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Cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne/Janvier et Février

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JANVIER ET FÉVRIER.


Une pauvre veuve avait deux fils, dont l’un s’appelait Janvier, et l’autre, Février. Janvier, afin d’alléger les charges de sa mère, se décida à voyager pour chercher condition. Il partit donc, promettant de revenir à la maison, dès qu’il aurait gagné un peu d’argent. Il arriva dans un château dont le seigneur le prit à son service aux conditions suivantes : il devait faire tout ce que lui diraient le maître et la maîtresse et leurs deux jeunes enfants, sans jamais se fâcher de rien, et, s’il remplissait bien ces conditions, il recevrait cent écus au bout de l’année ; mais aussi s’il refusait d’obéir, en quoi que ce fût, ou s’il se fâchait, il serait renvoyé sans le sou, et de plus on lui enlèverait un ruban de peau rouge depuis le sommet de la tête jusqu’aux talons. L’année devait finir quand le coucou chanterait. Le seigneur, de son côté, s’engageait à se laisser enlever le même ruban de peau rouge, si lui-même il se fâchait. Janvier accepta. Trois cents francs ! c’était toute une fortune pour lui, et comme sa mère serait heureuse, s’il pouvait les lui rapporter un jour !

On l’envoya, le premier jour, couper de l’ajonc sur une grande lande. Un grand chien l’accompagnait. Il se mit à l’ouvrage  ; mais, quand il se sentit fatigué, il voulut se reposer un peu et fumer une pipe. Dès qu’il s’arrêta, le chien lui montra les dents. Il lui fallut donc se remettre au travail, et laisser sa pipe. À midi, une servante vint, apportant deux écuelles pleines de soupe, l’une de pain blanc, pour le chien, et l’autre, de pain noir, pour Janvier. Cela lui parut étrange ; il ne s’en plaignit pourtant pas. Il mangea sa soupe, puis il lui fallut se remettre à l’ouvrage, jusqu’au coucher du soleil. Alors le chien prit la route du château, et il le suivit. On lui donna encore de la soupe de pain noir, à souper. Pendant qu’il mangeait sa soupe, tout à coup les enfants se mirent à crier :

— J’ai envie de . . . . .

— Allons ! Janvier, dit alors la maîtresse, accompagnez les enfants dehors  !

Et Janvier sortit avec les deux marmots. Quand il rentra, on avait fini de souper ; il n’y avait plus rien sur la table ; on avait tout serré.

— N’aurai-je pas aussi un peu de lard ? demanda-t-il timidement.

— C’est trop tard, tout est serré ! répondit la maîtresse.

— Triste souper, après une si rude journée de travail ! murmura-t-il.

— Vous n’êtes pas content ? lui demanda le seigneur.

— Je ne suis pas fâché non plus ; je n’en mourrai pas, pour un mauvais souper, j’y suis assez habitué. Et il alla se coucher là-dessus.

Le lendemain, les choses se passèrent de la même manière. Il travailla à couper de l’ajonc, jusqu’au coucher du soleil, toujours surveillé par le gros chien, et, pendant qu’il mangeait sa soupe, le soir, il fallut encore sortir avec les enfants, puis aller se coucher sans le moindre morceau de viande. Le troisième jour aussi il coupa de l’ajonc, comme les deux jours précédents, et s’en revint, le soir, de mauvaise humeur. Comme les deux jours précédents aussi, les enfants ne le laissèrent pas manger sa soupe tranquille, et, quand il rentra, après les avoir accompagnés dehors, il n’y avait encore rien sur la table. Mais, cette fois, il réclama, car il avait faim.

— Vous n’êtes donc pas content ? lui demanda le seigneur.

— Non certainement, répondit-il.

— C’est bien ; vous savez nos conditions ?

Et on l’étendit sur le ventre sur une table, après l’avoir déshabillé, puis on lui enleva un ruban de peau rouge, depuis le sommet de la tête jusqu’aux talons, et on le renvoya alors sans le sou.

