Chroniques et Légendes/La Légende de Marguerite

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LA LÉGENDE DE MARGUERITE


Parmi les fêtes religieuses, si nombreuses en Anjou, on citait celle de Sainte-Marguerite, à Château-Gontier, qui faisait alors partie de cette province. La procession, qui avait lieu le 20 juillet, était presqu’aussi célèbre que celle de la Fête-Dieu d’Angers.

Les rues d’Olivet et des Pintiers, que parcourait la procession, étaient tendues de tapisseries, chaque fenêtre était pavoisée d’étoffes de soies ornées de guirlandes de fleurs. Ces rues étaient abritées par des toiles formant des tentes, destinées à protéger du soleil les fidèles qui assistaient à la pieuse cérémonie.

Le clergé des différentes églises de la ville marchait en tête de la procession, les autorités civiles et militaires venaient ensuite. La musique de la milice urbaine et celle de la garnison, précédaient et suivaient la statue de la sainte, escortée de jeunes filles vêtues de blanc et chantant des cantiques en l’honneur de la patronne de la fête.

La statue représentant sainte Marguerite, modelée en cire et richement parée, était avec pompe entourée des dames de la ville. On choisissait ordinairement la plus vertueuse pour présider la pieuse cérémonie, suivie d’un banquet et d’un bal, qui presque toujours avaient lieu dans les prairies, où des toiles formaient une salle improvisée.

Ce fut en 1803 qu’eut lieu, à Château-Gontier, la dernière procession de Sainte-Marguerite.

Des lueurs confuses, éclairant confusément les ténèbres de notre intelligence, nous rappellent que nous assistâmes à l’état latent à cette dernière cérémonie ; car, arrivée à la maison où ma mère nous avait fait porter, on nous déposa sur un lit où nous nous endormîmes profondément. Nous ne savons donc de cette fête que ce qu’on a pu nous en raconter. Maintenant elle n’existe plus, pas même à l’état de souvenir. Mais en 1600 elle était dans tout son éclat ; cette année là, on avait élu d’une commune voix, pour présider la fête, Marguerite Lenoir, femme du procureur de ce nom. Chacun s’empressait de contempler la merveilleuse beauté de la jeune femme chargée de présider à la fête de sa patronne. Marguerite, aussi vertueuse que belle, rappelait, par sa grâce suave et printanière, les fleurs dont elle portait le nom. Orpheline et sans fortune, Marguerite avait été élevée et recueillie par l’abbesse du Buron. Le comte de Montalembert nous apprend, dans la Vie de sainte Élisabeth de Hongrie, que l’abbaye du Buron fut fondée par cette princesse. À l’époque où nous écrivons, cette sainte maison brillait du plus vif éclat, rehaussé par la piété douce et tolérante de la digne abbesse qui avait voulu servir de mère à Marguerite. Comme cette dernière n’avait point de vocation pour la vie religieuse, elle se laissa marier sans répugnance au procureur Lenoir, qui aurait pu être son père. Il avait près de cinquante ans, Marguerite dix-huit. Il était très-riche et follement épris des charmes et de l’innocence de la jeune orpheline.

Après son mariage, elle se trouva entourée de tout le luxe en usage à cette époque. Elle eut une belle maison dans la rue Dorée, de beaux meubles, et un antique manoir à quelque distance de la ville. Marguerite fut d’abord éblouie de l’indépendance et du rang que lui donnait dans le monde sa nouvelle position ; mais elle comprit bientôt que les jouissances de la richesse consistent à secourir ceux qui n’en ont pas.

