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Claude Paysan/Texte entier

La bibliothèque libre.
La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 1-243).



Dr Choquette
D’après un croquis au fusain
par Leduc


Claude Paysan

Il a été tiré de cet ouvrage 30 exemplaires
sur papier Antique, numérotés de 1 à 30.



Du même auteur :
LES RIBAUD, édition épuisée
I vol.

En préparation :
LES CARABINADES.


DOCTEUR CHOQUETTE



Claude Paysan

illustré par
leduc

GRAVURE DE LA Cie BISHOP


MONTRÉAL
La Cie d’Imprimerie et de Gravures Bishop
Imprimeurs-Éditeurs,
rue Saint-Jacques.
1899

Enregistré, conformément à l’acte du Parlement du Canada, en l’année mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf, par Ernest Choquette, au bureau du ministère de l’Agriculture.


À MA FEMME.

Te souviens-tu de ces mots que je te signalais, l’autre jour, dans le natif et spirituel récit que fait Alphonse Daudet — à propos de son fromont jeunede l’histoire de ses livres et de sa méthode de travail ?…

« Mais c’est ma femme qui a plus supporté ces redites du travail parlé, du sujet tourné et retourné vingt fois de suite : Que penserais-tu de faire mourir Sidonie ? Si je laissais vivre Risler ? Que doit dire Delobelle ou Frantz ou Claire en telle circonstance ? »

« Et cela du matin au soir, à toutes les minutes, aux repas, en voiture, en allant au théâtre, en revenant de soirée. »

« Ah ! pauvres femmes d’artistes ! »

Alors, à cause de ces simples lignes qui t’ont sans doute fait sourire, à cause aussi de notre Fernande et de notre Claude, à nous, je te dédie ce Claude Paysan.


Docteur Choquette.

Claude Paysan.

I


…Hou… hou… hou…

C’était lugubrement plaintif ce hurlement de chien qu’un grand vent chaud de midi apportait dans ses rafales.

…Hou… hou… encore.

Et, vite le fils Claude et sa vieille mère Julienne avaient tendu l’oreille, jeté aux fenêtres un regard étonné et inquiet. Cet aboiement, ils le reconnaissaient.

Puis toujours, hou… hou… hou…

Ils étaient alors sortis tout effarés et dans leur anxiété ils avaient bientôt aperçu, au rebord en pente d’un sillon, Gardien, leur chien, hurlant toujours, avec en face de lui quelque chose tassé comme une masse quelconque dans les chaumes frais fauchés.

Et devant ce quelque chose, un appel de détresse du fils, un sanglot suffoquant de la mère, s’étaient tout de suite unis aux aboiements du chien… Ce quelque chose c’était le père Claude Drioux lui-même, inconscient, l’œil sans vie, abattu comme par une massue au milieu des épis jaunes des blés — sa faux encore à son côté.

Des alentours, les voisins, occupés à la moisson, étaient accourus de leurs champs au secours de ce bon vieillard si soudainement foudroyé sous leurs yeux presque. Alors ils l’avaient soulevé de leurs bras robustes, apporté au logis et doucement déposé sur un lit, dans un coin.

…Il respirait cependant encore, le père Claude, très péniblement toutefois, avec de grosses expirations en bouffées qui gonflaient ses joues. Sans un mouvement, il reposait dans une inertie pesante ; sa vieille tête de paysan et de travailleur tranquillement appuyée, mariait la blancheur de ses cheveux à celle de l’oreiller.

Rien n’avait fait prévoir cet effondrement subit du robuste et vert vieillard que paraissait être le père Claude Drioux, mais ces énergiques paysans, — endurcis au travail vivifiant de la terre, sacrifiant toute douleur à cette besogne, toujours très rude de chaque jour, qui jeunes les fortifie pour les ruiner à l’âge mûr, — succombent tout d’un coup. La surface apparemment solide ne peut plus à un certain moment soutenir le mécanisme rouillé, usé du dedans et tout s’écroule dans un dernier râle qui rappelle le craquement du chêne dans sa chute.

