Chroniques et Légendes/Souvenirs

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SOUVENIRS


Il existe, pour qui sait les comprendre, de secrètes sympathies entre l’âme humaine et la nature extérieure. En automne, parmi les fleurs qui couvrent la terre, les modestes violettes rappellent le printemps. Dans l’automne de la vie, où le passé tient lieu d’avenir, les souvenirs du jeune âge s’exhalent de l’âme comme le parfum qui survit à la fleur. La tombe cherche à se rapprocher du berceau. Il existe une puissante attraction entre la vieillesse et le sol natal. Telles étaient les réflexions qui m’agitaient en revoyant Château-Gontier, après une absence de plus de vingt ans ! Bien des choses avaient changé ! On a fait des quais, un établissement d’eaux minérales, un nouveau pont ; je regrette la cour pittoresque des Trois-Moulins. En face le superbe jardin anglais, l’allée de magnolias, enfin le Bout-du-Monde, admirable promenade, dont je reconnais les arbres séculaires. Voici le chemin que ma mère remontait péniblement en m’ayant sur son bras, que je ne voulais pas quitter ! Puis les prairies, la chaussée, les moulins ! La Grande-Rue a peu changé, voilà la maison où je suis née, les fenêtres, les marches précèdent la porte. Tout cela me remue le cœur et me fait verser des larmes ! Non loin de là, la rue du Musée, il se trouve fermé ; il y a vingt ans, je passai de bonnes heures à la Bibliothèque. Je suis entrée à Saint-Jean, où j’ai été baptisée ; voilà près des arbres le buisson d’où je crus entendre dans mon enfance sortir une voix mystérieuse ; puis l’esplanade de Saint-Just, où je croyais voir, à travers les vitraux brisés de la chapelle, apparaître des âmes revêtues de formes impalpables. J’ai retrouvé à Saint-Remi l’aigle en bois, dont l’aspect me surprit tant lorsque ma mère me conduisit entendre un Te Deum, célébré pour une des victoires de Napoléon. Mon aïeul fut enterré à Saint-Remi. Que sont devenues les compagnes de mon enfance ? Une seule existe ! Que de visages repeuplent pour moi la maison natale : c’est ma fidèle Modeste, dont la belle voix calmait seule mes cris, et qui, après avoir chanté sur la place publique, est allée mourir en Russie. C’est la petite naine qui, assise sous la table, chantait avec une grosse voix. C’est la joyeuse figure de l’esculape, mon parrain ; puis ma marraine, vieille fille absorbée dans les combinaisons de son tricot. Son frère, bon abbé, dont la spirituelle laideur révélait l’intelligence ; philosophe chrétien, ses goûts mélomanes l’avaient lié avec mon père qui les partageait !

Voici encore la figure du vieux médecin, les cheveux poudrés, coiffé d’un chapeau à cornes, vêtu de noir, vrai type de docteur du temps de Molière, et dont je retrouve le nom parmi ceux des députés du Tiers-État, en 92 ; alors Château-Gontier faisait partie de l’Anjou. Parmi les célébrités de cette ville, je trouve l’auteur des Ruines, Volney qui étudia au collège de Craon ; Simon de Hayeneuve, peintre et architecte ; le savant Bernard Geslin ; Mathieu Pinault, jurisconsulte et historien ; Jean Spina, auteur de plusieurs ouvrages de morale ; et Péan de la Tuillerie, dont l’ouvrage sur l’Anjou est devenu si rare aujourd’hui ; enfin, Charles Loyson enlevé si jeune aux lettres ; n’oublions pas Stéphane Rousseau-Delagrave, dont le talent comme peintre et la voix délicieuse méritèrent de si justes éloges ; la dernière fois qu’il se fit entendre dans sa ville natale, ce fut au profit des hospices. Où sont allées toutes ces figures que je viens d’évoquer ? Elles sont aussi oubliées que les neiges d’Antan ! Tous s’en sont allés vers cet océan, sans port et sans rives, qu’on nomme l’infini. J’emporte un doux souvenir de ces mélancoliques images ! et lorsque le soleil printanier ramènera l’hirondelle, je reviendrai au sol natal ! Mais combien sont vains les projets, et décevantes les espérances humaines.


Angers, 3 novembre 1868.