Marguerite venait d’atteindre sa vingt-troisième année, et, quoiqu’elle allât peu dans le monde, bien des cœurs avaient soupiré pour elle. Quelqu’attachée qu’elle fût à ses devoirs, elle n’en ressentait pas moins le peu de sympathie qui existait entre le caractère de son mari et le sien. Lorsqu’elle cédait au besoin d’exprimer ses pensées et ses sentiments, elle ne trouvait dans son mari que le contraste le plus frappant entre sa nature expansive et la réserve ainsi que les préoccupations de fortune et d’intérêt qui occupaient seuls l’homme de loi. Marguerite pouvait donc apprécier la différence qui existait entre un mariage disproportionné et les liens sanctionnés par le cœur. Depuis quelque temps, Marguerite se plaisait dans la solitude, où elle pouvait se livrer sans contrainte aux plus doux rêves et à l’espoir d’un bonheur inconnu, d’un sentiment jusque là ignoré, et dont elle osait à peine s’avouer l’existence. Depuis deux mois, un beau jeune homme, nommé Jean Davenel, était venu travailler chez son mari en qualité de clerc. À peine âgé de vingt-quatre ans, il possédait tous les avantages extérieurs qui plaisent ordinairement aux femmes. Il était d’une taille moyenne, ses yeux bleus, ses cheveux noirs bouclés, son air de franchise et de bonne humeur, son sourire fin, son regard empreint de passion et d’intelligence, prêtaient un charme tout particulier à sa personne. Jean avait conservé la gaîté naïve et l’insouciance de l’adolescent ; quoiqu’il eût un bon cœur, son égoïsme l’emportait sur toutes ses heureuses qualités. Quoiqu’il eût été aimé de bien des femmes, jamais il n’avait hésité à sacrifier leur réputation à la satisfaction de ses passions. Jean avait dissipé une partie de sa fortune, on le voyait plus souvent à l’estaminet et à la danse qu’à l’étude. Cependant, depuis qu’il habitait chez le procureur Lenoir, on remarquait un grand changement dans sa conduite. Au lieu de passer une partie des nuits au jeu, il restait à faire la partie de piquet du procureur, qui l’avait pris dans une grande amitié. Pendant ce temps, Marguerite travaillait près d’eux à quelque ouvrage de couture destiné aux pauvres. Souvent le jeune clerc contemplait avec admiration le beau et doux visage de Marguerite, les boucles de ses cheveux blonds qui retombaient sur son cou d’albâtre ; le regard tendre et mélancolique de ses grands yeux bleus portait le trouble et le délire dans l’âme de Jean. Quoiqu’il aimât Marguerite avec passion, il était devenu près d’elle respectueux et timide comme un enfant. Jamais il n’avait osé lui parler de son amour, mais Marguerite l’avait deviné et ne pouvait se défendre de le partager intérieurement. De son côté, Jean se sentait instinctivement aimé. Ces deux natures si différentes semblaient destinées à se compléter l’une par l’autre. À son insu, Marguerite subissait l’influence de cette loi des contrastes qui fait que les femmes les plus raisonnables ont, de tout temps, préféré les hommes qui ne le sont pas. Ce n’était pas que Marguerite ignorât les défauts de Jean, mais elle les attribuait à l’étourderie, naturelle à son âge, plutôt qu’à l’égoïsme du cœur.

Depuis quelque temps, Marguerite et Jean s’aimaient en silence, lorsqu’arriva la fête de sainte Marguerite.

Dès le matin, le cortège commença à défiler sous les regards des nombreux curieux qui garnissaient les fenêtres, Après le clergé et la milice, on remarquait, à la tête du barreau, le procureur Lenoir ; sa démarche était noble, sa figure encore belle ; mais les rides de son front, comparées au doux visage de Marguerite, et la neige de ses cheveux blancs, le faisaient ressembler à l’hiver attardé près d’une rose printanière.

Parmi les jeunes clercs, Jean se faisait remarquer par sa beauté et son élégance, son air était grave et même un peu triste. On s’étonnait de le voir marcher sans lever indiscrètement les yeux sur les jolies femmes, comme il en avait l’habitude. Tout entier à la pensée de Marguerite, il écoutait avec bonheur les éloges qu’on donnait de tous côtés à la beauté et à la piété de Marguerite, et en même temps il en était jaloux, car il aurait voulu être seul à l’admirer.

Cependant Marguerite parut, elle portait une robe de brocard blanc et bleu ; une couronne d’épis d’argent mêlée de bluets se mêlait aux boucles de ses cheveux, qu’un long voile de dentelle cachait à demi. Jamais Marguerite n’avait paru plus belle, une expression de tendresse et de mélancolie donnait à son regard un attrait irrésistible.

La fête s’acheva, et le banquet lui succéda dans la salle improvisée au milieu des prairies. Cependant, malgré l’étiquette, Jean trouva le moyen de se placer près de la jeune présidente de la fête.