Puis le médecin mandé en hâte était accouru. Il n’avait eu que quelques mots consolateurs. La sévérité de l’attaque ne laissait guère d’espérance et le véritable secours ne devait plus venir que d’en haut.

En effet, c’était bien de là qu’elle l’attendait, la mère Julienne, à genoux auprès du lit de son vieux compagnon de lutte et de misères. Et elle lui pressait les mains dans les siennes avec une telle énergie de confiance qu’il semblait qu’elle dût conserver encore pour longtemps, pour toujours, le lien qui les avait tenues, unies si serrées l’une contre l’autre, toute leur longue vie de travail. En même temps ses larmes coulaient pressées dans les rides de ses joues.

Le fils Claude aussi pleurait de grosses larmes amères. La main sur les yeux, il se tenait appuyé à l’encadrement d’une fenêtre ouverte par où le même vent chaud glissait, soufflait dans ses cheveux, dans les pauvres rideaux de mousseline blanche, jusque dans les plantes, liées en faisceaux, qui séchaient suspendues aux cloisons du petit logis…

… D’en haut… oui, ce fut là que la vieille Julienne demanda le suprême secours et, après le médecin impuissant, elle appela le prêtre.

… Bientôt, de loin, à travers les arbres qui bordent, le long du Richelieu, les ondulations lentes du chemin, on entendit les dreling-dreling très doux de la clochette du sonneur. Puis après parurent le curé, les enfants, les curieux…

L’ensemble du cortège, vite grossi, était d’une majesté infinie. Des paysans, des paysannes, le chapelet à la main, l’avaient un à un rejoint le long de la route et ce fut presque une longue suite de voisins, — p’ tit Louis, Jacques, mademoiselle Fernande, — qui accompagna la marche solennelle du Viatique. Et toute la poussière soulevée par leurs pas traînants prenait une apparence d’encens, et les gros clous des souliers sonnant aux cailloux de la route ajoutaient une petite musique grêle en sourdine aux dreling du sonneur.

Sans se soucier du soleil de septembre, déjà rouge à cette époque et renvoyant des rayons encore éblouissants et chauds pour mieux mûrir les grains tardifs, les dorer tout à fait, les paysans allaient tête nue, leurs grands chapeaux de paille sous le bras.

Quand ils atteignirent les marches basses du perron de l’humble logis où le vieux Claude reposait, soufflant toujours ses pénibles expirations en bouffées, le prêtre et son Viatique, puis Jacques, Fernande, deux ou trois voisins pénétrèrent seuls à l’intérieur. Les autres s’étaient mis à genoux sur l’herbe tendre, sur les planches du perron, sur la terre grise aussi.

Les mots latins qui s’égrenaient par les fenêtres, tombés de la bouche du prêtre, on ne les comprenait guère au dehors, mais des réponses naïves, jaillies toutes chaudes du cœur de tous ces fils de la glèbe, montaient quand même vers Dieu en faveur de leur vieux compagnon.

Car c’était un membre de leur famille, n’est-ce pas, de la famille de ces travailleurs de la terre, unis, soudés plus intimement entre eux que n’importe quelle autre classe de citoyens par l’identité monotone de leurs travaux, de leurs misères ou de leurs joies. Et aujourd’hui, en pleine moisson, ils avaient vu la mort elle-même venir arracher des mains du père Claude sa faux pour s’en servir, pour faucher à son tour.


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Les autres s’étaient mis à genoux sur l’herbe tendre,
sur les planches du perron sur la terre grise aussi.

Cette pensée triste d’une fin semblable planait dans l’esprit de chacun d’eux et jetait partout un silence lourd. Des sanglots seuls le rompaient de temps en temps, sanglots mal retenus qui éclataient des poitrines gonflées de la mère Julienne et du fils Claude.

