Europe pour aller chercher en Australie une tombe, au désert, obscure et ignorée.

— Ainsi, cet adieu pourrait être éternel ? je n’y consentirai jamais, s’écria Rose en pleurant.

— Non, je l’espère, reprit Donatien, rassurez-vous, ma chère Rose, puisqu’il dépendra de vous que cette séparation soit passagère, et que jamais le mot d’absence éternelle ne soit prononcé entre nous. »

Rose garda le silence, car elle sentait la nécessité de cette épreuve, non pour elle, car elle ne devait rien changer à ses sentiments, innocent ou coupable, elle sentait que rien au monde ne pourrait la détacher de Donatien, mais elle espérait que cette courte absence rendrait à ce dernier le calme et la confiance qui avaient précédé la fatale résolution, qu’elle regrettait de n’avoir pas à jamais ignoré.

Cependant, elle reconnaissait que Donatien avait agi loyalement en lui confiant les événements qui avaient signalé son triste passé.

Les premiers jours, qui suivirent le départ de Donatien, furent très pénibles pour Rose. Il en est toujours ainsi, celui qui demeure est bien plus à plaindre que celui qui s’éloigne, ce dernier est inévitablement distrait par le changement de lieu, tandis que l’autre retrouve dans chaque objet, dans chaque acte de sa vie journalière, un nouveau motif de souvenirs et de regrets.

Cependant, comment comparer la douleur même de la plus longue absence à celle qu’on éprouve en perdant à jamais un être aimé. Lorsque la mort a fermé les yeux, dont les regards s’attachaient sur nous avec tant d’affection, et que la voix qui nous adressait des paroles de tendresse s’est éteinte à jamais, quel silence, quelle douleur succèdent aux angoisses, aux alternatives de crainte et d’espoir qui ont précédé la dernière heure ! Lorsqu’on a vu disparaître sous le linceul les traits d’un être chéri, et qu’on a vu jeter dans la terre, comme un vil rebut, cette personne qu’on aurait voulu préserver du moindre contact, et qu’on se plaisait à entourer de tant de soins et de tendresse, tout se révolte en présence d’un acte qui semble barbare et qu’on regarde comme une profanation. Un cri terrible et désespéré s’élève alors vers le Ciel, car on cherche encore la vie dans la mort ; et lorsqu’on rentre dans cette demeure déserte, dont la personne aimée a franchi le seuil pour jamais, quelle tristesse, quel abandon font éprouver cette absence ! Longtemps encore, on croit entendre les pas et la voix qu’on n’entendra plus, et par une illusion cruelle, on se surprend à espérer un retour impossible, et ce qui rend cette absence plus terrible, c’est le silence de la tombe et le manque de nouvelles de l’absent. Ces cruels déchirements de l’âme, Rose les avait éprouvés à la mort de sa sœur, maintenant le caractère de son chagrin n’avait plus la même nature et lui semblait léger comparé aux douleurs du passé.

Quelque pénible que fût l’absence de Donatien, elle pouvait le rappeler d’un mot, et déjà par le désir, et l’espoir elle devançait l’époque fixée par son retour. Cependant les doutes, qui l’avaient si cruellement tourmentée, revenaient sans cesse à sa pensée ; elle hésitait entre la crainte de trouver Donatien coupable et l’espérance d’obtenir un jour la conviction de son innocence.

