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Claude Lorrain (Bouyer)/II

La bibliothèque libre.
Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 11-24).

II

sandrart et baldinucci

Les deux maîtres français du xviie siècle ont trouvé chacun deux biographes qui purent les approcher dans leur séjour en Italie : pour le Normand Nicolas Poussin, c’est Félibien et Bellori, deux sources contemporaines où tout le monde, ensuite, a puisé : pour le Lorrain Claude Gellée, c’est Sandrart et Baldinucci, qui nous disent tout — ou plutôt le peu que nous savons de sa personne sans faste et de sa vie sans aventures. En désaccord sur de grands points, ils se complètent souvent : très différents, toutefois, de caractère et de situation, nos deux biographes n’inspirent pas une confiance égale. À première vue, l’Allemand Sandrart, en homme du Nord, paraît enclin à dire la vérité seule, à peindre uniquement d’après nature, selon l’esthétique toute germanique d’Albert Dürer, son haut ancêtre ; et l’Italien Baldinucci, en méridional, aimera la fable et l’ornement ; à la vérité stricte il doit préférer les belles ordonnances, selon la poétique même du paysage historique où la nature très arrangée sert de cadre à quelque fiction : c’était le goût de son temps ; disert, il parle d’abondance, ore rotundo, comme les anciens : et c’est l’instinct de sa race…

Ces apparences ne sont nullement contredites par la réalité des faits. Peintre-graveur et peintre-écrivain, l’Allemand Joachim de Sandrart n’est pas seulement l’ami de Claude et son portraitiste (un ami loyal qui n’a guère flatté son modèle) : dès 1675, il publiait, à Nuremberg, les deux premiers volumes de sa Teutsche Academie (Académie allemande de peinture, de sculpture et d’architecture), traduite en latin, huit ans plus tard, par Christian Rhodius : notices, accompagnées de portraits gravés, sur les principaux artistes que Sandrart a pratiqués ; des « études d’après nature », dirions-nous, en remarquant l’ancienneté très imprévue de cette méthode de critique d’art ! L’auteur exprime naïvement ses souvenirs de jeunesse, l’heureux temps de son séjour à Rome : né en 1606 à Francfort-sur-le-Mein, seigneur de Stokau, conseiller de Guillaume-Henri prince palatin de Neubourg, élève de Gérard Honthorst et de Gillis Sadeler, l’artiste allemand s’était acheminé par l’Angleterre vers cette Italie bienheureuse où tous aspiraient, même Callot ! Le marquis


Cliché Neurdein.
vue du campo vacciono, à rome (peint, avant 1636, pour M. de Béthune)
(Louvre.)

CLAUDE LORRAIN. 13

Giustiniani l'appelait à graver sa riche collection depuis dispersée : pendanl près de Imil ;ms (de \i'i'2H à |li.'{."> ou 1636), Sandrarl habite Rome; il y connaîl Claude, qui vieni il y rentrer après deux ans de séjour à Nancy. Les deux jeunes peintres sonl deux .unis bientôt : belles amitiés d'artistes, en dépii des guerres prolongées uni divi- saient leurs pays! .Mais leur vraie patrie, n'est-ce pas ce beau ciel serein.' Volontiers, on cause en travaillant; Sandrarl a hul parler Claude, il s'esl documenté, dirions- nous, en dessinant à côté de lui d après nature, à I ombre fraîche du Campo Vaccino matinal ou près îles cascatelles païennes de Tibur : groupe familier sous le ciel ardent, ces deux libres dessinateurs aux feutres hardis, animanl la solitude ou copiant des ruines! Le Lorrain dit à sou ami d'Allemagne sa jeunesse première; ets'ilsetail complète- ment sur son récenl retour au pays natal, c esl qu il n a guère à s en louer! l'eu de détails biographiques, au demeurant, dans Sandrarl c est l'art qui préoccupe surtout l'artiste; mais il a retenu l'essentiel sur la physio- nomie de son compagnon, sur ses débuts difficiles, sur son caractère pacifique, sur les procédés ou les résultats de son art : en effet, Sandrarl a vu Claude à l'œuvre; de tels bonheurs ne s oublient point! C'est le témoin véridique : Allemand lourd, mais sur. il estime l'homme et l'artiste; et s'il paraît fier d'avoir donné dans sa jeunesse un conseil capital à notre Claude, d ne doit pas se vanter.