Le prêtre leur donnait bien encore des encouragements, mais ils glissaient, sans y pénétrer, sur leurs cœurs si cruellement blessés.

Quant aux autres, après un dernier regard au mourant, leurs genoux secoués de la poussière, ils étaient partis, retournés au travail pressé de la moisson. Mais Jacques, non, ni Fernande, ni une autre vieille voisine, presqu’une autre mère Julienne, qui lui ressemblait par les rides, par la coiffe, par ses bons yeux gris.


II


Plus tard, vers quatre heures, comme le père Claude jusque-là inerte paraissait légèrement remuer ses puissantes épaules, on s’était rapproché de son lit. On eût dit que dans une manière de hoquet, il s’efforçait, comme en rêve, d’articuler des mots.

La vieille Julienne s’était penchée sur lui pour l’éventer d’un air qui agita ses cheveux blancs… pour l’écouter. Mais non, ses joues se gonflèrent simplement de nouveau sous quatre ou cinq longues, très longues et très pénibles expirations… puis sa poitrine resta immobile un moment… Encore une expiration, ah ! longue celle-là, si longue que tout l’étroit logis sembla tourbillonner dans l’esprit angoissé des spectateurs… ce fut la dernière.

… Sur sa large poitrine on croisa ses mains l’une sur l’autre ; une petite rafale glissée entre les rideaux, comme pour continuer le mouvement de l’éventail, vint agiter encore quelques mèches de ses cheveux et le vieillard ne bougea plus, ses yeux fermés pour jamais.

Alors les bras tendus dans la même douleur, ils s’étaient enlacés la mère et le fils, comme pour se consoler l’un et l’autre, peut-être encore plus pour se prêter mutuellement appui.

Quand ce fut bien fini du vieux paysan, son sourire bien figé sur sa figure de marbre, Jacques, qui se tenait assis dans un coin, se leva en tendant une main pleine de chaudes sympathies à son ami Claude et l’entraîna, en même temps, au dehors sous l’ombre épaisse des cerisiers. Ils restèrent longtemps immobiles, sans phrases, le regard dans le regard, comme pour y chercher bien au fond des expressions assez justes pour traduire ce qui se passait dans leur âme.

Fernande, elle, s’était assise tout proche de la malheureuse vieille Julienne… proche jusqu’à l’embrasser comme sa vraie mère, sur le front, au milieu de mèches blanches en désordre.

La paysanne avait d’abord été gênée de ce baiser… Elle si pauvre, si obscure, devant cette demoiselle…

Mais celle-ci, lui tenant la main, ajoutait :

— Ne pleurez pas, bonne vieille Julienne — nous prendrons soin de vous, mon père, ma mère qui vous aime tant… et monsieur Claude si prévenant, si vigoureux au travail, vous soutiendra aussi… vous consolera…

…Ça lui causa un tressaillement, de tout son être, cette voix, venue elle ne savait pas bien d’où, qui lui chuchotait tout bas ces consolantes paroles de tendresse et de pitié…

Mais oui, elle comprenait… c’était cette demoiselle Fernande qui lui parlait ainsi et son oreille penchée guettait attentivement encore d’autres de ces harmonies, d’autres de ces encouragements qui venaient tomber en baume si suave sur son cœur meurtri.

— Oui, continuait-elle, votre compagnon ne vous oubliera point lui non plus ; d’en haut, il veillera encore sur vous, et vous protégera

Alors la mère Julienne avait senti ses larmes moins amères, son accablement moins pénible, sa vaillance renaître comme sous une vivifiante rosée.

Elle relevait maintenant sur Fernande ses yeux rougis, pour lui traduire d’un regard toute la sincérité de sa reconnaissance, et sa figure avait l’air d’ajouter en même temps : vous avez bien de la chance, vous, d’être si bonne, et combien vous le méritez d’être heureuse et riche.