Le pauvre Janvier revint chez sa mère, triste et malade. Il raconta tout à son frère Février, et celui-ci voulut à son tour tenter l’aventure, bien résolu à venger son frère. Il se rendit donc au même château et s’engagea au service du seigneur, aux mêmes conditions que Janvier. Les deux premiers jours se passèrent pour lui absolument comme pour son frère : travail sur la lande, sous la surveillance du chien, importunités des enfants et tristes soupers. Mais le troisième jour, en se rendant à la lande, il se dit : « Il faut que cela finisse ! » Et, en effet, après avoir travaillé pendant une demi-heure environ, il voulut se reposer et fumer une pipe. Le chien grogna et montra les dents ; mais, d’un vigoureux coup de faucille, il lui coupa le cou. Quand la servante vint, à midi, lui apporter à dîner, elle fut bien étonnée de voir le chien mort et Février qui dormait à l’ombre d’un vieux chêne. Elle courut annoncer la chose à son maître. Quand Février retourna au château, au coucher du soleil, le seigneur lui dit :

— Tu as tué mon chien, malheureux !

— Oui, je l’ai tué, répondit-il ; est-ce que vous n’êtes pas content ?

— Oh ! pour un chien, ce n’est pas la peine de se fâcher ; viens souper, dit le seigneur, en dissimulant sa colère.

Pendant que Février mangeait sa soupe, dans la cuisine, les enfants vinrent encore l’importuner, en disant :

— J’ai envie ! Je veux sortir !…

— Eh bien ! allez au diable ! s’écria Février impatienté, et il les jeta, par la fenêtre, dans la cour.

— Qu’as-tu fait là, misérable ! tu veux donc tuer mes enfants ! s’écria le seigneur, furieux.

— Eh ! qu’ils me laissent donc manger tranquille, une fois ! Du reste, êtes-vous fâché, monseigneur ?

— Qui ne serait pas fâché ? répondit le seigneur. Et se reprenant aussitôt : — Et pourtant j’ai un si bon caractère que je ne suis pas fâché ; je ne me fâche jamais, moi ; mais il ne faut pas recommencer.

Voilà le seigneur et sa femme embarrassés de savoir comment se défaire de Février, car ils ne voulaient plus le garder chez eux. La dame trouva cette idée, qu’elle crut excellente :

— Il est dit que son année finira quand le coucou aura chanté ; eh bien ! le coucou chantera demain ; je le ferai chanter, moi.

Et, en effet, le lendemain matin, elle monta sur un vieux chêne, qui était près de la porte de la cour, et se mit à crier : Coucou ! Coucou !….

— Comment, un coucou qui chante au mois de février ! s’écria février ; je vais lui apprendre, moi, à chanter en sa saison !

Et, saisissant une pierre, il la lança dans l’arbre et atteignit à la tête la vieille, qui tomba à terre roide morte.

— Ah ! tu as tué ma femme, misérable ! s’écria le seigneur.

— Et pourquoi diable va-t-elle aussi faire le coucou, sur un arbre ? répondit Février.

— Oh ! scélérat, je te ferai pendre….

— Est-ce que vous n’êtes pas content, monseigneur ?

— Et quel autre, à ma place, serait content ?

— Alors, vous savez nos conditions ?

— Mais je ne t’ai pas dit que je suis fâché ; va, vite, prendre deux pelles au château, pour que nous l’enterrions dans le bois ; personne ne saura ce qu’elle sera devenue. Tu trouveras des pelles et des pioches au fond du corridor, près de la chambre de mes filles.

Février courut au château ; il entra dans la chambre des demoiselles, qui avaient, l’une, dix-sept, et l’autre, dix-huit ans, et voulut les embrasser. Mais elles se mirent à crier et à se défendre de leur mieux.

— C’est votre père qui m’a dit de vous embrasser toutes les deux, leur disait-il ; vous allez voir.

Et, se mettant à la fenêtre, il cria :

— Toutes les deux, monseigneur, n’est-ce pas ?

— Oui, deux, et dépêche-toi.

Il voulait dire qu’il fallait lui apporter deux pelles. Février embrassa les deux demoiselles, puis il descendit avec les deux pelles, et la vieille fut enterrée dans le bois.

Cependant, au bout de quelques mois de là, le seigneur s’aperçut que ses deux filles étaient enceintes, et quand il sut que c’était des œuvres de Février, furieux, et ne pouvant se contenir, il lui dit :

— Misérable ! pendard ! tu as déshonoré mes filles  !

— Ah ! pour le coup, vous êtes en colère, monseigneur ! lui dit Février, tranquillement.

— Certainement, je suis en colère ; et qui ne le serait pas à ma place  ?

