Cinq mille ans/04

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TRAVERSÉE DE PARIS

Les treize barques de pêcheurs atterrissaient dans les cailloux, au pied du phare de Montmartre, et les Océaniens venus en pèlerinage scientifique vers l’ancienne capitale d’un monde disparu depuis quatre mille ans, s’apprêtaient à rejoindre les embarcations. Mais, encore une fois, le savant archéologue qui conduisait l’excursion les arrêta d’un geste magistral, et dit :

— Ne quittons pas cet îlot, messieurs, sans donner un regard au monument qui le surmontait : il fut célèbre. Avant d’être une île sur la mer, cette butte fut une colline sur la plaine, et la plus haute des sept qui dominaient Paris : cette élévation relative nous indique, à n’en pas douter, la nature du bâtiment dont les assises sont énormes ; très longtemps l’archéologie voulut reconnaître ici l’emplacement du théâtre, et la beauté du décor donnait quelque crédit à cette opinion : mais les progrès de la science ont eu raison d’une telle erreur, qui n’est plus aujourd’hui soutenue par personne ; nous ne sommes point ici en Grèce, et l’assimilation n’est pas permise : les belliqueux Occidentaux réservaient les points culminants de leur territoire à l’édification des citadelles ou bastilles, destinées à défendre les villes ; c’était donc bien ici la forteresse du Nord, la mieux située, la plus importante, puisque cette hauteur est la seule qui domine Paris entier : c’était bien ici la bastille par excellence, et celle qu’entre toutes on nommait simplement la Bastille, celle qui fut abattue par le peuple en révolte, au commencement de la période républicaine, c’est-à-dire vers le treizième siècle, ces ruines sont l’ouvrage, non pas des siècles, mais des Jacques : les fouilles effectuées dans les substructions ont mis à jour les chambres de torture et les cachots de la tyrannie impériale : sans doute il plut aux castes libérées de conserver intacts ces vestiges du régime aboli, afin d’en mieux garder l’horreur et de la léguer tout entière aux générations à venir ; cette explication, d’ailleurs, est corroborée par le nom même que portait la colline, Montmartre, ou mont des martyrs ; pour nous ôter toute hésitation, une plaque d’émail trouvée en terre a révélé qu’une voie montante au flanc du coteau se nommait la rue des Martyrs. Voilà qui est net : le peuple, avec un mot, flagellait le passé odieux, et se vengeait, avec ce mot, des souffrances que la tyrannie avait imposées à ses victimes, lignée de martyrs. Messieurs, la Bastille était ici !

Vous savez que néanmoins, d’autres étymologies ont été proposées : Montmartre, ou mont de Mars, à cause de la citadelle ; Montmercre, ou mont de Mercure, à cause d’un temple élevé au dieu du commerce, vers la fin du dix-neuvième siècle. Toutes ces explications sont fantaisistes, et notre plaque d’émail vient de le démontrer. Elles ont cependant un caractère commun qu’il nous faut signaler, et qui est, pour toutes les trois, une origine de langue romaine : pendant de longs siècles, la Gaule française fut bilingue ; ses inscriptions le prouvent, les unes latines, les autres dans le dialecte indigène, la langue des vainqueurs et celle des vaincus : c’est dire que longtemps la race conquérante constitua en ce pays une caste fermée : cette aristocratie ne consentit donc à se fondre dans la race autochtone qu’à partir de l’époque où elle fut dépossédée du pouvoir, c’est-à-dire après la prise de la Bastille ; dès lors, le langage tend à s’unifier, et le latin, après avoir été la langue officielle de l’empire, disparaît peu à peu ; bien avant la fin de la seconde période, les inscriptions sont toutes en langue franque. Cette remarque est pour nous d’un intérêt capital, car elle nous permettra, avec des chances d’erreur réduites au minimum, de classer les monuments à leur époque respective.

Le professeur se tut : puis il étendit le bras vers la grève, pour autoriser son auditoire à y descendre enfin et à gagner les barques ; lui-même s’achemina avec dignité, et bientôt la compagnie envahissait gaiement les embarcations et s’installait, avec des rires, sur les planches mal équarries.

La flottille se mit en route, et les treize bateaux avançaient de conserve sur le golfe de Paris. La mer continuait à descendre ; les touristes, tendant le cou par-dessus bord, se penchaient pour guetter, au fond de l’eau, la brusque apparition des ruines qui défilaient : les entassements rocheux, noyés dans une lumière liquide et verte, se dessinaient confusément au-dessous des canots ; sur les monuments écroulés, les coups de rame faisaient des tourbillons d’écume et les coques glissaient, où furent les oiseaux.

L’excursion allait droit du Nord au Midi, et, sur l’ordre de l’archéologue, elle se dirigeait vers l’île des Grands-Hommes. Cette traversée d’une mer calme, et par des procédés de navigation tombés en désuétude chez les peuples civilisés, avait pour les touristes l’attrait d’une bizarrerie, et la promenade fut joyeuse. Ceux pourtant qui étaient montés dans la barque du savant obtenaient un supplément de conférence, car le docte personnage n’aimait pas son propre silence.

