Claude Lorrain (Bouyer)/III

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Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 24-35).

III

années d’apprentissage et de voyage

Claude Gellée naquit en 1600 : date fournie par l’épitaphe latine de 1682 qui lui donne quatre-vingt-deux ans. Il naquit à Chamagne (ou Chamage) sur la rive droite de la Moselle dans le diocèse de Toul, Charles II étant duc de Lorraine ; ceux qui le font naître dans un château se CLAUDE LORRAIN. 27

trompe! il sur le sens du un il castello {di Loretta), qui, dans l'italien de Baldinucci, veul dire un bourg (nous disons, de même, que Masaccio naquil en I W\. près de Florence, au castello de S; m Giovanni). Claude étail le troisième des cinq Mis de Jean Gellée el d'Anne Padose (ou Padoue); sou grand-père s'appelait Jean, — ce prénom se trouvanl réservé, dans celle famille paysanne, à l'aîné : — les deux aînés de Claude s'appelaient Jean et Dominique, el ses deux cadets Denys el Michel. Onignorela profession deces petits vil- lageois. Orphelin à douze ans. le jeune Claude sérail allé retrouver l'aîné de ses frères, habile graveur sur bois à Fribourg-en-Brisgau (mais le Livre des Ordonnances de la petite cité germanique ne mentionne aucun artisan du nom de Gellée...). Après une année studieuse, un marchand de dentelles de Mirecourl {mercante di meretti), son parent, l'emmène à Rome el \ oici le jeune ornemaniste en pleine Ville Eternelle, bientôt libre et seul, logé près de la Rotonde ! Mais le terrible conflil qui sera la guerre de Trente ans {le crudelissime guerre delh Svezzesï) lui coupe

soudain tout envoi des siens... Or, celte guerre n'éclate

qu'en IlilS: qu'a-t-il fail dans l'intervalle ? Encore un mystère! Alors. Claude sans ressources descendrai! à Naples, il v resterai! deux ans. apprenanl l'architecture, la perspective, el le paysage enfin, dans I atelier lumineux d'un inconnu que Baldinucci d abord, [mis d Argenville, au beau milieu seulemenl du x vin siècle, nommenl Goffredo (ou Goffredi, Goffridi...). Ces biographes routiniers, qui voient, dans ce Goffredo, Godefroi ou Geoffroy \\ ails JS

CLAUDE LOliRAIN.

(Waels. Wals (m Walss...), t'ii luiil un peintre originaire de Cologne, el cela sur la toi d un certain commentateur de Sandrart. en I77i : « ein geborner Kôlner » ; mais rien de plus douteux « 1 1 n • cri le idenl il ici il khi. courante pour- tant ! Voir Naples sans en mourir: ce n'était pas une chance médiocre à cette époque d'intrigues empoison- nées.. .

Ce n'esl qu'à sa rentrée dans Rome, el seulement aux environs de sa vingt-cinquième année, que noire Claude sérail entré o chez le 1res digne élève de l'aul Uni ». le paysagiste-décorateur Agostino Tassi, donl la prompte amitié I héberge en lui prodiguant d excellents conseils... En tout cas. il n v serait pas resté longtemps, puisqu' « à la lin d'avril 1625 », Baldinucci nous le montre s'achemi- na ni vers les toits aimés de Chamagne par Corel le. Venise. le Tyrol et la Bavière, où les amateurs de brigands s'en donnent à cœur-joie ! Un récit plus attachant serait celui di's impressions de Claude : mais ce panorama déroulé sous les yeux d un peintre ne paraît guère les avoir émus. Pour- quoi ce retour .' Autre mystère. C infortune, sans doute... C'esl ici que les romanciers donnent connue preuve d un séjour de Claude dans une villa de Bavière deux tableaux de sa main d après les environs île Munich et conservés ii la Pinacothèque : sans s'apercevoir qu ils confondent (avec Charles Blanc, trompé par Voïarl | ces deux soi-disant tableaux <le jeunesse avec deux toiles très italiennes, de la lin de sa carrière, peintes après IliTU pour le baron de Mayer, conseiller ilu Prince-Electeur, el décrites par San GLAUDK M Ut H A IX.