Vers la fin du repas, lorsque le tumulte succéda à la réserve qui avait régné d’abord, et que l’attention des convives était attirée par les toasts qu’on allait porter, Jean, saisissant un instant où personne ne le regardait, prit la coupe d’argent, où buvait Marguerite, et la porta avec ardeur à ses lèvres.

Cette hardiesse, inaperçue de tous, n’avait pas échappé à celle qui en était l’objet.

Peu après, Marguerite fut appelée à faire raison d’un toast qu’on venait de porter en son honneur, n’ayant aucun prétexte pour s’en dispenser, elle hésita, rougit, et prit la coupe que Jean venait de presser si amoureusement de ses lèvres ; mais à peine en eut-elle touché les bords, qu’un frisson brûlant parcourut ses veines, et qu’une émotion inconnue s’empara de tout son être ; elle pâlit et trembla en déposant la coupe fatale.

Son trouble n’échappa pas au jeune homme qui en tira un favorable augure.

Le bal succéda au banquet ; Marguerite l’ouvrit avec le prévôt de la maréchaussée, elle dansa ensuite avec plusieurs des notables de la ville ; puis, enfin, le tour de Jean arriva.

Dans ce moment, la confusion commençait à régner parmi l’assemblée ; la nuit était fort avancée ; les fleurs fanées et foulées aux pieds, exhalaient leurs mourants parfums mêlés aux fraîches émanations des prairies ; et le souffle matinal, qui précède l’aurore, faisait vaciller les lumières expirantes.

Marguerite et Jean se trouvaient placés dans l’ombre, à quelque distance des danseurs. Encouragé par le lieu et l’heure, Jean osa, pour la première fois, parler à Marguerite de son amour.

« Combien je bénis cette heure, Madame, lui dit-il, puisqu’elle me permet de vous dire combien je vous aime ! Ce sentiment que vous m’avez inspiré ne finira qu’avec ma vie !

— Ne parlez pas ainsi, répondit Marguerite ; le sentiment que vous m’exprimez est pour moi une injure, puisque je suis mariée, et que je respecterai jusqu’à la mort la sainteté des liens que j’ai contractés.

— Ne me désespérez pas, reprit Jean, en m’opposant des serments que votre cœur n’a pu ratifier, et laissez-moi du moins espérer que, si vous ne pouvez y répondre, vous ne serez pas toujours insensible à mon amour ? »

Marguerite allait répondre, lorsque plusieurs personnes s’approchèrent ; elle se hâta d’aller rejoindre son mari et de quitter le bal.

À partir de ce moment, Jean renouvela plusieurs fois l’expression de son amour ; Marguerite lui imposa d’abord silence, puis elle l’écouta, et finit à son tour par lui avouer qu’elle ne l’aimait pas moins qu’elle en était aimée.

Cet aveu remplit le cœur de Jean de bonheur et d’espoir.

Toutefois Marguerite n’était pas une de ces femmes chez qui l’amour l’emporte sans résistance sur le sentiment du devoir. D’abord une tendre intimité, un échange de pensées, une conformité d’aspirations et de souffrances en présence de l’obstacle qui les séparait s’étaient établis entre eux. Mais ce bonheur chaste et pur se changea bientôt en une lutte incessante. Jean désirait beaucoup, et Marguerite ne pouvait rien accorder, son cœur s’était donné involontairement ; mais c’était une de ces femmes chez qui la raison l’emporte sur la passion. Prêt à saisir le bonheur, Jean le voyait fuir comme l’enfant de la main duquel s’échappe le papillon qu’il se croyait sûr de retenir.

Ces luttes durèrent longtemps, avec des alternatives de calme et d’orage ; à la fin, le caractère vertueux et ferme de Marguerite l’emporta, et le sentiment de sa faiblesse, en présence d’un danger sans cesse renaissant, lui fit prendre la résolution d’éloigner Jean.

Cette séparation fut une cruelle épreuve pour tous deux. Jean résista d’abord, puis il céda au désir de Marguerite. Peut-être dominé par un sentiment vrai, après avoir placé Marguerite si haut dans son cœur, craignait-il en la possédant comme une simple femme, de voir se flétrir la brillante auréole de perfection et de vertu dont elle était entourée.

Après bien des pleurs et des promesses réciproques de s’aimer en dépit du temps et de l’absence, Jean partit.