— Vous le voyez, dit-il, ces eaux sont d’une faible profondeur, mais qui augmente à mesure que nous nous rapprochons du fleuve. Il était fort large et débordait sur les plaines basses, qu’il couvrait de marécages ; bon nombre de maisons durent être construites sur pilotis, et les monuments de réelle importance se réfugiaient sur les hauteurs où ils constituaient des sortes d’acropoles ; il en fut ainsi du moins pendant les premiers siècles, et c’est seulement au début de l’époque républicaine que le fleuve, endigué par des quais dont la trace existe encore, permit d’élever sur ses rives des temples et des palais, dont quelques-uns nous sont connus. Mais l’histoire de tous les peuples nous démontre que les œuvres colossales ne furent jamais inspirées que par la foi religieuse ou l’orgueil des conquêtes ; les âges pratiques se font économes de splendeurs, moins curieux des belles œuvres que des bonnes affaires ; les monuments républicains sont donc d’une rareté relative, et plus rares encore ceux de la décadence. Nos scaphandriers ont cependant découvert, au cœur même de la cité, au plein milieu de la Seine, un temple énorme qui se dressait sur une île desservie par des ponts nombreux ; cette masse ciselée, qu’on peut considérer comme le prototype de la décadence, présentait tous les caractères du mauvais goût propre au xxie siècle ; c’est l’art gothique dans toute sa plénitude : vous en pouvez juger par les fragments décoratifs et les statues retirées du portail, qui sont actuellement au Musée de Sumatra, où vous avez remarqué ces dieux barbus et impassibles, figés dans leurs poses hiératiques, et cette déesse assise qui présente l’enfant : art sans vie, fin de l’art ! Le peuple, ne comprenant déjà plus ses dieux, ne savait plus les animer. On se demande avec quelque commisération comment, de nos jours, des hommes érudits ont pu, même un instant, voir en ces figures et ces ornementations, à la fois compliquées et maladroites, le commencement et non la fin d’un art : il faut, à coup sûr, que…

Les archéologues sont d’ordinaire impitoyables pour les archéologues, et celui-ci allait malmener ses confrères absents, lorsque son attention fut attirée par les pêcheurs qui jusqu’alors l’avaient écouté en ramant, et qui, tout à coup, levant les avirons, s’arrêtaient : il les interrogea des yeux ; alors un des Parisiens montra l’eau du bout de sa rame et déclara : « Ici, cathédrale, Notre-Mère. »

— Ah ! ah ! fit le savant : nous sommes arrivés, paraît-il, au-dessus du temple dont je vous parlais ; il était consacré, ainsi que cet indigène vient de vous le dire, à la déesse de la Fécondité, et le sommet de ses tours eût sensiblement affleuré au niveau actuel de la mer. Convient-il de voir, dans cette prodigieuse érection de pierre, une survivance du culte ithyphallique ? Peut-être.

Les Océaniens, inclinés vers l’eau, y plongeaient des regard avides ; quelques-uns croyaient discerner, au fond, des jeux d’ombres et de lumières, des reliefs brouillés comme en un rêve, et ils criaient : « Je vois ! » Mais le professeur, souriant et sceptique, fit un geste aux rameurs, qui, poussant au Sud, repartirent vers la montagne des Grands-Hommes.

— Là-haut, dit le maître, s’élevait le temple de la Patrie-Reconnaissante : les lignes en sont grandioses ; c’est avec le tombeau de Napoléon, le plus magnifique monument de l’art romain dans la capitale franque.

Les touristes débarquèrent au pied de l’îlot. Les marches du parvis, usées par le frottement des tempêtes et disloquées par les fatigues du sol, étaient cependant reconnaissables par endroits. Des bases de colonnes et des tambours gisaient dans tous les sens ; les angles de ces blocs étaient rongés des pluies, et les surfaces se rouillaient sous les plaques de lichen ; des graminées fragiles tremblaient dans les abris ; un champ de fougère s’échevelait dans l’enceinte bossuée, qu’il remplissait toute ; au Sud-Est, pour recevoir le soleil et s’abriter des bourrasques, deux masures avaient été bâties avec les pierres du Panthéon, et deux jardinets attenants égayaient cette tombe auguste avec des fleurs et des légumes.

L’illustre savant voulut bien arpenter, sous les yeux de ses élèves, la muraille d’enceinte, et il en donna le tracé ; il montra l’entrée des souterrains, expliqua l’affectation des cryptes, la nature des sacrifices offerts sur les autels, à chaque anniversaire, et ce culte touchant de la nation française pour ses grands hommes et leur mémoire.