— Je reviendrai, reprenait Fernande, je reviendrai demain avec ma mère vous apporter des fleurs… maintenant, soyez courageuse et sage, bien courageuse et bien sage… vous savez…

Elle avait un ton qui impressionnait, cette petite demoiselle, tant il était bon et sincère et vraiment la vieille Julienne, tout-à-fait inconsciemment, se sentait prête à lui obéir, à ne plus tant pleurer.

Maintenant Fernande s’en retournait.

En descendant les marches basses du perron, elle avait jeté, en passant, un regard de pitié vers Claude ; mais comme celui-ci était encore avec son ami Jacques elle avait continué son chemin sans lui rien dire.

… On lui avait mis une longue redingote noire très ancienne, à larges revers, conservée depuis le jour de son mariage peut-être, au vieux Claude. Ses cheveux blancs, bien lissés et relevés en boucles sur les tempes, ressemblaient à de la ouate mise autour de sa figure comme autour d’un camée de plâtre pour le protéger. Tout le hâle que les soleils brûlants avaient jeté sur son front s’était effacé sous le souffle de la mort.

Ses mains qui avaient si longtemps manié la faux, le râteau, tous les outils du paysan, reposaient inertes, toujours croisées sur sa poitrine.

On le garda ainsi pendant deux jours, dans une immobilité solennelle et imposante qui lui donnait l’apparence d’une statue couchée. Ses amis, voisins et voisines, allaient pieusement s’agenouiller auprès de lui, et lui offraient l’aumône de leurs prières.

Fernande, comme elle l’avait dit, était venue avec sa mère, apporter dans un panier toute une jonchée de fleurs odorantes poussées aux souffles des brises du Richelieu. Il y en avait des roses, des pourpres, des blanches aussi, qu’elle distribuait dans des pots de terre brune, par paquets inégaux, autour de la chambre. Et malgré les tentures noires, les draps blancs cloués aux murs, tout l’appareil de deuil, ces pauvres fleurs, disposées par la main de Fernande, répandaient presqu’un air de fête et rendaient plus vrai chez le vieux Claude son sourire éternellement figé de statue.

Puis, au matin du troisième jour, une lourde voiture noire était venue l’arracher d’au milieu des fleurs et des larmes sanglotées dans le pauvre logis, pour le conduire, — sous les rafales douces et mourantes montées de la grève, sous les rayons roux du soleil de septembre, à travers les odeurs des avoines et des blés couchés dans les champs voisins — jusqu’à l’humble cimetière de son village.

À l’église, en passant, dans le fracas des orgues, on avait chanté sur son cercueil le cri déchirant de désolation et d’épouvante du « Dies irae. » Mais malgré l’horreur des châtiments que l’on énumérait, le prêtre, qui constellait le cadavre d’eau bénite pour lui obtenir d’aller dormir bien tranquille dans un calme infini, loin des secousses de la terre, avait encore vu son immuable sourire à travers la vitre du cercueil.

… Au même moment, dans le jardin du petit logis pauvre, Gardien, le chien, faisait plaintivement hou… hou… Et la vieille Julienne, la tête cachée dans la robe de Fernande, pleurait des larmes brûlantes qu’aucune consolation ne parvenait plus à adoucir, des larmes incontrôlables d’enfant.


III


Il y avait autour du cimetière une haute clôture de planches fixées à de gros pieux rugueux. À chaque été, on la blanchissait à coups de pinceaux hâtifs, et les trous des nœuds, très noirs sur ce blanc, faisaient dedans comme des yeux.

Souvent les petits garçons de catéchisme, assis auprès, à l’ombre des grands ormes ou des sapins, regardaient par là aller les passants.

Au dedans de la clôture, c’était partout, irrégulièrement disséminées par groupement de familles, des croix de bois, des pierres tombales ; il y en avait beaucoup de brisées, par terre dans les herbes, des très anciennes sur lesquelles le temps avait rongé et limé les lettres noires.