Pendant ce temps, Donatien errait dans les sites les plus sauvages de la Bretagne. Loin de calmer les agitations de son âme, la solitude les avait augmentées. Plus que jamais il se croyait coupable du meurtre d’Azélie. Il n’avait que trop pressenti les soupçons et les incertitudes de Rose. Il se disait que maintenant son amour n’était plus que de la pitié, et que le don de sa main ne serait plus qu’un acte de dévouement et un généreux sacrifice. Devait-il l’accepter ? Pouvait-il offrir à Rose la main d’un homme qui, peut-être s’était trempée dans le sang d’une femme qu’il avait jadis adorée ? Non, sans doute, il devait fuir à jamais, Rose l’oublierait ; elle pourrait aimer encore et trouver le bonheur dans une autre union. À cette pensée, la nature indomptée et violente de Donatien se réveillait avec plus de force que jamais, et il sentait que la mort de Rose lui aurait paru préférable, et qu’il aurait eu le courage de la poignarder de sa main plutôt que de lavoir appartenir à un autre. Désormais il ne pourrait trouver le bonheur même dans l’amour de Rose dont il aurait toujours suspecté la tendresse et la sincérité. Dans les profondes ténèbres de son âme troublée, nul rayon d’espoir, nulle sécurité ne se montraient à lui, ni au ciel, ni sur la terre.

Ce fut dans un de ces moments où la raison semblait sur le point de l’abandonner, que le cœur brisé de sa propre douleur et de celle qu’il allait causer à Rose, il lui écrivit pour lui dire un éternel adieu.

Cet adieu et l’annonce du départ de Donatien pour l’Australie fut un coup de foudre pour la malheureuse Rose.

Dans son désespoir, elle confia à sa mère tout ce qu’elle avait appris du passé de Donatien, cette confidence consterna Mme Barton, non moins que la résolution de sa fille qui la conjurait de l’accompagner jusqu’à Lorient, où elle espérait arriver avant le départ de Donatien. Elle ne doutait point que ses instances et sa tendresse ne parvinssent à le retenir et même en admettant le contraire elle voulait le revoir encore, et lui dire un dernier adieu.

En apprenant les antécédents de la vie de Donatien, Mme Barton regretta amèrement le consentement qu’elle avait donné au mariage de sa fille. Cependant, malgré sa répugnance, elle ne put résister aux prières et aux larmes de sa fille qui la conjurait de partir le plus promptement possible.

Pendant toute la durée du voyage, Rose qui craignait d’arriver trop tard fut en proie aux vives inquiétudes, tandis que sa mère désirait vivement que Donatien fût parti.

Elles touchaient au terme de leur voyage, lorsqu’un orage affreux survint ; la foudre éclatait à chaque instant, et les mugissements de l’Océan se faisaient entendre au loin et causaient une crainte involontaire. Ce fut dans ces circonstances que Mme Barton et sa fille arrivèrent à Lorient, où elles trouvèrent tous les habitants consternés.

À quelque distance du port, un vaisseau, après avoir lutté vainement contre la tempête, venait de disparaître sous les flots. Peu après, on aperçut les malheureux naufragés qui luttaient sans espoir contre une mort inévitable.

Parmi ces derniers, un seul résistait encore, quoique sa mort parût certaine, car nulle embarcation n’osait se mettre en mer pour aller à son secours.

Avec une témérité inspirée par le peu de prix qu’il attachait à la vie, Donatien, qui se trouvait à Lorient, obtint, à force d’or, une barque qu’il monta seul, et se dirigea vers le malheureux naufragé, dont le sort semblait désespéré.

Comme il était facile de le prévoir, la frêle embarcation ne put résister à la violence de la tempête et disparut sous les flots. Mais saisissant l’infortuné qui ne résistait plus que faiblement à l’élément sur le point de l’engloutir, Donatien, mille fois au péril de sa vie, parvint, après des efforts surhumains à le déposer sur le rivage.

L’étranger et son généreux sauveur étaient tous deux sans connaissance, et l’on craignit longtemps de ne pouvoir les ramener à la vie.

Donatien venait d’être transporté dans la petite maison qu’il occupait, sur la côte, avec son fidèle domestique, lorsque Mme Barton et Rose, qui venaient d’apprendre et son héroïque dévouement et le dangereux résultat qui en avait été la suite, se hâtèrent de se rendre près de lui.

Elles trouvèrent Donatien en proie à la fièvre et au délire, il ne reconnut ni Rose, ni sa mère, et la violence de son mal, aggravée par les agitations de son âme, laissait au médecin bien peu d’espoir de le sauver.