Postérieur à Sandrarl, le Florentin Filippo Baldi- nucci ( 1624-1696) consacre à noire a ri i sic une de ses nom16 CLAUDE LORRAIN.

breuses notices [Notizie de professori del disegno, 8i, Claude esl mort depuis deux ans. El son biograpbe écrit d'imagination soixante ans après la jeunesse du maître qu'il raconte, après les faits qu'il ne détaille que par ouï- dire. A Rome, sans doute, après 1680, il entrevoit Claude : mais le vieux maître est octogénaire, et sa mémoire est obscurcie connue sou inspiration : sans doute, Baldinucci se rappelle avoir aperçu dans ses mains tremblantes son fameux Livre, ce mystérieux testamenl de son génie que le biographe baptise pompeusement, à l'italienne, Libro d'invenzioni, ocrera Libro di Verità : mais celle heureuse fortune ne l'empêchera guère, même sur ce point, d'être vague, convaincu d'erreur ou sujet à caution! Il écrit donc après la nioil de Claude, d'après les bavardages vaniteux de ses proches parents, et surtout, de son propre aveu, d'après le récil de son petit neveu, labbé Josepb Gellée, ou plutôt le théologien tout jeune encore et depuis fort peu de temps à Rome afin d'y couronner ses études (Giuseppe Gellee suo nepote. giovane costumatissimo, ed al présente applicato a studj diTeologia in Rama). Sans doute, Bal- dinucci nous donne plus de détails queSandrart, mais tous avantageux, pour ainsi dire tendancieux... Il nous prévient, d'ailleurs, qu'il insistera sur les « qualités capitales ». Tour à tour, il amplifie ou supprime : en cela, docile au témoi- gnage du neveu qui se fait sur les médiocres débuts de

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son glorieux oncle, après fortune faite... Après tout, sa jeunesse ignore peut-être que son immortel parenl a dé- buté dans la pâtisserie... Pas un mol de ces origines sans prestige, de ces longues années <l apprentissage, de domes- ticité plutôt, chez un peintre italien ! Comme la gloire vienl vite, avec autanl d'empressemenl que d invraisem- blance !

Donc, malgré sa concision, la vraie source biographique csl Sandrart. Elle esl même la seule, an poinl de vue de l'art : l'ami de Claude parle peinture en peintre. Sur I homme cl l'artiste, voilà le seul document sérieux, jus- i|n ici l rop négligé. Dans sou Histoire des peintres, < îharles Diane, très baldiiuiecien cependant, rend hommage à la « précision » des quelques détails donnés par Sandrart. Mais, après Sandrarl el Baldinucci, Ions les biographes oui amalgamé leurs versions sans critique : ils les mil rabâ- chées de confiance, au hasard de la plume, à satiété, dans [exiTsAùi'éoés delà I le des plus fameux peintres i I ). non sans v mêler des résidus de la tradition orale long- temps vivace dans la famille de Claude el recueillie à Home, encore en 1815, par le graveur Lodovico Carac- ciolo dans la préface de ses quelques reproductions du Livre de \ évité. Le soleil du Lorrain n a poinl dissipé les

(I) Roger de Piles (1699-1715), Félibien, Descamps, d'Argenville |174.'»- 62), Mariette, Vivant-Denon : el Landon 1 1805), Lecarpentier 1817), Deperthes (1818 el 1822), 1rs premiers liistoriens du paysage ou |ilut('il des paysa- gistes, etc. — Cf. la préface, en anglais, du Liber Verltatis (Londres, 1777 H Caracciolo, /</. (Rome, 1815). — Sur le Tassi, maître de Claude, consul- ter Passeri ; sur Sandrart, Florent le Comte. 20

CLAUDE LORRAIN.

ombres de sa vie (1); sa biographie devint un roman il aventures, avec bistoire de brigands cl tempête obligée :

Certains onl prolongé sa misère, assurant qu'à trente-six ans. il faisa.il encore griller «les côtelettes (sic), sans se rappeler qu'à cel âge, le peintre de la Lumière étail déjà le protégé des grands el signail I une de ses plus sugges- tives eaux-fortes ! Sun caractère n'a pas été mieux péné- tré que son œuvre (2). En 1851-52, le marquis Léon de Laborde passail toul un jour à relever les noies manu- scrites du Livre de Vérité, dans la bibliothèque du duc de Devonshire, à Chatsworth, ei relatail son travail dans le tome I er des Archives <lc l Art français (pages 435 el suiv.i : niais, en avril L855, dans la notice du Catalogue des tableaux de I Ecole française un Musée du Louvre (1™ édition), Frédéric \ illol suivail Baldinucci pas à pas... Il faut redescendre le cours des ans jusqu'à la brochure (Nancy, IN71) de M. Meaume, déjà connu par ses travaux sur ses coin pal ri oies lorrains, de Uucl cl Cal loi . pour I rou-

