Claude Lorrain (Bouyer)/I

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Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 6-11).

I

le soleil allumé dans le ciel de l’art

« Il est clair que, pendant deux siècles, nous n’avons eu en France qu’un seul paysagiste, Claude Lorrain. Très Français, quoique très Romain, très poète, mais avec ce clair bon sens qui longtemps a fait douter que nous fussions une race de poètes, assez bonhomme au fond, quoique solennel, ce très grand peintre est, avec plus de naturel et moins de portée, le pendant, dans son genre, de Poussin dans la peinture d’histoire. Sa peinture est un art qui représente à merveille la valeur de notre esprit, les aptitudes de notre œil, qui nous honore et qui devait, un jour ou l’autre, passer dans les arts classiques. On le consulte, on l’admire, on ne s’en sert pas, surtout on ne s’en tient pas là, surtout on n’y revient plus, pas plus qu’on ne revient à l’art d’Esther et de Bérénice. Est-ce tant pis ? est-ce tant mieux ? C’est accompli, donc c’était inévitable… »

Ainsi parlait l’analyste des Maîtres d’autrefois, il y a près de trente ans. Et, sans outrager la délicatesse de Fromentin, nous voudrions faire sentir la légèreté de son arrêt. L’histoire est plus exigeante. Oui, Claude est un paysagiste français, et l’un des premiers, sinon le seul : mais quelle place précise tient-il dans notre école de peinture ? Oserait-on le rattacher à l’école italienne, parce que sa vie et son œuvre ont élu le ciel italien pour cadre ? Il est vrai que, depuis l’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Empire allemand, certains musées d’Italie rangent notre Lorrain dans l’école allemande ! — Et quelle cimaise a-t-il mérité dans cet idéal Musée du Paysage qui n’existe encore que dans le vœu constant de nos rêves ? Que reçoit sa personnalité de la tradition ? Qu’apporte son regard à l’évolution ?

Dédaigné par les Anciens, entrevu par les Primitifs, relégué dans les fonds par les maîtres figuristes de la Renaissance, émancipé soudain par les coloristes de Venise et par les décadents de Bologne, l’art du paysage est redevable au Lorrain de ce rayon que son ancêtre flamand Paul Bril ne soupçonnait guère et que son disciple français Corot prolongera plus tard : avec lui, c’est le jour qui se lève ; sans lui, la palette champêtre restait dénuée d’âme et chargée d’ombre : et comme la jeunesse du paysage coïncide étrangement, mais fatalement, avec la vieillesse de la peinture, le genre, à ses débuts, semblait condamné, dans l’atelier des Bolonais, à toutes les lourdeurs du clair-obscur ; mais Claude ouvre la porte de la prison. Claude n’est donc pas seulement un maître classique, une sorte de Racine, ou de Raphaël, ou de Mozart du paysage : c’est un novateur, et c’est un précurseur. Il offre une nouvelle preuve que la religion de la nature et la curiosité de la lumière ne sont pas deux inventions du siècle qui vient de finir. En plein XVIIe siècle, loin de l’Académie, loin de Versailles, avant Le Nôtre, à côté de Poussin sublime, en regard de Ruysdael et de Rembrandt, comme lui peintres-graveurs, et dont la « chambre noire » idéalise toute la mélancolique intimité du Nord, le Lorrain demande au Midi l’inspiration, et le Midi commente son génie. Qu’il découvre d’infinies perspectives baignées dans l’air diaphane des crépuscules ou des aubes, qu’il projette dans une haie d’émeraude l’image des voiliers majestueux ou des palais de marbre, qu’il enveloppe le galbe élancé d’un beau feuillage dans un bain d’or, qu’il réalise enfin sur ses toiles, dans ses eaux-fortes, en ses dessins mêmes, l’hymen étincelant de l’arabesque et du jour en réconciliant dans un accord inédit, mais souverain, le ciel et la mer, le Lorrain chante un poème méridional ; et c’est le meilleur poète français du siècle de Louis XIV, comme La Fontaine en est le plus rustique paysagiste. Coloriste, au souvenir d’un effet de la


Cliché Neurdein.
vue d’un port au soleil levant (peint, avant 1636, pour M. de Béthune)
(Louvre.)

nature dont il interprète la lumière et balance les contours,

il s’évade de la nuit des temps, il sort de l’ombre et laisse harmonieusement une trace lumineuse dont un reflet s’est perpétué jusqu’à nous.

Grouper les quelques faits qui permettent d’entrevoir sa vie sous son œuvre, analyser l’aurore de la flamme divine en disposant l’amoureux d’art à deviner l’homme et l’artiste, telle est la double et redoutable mission de ce petit livre, écrit à la clarté d’un génie français qui, selon l’heureuse expression du meilleur de ses biographes, alluma pour la première fois le soleil dans le ciel de l’art.