Claude Paysan/032
XXXII
… — En plein hiver, par un temps de loup.
Claude, sans aucunement se ressentir du froid tant il y avait de soleil dans sa pensée, revenait du bureau de poste du village, la figure rayonnante. On lui avait remis son journal — le dernier numéro de l’ « Agriculteur » — et une lettre…
Une lettre ?… Il en recevait si rarement… Oui, une drôle de lettre toute barbouillée de timbres. On en avait apposé sur tous les coins, partout, jusque sur l’adresse.
En hâte, il avait cherché d’où elle venait. C’étaient des mots impossibles et durs qu’il n’avait jamais vus auparavant et qu’il ne savait pas comment prononcer. Qu’importe il avait vite reconnu l’écriture… Jacques seul écrivait ainsi en lettres rapides et tranchées comme son caractère.
Et sans en ouvrir l’enveloppe, comme par manière de faire durer sa joie plus longtemps, il la cacha dans une poche de son grand paletot et s’en alla.
Mon cher Claude.
« Il y a longtemps……
Assis près d’une table, devant la mère Julienne qui écoutait, en tricotant, Claude lisait :
« Il y a longtemps que je désirais t’écrire pour te donner de mes nouvelles et mon adresse en même temps, mais je ne pouvais pas. Depuis mon départ, j’ai presque continuellement été en route, ne me posant que quelques jours ici et là…
« Aujourd’hui, je me crois fixé, au moins pour quelque temps, et c’est ici que tu me répondras.
« Je n’ai pas encore fait fortune, mon pauvre Claude, mais j’espère quand même. J’en ai souvent de grands chagrins de ne point t’avoir avec moi, car je t’assure que c’est bien terrible par ici. Il faut se défier de tout le monde, coucher sur sa poudre d’or et son revolver. Des fois je regrette d’être parti…
« J’ai eu beaucoup de misère, va… traverser à pied des montagnes de glace et de neige avec son bagage sur le dos, s’envelopper dans des peaux de bêtes et dormir ainsi au grand air… mais je retournerai bientôt.
« L’autre soir, j’ai eu un bien vilain moment d’ennui et de noir découragement. Je me représentais toutes les choses de chez toi. J’entendais tinter la cloche de l’église, sonner, au trot des chevaux, les grelots des harnais, crier les moineaux dans la cour, japper ton chien ; il me semblait te voir toi-même parler tout bas avec ta vieille mère Julienne au coin du feu ; vous étiez assis près de la petite table brune, rien que vous deux, je n’y étais pas, moi, ma place était vide…
« Oh ! comme j’aurais alors voulu pleurer, mais il m’a fallu avaler mes larmes, à cause de tous ces sans-cœur dont je suis entouré, qui ne pleurent jamais, eux, et qui auraient ri de moi peut-être…
« Elle est en bonne santé toujours ta mère et toi aussi ?… Et comment va Julie Legault et Sophie et Poléon et Toinette… et Jos ? Tu les salueras de ma part, surtout Julie,… tu me dois bien ça, car c’est un peu à cause de moi vos raccordailles, tu sais, le soir du bal… Continues-tu à lui faire bonne façon ? Par exemple ne vas pas te marier avant mon retour, car je veux être de la noce… »
Dans ces dernières lignes, Claude hésitait, lisait lentement, se sentant entraîné sur un terrain brûlant et son œil tâchait d’empiéter sur les mots pour les juger à l’avance… Si Jacques allait parler de Fernande…
« Moi, je ne pense pas beaucoup aux filles ; d’ailleurs, quand je le voudrais, il n’y en a qu’une dans tout le campement, une grande Écossaise rousse qui ne fait pas envie, va…
« En effet, avant mon départ, j’avais prêté mon fusil à Louison Doré, tu devrais bien le lui réclamer et me le conserver en attendant mon retour… et si je ne retournais jamais eh ! bien, je t’en fais le « légataire, »… C’est-il de même que le notaire Courtemanche dit ça ?
« Écris-moi immédiatement une longue lettre ; tu ne saurais croire combien j’ai hâte d’avoir de tes nouvelles.
Ton toujours dévoué ami,
P. S. — Embrasse bien ta bonne vieille mère pour moi. »
Alors, Claude, en pliant précieusement les feuillets : Pauvre Jacques…
— Pauvre Jacques, oui, il nous aimait bien, reprit tout bas la vieille Julienne.