Ces paroles n’allaient point sans provoquer parmi les auditeurs quelque émotion respectueuse et de courte durée. Ensuite, on rembarqua. Les canots, en ralliant vers l’Ouest, rasèrent l’Île des Sénateurs, que la marée basse avait complètement découverte.

— La tradition, dit le maître, veut que cet emplacement soit celui d’une sorte de forum, clos et couvert, où siégeait le Conseil des Vieillards. Nous n’y faisons pas objection, ajouta-t-il avec une ironique bonhomie, mais rien ne prouve cette allégation, et même rien ne la confirme, ce qui est regrettable, car les hypothèses gratuites ne sont pas pour nous contenter ; l’hypothèse ne saurait être pour nous que l’initiale d’un examen et non pas d’une affirmation ; elle est le point de départ, non le point d’arrivée ; elle plaît aux gens du monde et attriste la science, mais la science, tôt ou tard, en fait bonne justice : nous allons d’ailleurs rencontrer sur l’île de l’Empereur une démonstration nouvelle de cette vérité.

Les rameurs s’arrêtèrent enfin sur les sables d’une grève très longue et de pente douce, au sommet de laquelle s’entassaient des monceaux de roches.

— C’est ici, dit le maître.

On descendit à terre pour la seconde fois. Mais à ce moment, un jeune homme, très affairé jusqu’alors, et qui semblait être l’organisateur ou le commissaire de la tournée, se rapprocha du professeur et lui parla avec mystère : ce dernier se montrait fort surpris et même quelque peu vexé.

— Il convient de vérifier le fait, dit-il.

Tout le monde sut bientôt de quoi il s’agissait : un des excursionnistes avait disparu ! Une enquête rapide démontra qu’il n’avait pris place, à aucun moment, dans aucune des barques ; les bateliers, craignant d’être inquiétés pour cette disparition, affirmaient avec violence qu’ils avaient, à chaque traversée, convoyé le même nombre d’étrangers.

— Il est donc resté à Montmartre, et nous l’y retrouverons pour le départ.

— Il craint la mer, sans doute.

— Je l’ai vu pour la dernière fois, dit une dame, lorsqu’il descendait la falaise de la Bastille, et c’était au moment où cette femme indigène apparut entre les fougères : peut-être il l’a suivie.

L’idée de suivre une femme sur la Butte de Montmartre parut tout à fait saugrenue : qu’un galant homme fût assez dégoûté pour s’offrir une Parisienne, c’était pousser trop loin l’exploration scientifique, voire le dévouement ou la curiosité ; toute la bande s’égaya aux dépens de cet original, et les grèves de l’Élysée résonnèrent de rires qu’elles n’avaient pas entendus depuis longtemps.

— Fi ! Une créature qui mange des poissons morts et des racines cuites !

— Le pauvre garçon n’a pas un odorat subtil !

— Quel est son nom ? Que fait-il ? Qui de vous le connaît ?

— C’est un artiste, un poète…

— Tout s’explique.

— Ne riez pas, dit le maître, et n’attirez pas l’attention du pharier, qui déjà nous observe : ces hommes sont ombrageux, et celui-ci pourrait croire qu’on se moque de lui.

— Quand on lui fait l’honneur de le seconder ?

— Quand on lui épargne une besogne ?

— Sait-on jamais, avec ces sauvages ? Il ne convient pas de les juger d’après nous-mêmes, ni de badiner avec eux : l’ethnographie les prétend jaloux.

— Jaloux ?

Ce vocable de psychologie archaïque était inconnu de plusieurs : le savant dut expliquer que la jalousie était un sentiment autrefois répandu dans les races aryennes, et qui consistait en une sorte d’irritabilité passionnelle, engendrée par un exclusivisme de possession. Là encore, il dut s’expliquer : le mot de « possession » était inintelligible pour des êtres civilisés, dont les rapports sociaux se basaient sur l’égalité des sexes et sur l’indépendance absolue de chacun. Les dames écoutaient, avec la plus grande attention, les commentaires du savant ; elles concevaient mal qu’à une époque quelconque l’homme eut osé se prétendre le propriétaire de la femme, et considérer le corps d’autrui comme une chose qui lui appartînt.

— Bizarre !… L’humanité, vraiment, a eu des imaginations incroyables ! Et cela, cher maître, est prouvé, authentiquement prouvé ?

— Indiscuté. D’ailleurs, regardez vous-mêmes et constatez par vos yeux un geste de survivance héréditaire.

Ce disant, il montra sur le golfe une des treize barques qui s’éloignait vers le Nord.

— C’est l’homme du phare : il nous a entendus, il se hâte, il va retrouver sa compagne et notre compagnon, qu’il assommera probablement.

— Très curieux !

— Ce poète a eu tort, je crois, de préférer les contingences sensationnelles aux enseignements de l’archéologie : chacun son goût. Continuons, je vous prie, car le temps passe.

Sans plus s’occuper de l’absent, qui peut-être allait mourir, les touristes gravirent la côte.