Tout le terrain était inégalement bossué et creusé à cause des fosses nombreuses qu’on y ajoutait sans cesse ; car les années seules venaient lentement le niveler, en y laissant croître des fleurs sauvages, des arbustes feuillus, des buissons, des tiges de toutes sortes.

C’était là, dans un coin, qu’on avait déposé le vieux Claude. Sur sa fosse à lui, fraîche et bien unie, il n’y avait rien de ces choses incultes, que quelques pauvres fleurs discrètes, des violettes et des pensées.

Pour s’y rendre, on longeait pendant quelques pas le mur de la vieille église, puis on allait à gauche ensuite, à travers le terrain, par un étroit chemin bien tracé dans les herbes foulées et jaunies. C’était la mère Julienne qui l’avait tracé ce chemin-lâ.

Elle y venait si souvent prier, seule ; avec son fils aussi.

Elle avait toujours des commissions pour le village : un rouleau de fil à acheter, des épingles, des aiguilles, des broches pour tricoter, un écheveau de laine. Quand elle n’en avait pas besoin, elle venait quand même, après le départ de son Claude pour le champ.

Alors, empressée, elle s’acquittait rapidement de son léger achat, puis, avant de retourner au logis, elle prenait par le cimetière, par la petite route secrète qu’elle avait battue de son pas pesant.

Pour son humble prière elle s’agenouillait doucement au rebord de la fosse, et ensuite, penchée, se traînant sur les genoux tout en continuant de prier, elle enlevait les feuilles mortes, les débris de branches sèches que le vent y avait chassés…

Quand son fils venait avec elle, c’était plutôt le soir, à l’heure du crépuscule, après la rude journée de travail finie. Ces fois-là, la vieille Julienne lui faisait emporter sa bèche pour mettre tout bien en ordre, niveler le terrain, enlever les mauvaises herbes, creuser de courts sillons afin qu’elle y plantât ses fleurs.

Ils priaient ensuite longuement l’un près de l’autre, et repartaient dans l’ombre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et maintenant, au retour, ils se trouvaient toujours seuls dans leur humble maisonnette.

Dans l’accablement de leur malheur soudain, ils en avaient mal ou autrement ressenti l’acuité, mais une fois le calme rétabli, c’était une intensité nouvelle de douleur qui les étreignait à l’âme.

La voix du vieux Claude, son pas lourd sur le plancher, puis le soir, à l’heure du coucher, les mots latins de prière qu’il disait si drôlement, presque tout haut, à genoux près de son lit, tout cela résonnait constamment aux oreilles de la mère Julienne. Elle ne pouvait point s’habituer à ne plus le croire à côté d’elle et parfois, dans les portes, elle se rangeait tout à coup instinctivement comme pour le laisser passer.

Oh ! qu’il lui paraissait agrandi, immense, le pauvre foyer dont les murs se refroidissaient peu à peu des chaudes sympathies qu’ils avaient abritées et couvées depuis quarante ans et qui la faisaient encore revivre en songe toutes les heures de son passé.

Un à un ils s’étaient envolés, les siens, ses fils… Les uns pour le pays sans âme qui dévore et s’approprie de tout temps les sèves généreuses de nos enfants, pour le sol vierge des grandes forêts, et les autres. … pour l’au-delà sans fin.

Claude restait encore, lui, le dernier. Et, quand elle le pouvait, sans qu’il s’en aperçût, elle passait des heures à le caresser de son long regard de mère, concentrant maintenant sur lui seul toute son affection.

Oh ! comment rendre cet amour-là de la vieille Julienne ?… Bien simplement, à la vérité ; car les chagrins ne joignent-ils point cent fois plus serré que les joies ?

Et puis il était si bon et si beau ce Claude…

Ah ! ça n’empêche pas les vieilles mères d’aimer leurs Claudes, laids, même méchants, mais il était beau celui-là. D’un brun qui aurait peut-être été un peu trop marqué pour qui l’aurait vu dans des boudoirs de ville, mais parmi ces paysans, tannés par les soleils qui font les blés mûrs, son teint achevait plutôt la virilité de sa figure et lui donnait un air mâle et solennel qui imposait.

