Cinq-Mars/X

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Michel Lévy frères (p. 149-163).


CHAPITRE X

Les récompenses


la mort.

Ah ! comme du butin ces guerriers trop jaloux
Courent bride abattue au-devant de mes coups.
Agitez tous leurs sens d’une rage insensée.
Tambour, fifre, trompette, ôtez-leur la pensée.


N. Lemercier, Panhypocrisiade.


« Pour assouvir le premier emportement du chagrin royal, avait dit Richelieu ; pour ouvrir une source d’émotions qui détourne de la douleur cette âme incertaine, que cette ville soit assiégée, j’y consens ; que Louis parte, je lui permets de frapper quelques pauvres soldats des coups qu’il voudrait et n’ose me donner ; que sa colère s’éteigne dans ce sang obscur, je le veux ; mais ce caprice de gloire ne dérangera pas mes immuables desseins, cette ville ne tombera pas encore, elle ne sera française pour toujours que dans deux ans ; elle viendra dans mes filets seulement au jour marqué dans ma pensée. Tonnez, bombes et canons ; méditez vos opérations, savants capitaines ; précipitez-vous, jeunes guerriers ; je ferai taire votre bruit, évanouir vos projets, avorter vos efforts ; tout finira par une vaine fumée, et je vais vous conduire pour vous égarer. »

Voilà à peu près ce que roulait sous sa tête chauve le Cardinal-Duc avant l’attaque dont on vient de voir une partie. Il s’était placé à cheval au nord de la ville sur une des montagnes de Salces ; de ce point il pouvait voir la plaine du Roussillon devant lui, s’inclinant jusqu’à la Méditerranée ; Perpignan, avec ses remparts de brique, ses bastions, sa citadelle et son clocher, y formait une masse ovale et sombre sur des prés larges et verdoyants, et les vastes montagnes l’enveloppaient avec la vallée comme un arc énorme courbé du nord au sud, tandis que, prolongeant sa ligne blanchâtre à l’orient, la mer semblait en être la corde argentée. À sa droite s’élevait ce mont immense que l’on appelle le Canigou, dont les flancs épanchent deux rivières dans la plaine. La ligne française s’étendait jusqu’au pied de cette barrière de l’occident. Une foule de généraux et de grands seigneurs se tenaient à cheval derrière le ministre, mais à vingt pas de distance et dans un silence profond. Il avait commencé par suivre au plus petit pas la ligne d’opérations, et ensuite était revenu se placer immobile sur cette hauteur, d’où son œil et sa pensée planaient sur les destinées des assiégeants et des assiégés. L’armée avait les yeux sur lui, et de tout point on pouvait le voir. Chaque homme portant les armes le regardait comme son chef immédiat, et attendait son geste pour agir. Dès longtemps la France était ployée à son joug, et l’admiration avait exclu de toutes ses actions le ridicule auquel un autre eût été quelquefois soumis. Ici, par exemple, il ne vint à l’esprit d’aucun homme de sourire ou même de s’étonner que la cuirasse revêtît un prêtre, et la sévérité de son caractère et de son aspect réprima toute idée de rapprochements ironiques ou de conjectures injurieuses. Ce jour-là le Cardinal parut revêtu d’un costume entièrement guerrier : c’était un habit couleur de feuille morte, bordé en or ; une cuirasse couleur d’eau ; l’épée au côté, des pistolets à l’arçon de sa selle, et un chapeau à plumes qu’il mettait rarement sur sa tête, où il conservait toujours la calotte rouge. Deux pages étaient derrière lui : l’un portait ses gantelets, l’autre son casque, et le capitaine de ses gardes était à son côté.

Comme le Roi l’avait nouvellement nommé généralissime de ses troupes, c’était à lui que les généraux envoyaient demander des ordres ; mais lui, connaissant trop bien les secrets motifs de la colère actuelle de son maître, affecta de renvoyer à ce prince tous ceux qui voulaient avoir une décision de sa bouche. Il arriva ce qu’il avait prévu, car il réglait et calculait les mouvements de ce cœur comme ceux d’une horloge, et aurait pu dire avec exactitude par quelles sensations il avait passé. Louis XIII vint se placer à ses côtés, mais il vint comme vient l’élève adolescent forcé de reconnaître que son maître a raison. Son air était hautain et mécontent, ses paroles étaient brusques et sèches. Le Cardinal demeura impassible. Il fut remarquable que le Roi employait, en consultant, les paroles du commandement, conciliant ainsi sa faiblesse et son pouvoir, son irrésolution et sa fierté, son impéritie et ses prétentions, tandis que son ministre lui dictait ses lois avec le ton de la plus profonde obéissance.