En entendant cet arrêt, Rose se sentit défaillir et jura de ne pas survivre à Donatien.

À partir de ce moment, elle veilla nuit et jour à son chevet, avec des alternatives de crainte et d’espoir, qui faisaient de ces longues heures un véritable supplice.

Cependant l’abbé Gervais, qui était absent au moment du départ de Mme Barton, ne les abandonna pas dans cette triste circonstance. Pendant le séjour de Donatien à Saint-Sébastien, il s’était lié avec lui d’estime et d’amitié. Il comprit aisément tout ce que devaient souffrir deux femmes sans appui, dans une ville où elles étaient étrangères. Avec tout le zèle d’une pieuse amitié, il se fit remplacer à Saint-Sébastien, et se hâta d’accourir près de ses amis affligés. Sa présence fut d’un grand secours à Mme Barton et à Rose qui les aida dans les soins à donner au malade, et parvint quelquefois à calmer les agitations de ce dernier.

Cependant l’étranger, auquel Donatien avait sauvé la vie, n’était pas moins dangereusement malade que lui ; plusieurs fois on le crut sur le point d’expirer, et l’abbé Gervais ne lui refusa ni ses soins ni ses consolations. C’était un riche Espagnol qui venait en France, où sa femme avait des parents. Cette dernière avait péri dans le naufrage. Cependant, quoique plus malade que Donatien, l’Espagnol fut bien plus promptement guéri, et il était déjà reparti lorsque le médecin déclara que Donatien était hors de danger.

Ce fut sans doute un miracle opéré par l’amour, et Rose, en acquérant la certitude de conserver la vie de Donatien, sembla renaître elle-même en retrouvant l’espérance.

Bientôt Donatien put reconnaître celle qu’il aimait ; sa présence lui révéla, et le danger qu’il avait couru, et l’affection dévouée qui avait survécu à tout ce qui aurait dû la détruire. Des torrents de larmes exprimèrent seuls d’abord à Rose l’amour et la reconnaissance dont son cœur était pénétré.

La convalescence de Donatien devait être longue, et il était encore impossible de prévoir l’époque de son retour à Saint-Sébastien. Cependant, tout entier au bonheur d’avoir retrouvé Rose, dont il avait cru être séparé pour jamais, il paraissait avoir oublié le passé et ne penser qu’à se laisser vivre dans le présent, sans prévision de l’avenir.

L’abbé Gervais était retourné à Saint-Sébastien, mais, avant de partir, il avait assuré Barton que le riche Espagnol l’avait chargé d’exprimer toute sa reconnaissance à Donatien, en ajoutant qu’il ne tarderait pas à lui prouver qu’il n’avait pas rendu service à un ingrat. L’abbé Gervais dit encore qu’il serait l’interprète de l’étranger, dont il devait acquitter la dette en confiant à Donatien un secret qu’il était encore trop faible pour entendre.

L’abbé Gervais devait au reste revenir aussitôt qu’il serait possible de faire à Donatien la confidence dont il s’était chargé, sans lui causer trop d’émotion.

Cependant les forces de Donatien revenaient par degrés ; l’abbé Gervais l’apprit, et il jugea que le moment était venu de lui révéler un secret qui devait lui rendre le calme dont il était privé depuis longtemps.

Il arriva donc un soir, et dit à Donatien :

« Rappelez votre courage, car je vais réveiller vos douleurs en vous rappelant un passé dont vous avez tant souffert. D’abord, l’étranger que vous avez sauvé, n’en était pas un pour vous, il se nommait Ambrosio Mendoce.

— Grand Dieu, se peut-il ! s’écria Donatien au comble de la surprise.

