Chroniques et Légendes/La Maison déserte

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LA MAISON DÉSERTE


Bien n’inspire autant de tristesse que l’aspect d’une maison déserte.

Ce fut le sentiment que j’éprouvai en revoyant naguères la mienne, que je n’occupe plus et dans laquelle je ne puis me résoudre à voir des étrangers.

J’y arrivai dans mon enfance, je quittai la jolie petite ville où je suis née, et grande fut ma surprise en voyant les fortifications qui existaient encore à Angers à cette époque. J’entrais par la porte Lyonnaise, il y avait là un vieux bonhomme paralytique, assis dans une petite charrette, il y passait sa vie, regardant d’un œil impassible entrer et sortir les baptêmes, les mariages et les enterrements. Beaucoup d’entre nous ne font pas autre chose.

La maison où j’entrais, pour la première fois, me parut assez sombre, les dernières roses s’épanouissaient dans le petit jardin situé derrière ; on était au mois de septembre. En y revenant aujourd’hui, j’y retrouve mille souvenirs. Voici, au rez-de-chaussée, le salon où nous étions réunis, tous en pleurs, le matin qui suivit la mort de mon père. À gauche, voilà son portrait ; de l’autre côté, celui de mon aïeul, revêtu de son costume de magistrat. Sur la cheminée se trouve le portrait de Rouget de l’Isle, entouré de sa Marseillaise ; c’était après 1830, et je me rappelle avec quel enthousiasme on chanta l’hymne nationale à la fin d’une de mes soirées. Voici la grande glace où j’ai vu se réfléchir tant de charmantes et joyeuses figures les soirs de bal ; il n’existe plus aucune de ces jeunes femmes, le vent de la mort les a emportées comme l’aquilon qui disperse indifféremment les roses du printemps et le feuillage jauni des bois. Il y a encore là des tableaux au crayon, et des broderies, ces frêles ouvrages qui ont survécu aux jeunes mains qui les ont créés.

À l’étage supérieur, je retrouve la chambre où j’ai passé presque toute ma vie, voilà la place où mon père et ma mère s’asseyaient au foyer. Près de la fenêtre, je revois la belle et blonde figure de la première amie qui fut longtemps mon guide et mon appui. Nous avons passé là bien des semaines, des mois et des années, travaillant ensemble et nous confiant mutuellement nos sentiments et nos pensées. Elle aussi n’existe plus depuis longtemps. J’ai failli mourir dans cette chambre, et, dans une agonie mortelle, j’ai vu deux fois le prêtre assis à mon chevet.

Il y a aussi dans cette chambre des portraits de famille ; l’un d’eux, qui date de 1652, représente un vieillard : une inscription latine demande pour lui des prières. Il y a quelque chose de touchant dans la dernière demande de cet homme, mort depuis plus de deux siècles, adressée aux générations qui lui ont succédé. Plus loin, un autre portrait, d’une date bien plus récente, représente un des descendants du vieillard portant le costume du temps de Louis XIV ; il y a aussi un portrait de femme d’une grande beauté, ses cheveux sont à la Sévigné, et sa robe est de brocart vert. C’était une Madeleine Leroyer, qui, malgré sa beauté, ne se maria point. Tous ceux dont la toile nous a conservé l’image ne sont, depuis longtemps, qu’une vaine poussière dispersée aux quatre vents du ciel.

Dans la chambre suivante, je retrouve la place ou j’ai vu mourir mon père. Sur la cheminée, se trouve un paysage en tapisserie, en le regardant je me rappelle que chaque point d’aiguille a été marqué pour moi par une douleur et une angoisse mortelle.

Ce fut dans la chambre voisine que je revins après avoir vu expirer ma mère. Accablée de fatigue et de douleur, je m’assoupis avec le sentiment de mon malheur. Quel sommeil ! et surtout quel réveil ! Il aurait bien mieux valu pour moi ne me réveiller jamais.

Je redescends au jardin, le petit berceau qui le terminait et où je m’asseyais avec ma mère a été détruit. Ce fut près de là que je plantais les premiers dahlias ; cette fleur est pour moi l’objet d’un triste et doux souvenir, elle évoque une blanche et mélancolique figure, ombragée de cheveux blonds, et dont le regard de grands yeux bleus semblait lire dans ma pensée. À cette heure, que son âme n’habite plus la terre, elle lit encore bien plus profondément dans la mienne.

Tout cela n’existe plus pour moi qu’à l’état de souvenir ; toute ma famille a disparu, je suis la dernière de mon nom, qui ne sera plus tracé que sur ma tombe.

Quand j’interroge le passé, je me demande où s’en vont tant de générations disparues dans ce monde inconnu, dans cet océan, sans port et sans rives, qu’on nomme l’éternité. Ah ! combien nous avons besoin d’espérer et de croire en présence de l’infini.