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Cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne/La princesse de Tronkolaine

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LA PRINCESSE DE TRONKOLAINE[1]


Il y avait une fois un pauvre charbonnier qui avait déjà fait baptiser vingt-cinq enfants. Dieu lui en envoya un vingt-sixième, et il se mit en route pour lui chercher parrain et marraine. Il vit passer le roi dans son carrosse et il se mit à genoux, dans la boue, pour le saluer. Le roi lui jeta une pièce d’or.

— Ce n’est pas ce que je cherche pour le moment, bien que j’en aie grand besoin, dit le charbonnier ; c’est un parrain qu’il me faut pour un vingt-sixième enfant que ma femme vient de me donner.

— Vingt-six enfants, mon pauvre homme ! s’exclama le roi ; eh bien ! trouvez-vous demain à l’église avec l’enfant et une marraine, et je serai le parrain, moi.

Le charbonnier fut fidèle au rendez-vous ; il emmena une marraine et le roi arriva aussi à l’heure convenue. L’enfant fut baptisé et nommé Louis. Le parrain donna au père une bourse pleine d’or et lui dit d’envoyer son filleul à l’école, quand il aurait dix ans. Il lui donna encore la moitié d’une platine, dont il garda l’autre moitié, en lui recommandant de la donner à son filleul, quand il aurait atteint l’âge de dix-huit ans, pour qu’il la lui rapportât à sa cour, à Paris. Il le reconnaîtrait à ce signe. Il partit ensuite.

L’enfant fut mis à l’école à dix ans, et, comme il était intelligent, il fit des progrès rapides. Quand il eut dix-huit ans, son père lui remit la demi-platine et lui dit d’aller la porter à son parrain, le roi de France, dans son palais, à Paris. Jusque-là, il lui avait caché qui était son parrain. Il lui donna aussi un de ses chevaux à porter le charbon, une rosse, et le jeune homme partit.

Comme il passait dans un chemin étroit et profond, il y rencontra une petite vieille femme, courbée sur son bâton, et qui lui dit :

— Bonjour, Louis, filleul du roi de France.

— Bonjour, grand’mère, répondit Louis, étonne d’être connu de la vieille.

— Tout à l’heure, mon enfant, reprit celle-ci, tu arriveras à une fontaine au bord de la route, et là tu verras quelqu’un qui t’invitera à descendre de cheval et à te désaltérer ; mais ne l’écoute pas et continue ton chemin.

— Merci, grand’mère, répondit le jeune homme. Et il passa. Il arriva en effet, tôt après, à une fontaine, près de laquelle était un personnage de mauvaise mine qui lui cria :

— Eh ! Louis, arrête-toi un peu et descends de cheval.

— Je n’ai pas le temps, répondit Louis, je suis pressé.

— Viens, te dis je, te désaltérer à cette fontaine, dont l’eau est délicieuse, et causer un peu  ; tu ne me reconnais donc pas, un ancien camarade d’école  ?

Louis, en entendant ces derniers mots, descendit de cheval ; mais il ne reconnut pas le prétendu camarade d’école. Il voulut boire néanmoins à la fontaine, et, comme il se penchait sur l’eau pour boire dans le creux de sa main, l’autre, d’un coup d’épaule, le jeta dedans, puis il lui enleva sa demi-platine, monta sur son cheval et partit. Le pauvre Louis sortit de l’eau, comme il put, et courut après le voleur. Le cheval était vieux et fourbu, de sorte qu’il finit par l’atteindre, et ils entrèrent ensemble dans la cour du palais du roi. Celui-ci, à la vue de la demi-platine, ne douta pas que celui qui en était porteur ne fût son filleul, et il lui fit bon accueil, quoiqu’il lui trouvât bien mauvaise mine. Il lui demanda aussi ce qu’était le jeune homme qui l’accompagnait.

— C’est, répondit-il, parrain, un jeune homme de mon pays qui m’a suivi, dans l’espoir de trouver un emploi à votre cour.

— C’est bien, répondit le roi, on trouvera à l’occuper quelque part.

Il fut, en effet, employé comme valet d’écurie, tandis que l’autre suivait partout le roi, habillé comme un prince, et n’avait rien autre chose à faire, tous les jours, que manger, boire et se promener.

Tôt après, le faux filleul, voulant se débarrasser de Louis, dont la vue l’importunait, dit un jour au roi :

— Si vous saviez, parrain, ce dont s’est vanté le valet d’écurie, mon pays ?