— Cette rencontre fut providentielle, continua l’abbé Gervais, car en apprenant votre nom et sachant qu’il vous devait la vie, Ambrosio fut saisi de repentir et de remords, et il résolut de réparer, autant qu’il était en lui, le mal qu’il vous avait causé. À cet effet, il me dicta la déclaration suivante, qu’il signa ensuite. Je lui promis que jamais vous n’en feriez usage contre lui, et que cet acte, destiné à vous rendre la paix en faisant cesser vos cruelles incertitudes serait anéanti aussitôt que vous en auriez pris connaissance. »

En achevant ces mots, l’abbé Gervais remit à Rose un paquet cacheté, et cette dernière en fit immédiatement la lecture.

D’abord Ambrosio s’accusait d’un crime dont personne jusque-là n’avait pu soupçonner l’existence. Jamais il n’avait pu se consoler de la perte de l’héritage de son oncle. En apprenant le duel qui avait conduit Donatien aux portes du tombeau, il avait espéré qu’Azélie, devenue veuve et compromise par ses rapports avec le comte de Varennes, n’hésiterait pas à l’accepter pour époux. Cette attente fut trompée, alors il retourna secrètement en Espagne, où il espérait contracter une alliance avec la plus riche héritière de ce pays. Mais sa fortune, qui n’était pas en rapport avec ses prétentions, fit échouer ce projet d’union. Alors Ambrosio, cédant aux suggestions de sa colère et de sa cupidité, résolut de reconquérir à tout prix l’héritage de son oncle. Pour y parvenir, il gagna à prix d’or un des nègres de l’habitation de Donatien, qui avait su gagner la confiance d’Azélie. Ce fut cet homme qui fit tomber aux mains de Donatien le billet qu’Azélie envoyait au comte de Varennes. Quant à la lettre anonyme, elle fut aussi l’ouvrage d’Ambrosio. Ce dernier espérait que, dans un accès de fureur jalouse, l’époux outragé aurait le courage de tuer l’infidèle. Enfin, persuadé qu’il ne pouvait reconquérir l’héritage de son oncle que par la mort d’Azélie, il chargea le nègre de cette horrible besogne. Ce fut la nuit même où Donatien s’éloigna, pour échapper à l’horrible tentation dont il était agité, que le nègre s’introduisit, par la fenêtre, dans l’appartement d’Azélie, et qu’il la frappa avec le poignard de Donatien, comprenant que cette circonstance suffirait pour éloigner les soupçons et pour faire peser tout le poids de l’accusation sur Donatien. Au reste l’assassin n’avait pas longtemps joui du prix de son crime, car il était mort peu après. Quant à Mendoce tout lui avait d’abord réussi, mais il venait d’être frappé dans ses plus chères affections, sa femme avait péri dans le naufrage, qui avait en outre englouti une partie de sa fortune. Il avait offert à l’abbé Gervais de restituer à Donatien ce qui lui restait de la fortune d’Azélie, mais l’abbé avait refusé, et Ambrosio avait promis de l’employer en établissements charitables.

Ce ne fut pas sans répandre bien des larmes que Rose acheva cette lecture qui fut souvent interrompue par l’extrême émotion de Donatien.

Trop faible encore pour supporter une pareille crise morale, il éprouva, la nuit suivante, un violent accès de fièvre. Cependant cette rechute n’eut pas de suites. En acquérant la certitude de son innocence, Donatien recouvra, avec le calme de l’âme, la force et la santé.

Bientôt de retour à Saint-Sébastien, rien ne s’opposant plus à leur union, Donatien devint l’heureux époux de Rose.

Cependant, le bonheur des deux époux ne fut pas de longue durée. Donatien ne pouvait oublier que Rose avait douté de lui, et la moindre circonstance révélait les tendances de sa nature inquiète et jalouse.