Après son départ, Marguerite éprouva d’abord une espèce de soulagement en se sentant délivrée de la nécessité de combattre chaque jour l’amour de Jean, et surtout celui de son propre cœur. Mais à ce sentiment succéda une douleur mortelle, lorsqu’elle se dit qu’elle ne le verrait plus, qu’il ne reviendrait jamais, que c’en était fait pour la vie. Elle sentit que la présence de Jean était pour elle une condition d’existence. Chaque lieu, chaque place, chaque circonstance de sa vie journalière, renouvelait sa douleur. Absent, elle l’aimait davantage que lorsqu’il était présent. Son image la suivait dans ses songes de la nuit, et dès l’aube elle venait s’asseoir à son chevet, elle la retrouvait le soir pendant les interminables veillées qui lui semblaient si courtes lorsqu’il était là. Un découragement mortel s’empara de Marguerite, elle priait alors sans consolations, et dans ses travaux quotidiens, elle agissait instinctivement sans avoir la conscience de ses actes. Bientôt elle prit en dégoût et ses devoirs, et le monde, et ses richesses, et la considération dont elle jouissait ; elle crut avoir payé trop cher tous ces biens qui ne pouvaient lui donner le bonheur, ni lui rendre sa liberté.

Un état si violent ne pouvait durer longtemps, Marguerite tomba dangereusement malade et faillit mourir ; son mari fut admirable de tendresse et de dévouement. Grâce aux soins qu’on lui prodigua et à sa jeunesse, Marguerite revint à la vie, et au bout de quelques semaines fut en pleine convalescence.

On la transporta à son manoir des champs, dont le séjour lui fut salutaire ; car là, du moins, rien ne lui rappelait aussi vivement la présence de Jean, qui n’y était venu que rarement.

Le printemps renaissait, mais le réveil de la nature ajoutait encore à la tristesse de Marguerite ; le parfum des fleurs, le chant des oiseaux, toutes les gaîtés printanières semblaient insulter à sa douleur.

Désormais elle n’avait plus rien à attendre de l’avenir ; les saisons, les jours, les mois, devaient se succéder sans rien changer à sa destinée.

Loin d’éprouver le sentiment de bien-être si ordinaire aux convalescents, Marguerite revenait à la vie avec indifférence. Silencieuse, immobile, inerte et presque sans pensées, elle restait de longues heures dans un accablement qui ressemblait au sommeil. Elle resta tout l’été à sa maison des champs, et n’assista pas à la procession de Sainte-Marguerite qui lui rappelait de si cruels souvenirs.

Jean avait écrit qu’il s’embarquait pour les colonies, afin d’y refaire sa fortune. Le Procureur regrettait son absence ; il en parlait souvent, et Marguerite trouvait une amère satisfaction à entendre prononcer son nom.

De retour à la ville, elle visita souvent la pieuse abbaye du Buron, et ces visites, qu’elle n’avait jamais manqué de faire depuis qu’elle était mariée, devinrent sa seule consolation.

Cinq années s’étaient écoulées depuis le départ de Jean ; il n’avait plus donné de ses nouvelles, il était oublié de tous ; son souvenir ne vivait plus que dans le cœur de Marguerite.

Le procureur Lenoir était mort depuis trois ans ; sa jeune femme lui avait prodigué les soins les plus touchants jusqu’à sa dernière heure.

Depuis, un grand nombre de prétendants avaient aspiré vainement à la main de la jeune veuve. Quelques personnes supposaient qu’elle voulait se retirer à l’abbaye du Buron.

Cette opinion fut bientôt démentie, lorsqu’au retour de Jean Davenel on apprit qu’elle allait épouser l’ancien clerc de son mari. Ce dernier, en arrivant en France, s’était empressé de revenir près de Marguerite, qu’il espérait retrouver fidèle et qu’il savait libre.

Les spéculations de Jean avaient été heureuses, il revenait riche ; on ne pouvait donc lui supposer, en épousant Marguerite, aucune vue intéressée.

Le mariage fut célébré avec pompe, et la constance mutuelle des deux époux semblait un gage assuré de leur futur bonheur.