— De quoi s’est-il donc vanté ? demanda le roi.

— D’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, quand il se lève, le matin[2].

— Vraiment ? Eh bien, il faut alors qu’il y aille, car je suis, en effet, bien curieux de savoir cela.

Et le pauvre Louis dut se mettre en route pour aller trouver le Soleil, bien qu’il protestât qu’il n’avait jamais dit rien de semblable. Comme il se dirigeait, tout triste, du côté de la mer, il rencontra un vieillard vénérable qui lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon enfant ?

— Ma foi, grand-père, répondit-il, je n’en sais trop rien. On m’a dit que, sous peine de mort, il me faut savoir du Soleil pourquoi il est si rouge, quand il se lève, le matin, et je ne sais où aller trouver le Soleil.

— Eh bien ! mon enfant, je vous aiderai à le trouver, moi. Et, lui montrant un cheval de bois : Montez sur ce cheval de bois, qui s’élèvera en l’air, à votre commandement, et vous portera au pied de la montagne sur le sommet de laquelle est le château du Soleil. Vous laisserez le cheval au bas de la montagne, où vous le retrouverez au retour, et vous irez seul jusqu’au château.

Louis monta sur le cheval de bois, qui s’éleva aussitôt en l’air et le déposa au pied d’une haute montagne. Il gravit péniblement cette montagne, et, arrivé sur le sommet, il vit un palais si beau, si resplendissant, qu’il en fut ébloui. C’était le palais du Soleil. Il frappa à la porte. Une vieille femme vint lui ouvrir.

— Monseigneur le Soleil est-il à la maison ? lui demanda-t-il ?

— Non, mon enfant, mais il arrivera sans tarder, répondit la vieille.

— Je l’attendrai, alors.

— Mais, mon pauvre enfant, mon fils aura grand’faim, quand il arrivera[3], et il pourrait bien te manger.

— Je vous en prie, grand’mère, faites qu’il ne me mange pas, car il faut que je lui parle.

— Eh bien ! entre toujours, mon garçon, et je tâcherai d’arranger cela.

Et il entra. Le Soleil arriva peu après, en criant :

— J’ai faim ! j’ai grand’faim, mère ! Puis, ayant flairé l’air : Je sens odeur de chrétien ! Il y a un chrétien ici, et je veux le manger !

— Oui, comptez là-dessus, lui dit sa mère, que je vais vous le donner à manger, ce pauvre enfant qui est si gentil ! Voilà votre souper qui est prêt, mangez-le vite et faites silence, ou gare, à mon bâton !

Le Soleil courba la tête, à cette menace, comme un enfant craintif, et se mit à manger, en silence. Quand il eut fini, Louis, enhardi en le voyant si doux, lui adressa sa question :

— Je voudrais bien savoir, monseigneur le Soleil, pourquoi vous êtes si rouge, si beau, quand vous vous levez, le matin ?

— Je veux bien te le dire, répondit le Soleil ; c’est que le château de la princesse de Tronkolaine[4] est ici près, et elle est si belle qu’il faut que je me montre aussi dans toute ma beauté, pour n’être pas éclipsé par elle.

— Merci bien, monseigneur le Soleil, répondit Louis ; et il salua profondément et partit alors. Il redescendit la montagne, remonta sur son cheval de bois, qui l’attendait, et il fut bien vite rendu à la cour du roi.

— Eh bien ! lui demanda celui-ci, as-tu été jusqu’au Soleil, et peux-tu me dire, à présent, pourquoi il est si rouge, quand il se lève, le matin ?

— Oui, sire, je peux vous le dire.

— Voyons donc cela.

— C’est pour n’être pas éclipsé par la princesse de Tronkolaine, dont le château est voisin du sien, et qui est la plus merveilleuse beauté qui existe nulle part.

Le roi parut satisfait de l’explication.

Mais, à quelque temps de là, le faux filleul lui dit encore :

— Si vous saviez, parrain, ce dont s’est encore vanté le valet d’écurie ?

— De quoi s’est-il donc vanté ? demanda le roi.

— D’être capable de vous amener à votre cour la princesse de Tronkolaine elle-même, pour que vous l’épousiez !

— Vraiment, il s’est vanté de cela ? Eh bien ! il faut qu’il le fasse, alors, ou il n’y a que la mort pour lui.

