Cinq mille ans/03

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DU HAUT DE LA BUTTE

Il était un peu plus de midi, lorsque, par une belle journée de l’an 6983 (12-18 juillet), les barques racolées par le pêcheur de sardines se détachèrent peu à peu des îles parisiennes, et, traversant ce golfe, dirigèrent leur flottille vers le phare de Montmartre, où les touristes d’Océanie attendaient leur venue. L’éminent archéologue qui dirigeait l’excursion scientifique jugea que le moment était venu de reprendre la parole.

— Messieurs, afin de procéder avec méthode à la visite de cette cité engloutie, orientons-nous d’abord. Paris s’étendait devant nous vers le Sud, et nous sommes ici à l’extrémité Nord de cette capitale. L’Océan s’avançait par notre droite, c’est-à-dire de l’Ouest, et la ville continentale, qui était peu à peu devenue un port de mer, disparut enfin sous les flots. Les sept collines qui bombaient la cité furent alors les maigres îlots que nous voyons émerger : à l’Est, le Mont-de-Chaux, et, vers le Nord-Est, le cimetière public, dont le nom nous est révélé par une inscription, aujourd’hui, déchiffrée, le Père-Lachèze ; au Sud-Est, la nécropole des Grands-Hommes, avec le temple de la Patrie-Reconnaissante ; se rapprochant du Sud, l’île des Sénateurs, et, là-bas, au Sud-Ouest, l’île des Guerriers-Valeureux, ou mont Valeurien ; enfin, à l’Ouest, l’île de l’Empereur, où s’amoncèlent les ruines du monument le plus notoire qui nous reste de cette époque. L’examen des vestiges épars sur ces hauteurs va nous permettre d’étudier chronologiquement une civilisation disparue, et de restituer les grandes lignes de son histoire.

Car les documents écrits, vous le savez, sont rares, en raison du procédé qu’on employait alors pour la reproduction graphique : le papier, sorte de boue séchée et gravée à l’état sec, mais qui promptement redevenait de la boue, fut une invention néfaste pour la mémoire de ces hommes, de leurs idées, de leur philosophie, de leur histoire, de leur littérature. Presque rien n’a survécu de ces âges, qui néanmoins — nous en possédons les preuves — produisaient des ouvrages dignes d’un si puissant empire et d’une culture relativement si avancée.

Heureusement, la pierre, sur ces époques lointaines aussi bien que sur d’autres plus anciennes encore, nous en dit plus long que le livre ; le document lapidaire est le seul qui dure et perdure : honorons-le avec reconnaissance ! C’est lui que nous allons interroger, et c’est lui qui va nous répondre, en ressuscitant devant nous l’âme des peuples qui ne sont plus. Écoutons ce qu’il nous raconte, et regardons sortir des grèves, à l’appel de notre science, les minutes successives d’une civilisation qui va défiler sous nos yeux et se traduire à nous par les irrécusables témoins de son art, pétrifiée, si j’ose dire, dans les gestes de son effort !

Cet effort, quand commence-t-il, combien dure-t-il ? Je vous le disais tout à l’heure, le nombre des siècles ne nous est pas exactement connu ; mais les deux mille années environ qu’on attribue à l’existence de la Gaule-Française se subdivisent pour nous en trois époques bien distinctes, dont chacune est caractérisée nettement, et nettement définie, par le type de ses œuvres et par les influences que l’archéologie y découvre : en première date, l’influence romaine, qui correspond à l’époque impériale, militaire, et constitue l’âge héroïque, le plus glorieux dans l’histoire et le plus fécond dans les arts ; en second lieu, l’influence orientale, qui se manifeste dès le commencement de la période républicaine, et qui nous donne l’époque commerciale, plus civilisée, plus savante, plus pratique, mais aveulie déjà ; enfin, la troisième et dernière phase, l’influence rurale, consécutive à un retour vers la nature, à la misère d’un peuple déchu, ultime expression d’une race à bout de souffle, qui tâche encore à dresser quelque chose, et dont l’effort pénible n’aboutit qu’à une réalisation fruste et grossière comme elle. La science moderne a conservé à cet art moribond sa dénomination ancienne : c’est l’art gothique.