— Je veux que l’on attaque bientôt, Cardinal, dit le prince en arrivant ; c’est-à-dire, ajouta-t-il avec un air d’insouciance, lorsque tous vos préparatifs seront faits et à l’heure dont vous serez convenu avec nos maréchaux.

— Sire, si j’osais dire ma pensée, je voudrais que Votre Majesté eût pour agréable d’attaquer dans un quart d’heure, car, la montre en main, il suffit de ce temps pour faire avancer la troisième ligne.

— Oui, oui, c’est bon, monsieur le Cardinal ; je le pensais aussi ; je vais donner mes ordres moi-même ; je veux faire tout moi-même. Schomberg, Schomberg ! dans un quart d’heure je veux entendre le canon du signal, je le veux !

En partant pour commander la droite de l’armée, Schomberg ordonna, et le signal fut donné.

Les batteries disposées depuis longtemps par le maréchal de La Meilleraie commencèrent à battre en brèche, mais mollement, parce que les artilleurs sentaient qu’on les avait dirigés sur deux points inexpugnables, et qu’avec leur expérience, et surtout le sens droit et la vue prompte du soldat français, chacun d’eux aurait pu indiquer la place qu’il eût fallu choisir.

Le Roi fut frappé de la lenteur des feux.

— La Meilleraie, dit-il avec impatience, voici des batteries qui ne vont pas ; vos canonniers dorment.

Le maréchal, les mestres de camp d’artillerie étaient présents, mais aucun ne répondit une syllabe. Ils avaient jeté les yeux sur le Cardinal, qui demeurait immobile comme une statue équestre, et ils l’imitèrent. Il eût fallu répondre que la faute n’était pas aux soldats, mais à celui qui avait ordonné cette fausse disposition de batteries, et c’était Richelieu lui-même qui, feignant de les croire plus utiles où elles se trouvaient, avait fait taire les observations des chefs.

Le Roi fut étonné de ce silence, et, craignant d’avoir commis, par cette question, quelque erreur grossière dans l’art militaire, rougit légèrement, et, se rapprochant du groupe des princes qui l’accompagnaient, leur dit pour prendre contenance :

— D’Angoulême, Beaufort, c’est bien ennuyeux, n’est-il pas vrai ? nous restons là comme des momies.

Charles de Valois s’approcha et dit :

— Il me semble, Sire, que l’on n’a pas employé ici les machines de l’ingénieur Pompée-Targon.

— Parbleu, dit le duc de Beaufort en regardant fixement Richelieu, c’est que nous aimions beaucoup mieux prendre la Rochelle que Perpignan, dans le temps où vint cet Italien. Ici pas une machine préparée, pas une mine, un pétard sous ces murailles, et le maréchal de La Meilleraie m’a dit ce matin qu’il avait proposé d’en faire approcher pour ouvrir la tranchée. Ce n’était ni le Castillet, ni ces six grands bastions de l’enveloppe, ni la demi-lune qu’il fallait attaquer. Si nous allons ce train, le grand bras de pierre de la citadelle nous montrera le poing longtemps encore.

Le Cardinal, toujours immobile, ne dit pas une seule parole, il fit seulement signe à Fabert de s’approcher ; celui-ci sortit du groupe qui le suivait, et rangea son cheval derrière celui de Richelieu, près du capitaine de ses gardes.

Le duc de La Rochefoucauld, s’approchant du Roi, prit la parole :

— Je crois, Sire, que notre peu d’action à ouvrir la brèche donne de l’insolence à ces gens-là, car voici une sortie nombreuse qui se dirige justement vers Votre Majesté ; les régiments de Biron et de Ponts se replient en faisant leurs feux.

— Eh bien, dit le Roi tirant son épée, chargeons-les, et faisons rentrer ces coquins chez eux ; lancez la cavalerie avec moi, d’Angoulême. Où est-elle, Cardinal ?