Et le pauvre Louis dut encore tenter cette aventure, malgré ses protestations de n’avoir jamais dit rien de semblable. Heureusement pour lui qu’il rencontra encore le vieillard inconnu, qui lui dit :

— Retournez auprès du roi et dites-lui que, pour accomplir votre entreprise, il vous faut un bâtiment chargé de blé, de lard et de viande de bœuf, afin de distribuer ces provisions aux rois des fourmis, des éperviers et des lions, que vous rencontrerez sur votre route, et qui, si vous les régalez bien, vous seront utiles, plus tard.

Il obtient le bâtiment chargé de ces provisions. Alors le vieillard lui donne encore une baguette blanche, pour obtenir un vent favorable du côté où il la tournera. Il s’embarque, passe successivement par les royaumes des fourmis, des éperviers et des lions, régale tous ces animaux de son mieux, et tous lui promettent de lui venir en aide, sitôt qu’il les appellera[5]. Il aborde alors dans une île. Au milieu de l’île il y a un château magnifique. C’est là que demeure la princesse de Tronkolaine. Il la voit au bord d’une fontaine, peignant ses cheveux blonds, avec un peigne d’or et un démêloir d’ivoire. Il cueille une orange à un oranger qui est là près, et la jette dans la fontaine. La princesse se détourne, l’aperçoit, lui sourit et lui dit d’avancer. Puis elle le conduit à son château, le régale de mets exquis et de fruits délicieux, et l’invite à rester avec elle. Au bout de quinze jours de séjour dans le château, Louis demanda à la princesse si elle consentirait à le suivre à la cour du roi de France.

— Volontiers, répondit-elle, quand vous aurez fait tout le travail qu’il y a à faire ici.

— Dites, princesse, ce que vous désirez de moi, et si c’est possible, je le ferai.

Le lendemain matin, la princesse le conduisit dans le grenier du château, et lui montrant un grand tas de grains mélangés :

— Voilà, dit-elle, un tas de trois grains mélangés, froment, seigle et orge[6]. Il faut mettre chaque sorte de grain dans un tas à part, sans vous tromper d’un seul grain, et que ce soit fini pour le coucher du soleil. Puis elle s’en alla.

Louis appela à son secours les fourmis, et le triage fut fait on ne peut mieux, pour l’heure dite. Aussi, quand la princesse revint, au coucher du soleil, fut-elle bien étonnée. Elle examina l’ouvrage, et, ne trouvant pas un seul grain d’une espèce différente dans chacun des trois tas :

— C’est fort bien, dit-elle.

— Viendrez-vous avec moi, à présent ? lui demanda Louis.

— Pas encore ; j’ai autre chose à vous demander, auparavant.

En effet, le lendemain matin, elle lui donna une cognée de bois, et, l’ayant conduit dans la grande avenue du château, elle lui dit, en lui montrant les grands chênes :

— Il faut m’abattre tous ces arbres, avant le coucher du soleil, avec votre cognée de bois. Puis elle s’en alla.

Dès que la princesse fut partie, Louis appela les lions à son secours, et, quand elle revint, au coucher du soleil, il n’y avait plus un seul arbre debout, dans l’avenue. Son étonnement ne fit qu’augmenter.

— Me suivrez-vous, à présent, princesse ? lui demanda Louis.

— J’ai encore un autre travail, une dernière épreuve à vous donner, répondit-elle, et si vous vous en tirez aussi heureusement que des deux autres, rien ne s’opposera plus à ce que je vous suive.

Le lendemain matin, la princesse le conduisit au pied d’une grande montagne et lui dit :

— Voici une montagne qui offusque mon palais et m’empêche de voir au loin, et je désire qu’elle ait disparu pour le coucher du soleil. Et elle s’en alla encore.

Louis appela, cette fois, les éperviers à son secours, et, avec leurs becs et leurs griffes, ils eurent bientôt, tant ils étaient nombreux, fait disparaître la montagne et aplani le terrain. Quand la princesse revint, au coucher du soleil :

— Eh bien ! princesse, êtes-vous satisfaite ? lui demanda Louis.

— Oui, répondit elle, vous n’avez pas votre pareil au monde, et, à présent, je vous suivrai, quand vous voudrez.

Et elle lui donna alors un baiser. Ils se dirigèrent ensuite vers la mer. Le bâtiment sur lequel Louis était venu dans l’île était toujours là, l’attendant. Ils montèrent dessus et abordèrent sans encombre au continent. Pendant le trajet, la princesse laissa tomber dans la mer la clef de son château, sans en rien dire à Louis[7]. Le vieillard les attendait de l’autre côté de l’eau.