Jetons sur ces trois phases un rapide coup d’œil. Le premier empereur, César, qui conquit les Gaules, ne s’avança point jusqu’ici ; l’honneur de découvrir ces régions lointaines et d’y transplanter la civilisation de Rome était réservé à son successeur Julien, qui perçut tout entière l’importance géographique de ce carrefour, et qui, pour commander à la fois les Gaules et les Germanies, l’Angleterre, les péninsules hispaniques et italique, rêva de transplanter ici le siège de l’Empire : l’idée était ingénieuse et prédestinée à d’heureux résultats, mais encore prématurée ; elle ne se réalisa qu’un peu plus tard, sous le règne de Napo-Lion, qui reprit les projets de Julien, et rompit avec la métropole antique, où il ne laissait que le grand-prêtre, ou Pontife : celui-ci fut dès lors l’unique souverain de Rome, et la ville conquérante devint la capitale des prêtres. Mais cette scission entre les deux pouvoirs militaire et religieux ne pouvait manquer de produire des conflits incessants, et nous savons en effet que la lutte du principe théocratique contre le principe monarchique suscita des guerres religieuses qui furent ardentes et sans nombre. Cependant, l’empereur, couvrant de temples et de palais sa capitale neuve, en faisait le centre du monde occidental : toute la richesse, tout le génie confluèrent là. L’élan était donné ; l’œuvre fut colossale : elle se poursuivit longtemps après la mort du célèbre tyran. Sa dynastie, qui continuait sa grandeur et sa tâche, dura du sixième ou douzième siècle, et ne sombra définitivement qu’à la suite de ces guerres fameuses dont les légendes arabiques nous ont gardé le souvenir et qui entrechoquèrent l’Orient et l’Occident, pour l’honneur de leurs dieux réciproques.

Faut-il dire qu’en cette mêlée l’âme de l’Orient triompha ? La formule serait excessive : mais du moins quelque chose mourut en Europe, et quelque chose naquit. De leur croisade aux pays de lumière, les hommes de la brume rapportaient une conception nouvelle de la vie, des besoins et des goûts inconnus jusqu’alors, des doutes sur leurs dogmes, des appétits de jouir : les races, en se connaissant mieux, venaient aussi d’apprendre à se mépriser moins, et les échanges commencèrent ; la fréquentation continuait, non plus belliqueuse, mais commerciale ; la lutte des produits succéda bientôt à la lutte des armes ; les expositions internationales suivirent de près les croisades. L’existence se faisait pratique, et l’âme du monde devenait utilitaire ; les dieux, sans tomber en oubli, perdaient néanmoins leur prestige, comme les princes leur pouvoir ; une égalité conventionnelle nivelait les citoyens, et chacun ne prenait souci que de ses intérêts propres : c’est la période républicaine, qui va du douzième au vingtième siècle.

La troisième période s’ouvre alors, et c’est la décadence ; un demi-siècle suffit pour transplanter d’Europe en Amérique la régence du monde : un râle, et l’histoire de la France est finie ; celle de la chrétienté s’achève. Ce râle n’a pas duré deux siècles.

Messieurs, avant de passer outre, examinons ce qu’avait été cette religion si influente sur la mentalité de trente ou quarante générations occidentales. Rassurez-vous : je ne m’attarderai pas dans la vaine tentative de chercher avec vous une définition de la divinité. La tâche est trop ardue, trop pleine de périls et d’arbitraire, pour les hommes d’une race qui, comme la nôtre, par atavisme ou par conformation crânienne, est privée de la notion du surnaturel. Les êtres qui ont pu concevoir l’idée de Dieu, et des miracles qui s’opposent au fonctionnement normal des lois universelles et d’une âme indépendante du corps, sont des êtres trop différents de nous pour que nous puissions espérer de restituer avec bon sens, avec justice, leur état d’esprit ou les bénéfices qu’ils en retiraient. Les meilleurs esprits se sont égarés dans cette voie sans issue ; même quelques-uns — dont il ne nous est cependant pas permis de suspecter la bonne foi, et que pas davantage nous n’oserions accuser de plaisanterie — sont arrivés à des propositions absurdes ; vous connaissez la dernière, qui fit tant de bruit : « Le dieu des chrétiens, disait-on, est un être à figure humaine, créateur de la terre et du ciel, mais habitant du ciel, et pour qui cependant les mondes innombrables n’existaient que comme une décoration offerte aux yeux de l’homme : concentrant son attention sur notre planète, ce maître s’occupait exclusivement des affaires humaines ; chacun lui exprimait ses désirs personnels et incompatibles au moyen d’une supplique nommée prière, et il récompensait les uns par une félicité qui dure encore, ou punissait les autres d’un châtiment qui durera toujours, car l’âme est immortelle. » Le seul énoncé de ces hypothèses, disons de ces fantaisies ou de ces folies, — injure gratuite à des êtres intelligents, mais qui ne peuvent plus se défendre, — provoqua dans le monde savant une réprobation que vous n’ignorez pas, et l’on fut unanime à déplorer la déchéance d’un vieillard qui déshonore sa carrière par des enfantillages indignes de lui et de son passé glorieux. Ne le suivons pas dans de tels errements. Par bonheur pour l’esprit humain, la mythologie des chrétiens fut tout autre, et nous la connaissons maintenant avec certitude, tout au moins dans ses grandes lignes.