— Derrière cette colline, Sire, sont en colonne six régiments de dragons et les carabins de La Roque ; vous voyez en bas mes Gens d’armes et mes Chevau-légers, dont je supplie Votre Majesté de se servir, car ceux de sa garde sont égarés en avant par le marquis de Coislin, toujours trop zélé. Joseph, va lui dire de revenir.

Il parla bas au capucin, qui l’avait accompagné affublé d’un habit militaire qu’il portait gauchement, et qui s’avança aussitôt dans la plaine.

Cependant les colonnes serrées de la vieille infanterie espagnole sortaient de la porte Notre-Dame comme une forêt mouvante et sombre, tandis que par une autre porte une cavalerie pesante sortait aussi et se rangeait dans la plaine. L’armée française, en bataille au pied de la colline du Roi, sur des forts de gazon et derrière des redoutes et des fascines, vit avec effroi les Gens d’armes et les Chevau-légers pressés entre ces deux corps dix fois supérieurs en nombre.

— Sonnez donc la charge ! cria Louis XIII, ou mon vieux Coislin est perdu.

Et il descendit la colline avec toute sa suite, aussi ardente que lui ; mais, avant qu’il fût au bas et à la tête de ses Mousquetaires, les deux Compagnies avaient pris leur parti ; lancées avec la rapidité de la foudre et au cri de vive le Roi ! elles fondirent sur la longue colonne de la cavalerie ennemie comme deux vautours sur les flancs d’un serpent, et, faisant une large et sanglante trouée, passèrent au travers pour aller se rallier derrière le bastion espagnol, comme nous l’avons vu, et laissèrent les cavaliers si étonnés, qu’ils ne songèrent qu’à se reformer et non à les poursuivre.

L’armée battit des mains ; le Roi étonné s’arrêta ; il regarda autour de lui, et vit dans tous les yeux le brûlant désir de l’attaque ; toute la valeur de sa race étincela dans les siens ; il resta encore une seconde comme en suspens, écoutant avec ivresse le bruit du canon, respirant et savourant l’odeur de la poudre ; il semblait reprendre une autre vie et redevenir Bourbon ; tous ceux qui le virent alors se crurent commandés par un autre homme, lorsque, élevant son épée et ses yeux vers le soleil éclatant, il s’écria :

— Suivez-moi, braves amis ! c’est ici que je suis roi de France !

Sa cavalerie, se déployant, partit avec une ardeur qui dévorait l’espace, et, soulevant des flots de poussière du sol qu’elle faisait trembler, fut dans un instant mêlée à la cavalerie espagnole, engloutie comme elle dans un nuage immense et mobile.

— À présent, c’est à présent ! s’écria de sa hauteur le Cardinal avec une voix tonnante : qu’on arrache ces batteries à leur position inutile. Fabert, donnez vos ordres : qu’elles soient toutes dirigées sur cette infanterie qui va lentement envelopper le Roi. Courez, volez, sauvez le Roi !

Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable, s’agite en tous sens ; les généraux donnent leurs ordres, les aides de camp disparaissent et fondent dans la plaine, où, franchissant les fossés, les barrières et les palissades, ils arrivent à leur but presque aussi promptement que la pensée qui les dirige et que le regard qui les suit. Tout à coup les éclairs lents et interrompus qui brillaient sur les batteries découragées deviennent une flamme immense et continuelle, ne laissant pas de place à la fumée qui s’élève jusqu’au ciel en formant un nombre infini de couronnes légères et flottantes ; les volées du canon, qui semblaient de lointains et faibles échos, se changent en un tonnerre formidable dont les coups sont aussi rapides que ceux du tambour battant la charge ; tandis que, de trois points opposés, les rayons larges et rouges des bouches à feu descendent sur les sombres colonnes qui sortaient de la ville assiégée.

Cependant Richelieu, sans changer de place, mais l’œil ardent et le geste impératif, ne cessait de multiplier les ordres en jetant sur ceux qui les recevaient un regard qui leur faisait entrevoir un arrêt de mort s’ils n’obéissaient pas assez vite.