Ses cheveux, bruns aussi, avaient poussé en masses denses qu’il tenait relevées très crânement sur son grand front songeur.

Il ne riait maintenant que bien rarement, quand Jacques lui racontait des histoires drôles arrivées à leurs amis ; alors seulement, sa bouche — qui était franche et doucement sympathique, — ses traits, prenaient leur expression vraie, leur expression de jeunesse brave et décidée, si changée depuis la mort du vieux Claude, depuis que certaines fleurs flétries se desséchaient de plus en plus dans sa chambrette, sous le toit en biseau.

On sentait toujours une pensée secrète derrière ses yeux distraits à longs cils caressants. Et ceci lui donnait un air timide et un peu sauvage…

… Oui, elle l’aimait bien son fils.

Lui aussi l’admirait et l’adorait, sa vieille mère… Ces bonnes mères, on se les représente toujours âgées… pourquoi donc ? Est-ce parce qu’il semble qu’elles doivent mieux aimer ainsi, qu’elles sont plus mères encore ?… Car celle-ci n’était pas en réalité très vieille, soixante et cinq, soixante et sept ans peut-être ; et si ses cheveux étaient déjà blanchie, c’était dû aux fatigues, aux angoisses maternelles, aux veilles pénibles plus qu’aux années.


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Oh ! qu’il lui paraissait agrandi, immense, le pauvre foyer.

Puis son regard était si doux, sa bouche si chargée de tout ce qu’il y a de divinement bon dans le cœur de la mère, qu’en la regardant on ne voyait plus ni sa pâleur, ni ses paupières battues, ni ses rides, non, rien que la rayonnante bonté de toute sa figure et on la trouvait presque belle encore.

Ses costumes vieillis, démodés, quoique toujours très propres, ne l’inquiétaient guère, par exemple. Et des fois, car c’était habilement posé et dissimulé dans les replis de l’étoffe, on découvrait par hasard des pièces aux coudes ou aux rebords de ses jupes.

C’est qu’elle aimait mieux, oh ! combien mieux, la pauvre vieille, porter secrètement, sans que personne la vît, ses robes et ses souliers usés, pour fournir en retour de beaux habits neufs à son fils Claude. « Il est jeune, lui », disait-elle alors, se sentant toute heureuse et fière de lui offrir des joies et des largesses faites de ses sacrifices et de ses misères.

Ils se racontaient toutes sortes de choses, tous deux, le soir, durant la veillée. La mère continuait bien encore quelques quarts d’heure à tricoter ou à faire jouer sa navette sur la chaîne de son métier et tout en causant intimement, familièrement, Claude s’amusait à la regarder faire… Ces broches, cette trame, qu’elle maniait si vite sans jamais se tromper…

Dans le cercle de lumière de la bougie qui élargissait leurs mouvements sur les murs, ils se parlaient à voix tranquille.

— Il était bien chanceux — c’était Claude qui contait — d’avoir ces beaux jours pour ses travaux de la terre… Il se hâtait… presqu’en avant de tous ses voisins… bien que seul maintenant…

Seul, maintenant… Claude avait retenu la suite de la phrase dans sa gorge…

Il y avait souvent ainsi dans leurs conversations de ces arrêts embarrassés, de ces silences gênés. C’est qu’ils sentaient encore tous deux à leur esprit le souvenir si vivant du vieux disparu : et alors les phrases commencées, qui allaient réveiller à leur tour des impressions trop vives, ils les interrompaient subitement … avec leurs deux seuls regards tristes pour les achever.