— Fort bien ; vous savez nos conventions  ? Il me faut cent écus, plus une lanière de votre peau, depuis le sommet de la tête jusqu’aux talons.

Et le seigneur fut obligé de payer de son argent et de sa personne. Alors Février retourna chez sa mère, ayant vengé son frère, et, quand il arriva, il y eut un petit festin de réjouissance.



Dans une autre version du même conte, ce sont trois frères qui tentent successivement l’aventure. Les deux aînés échouent, en laissant chacun une lanière de sa peau, comme Janvier. Le cadet leur rapporte leurs lanières, avec une troisième, enlevée au seigneur, et de plus, une forte somme d’argent. Quelques-uns des épisodes sont différents : ainsi le cadet est envoyé le premier jour garder un grand troupeau de bœufs dans un pré. Un marchand passe, allant à une foire, et il lui vend tous ses bœufs pour douze cents francs ; il y met seulement cette condition qu’on lui laissera la queue d’un d’eux.

Le marchand coupe la queue à un des bœufs et la lui donne, puis il part avec tout le troupeau, enchanté de son marché. Le cadet monte alors sur un arbre, avec la queue qui lui est restée, et là il se met à crier à tue-tête ;

— Au secours ! au secours, vite ! tous mes bœufs s’en vont au ciel  !

Le seigneur, qui se promenait dans les environs, l’entend et accourt.

— Qu’y a-t-il donc ? demande-t-il ; où sont les bœufs ?

— Ah ! mon bon seigneur, la singulière chose  ! imaginez-vous qu’ils se sont tous pris par la queue à la file les uns des autres, puis ils se sont élevés en l’air, comme s’ils avaient des ailes, et ont disparu  ! J’ai pu saisir la queue du dernier, et je la tiens encore ; montez vite sur l’arbre, pour tirer dessus avec moi, et peut-être pourrons-nous les faire descendre.

Le seigneur se hâte de monter sur l’arbre et il saisit aussi la queue et se met à tirer dessus. Mais le cadet lâche prise en ce moment, et le seigneur tombe par terre, tenant encore la queue et tout endolori de sa chute.

— Hélas ! s’écrie alors le cadet, c’est fini ! ils sont partis pour le paradis, où l’on en a sans doute besoin pour quelque grand festin !

Le seigneur se résigna avec peine à la perte de ses bœufs ; pourtant il dit qu’il n’était pas en colère, puisqu’ils étaient allés au paradis.

Le second jour, le cadet fut envoyé garder les pourceaux. Il y en avait un grand troupeau. Il les vendit encore à un marchand qui passait, pour deux cents écus et la queue de l’un d’eux. Le marchand parti, il entra jusqu’à la ceinture dans un marais qui était dans les douves du château, y plongea une extrémité de la queue qu’il s’était réservée, et, feignant de tirer dessus de toutes ses forces, il se mit à crier :

— Au secours ! au secours ! venez vite, vite !…

Le seigneur accourut encore.

— Qu’y a-t-il-donc ? demanda-t-il.

— Ah ! mon bon seigneur, tous les pourceaux se sont pris par la queue, comme les bœufs, puis ils se sont précipités dans le marais et ont disparu ! Mais je tiens la queue du dernier ; venez m’aider à tirer dessus.

Et le seigneur entra sans hésiter dans le marais et saisit la queue du pourceau et tira de toutes ses forces. Mais le cadet lâcha prise alors en disant :

— C’est fini ! ils sont allés en enfer !…

Et le seigneur tomba et faillit se noyer dans la boue. Cette lanière de peau rappelle la livre de chair du Shylock du Marchand de Venise, dans Shakespeare. Le même épisode de la livre de chair se trouve aussi dans le roman de Dolopathos.

On trouve également dans Jehan de Saintré, ch. 24 :

« Ha, madame, dit Madame à la royne, vous taillez larges courroies d’autruy cuir. »

Plaute dit aussi : « De meo tergo degitur corium. »

On trouve deux exemples de cette étrange coutume qui consiste à enlever une bande de peau, depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds, dans les Contes et traditions populaires des Gaëls de l’Écosse, rassemblés par M. F.-J. Campbell. Enfin, dans nos campagnes bretonnes on dit encore communément, comme terme de menace : « Me a savo koreann d’ezhan ! » C’est-à-dire : « Je lui enlèverai courroie ! »