II) La fantaisie s'esl donné carrière avec Payne, Nagler, M. Voïarl (Nancy, 1839 etCharles Héquel (Nancy, 1863 et 1886), ce dernier citanl deux milles notices publiées a Paris (Eugène Tourneux, 1841 ri M. -A do Lacazc, 1837).

(2) Le Catalogue de Smith (1837-42) es1 très imparfait, commeles réper- toires de Waagen (1834-57) el deDussieux [Les Artistes français h Vétran- r/er, 1876). — Mais la préface < I o Georges Duplessis aux Eaux-fortes reproduites par , [mand-Durand (1879) esl remarquable. — A retenir ci non', depuis li' livre ea pilai île .Mme l'allisim, les articles de MM. Emile Michel [Revue des Deux Mondes, IS janvier 1884), Virgile Josz [Mercure de France, janvier 1900), Edmond Bour [Bulletin des Sociétés artistiques de l'Est, 1902) el Ch. de Meixmoron de Donibasle [Académie de Stanislas, de Nancy, 1902-03). -

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ver un pas intelligent vers la discussion. En 1879, àSaint- Dié, feu Arthur Benoîl donnail la première traduction fran- çaise du texte allemand de Sandrart. La critique avail nus le temps à se ressaisir !

Enfin voici nuire Claude interrogé dignement; mais I liommage lui vienl <l une ferveur étrangère: une Anglaise connue par ses travaux approfondis sur la Renaissance en h' ranci' on sur nos maîtres oubliés du xvin c siècle, .M nie Mark Pattison (depuis lady Dilke), donl nous avons appris la morl en novembre; dernier, publiai! en français, au début de 1884, un forl volume in-î" de -\\'l pages, depuis long- temps épuisé: Claude Lorrain, sa Vie et ses Œuvres, d'après des documents inédits, suivis d'un catalogue des œuvres de Claude Lorrain conservées dans /es musées et les collections particulières de l'Europe il'aris. Librairie de l'Art). L'érudition de l'auteur ne se contentail poinl de reproduire m extenso les textes de Sandrarl el île Baldi- nucci relatifs à Claude, de dresser mi catalogue descriptif el raisonné de I œuvre i Livre de Vérité, tableaux, dessins, eaux-fortes), d en esquisser nue table chronologique avec les notes dn Livre de Vérité revu minutieusemenl sur l'original, en yrelevanl les erreurs oulesomissions de Léon de Laborde; mais elle produisait un document capital, tiré de YArchivio Capitol ino de Home, en L881, par M. Berto- lnllisiir les indications d'Eugène .Mi'nil/. : le Testament de Claude, du 28 février L663, avec les codicilles du 'l'.\ juin IliTn el iln I .'! février IHN2. el la déclaration ilu notaire Yannius le jour iiieine de la mort du maître, le 23 novembre suivant. Autre inédit, une déposition du Tassi, datée de 1619, contredisait Baldinucci en démontrant, à cette date, la présence de Claude auprès du peintre italien. En dehors d’inévitables erreurs de dates et de noms — et de quelques inadvertances plus graves (par exemple, la paix de l’Église, de 1668, sous Clément IX, confondue avec la paix d’Aix-la-Chapelle, de 1648, sous Innocent X), — le monument de Mme Pattison est solide : deux cents ans après Baldinucci, il s’élevait tard, mais à point. Et que d’obscurités encore !

Cet essai de bibliographie chronologique a défini l’état de la question. Confrontons, maintenant, Sandrart et Baldinucci, pressons-les dans leurs réponses contradictoires, serrons de plus près leurs témoignages concordants, les seules lumières, d’ailleurs, qui nous soient parvenues ! La légende même doit cacher du vrai : muet, et pour cause, sur l’enfance du Lorrain, Baldinucci nous apporte des détails qu’on ne saurait taire et qu’il faut discuter en les racontant.