— Le Roi a culbuté cette cavalerie ; mais les fantassins résistent encore ; nos batteries n’ont fait que tuer et n’ont pas vaincu. Trois régiments d’infanterie en avant, sur-le-champ, Gassion, La Meilleraie et Lesdiguières ! qu’on prenne les colonnes par le flanc. Portez l’ordre au reste de l’armée de ne plus attaquer et de rester sans mouvement sur toute la ligne. Un papier ! que j’écrive moi-même à Schomberg.

Un page mit pied à terre et s’avança tenant un crayon et du papier. Le ministre, soutenu par quatre hommes de sa suite, descendit de cheval péniblement et en jetant quelques cris involontaires que lui arrachaient ses douleurs ; mais il les dompta et s’assit sur l’affût d’un canon ; le page présenta son épaule comme pupitre en s’inclinant, et le Cardinal écrivit à la hâte cet ordre, que les manuscrits contemporains nous ont transmis, et que pourront imiter les diplomates de nos jours, qui sont plus jaloux, à ce qu’il semble, de se tenir parfaitement en équilibre sur la limite de deux pensées que de chercher ces combinaisons qui tranchent les destinées du monde, trouvant le génie trop grossier et trop clair pour prendre sa marche.

« Monsieur le maréchal, ne hasardez rien, et méditez bien avant d’attaquer. Quand on vous mande que le Roi désire que vous ne hasardiez rien, ce n’est pas que Sa Majesté vous défende absolument de combattre, mais son intention n’est pas que vous donniez un combat général, si ce n’était avec une notable espérance de gain pour l’avantage qu’une favorable situation vous pourrait donner, la responsabilité du combat devant naturellement retomber sur vous. »

Tous ces ordres donnés, le vieux ministre, toujours assis sur l’affût, appuyant ses deux bras sur la lumière du canon, et son menton sur ses bras, dans l’attitude de l’homme qui ajuste et pointe une pièce, continua en silence et en repos à regarder le combat du Roi, comme un vieux loup qui, rassasié de victimes et engourdi par l’âge, contemple dans la plaine le ravage du lion sur un troupeau de bœufs qu’il n’oserait attaquer ; de temps en temps son œil se ranime, l’odeur du sang lui donne de la joie, et pour n’en pas perdre le goût, il passe une langue ardente sur sa mâchoire démantelée.

Ce jour-là, il fut remarqué par ses serviteurs (c’étaient à peu près tous ceux qui l’approchaient) que, depuis son lever jusqu’à la nuit, il ne prit aucune nourriture, et tendit tellement toute l’application de son âme sur les événements nécessaires à conduire, qu’il triompha des douleurs de son corps, et sembla les avoir détruites à force de les oublier. C’était cette puissance d’attention et cette présence continuelle de l’esprit qui le haussaient presque jusqu’au génie. Il l’aurait atteint s’il ne lui eût manqué l’élévation native de l’âme et la sensibilité généreuse du cœur.

Tout s’accomplit sur le champ de bataille comme il l’avait voulu, et sa fortune du cabinet le suivit près du canon. Louis XIII prit d’une main avide la victoire que lui faisait son ministre, et y ajouta seulement cette part de grandeur et de bravoure qu’un homme apporte dans son triomphe.

Le canon avait cessé de frapper lorsque les colonnes de l’infanterie furent rejetées brisées dans Perpignan ; le reste avait eu le même sort, et l’on ne vit plus dans la plaine que les escadrons étincelants du Roi qui le suivaient en se reformant.

Il revenait au pas et contemplait avec satisfaction le champ de bataille entièrement nettoyé d’ennemis ; il passa fièrement sous le feu même des pièces espagnoles, qui, soit par maladresse, soit par une secrète convention avec le premier ministre, soit pudeur de tuer un Roi de France, ne lui envoyèrent que quelques boulets qui, passant à dix pieds sur sa tête, vinrent expirer devant les lignes du camp et ajouter à sa réputation de bravoure.