Elle est à la fois et plus simple, et plus sage, plus haute aussi. Les chrétiens furent des idolâtres qui adoraient des figures de pierre ou de bois peint, mais ces figures représentaient des idées ; leur culte comportait un polythéisme innombrable : les dieux et les déesses y sont représentés avec des attributs dont nous ignorons le sens, et qui, le plus ordinairement, étaient l’épée, la clef, le livre, la croix, une tour ou un lézard, un crâne, un linge, une tête coupée. Mais au-dessus de tout, mesdames, ils adoraient le principe féminin, représenté à l’infini, sur tous les murs et dans tous les coins de leurs temples, par l’image d’une femme jeune, qui porte ou allaite un enfant, symbole de la fécondité. En cette déesse, dressée sur tant d’autels et préséante à tout, on ne peut hésiter à reconnaître une transformation de Vénus et d’Isis ; son nom d’ailleurs, prouve sa parenté, ses origines helléniques : elle est le Chreiston, ce qu’il y a de meilleur, et elle donne son nom à l’ensemble des mythes auxquels elle préside, à la religion tout entière ; elle est le Christ, principe de vie : en face d’elle et contre elle s’érige logiquement le principe de mort, représenté, avec une égale fréquence, par un défunt suspendu à une croix, souvent même par une simple croix.

Toutes les tombes de la première et de la deuxième époque sont décorées de cet emblème, et il orne le seuil de toute nécropole. Son caractère funèbre est donc indiscutable, même en l’absence d’un cadavre sculpté, et les deux symboles s’expliquent l’un par l’autre : en face de la Fécondité, la Mort, et voilà, dans une formule sculpturale, l’éternelle antithèse, naître et mourir, les deux formes du perpétuel devenir, les deux générateurs de l’existence universelle, le double principe de la rénovation constante. Mais pourquoi cet étrange trépas et cette croix ? La science s’est longtemps perdue en conjectures. Enfin la signification de ce détail typique nous est révélée par une découverte récente : deux fresques trouvées dans les fouilles de Naples représentent deux personnages qui, à n’en pas douter, s’identifient avec le Crucifié ; l’un est debout, contre une colonne ; sa tête qui saigne est ceinte de ronces, et une inscription le commente : « Ecce Homo, c’est l’Homme ! » Nous voilà renseignés ; l’allégorie va s’éclairer davantage devant la seconde peinture : sur celle-là, l’Homme chemine en portant une croix, sa croix, par laquelle il mourra tantôt. Nous comprenons tout maintenant : la créature traîne durant sa vie le mal dont elle doit périr, son élément de mort ; elle y est prédestinée et ne l’évitera point ; elle-même collabore à son propre trépas, et le prépare plus que tous : vivre, c’est travailler à mourir ! Subtile et poétique trouvaille d’un fatalisme qui raisonne ! Les chrétiens étaient fatalistes, mais scientifiquement, et j’ose dire, et spiritualistes aussi, puisque l’Homme chargé de sa croix porte au front une couronne, comme un roi, mais une couronne d’épines, pour dire en même temps la gloire et la douleur de penser !

Vous le voyez, messieurs, ces conceptions métaphysiques n’ont rien de méprisable, et nous voici très loin de la définition bizarre que je vous rappelais tantôt et que j’ai cru devoir rappeler ici, pour vous faire toucher du doigt les dangereux écarts auxquels l’imagination nous expose, dès que nous renonçons à soumettre nos hypothèses au contrôle d’une méthode strictement scientifique.

Si nobles cependant que ces mythes aient pu être, le peuple s’en désintéressa, comme il arrive d’ordinaire, et nous devons supposer que la plupart des hommes cessaient peu à peu d’entendre ces symboles tandis que beaucoup d’autres se prenaient à les railler ; les dieux d’Occident commencèrent à mourir vers la fin de la deuxième période. Tous les efforts officiels qu’on put alors tenter pour ou contre eux n’eurent sans doute que de médiocres résultats : car il n’existe point de combinaison politique qui puisse avancer, ni surtout retarder, le départ des dieux qui s’en vont lorsque leur moment est venu. L’humanité marche sans cesse, non pas vers le mieux, mais vers autre chose, et tout est possible à l’avenir, excepté ce qui fut. Les dieux avaient été. Mais comme ils constituaient, depuis la première heure, une portion inhérente et fondamentale de la race, de son homogénéité, de sa vitalité, l’expression même de son esprit tendantiel, il nous faut croire que leur chute n’était qu’un prodrome, et que cette agonie de quelque élément organique, bien loin d’être un accident isolé, dénonçait déjà l’atrophie de l’ensemble : en fait et toujours la mort des États a suivi de près le trépas de leurs dieux.

Les barque venaient d’atterrir. Un auditeur, plus curieux de voir les choses que d’entendre les mots, eut l’irrévérence de signaler ce fait à l’attention du professeur, qui se résigna.

— Eh bien ! dit-il, allons.

Les excursionnistes gagnèrent la grève, et montèrent dans les barques, qui étaient au nombre de treize, mais personne ne songea à en tirer mauvais augure, car depuis plus de quatre mille ans on avait oublié que le Christ et ses adeptes furent treize à table, le jour où le Messie s’apprêtait à mourir pour le rachat des hommes.