Claude Paysan/001
Claude Paysan.
I
…Hou… hou… hou…
C’était lugubrement plaintif ce hurlement de chien qu’un grand vent chaud de midi apportait dans ses rafales.
…Hou… hou… encore.
Et, vite le fils Claude et sa vieille mère Julienne avaient tendu l’oreille, jeté aux fenêtres un regard étonné et inquiet. Cet aboiement, ils le reconnaissaient.
Puis toujours, hou… hou… hou…
Ils étaient alors sortis tout effarés et dans leur anxiété ils avaient bientôt aperçu, au rebord en pente d’un sillon, Gardien, leur chien, hurlant toujours, avec en face de lui quelque chose tassé comme une masse quelconque dans les chaumes frais fauchés.
Et devant ce quelque chose, un appel de détresse du fils, un sanglot suffoquant de la mère, s’étaient tout de suite unis aux aboiements du chien… Ce quelque chose c’était le père Claude Drioux lui-même, inconscient, l’œil sans vie, abattu comme par une massue au milieu des épis jaunes des blés — sa faux encore à son côté.
Des alentours, les voisins, occupés à la moisson, étaient accourus de leurs champs au secours de ce bon vieillard si soudainement foudroyé sous leurs yeux presque. Alors ils l’avaient soulevé de leurs bras robustes, apporté au logis et doucement déposé sur un lit, dans un coin.
…Il respirait cependant encore, le père Claude, très péniblement toutefois, avec de grosses expirations en bouffées qui gonflaient ses joues. Sans un mouvement, il reposait dans une inertie pesante ; sa vieille tête de paysan et de travailleur tranquillement appuyée, mariait la blancheur de ses cheveux à celle de l’oreiller.
Rien n’avait fait prévoir cet effondrement subit du robuste et vert vieillard que paraissait être le père Claude Drioux, mais ces énergiques paysans, — endurcis au travail vivifiant de la terre, sacrifiant toute douleur à cette besogne, toujours très rude de chaque jour, qui jeunes les fortifie pour les ruiner à l’âge mûr, — succombent tout d’un coup. La surface apparemment solide ne peut plus à un certain moment soutenir le mécanisme rouillé, usé du dedans et tout s’écroule dans un dernier râle qui rappelle le craquement du chêne dans sa chute.
Puis le médecin mandé en hâte était accouru. Il n’avait eu que quelques mots consolateurs. La sévérité de l’attaque ne laissait guère d’espérance et le véritable secours ne devait plus venir que d’en haut.
En effet, c’était bien de là qu’elle l’attendait, la mère Julienne, à genoux auprès du lit de son vieux compagnon de lutte et de misères. Et elle lui pressait les mains dans les siennes avec une telle énergie de confiance qu’il semblait qu’elle dût conserver encore pour longtemps, pour toujours, le lien qui les avait tenues, unies si serrées l’une contre l’autre, toute leur longue vie de travail. En même temps ses larmes coulaient pressées dans les rides de ses joues.
Le fils Claude aussi pleurait de grosses larmes amères. La main sur les yeux, il se tenait appuyé à l’encadrement d’une fenêtre ouverte par où le même vent chaud glissait, soufflait dans ses cheveux, dans les pauvres rideaux de mousseline blanche, jusque dans les plantes, liées en faisceaux, qui séchaient suspendues aux cloisons du petit logis…
… D’en haut… oui, ce fut là que la vieille Julienne demanda le suprême secours et, après le médecin impuissant, elle appela le prêtre.
… Bientôt, de loin, à travers les arbres qui bordent, le long du Richelieu, les ondulations lentes du chemin, on entendit les dreling-dreling très doux de la clochette du sonneur. Puis après parurent le curé, les enfants, les curieux…
L’ensemble du cortège, vite grossi, était d’une majesté infinie. Des paysans, des paysannes, le chapelet à la main, l’avaient un à un rejoint le long de la route et ce fut presque une longue suite de voisins, — p’ tit Louis, Jacques, mademoiselle Fernande, — qui accompagna la marche solennelle du Viatique. Et toute la poussière soulevée par leurs pas traînants prenait une apparence d’encens, et les gros clous des souliers sonnant aux cailloux de la route ajoutaient une petite musique grêle en sourdine aux dreling du sonneur.
Sans se soucier du soleil de septembre, déjà rouge à cette époque et renvoyant des rayons encore éblouissants et chauds pour mieux mûrir les grains tardifs, les dorer tout à fait, les paysans allaient tête nue, leurs grands chapeaux de paille sous le bras.
Quand ils atteignirent les marches basses du perron de l’humble logis où le vieux Claude reposait, soufflant toujours ses pénibles expirations en bouffées, le prêtre et son Viatique, puis Jacques, Fernande, deux ou trois voisins pénétrèrent seuls à l’intérieur. Les autres s’étaient mis à genoux sur l’herbe tendre, sur les planches du perron, sur la terre grise aussi.
Les mots latins qui s’égrenaient par les fenêtres, tombés de la bouche du prêtre, on ne les comprenait guère au dehors, mais des réponses naïves, jaillies toutes chaudes du cœur de tous ces fils de la glèbe, montaient quand même vers Dieu en faveur de leur vieux compagnon.
Car c’était un membre de leur famille, n’est-ce pas, de la famille de ces travailleurs de la terre, unis, soudés plus intimement entre eux que n’importe quelle autre classe de citoyens par l’identité monotone de leurs travaux, de leurs misères ou de leurs joies. Et aujourd’hui, en pleine moisson, ils avaient vu la mort elle-même venir arracher des mains du père Claude sa faux pour s’en servir, pour faucher à son tour.
sur les planches du perron sur la terre grise aussi.
Cette pensée triste d’une fin semblable planait dans l’esprit de chacun d’eux et jetait partout un silence lourd. Des sanglots seuls le rompaient de temps en temps, sanglots mal retenus qui éclataient des poitrines gonflées de la mère Julienne et du fils Claude.
Le prêtre leur donnait bien encore des encouragements, mais ils glissaient, sans y pénétrer, sur leurs cœurs si cruellement blessés.
Quant aux autres, après un dernier regard au mourant, leurs genoux secoués de la poussière, ils étaient partis, retournés au travail pressé de la moisson. Mais Jacques, non, ni Fernande, ni une autre vieille voisine, presqu’une autre mère Julienne, qui lui ressemblait par les rides, par la coiffe, par ses bons yeux gris.