Cependant un an s’était à peine écoulé que Jean, dont l’amour avait résisté à l’absence et aux obstacles, se lassa tout à coup d’une félicité dont rien ne venait interrompre le cours. Le caractère sérieux et les douces vertus de Marguerite, qui l’avaient tant charmé d’abord, perdirent à ses yeux tous leurs attraits. Il ne sentit plus que l’opposition qui existait entre leurs goûts et leurs habitudes.

La vie aventureuse que Jean avait toujours menée, l’inconstance de son cœur, le besoin d’agitation et de changement qui lui était naturel, lui rendirent bientôt insupportable l’existence régulière et un peu monotone qui lui était imposée.

De son côté, Marguerite qui avait, dans sa pensée, divinisé son époux, fut douloureusement surprise en lui trouvant des torts qu’elle avait excusés jadis, et qui lui parurent insupportables lorsqu’elle en souffrit. Malgré les inquiétudes jalouses que lui causait la légèreté de Jean, Marguerite l’aimait toujours, mais elle avait perdu la confiance qu’elle avait en son amour, et c’était son plus grand tourment.

Cependant aucune infidélité réelle n’était encore venue désespérer le cœur de Marguerite, lorsque Jean devint passionnément amoureux d’une jeune et jolie modiste, nommée Zéphyrine.

Ce choix paraissait en tout conforme à la nature de Jean, car Zéphyrine était aussi inconstante et coquette que son amant était infidèle.

Sans songer aux devoirs que Jean trahissait pour elle, Zéphyrine se montra heureuse et fière de son choix, et ce fut sans hésiter qu’elle accepta l’amour qu’il lui offrait.

La mutuelle sympathie qui manquait à l’union de Jean, et qui avait rendu le bonheur de Marguerite impossible, semblait assurer la durée de cette coupable liaison.

Depuis deux ans, Marguerite, au désespoir, dévorait ses chagrins en silence ; bien souvent elle avait regretté le temps où elle vivait tranquille sous la protection de son premier époux, et davantage encore les années qu’elle avait passées dans la solitude du cloître.

Ces cruelles pensées furent tout à coup interrompues par un événement qui porta la terreur dans toutes les familles.

Ce fut l’invasion de la peste noire, qui fit d’effrayants ravages en Anjou. Ce fléau, qui n’était autre que le choléra, ne tarda pas à se déclarer à Château-Gontier ; Marguerite, qui n’attachait aucun prix à la vie, se dévoua courageusement aux soins des malades, souvent abandonnés par leurs parents et leurs amis. L’amour qu’elle portait à son mari se réveilla avec plus de force que jamais, et dans son exaltation, elle offrit à Dieu sa vie en échange de la sienne.

On vit en ce moment bien des preuves d’ingratitude et de cupidité, souvent l’égoïsme et l’amour effréné de la vie l’emportèrent sur les plus chères affections. Bien peu de malades échappaient à la contagion ; les prêtres et les médecins osaient à peine remplir leur pénible devoir.

Au milieu des angoisses et des scènes de désespoir dont elle était entourée, Marguerite restait calme et résignée. Cependant le malheur qu’elle redoutait arriva, Jean fut atteint de la contagion, mais grâce à sa jeunesse et au dévouement de Marguerite, qui veilla constamment à son chevet, il échappa à la mort et recouvra la santé.

La reconnaissance, que lui inspira la conduite de Marguerite, ranima d’abord son amour, et, pendant quelque temps, Marguerite put espérer d’avoir reconquis le cœur de son époux.

Quant à Zéphyrine, elle avait quitté Château-Gontier dès le commencement de l’épidémie, sans s’inquiéter de savoir si Jean était mort ou vivant.

En comparant cette indifférence avec le dévouement de sa femme, il ne put s’empêcher de rendre justice à cette dernière. Malheureusement, l’affection si constante de Marguerite était un reproche de son inconstance, et comme cela arrive ordinairement, il lui pardonnait moins ses propres torts que ceux qu’elle aurait pu avoir envers lui.

Il était dans ces dispositions, lorsqu’il reçut une lettre de Zéphyrine, qui était à Paris, et le rappelait près d’elle.

Cette lettre, pleine de tendresse, ranima sa passion ; il sentit qu’il regrettait Zéphyrine ; il excusa son départ précipité, et s’aperçut qu’il ne pouvait vivre sans elle. Pourtant il hésitait à s’éloigner, effrayé des suites de ce parti décisif.