Cependant à chaque pas qu’il faisait vers la butte où l’attendait Richelieu, sa physionomie changeait d’aspect et se décomposait visiblement ; il perdait cette rougeur du combat, et la noble sueur du triomphe tarissait sur son front. À mesure qu’il s’approchait, sa pâleur accoutumée s’emparait de ses traits comme ayant droit de siéger seule sur une tête royale ; son regard perdait ses flammes passagères, et enfin, lorsqu’il l’eut joint, une mélancolie profonde avait entièrement glacé son visage. Il retrouva le Cardinal comme il l’avait laissé. Remonté à cheval, celui-ci, toujours froidement respectueux, s’inclina, et, après quelques mots de compliment, se plaça près de Louis pour suivre les lignes et voir les résultats de la journée, tandis que les princes et les grands seigneurs, marchant devant et derrière à quelque distance, formaient comme un nuage autour d’eux.

L’habile ministre eut soin de ne rien dire et de ne faire aucun geste qui pût donner le soupçon qu’il eût la moindre part aux événements de la journée, et il fut remarquable que de tous ceux qui vinrent rendre compte, il n’y en eut pas un qui ne semblât deviner sa pensée et ne sût éviter de compromettre sa puissance occulte par une obéissance démonstrative ; tout fut rapporté au Roi. Le Cardinal traversa donc, à côté de ce prince, la droite du camp qu’il n’avait pas eue sous les yeux de la hauteur où il s’était placé, et vit avec satisfaction que Schomberg, qui le connaissait bien, avait agi précisément comme le maître avait écrit, ne compromettant que quelques troupes légères, et combattant assez pour ne pas encourir de reproche d’inaction, et pas assez pour obtenir un résultat quelconque. Cette conduite charma le ministre et ne déplut point au Roi, dont l’amour-propre caressait l’idée d’avoir vaincu seul dans la journée. Il voulut même se persuader et faire croire que tous les efforts de Schomberg avaient été infructueux, et lui dit qu’il ne lui en voulait pas, qu’il venait d’éprouver par lui-même qu’il avait en face des ennemis moins méprisables qu’on ne l’avait cru d’abord.

— Pour vous prouver que vous n’avez fait que gagner à nos yeux, ajouta-t-il, nous vous nommons chevalier de nos ordres et nous vous donnons les grandes et petites entrées près de notre personne.

Le Cardinal lui serra affectueusement la main en passant, et le maréchal, étonné de ce déluge de faveurs, suivit le prince la tête baissée, comme un coupable, ayant besoin pour s’en consoler de se rappeler toutes les actions d’éclat qu’il avait faites durant sa carrière, et qui étaient demeurées dans l’oubli, leur attribuant mentalement ces récompenses non méritées, pour se réconcilier avec sa conscience.

Le Roi était prêt à revenir sur ses pas, quand le duc de Beaufort, le nez au vent et l’air étonné, s’écria :

— Mais, Sire, ai-je encore du feu dans les yeux, ou suis-je devenu fou d’un coup de soleil ? Il me semble que je vois sur ce bastion des cavaliers en habits rouges qui ressemblent furieusement à vos Chevau-légers que nous avons crus morts.

Le Cardinal fronça le sourcil.

— C’est impossible, monsieur, dit-il ; l’imprudence de M. de Coislin a perdu les Gens d’armes de Sa Majesté et ces cavaliers ; c’est pourquoi j’osais dire au Roi tout à l’heure que si l’on supprimait ces corps inutiles il pourrait en résulter de grands avantages, militairement parlant.

— Pardieu, Votre Éminence me pardonnera, reprit le duc de Beaufort, mais je ne me trompe point, et en voici sept ou huit à pied qui poussent devant eux des prisonniers.

— Eh bien, allons donc visiter ce point, dit le Roi avec nonchalance ; si j’y retrouve mon vieux Coislin, j’en serai bien aise.

Il fallut suivre.

Ce fut avec de grandes précautions que les chevaux du Roi et de sa suite passèrent à travers le marais et les débris, mais ce fut avec un grand étonnement qu’on aperçut en haut les deux Compagnies Rouges en bataille comme un jour de parade.

— Vive Dieu ! cria Louis XIII, je crois qu’il n’en manque pas un. Eh bien, marquis, vous tenez parole, vous prenez des murailles à cheval.

— Je crois que ce point a été mal choisi, dit Richelieu d’un air de dédain ; il n’avance en rien la prise de Perpignan, et a dû coûter du monde.

— Ma foi, vous avez raison, dit le Roi (adressant pour la première fois la parole au Cardinal avec un air moins sec, depuis l’entrevue qui suivit la nouvelle de la mort de la Reine), je regrette le sang qu’il a fallu verser ici.

