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Claude Lorrain (Bouyer)/IV

La bibliothèque libre.
Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 35-37).

IV

comment le mitron devint peintre

Voilà le roman. Voici la vérité : Sandrart est plus émouvant dans son laconisme. Il nous dit simplement :

Claudius Gillius (Gilli dans le texte allemand et sur le portrait qui l’accompagne) portait le nom de sa patrie (a patria cognominatus). D’un point de départ assez humble et sans instruction (e tenui satis principio et scientia valde mediocri), il parvint dans la peinture à une telle gloire que sa renommée a parcouru l’univers. Comme il n’apprend rien à l’école, ses parents le mettent en apprentissage chez un « boulanger de pâtés » (pistori artocreatum — et remarquez l’amusante coquille d’un traducteur préoccupé de peinture, écrivant pictori pour pistori !). Quand il sait son état, il part pour Rome avec une troupe de cuisiniers et de pâtissiers lorrains, aussi nombreux que réputés là-bas. Ne sachant ni l’italien ni l’usage, il végète sans place, lorsqu’un peintre ingénieux, podagre et de belle humeur le prend à son service : décorateur des conclaves et contraint par nombre d’affaires à •'!<• CLAUDE LORRAIN.

de fréquents déplacements, Augustinus Tasus lui confie le soin de la cuisine el du ménage : à part sa maîtresse, il ne laisse que lui dans sa maison : Claude panse le cheval. broie les couleurs, nettoie la palette et lave les pinceaux. Ces besognes ne l'empêchenl point d'apprendre la perspec- tive sous I œil du maille, ensuite le dessin, «pu le rebute beaucoup, l'élégance el la souplesse lui manquant, l'eu d années après, il travaille pour son compte: il peml des paysages ornés de fabriques, mais de peu de valeur el laissés à bas prix, qui l'obligent à la plus stricte écono- mie (parcimonicp eo tenacius studens)...

Sandrarl ne dil pas autre chose; mais ce peu de chose esi typique. Nous comprenons désormais pourquoi le pauvre peintre-paysan veut remonter vers Chamagne ! Et ce queles partisans de Baldinucci regardaient comme une indigne légende apparaît avec la force de la \érilé. Le prince des paysagistes a débuté pâtissier, puis domestique (die/, le Tassi ! Sandrarl. son confident, esl d'accord avec les documents, avec la pièce d'archivé datée de 1619 qui nomme Claudio di Lorena parmi les aides du Tassi. chez le cardinal de Moiilalle. à Bagnaja, près de Yilerbe : el I expression latine conclavibus Cardinalium nous donne encore deux dates, celles de 1621 et de \i\~2'À. années des conclaves pour I élection de Grégoire XV el d Urbain \ III.

(.lande Ciellée a donc été I élè\ e d'AgOStinO Tassi, disciple

lui-même i\a Flamand italianisé Paul Bril : ce point reste acquis à l'histoire, puisque Sandrarl et Baldinucci s'y rencontrent : mais d \ a loin du petit serviteur décril par l’un au cavalier de vingt-cinq ans évoqué par l’autre ! Avec Sandrart, nous devinons pourquoi le mitron devint peintre : par amour, comme le forgeron hollandais ou le statuaire grec ? Nullement ; mais par l’éveil fortuit d’une vocation ! À quoi bon voiler ces faibles origines ? L’arbre est-il moins majestueux quand le germe est connu ? Cette coalition des difficultés extérieures ou natives n’ajoute-t-elle pas à notre admiration pour un tel génie ? Aperçue dans sa perspective, cette vie sans histoire devient héroïque : elle n’est plus seulement un problème captivant, mais un grand exemple.