— Eh bien  ! mon enfant, demanda-t-il à Louis, avez-vous réussi  ?

— Oui, grand-père, grâce à vous, et que Dieu vous bénisse. Quand la princesse arriva à la cour, le vieux roi fut tellement charmé de sa beauté qu’il voulut l’épouser sur-le-champ.

— Holà  ! dit-elle alors, je ne suis pas venue ici pour un vieux barbon comme vous, ni pour cet autre, — et elle montrait le faux filleul, — que vous croyez être votre filleul, et qui n’est qu’un démon ! Votre vrai filleul, le voici, et c’est lui qui sera mon époux. — Et elle montrait Louis. — À présent, faites chauffer un four, et qu’on y jette ce diable !

Ce qui fut fait. Et comme le démon, autrement le faux filleul, poussait des cris affreux et essayait de sortir du feu, on fit venir une jeune femme portant son premier enfant, et, avec son anneau de mariage qu’elle lui présentait à l’ouverture du four, quand il voulut sortir, elle le força d’y rester. Alors il s’écria :

— Si j’étais resté à la cour un an seulement, j’aurais réduit le royaume à un état désespéré !

Louis fut alors marié à la princesse de Tronkolaine, et il remplaça sur le trône le vieux roi, son parrain, qui n’avait pas d’enfants. Il fit venir à la cour son vieux père et sa vieille mère, ainsi que ses frères et ses sœurs, qu’il établit tous honorablement.


Il faut remarquer que nos conteurs populaires, lorsque les héros de leurs récits deviennent rois, ce qui arrive fréquemment, ne manquent jamais de leur faire appeler à la cour leur vieux père, leur vieille mère, avec leurs frères et leurs sœurs ; touchant exemple d’amour filial, de leur sympathie et de leurs bons sentiments pour leurs proches, et généralement pour tous ceux qui souffrent.

Trégont-à-Baris, de mon quatrième rapport, n’est qu’une version différente de ce conte, avec des variantes curieuses. La Princesse de Tréménézaour, du même rapport, s’en rapproche aussi, sur quelques points.



  1. Ce nom me paraît être altéré, bien que je ne puisse pas dire quelle a dû en être la forme première. Je croirais volontiers que le mot lenn, qui signifie étang, y entre en composition. Dans une version de la même fable, que j’ai recueillie en mars 1873, dans l’île d’Ouessant, le héros du conte, envoyé également pour demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève, en reçoit la réponse suivante : « Chaque matin, quand je quitte mon palais, je vois la princesse Poulfanc (la princesse de la mare) qui se baigne, toute nue, dans son étang, et je ne puis m’empêcher de rougir de honte en la voyant dans cet état. »
  2. Dans une autre version, le héros doit demander au Soleil pourquoi il est rouge quand il se lève le matin, et rouge quand il se couche le soir ; — et ailleurs, — pourquoi il est rouge le matin, blanc à midi, et bleuâtre le soir.
  3. Dans les fables indiennes aussi, le Soleil rentre tous les soirs affamé, après sa course journalière.
  4. Dans Grimm, c’est la Princesse au Dôme d’or, conte du Fidèle Jean. Je ne sais pas bien au juste si c’est par la princesse elle-même, ou par l’éclat de son château, qui est tout d’or, que le Soleil craint d’être éclipsé.
  5. Dans un autre conte breton, et dans une fable de Straparole aussi (nuit III, fable IV), le héros est secouru par un loup, un aigle et une fourmi, — un bourdon, dans le conte breton, paire qu’il leur a partagé, de manière à les satisfaire tous, une charogne qu’ils se disputaient.
  6. Cette épreuve de différentes séries de grains mélangés, et qu’il faut trier, se rencontre très-souvent dans nos contes bretons, les conteurs aiment à l’introduire dans leurs récits, et en abusent parfois. Ce sont toujours les fourmis qui viennent au secours du héros, comme dans la fable de Psyché, dans Apulée.
  7. Il doit y avoir plus loin une lacune, concernant cette clef que le héros du conte doit retrouver. Dans d’autres versions, il doit aussi apporter le palais de la princesse devant celui du roi, et même aller quérir de l’eau de la vie et de l’eau de la mort.