— Il n’y a eu, Sire, que deux de nos jeunes gens blessés à cette attaque, dit le vieux Coislin, et nous y avons gagné de nouveaux compagnons d’armes dans les volontaires qui nous ont guidés.

— Qui sont-ils ? dit le prince.

— Trois d’entre eux se sont retirés modestement, Sire ; mais le plus jeune, que vous voyez, était le premier à l’assaut, et m’en a donné l’idée. Les deux Compagnies réclament l’honneur de le présenter à Votre Majesté.

Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux capitaine, ôta son chapeau, et découvrit sa jeune et pâle figure, ses grands yeux noirs, et ses longs cheveux bruns.

— Voilà des traits qui me rappellent quelqu’un, dit le Roi ; qu’en dites-vous, Cardinal ?

Celui-ci avait déjà lancé un coup d’œil pénétrant sur le nouveau venu, et dit :

— Je me trompe, ou ce jeune homme est…

— Henry d’Effiat, dit à haute voix le volontaire en s’inclinant.

— Comment donc, Sire, c’est lui-même que j’avais annoncé à Votre Majesté, et qui devait lui être présenté de ma main ; le second fils du maréchal.

— Ah ! dit Louis XIII avec vivacité, j’aime à le voir présenté par ce bastion. Il y a bonne grâce, mon enfant, à l’être ainsi quand on porte le nom de notre vieil ami. Vous allez nous suivre au camp, où nous avons beaucoup à vous dire. Mais que vois-je ! vous ici, monsieur de Thou ? qui êtes-vous venu juger ?

— Je crois, Sire, répondit Coislin, qu’il a plutôt condamné à mort quelques Espagnols, car il est entré le second dans la place.

— Je n’ai frappé personne, monsieur, interrompit de Thou en rougissant ; ce n’est point mon métier ; ici je n’ai aucun mérite, j’accompagnais M. de Cinq-Mars, mon ami.

— Nous aimons votre modestie autant que cette bravoure, et nous n’oublierons pas ce trait. Cardinal, n’y a-t-il pas quelque présidence vacante ?

Richelieu n’aimait pas M. de Thou ; et, comme ses haines avaient toujours une cause mystérieuse, on en cherchait la cause vainement ; elle se dévoila par un mot cruel qui lui échappa. Ce motif d’inimitié était une phrase des Histoires du président de Thou, père de celui-ci, où il flétrit aux yeux de la postérité un grand-oncle du Cardinal, moine d’abord, puis apostat, souillé de tous les vices humains.

Richelieu se penchant à l’oreille de Joseph, lui dit :

— Tu vois bien cet homme, c’est lui dont le père a mis mon nom dans son histoire ; eh bien ! je mettrai le sien dans la mienne.

En effet, il l’inscrivit plus tard avec du sang. En ce moment, pour éviter de répondre au Roi, il feignit de ne pas avoir entendu sa question et d’appuyer sur le mérite de Cinq-Mars et le désir de le voir placé à la cour.

— Je vous ai promis d’avance de le faire capitaine dans mes gardes, dit le prince ; faites-le nommer dès demain. Je veux le connaître davantage, et je lui réserve mieux que cela par la suite, s’il me plaît. Retirons-nous ; le soleil est couché, et nous sommes loin de notre armée. Dites à mes deux bonnes Compagnies de nous suivre.

Le ministre, après avoir fait donner cet ordre, dont il eut soin de supprimer l’éloge, se mit à la droite du Roi, et toute l’escorte quitta le bastion, confié à la garde des Suisses, pour retourner au camp.

Les deux Compagnies Rouges défilèrent lentement par la trouée qu’elles avaient faite avec tant de promptitude ; leur contenance était grave et silencieuse.

Cinq-Mars s’approcha de son ami.

— Voici des héros bien mal récompensés, lui dit-il ; pas une faveur, pas une question flatteuse !

— En revanche, répondit le simple de Thou, moi qui vins un peu malgré moi, je reçois des compliments. Voilà les cours et la vie ; mais le vrai juge est en haut, que l’on n’aveugle pas.

— Cela ne nous empêchera pas de nous faire tuer demain s’il le faut, dit le jeune Olivier en riant.