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drarl ! Voilà comme on écrit l'histoiro dos maîtres. Un parent du Lorrain le présente à Claude de Ruot, peintre cl directeur des fêtes du duc Henri de Lorraine, el qui, selon Félihien, revenail glorieux de In capitale du royaume de France : c esl Claude de Ruet, soleil provincial, nue les copistes de Badinucci on) Ions appelé Charles Dervent ! Le catalogue du Louvre souligne encore ce dernier nom comme un de ceux « donl le Musée ne possède point d ou- vrages »... A Nancy, de Ruot emploie Claude à sa décora- Lion de la voûte, dans l'église des Carmes déchaussés, édifiée, en 1615, sur l'ordre auguste de Jean des Porcelets de Maillane, maréchal de Lorraine el baron du Saint-Em- pire : comme 1rs figures académiques ne sonl pas son affaire, en dépit de sonséjour en Italie, on le relègue dans les frises. C est à Nancy que notre futur peintre-graveur a pu connaître son grand aîné dans I ail lorrain. Jacques Cal- lot, (ju'il na certainement pu voir à Rome avant 1614 (année du départ du grand fantaisiste). Est-ce la querelle entre de Ruel el Callot pour la direction des fêtes en I hon- neur de Charles l\. le nouveau duc, ipn va décider ce lunule à s'expatrier de nouveau ? La légende, plus pro- saïque, veut que la chute mortelle d un doreur <|iii parta- geait son échafaudage I ait dégoûté de la fresque...

Après deux années à peine, sa résolution change encore; : el le désir le prend de retourner en ttalie. Moins patriote que les frères Le Nain, il ne reverra pins jamais sa pairie — i(ii il n'a jamais peinte! Mais son souvenir lui sera fidèle, affirmé par son testament. Est-ce l'intérêt qui remet 32

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en marche ce lils de paysans, ou L'amour de l'arl el le regrel il un paradis perdu? Sa vocation radieuse a-t-elle illuminé son être ? Le voyage d'Italie, c'esl l'espoir, alors, cl le pèlerinage de toul artiste : revoir Rome, rerum />///- r/ie/'rima Romaï revoir ce ciel, cette lumière ! celle Italie, seconde nature, seconde mère el seconde patrie! Poussin, plus lard, en exil à Paris, s'écriera : « llè/as ! nous sommes ici trop loin <l ii soleil pour 1/ pouvoir rencontrer quelque chose de délectable... » A Rome. Poussin demeure depuis trois ans; et Claude v retourne. Mais les anecdotiers sonl muets sur la genèse de ces instincts divins.

Le revoici donc sur la grand l'oule. passaiil par Lvoil. par Marseille, où la lièvre I aurail saisi : les amplificateurs de Baldinucci I évoquent longtemps convalescent, brossant deux toiles pour acquitter l'auberge, après avoir jeté folle- ment o sa dernière pistole » dans un médianoche aux chandelles tableau plus digne du Valentin que de Claude! I n croquis à la plume nie la collection anglaise de M. Koupclli esi plus véridique; el le vieux Port de Marseille esi reconnaissable : c est le plus ancien de ses dessins connus. Depuis .Marseille. Claude voyage en com- pagnie du Nantais Charles Errard, le futur directeur de I Académie de France à Rome, alors pensionne par le surintendant M. Sublel des Noyers; son père el son frère l'accompagnent, ajoute Baldinucci : mais il se trompe encore et confond ce retour d Errard avec un précédent voyage fait en famille. Une tempête jette le navire au lazaret de Civita-Vecchia que d'aucuns s'imaginent recon reconnaître en deux croquis… Enfin, notre Claude arrive à Rome le jour de la Saint-Luc, fête des peintres, c’est-à-dire le 18 octobre 1627, et — détail que nous ne saurions exiger de l’imagination de Baldinucci — deux siècles avant les premiers pas de notre Corot, son héritier, sur cette terre promise !