Ce fut alors que l’épidémie, qui avait complètement disparu de la ville, se déclara à l’abbaye du Duron ; elle fut d’autant plus terrible que sa situation près de la rivière la rendait plus accessible à la contagion.

L’abbesse fut atteinte une des premières, et Marguerite, en l’apprenant, s’empressa d’aller donner des soins à celle qui avait élevé son enfance et dont elle était la fille adoptive. Malgré ses soins et ses veilles, Marguerite ne put sauver l’abbesse, qui succomba, ainsi que la plupart des religieuses, à l’exception de deux vieilles femmes presque aveugles.

Pendant ce temps, Jean, qui n’était plus retenu par la présence de sa femme, s’était hâté d’aller rejoindre Zéphyrine.

En l’apprenant, Marguerite comprit que le cœur de Jean lui était aliéné pour toujours, et qu’il était perdu sans retour.

Le départ de Jean, qui eût attiré l’attention et le blâme dans tout autre temps, passa inaperçu.

Il en fut de même de la mort de Marguerite, dont le bruit se répandit peu après dans la ville.

En apprenant la mort de sa femme, Jean revint à Château-Gontier, il se reprochait alors cruellement son lâche abandon, mais il était trop tard pour réparer des torts que la mort rendait désormais irréparables.

Comme Marguerite n’avait que la jouissance des biens de son mari, Jean n’hérita que de sommes assez considérables qu’elle lui avait léguées.

Il retourna à Paris où Zéphyrine ne tarda pas à le ruiner complètement.

Il eut alors tout le temps de regretter le bonheur d’une union qu’il avait si cruellement rompue. Dévoré de chagrin et d’ennui, incapable de se créer une nouvelle existence, abandonné à son tour par Zéphyrine, il survécut peu à la perte de sa fortune.

Plusieurs années s’étaient écoulées, on ne se rappelait plus de la peste que comme d’un rêve affreux, à demi effacé par le temps. La population de Château-Gontier, si cruellement décimée, s’était promptement renouvelée, les places vides avaient été remplies et les morts étaient oubliés. Maintenant ceux qui leur survivaient foulaient d’un pied indifférent le gazon fleuri qui les recouvrait. L’oubli, ce dernier linceul des morts, s’était étendu sur le souvenir du passé.

Près d’un demi-siècle s’était écoulé, l’abbaye du Buron s’était repeuplée comme le reste de la ville, et une nouvelle génération de religieuses avait succédé à la précédente.

Quoiqu’on n’eût jamais la certitude de la mort de Marguerite, qui n’avait été constatée par personne, on ne doutait pas qu’elle eût succombé à l’épidémie.

Ce fut donc avec une extrême surprise qu’on apprit qu’une religieuse morte en odeur de sainteté et presque octogénaire n’était autre que Marguerite Davenel.

On prétendait que la nouvelle abbesse connaissait seule son secret, et qu’il fut divulgué, quand la religieuse chargée de l’ensevelir, trouva l’anneau qu’elle portait à son cou, et qui renfermait son nom et celui de Jean Davenel.

Quelques personnes doutèrent de la véracité de ce récit qui ne fut jamais ni confirmé ni démenti.

Cependant, il est probable, d’après le caractère de Marguerite, que, désabusée des joies et des espérances de ce monde, et n’ayant plus aucun lien qui pût l’y retenir, elle avait voulu mettre entre elle et son infidèle époux les murs infranchissables du cloître.

Après la mort de la religieuse, on assure que plusieurs guérisons miraculeuses avaient été opérées par son intercession.

On prétendait encore que son ombre parcourait les cloîtres à l’heure de minuit. Quelques religieuses qui ajoutaient foi à cette légende crurent l’apercevoir et en furent très-effrayées.

Longtemps encore après la destruction de l’abbaye on prétendit que l’ombre de Marguerite revenait tristement parcourir les ruines de cette maison qu’elle avait tant aimée, et où elle avait trouvé un asile dans son enfance et une tombe après sa mort.

Maintenant on ne croit plus à cette tradition légendaire, et peut-être moins encore au dévouement sublime et aux rares vertus dont Marguerite fut l’emblème et le modèle.