C’était vainement que Rose s’était condamnée à une solitude absolue, Donatien ne pouvait voir sans peine la tendresse de Rose pour sa mère, ni sa prédilection pour les objets les plus simples ; il était, en un mot, jaloux d’un oiseau, d’une fleur ou d’un art quelconque. Les accès de noire mélancolie, que la tendresse de Rose avaient conjurés, reparaissaient à des intervalles périodiques ; pendant les intervalles de repos que lui laissait sa cruelle maladie, Donatien redevenait spirituel, aimable et tendre pour sa malheureuse femme qui se dévouait, sans se plaindre, à l’infortuné dont elle avait accepté l’existence.

Les médecins conseillèrent à Rose de faire voyager son mari, mais elle ne pouvait quitter sa mère devenue malade et paralytique.

Cependant elle ne tarda pas à la perdre, et ce fut une des plus cruelles douleurs de sa vie.

Peu après, elle partit avec Donatien et, tous deux, parcoururent successivement la Suisse, l’Allemagne et l’Italie. Ces divers changements de lieux eurent peu d’influence sur la santé morale de Donatien ; il voulut revenir à Bois-Rocher, et tous deux s’y fixèrent définitivement.

Souvent, pendant les beaux jours d’automne, on les voyait se promener sur la plage qui, de Saint-Sébastien, s’étend jusqu’au hameau de Pornichet. Les pêcheurs étaient involontairement frappés de respect et d’admiration en voyant la pâle et belle figure de Rose, qui entourait de soins et de tendresse le malheureux Donatien, resté beau aussi malgré l’expression incertaine et mélancolique de son regard.

Souvent, en passant près du petit cimetière où reposait sa sœur, Rose regrettait de ne pas être à sa place.

Donatien vécut ainsi quelques années, grâce à la tendresse et aux soins de sa femme. Quelque évidente que parût sa fin prochaine aux indifférents, Rose ne pouvait y croire encore, elle s’imaginait que sa tendresse aurait assez de puissance pour l’empêcher de mourir.

Lorsqu’elle le perdit, sa mort fut pour elle un coup de foudre, car elle s’était attachée à lui bien plus encore par ses soins et son dévouement que par les énivrements des premiers temps de leur amour.

Après une vie entière, consacrée au bonheur des autres, Rose restait seule ; sa mère, sa sœur, son mari, tous avaient disparu, et jusqu’à l’abbé Gervais, son dernier ami.

Cependant, Rose était jeune encore ; elle pouvait rentrer dans le monde et s’y créer de nouvelles affections. Mais elle ne voulut pas l’essayer, le malheur avait creusé un trop profond sillon dans sa vie pour qu’elle pût désormais trouver le bonheur.

Quelques années encore on la vit errer sous l’ombrage des châtaigniers ou sur le rivage de l’Océan.

Chaque jour elle visitait le cimetière de Saint-Sébastien ; ce coin de terre était tout son univers : ne renfermait-il pas tous ceux qu’elle avait aimés ? Dieu seul était son appui, et l’espoir de les rejoindre un jour, son unique consolation.

Enfin, le jour arriva où Rose vint prendre sa place près des autres membres de sa famille.

On voit encore, dans le modeste champ de repos du bourg de Saint-Sébastien, les quatre tombes de cette famille éteinte. Là, nul ornement, si ce n’est une humble pierre et quelques fleurs des champs. Ce lieu ignoré n’est visité que par les oiseaux du ciel et les enfants du village qui viennent y jouer avec toute l’insouciance de leur âge.

Lorsqu’en automne les tempêtes de l’équinoxe règnent furieuses sur ces rivages, on croit entendre les plaintes de l’âme des morts se mêlant aux mugissements de l’Océan. Personne n’est resté pour donner à Rose un souvenir et une prière, elle qui donna tant d’amour et de dévouement aux autres.

Rose et Blanche, qu’on avait surnommées les deux Roses, reposent l’une près de l’autre ; leur vie a été presqu’aussi éphémère que la fleur dont elles portaient le nom. Mais, comme le parfum qui survit à la fleur, le souvenir de leurs vertus subsistera plus longtemps que ces pages légères et fidèles gardiennes de leurs mémoires.