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Claude Paysan/048

La bibliothèque libre.
La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 209-213).


XLVIII


C’était le prêtre et son viatique.

Claude avait reconnu le son doux et argentin de la clochette du sonneur qui annonçait à chaque fois et de la même manière leur passage imposant.

Où allaient-ils, ainsi que les quelques paysans qui s’étaient unis à eux ?… Claude ne se l’était seulement pas demandé, il le savait… Il savait que ceci devait arriver, qu’il devait en être un jour ainsi ; et si, à cet instant-là, un léger tremblement l’avait soudainement saisi et fait frissonner, ce n’était pas à cause de la surprise.

Il avait vu sa mère se joindre au petit cortège tranquille qui défilait lentement en soulevant les premières feuilles mortes qui jonchaient déjà la route. Quant à lui, il s’était caché plutôt, le regardant s’éloigner, sans oser l’accompagner d’abord.

Mais quand il entendit de nouveau de plus loin, le doux dreling de la clochette qui paraissait l’appeler discrètement, son cœur n’y tint plus ; et tourmenté de cuisantes angoisses et de longs soupirs de douleur, il se glissa à son tour sous les arbres, à la suite du cortège, comme attiré par une voix qui l’aurait tendrement imploré.

… Puis une fois rendu, pour réciter les prières si touchantes des mourants auprès de Fernande, il s’était humblement agenouillé à l’écart, en arrière de tous les autres. De là, c’étaient des pas en sourdine, des sanglots entrecoupés, un murmure de voix confuses et voilées qu’il entendait par l’entrebâillement des portes.

Il se représentait la scène dans son esprit, ainsi que les personnages qui la jouaient.

Mais ce que ces derniers n’imaginaient pas eux, c’était l’autre scène intime et secrète qui se passait dans son pauvre cœur, à lui. Car, à cette heure suprême d’anéantissement et de mort prochaine, où allait s’évanouir pour toujours l’objet béni de son fol amour, le lourd secret qui l’avait constamment torturé jusque dans ses moëlles profondes le tourmentait plus que jamais.

Et pourtant il lui fallait encore se taire, bâillonner sa conscience en révolte contre le fardeau qui l’écrasait.

… Oui, ceci aurait peut-être un peu adouci le souvenir de ses années de désespoir, aurait dédommagé aussi sa mère de ses larmes répandues, s’il avait pu mêler à ses adieux à Fernande l’humble et touchant aveu de son amour. Mais, loin de là, il se dissimulait, comme pénétré de honte, derrière les autres assistants qui répondaient aux oraisons du prêtre.

Oh ! la voir pourtant… voir à cette occasion, peut-être unique et dernière, les restes éteints de son sourire, la gravité mourante de ses yeux ; et malgré la honte, malgré la peur, malgré tout, voilà qu’il s’approchait à présent, qu’il se traînait sur les genoux, se faufilait pour jeter un furtif et rapide regard à Fernande.

Derrière l’épaule inclinée d’une vieille femme, il se penchait…

Mais son mouvement n’avait pas été assez prompt. Un regard, le même regard de renoncement et de douleur extatique qui s’était fixé sur lui un soir du mois de Marie, s’était déjà rivé sur le sien. Tout de suite ce regard avait paru s’allumer d’un éclair de joie subite qui le faisait rayonner. On y lisait presque ceci à l’adresse de Claude : Je savais bien que vous ne me laisseriez pas mourir sans me dire adieu.

Il ne bougeait plus, lui ; seulement ses yeux, qui ne savaient où se poser, roulaient désespérément derrière leurs paupières mobiles.

… Maintenant le prêtre s’en retournait ; les autres aussi qui étaient venus l’accompagner. Claude se levait à son tour, péniblement, comme sous un écrasement de toute son âme…

Alors, d’une voix tendre, presque gonflée de caresses, Fernande lui murmura en l’appelant doucement :

— Adieu, monsieur Claude…

Et, avec un délicieux sourire sans effort, pour le consoler encore, pour lui faire oublier les choses tristes qui imprégnaient l’air, elle ajoutait en lui tendant sa main fine et amaigrie :

— Elles étaient pourtant bien bonnes, les cerises…

Dans un élan inconscient de son cœur, Claude avait saisi cette main que Fernande lui tendait pour un adieu suprême, et il se tenait là, immobile auprès d’elle, les lèvres muettes et crispées par les sanglots que dans un effort suprême de volonté il parvenait à contenir en lui.

À la fin, après un soupir de désespérante résignation, il murmura, à son tour :

— Au revoir, mademoiselle.

— Au revoir ?… Est-ce vrai ?… demandait-elle… Puis, après l’avoir profondément examiné, se reprenant comme si elle eût découvert un abîme insondable d’atroce désespoir derrière ses prunelles sombres : Au revoir ?… Comme vous me dites ça, Claude… Adieu, plutôt…

— Pourtant oui, au revoir, répétait celui-ci.

Il gardait toujours la main de Fernande et quand il voulut retirer la sienne, c’est elle qui la retint à son tour, doucement…

Et il sentit alors sa tête s’en aller, le vertige le saisir davantage, le bruit de galop précipité que faisait son cœur, les sanglots refoulés de plus en plus, suffocants dans sa poitrine, les mots fous qui lui brûlaient les lèvres…

Non, même à ce moment où il commençait à concevoir la sympathique affection de Fernande à son égard, il ne voulait pas pleurer, étaler devant elle son inutile désespoir, mettre à nu les meurtrissures de son âme.

L’homme a encore de ces courages étonnants.

Et, avec l’effort qu’il aurait mis pour rompre une chaîne, il s’arrachait, dans la peur de se trahir tout-à-fait, de sa légère étreinte…

… Mais une fois dehors, sous les feuilles déjà jaunies des ormes, en face des eaux mouvantes du Richelieu, il avait couru s’enfoncer dans une sinuosité de la grève pour y pleurer toutes ses larmes, toutes…