— Bien bon aussi ce Jacques, continuait Claude… et si robuste… Il ne savait pas trop comment le remercier… car combien de fois n’était-il pas accouru à travers les champs pour l’aider…

— Oh ! oui, en effet, reprenait la vieille mère… c’était comme leur voisine, mademoiselle Fernande… tu ne la vois point toi, toujours à ton champ… mais à tout propos, sans gêne, sans honte, elle accourt visiter sa vieille Julienne… Elle s’assied, me parle… et je me sens presqu’heureuse de son bonheur, de son bon rire serein… Et cette manière si fine, si gentille, si délicate de donner sans que je puisse refuser ; vrai, c’est comme si c’était moi qui lui ferais l’aumône… Ainsi, ces oranges… tu sais…

… Comme Claude s’en allait tout à coup : Vas-tu dormir déjà ?… lui demanda-t-elle.

Mais Claude, qui continuait de grimper dans sa petite chambre, sous le toit, n’avait rien répondu.


IV


Minuit bientôt, et il veillait cependant encore. Pourquoi ne dormait-il point ?…

Il était pourtant fatigué de sa rude journée de travail ; et quand il eut monté le petit escalier, à marches raides et toutes usées aux clous des souliers, il s’était jeté à genoux pour sa courte prière du soir : une singulière prière qu’il essayait toujours de reprendre machinalement sans pouvoir la terminer.

Après quelques phrases, il se perdait dans les mots, mêlait les Pater et les Ave, s’embrouillait tout-à-fait et ne savait bientôt plus où il en était rendu.

Une bonne fois, il s’aperçut qu’il disait : Ainsi soit-il… Ce devait être tout.

Alors, son grand signe de croix achevé, il s’était relevé, l’esprit en apparence libre de soucis, disposant tout pour son réveil, en garçon sage qui va se coucher bien tranquille en prévision des durs labeurs du lendemain.

… Elles étaient encore blanches et suffisamment fraîches les fleurs qu’il conservait dans un petit vase dépoli, sur une table de sa chambre… ces fleurs que Fernande avait cueillies et liées ensemble et qui étaient restées deux jours à répandre leur odeur délicieuse sur le sommeil éternel du père Claude.

Il les avait d’abord longuement regardées, ces pauvres fleurs encore odorantes d’un reste de parfum et ensuite, comme il y avait une chaise auprès de lui, voilà qu’il s’était assis tout doucement, immobile, l’air absent.

En silence, il repassait dans cet éveil distrait des souvenirs bizarres, des visions, des réflexions fantaisistes, des images vagues… une infinité de choses indécises et sans forme.

Comme en songe, il entendait en bas les pas traînants de sa mère, le bruit particulier du loquet de la porte qu’elle avait poussé, le souffle fatigué dont elle avait éteint la bougie… Et il ne pouvait pas s’arracher à cette inertie qui lui appesantissait l’esprit, le clouait sur sa chaise, l’empêchait malgré lui de gagner son lit et de s’y étendre sans souci, sans rien.

Ça tourbillonnait dans sa tête dans une succession rapide de conceptions et de souvenirs tantôt tristes, tantôt souriants… Brusquement une larme chaude avait jailli de sa paupière et ceci l’avait réveillé tout-à-fait.

C’est qu’à ce moment-là probablement, la pensée de son père mort le reprenait plus vivement et lui rappelait les meurtrissures de son cœur encore souffrant.

Alors, se levant lentement, une main noyée dans les mèches épaisses de ses cheveux, il gagna son lit et s’y plongea comme pour s’ensevelir.


V


C’est maintenant tard en automne.

Plus de feuilles aux arbres, plus de trèfles verts dans les champs, plus de brises, plus de parfum… rien que des soleils morts, des rafales glacées et des sèves taries partout.

Mais l’espérance des jours à venir et des moissons abondantes reste quand même, et à travers cette désolation de novembre, un homme se promène dans son champ, au pas lent de ses chevaux.

C’est la saison des labours, cette violente scarification qui dispose la terre pour les semailles du printemps et en stimule d’avance la fécondité et la libéralité.

Claude, qui est de l’école et de la race des vrais paysans, tranche lui aussi du soc de sa charrue tout son champ en sillons égaux. La terre fumante qu’il retourne dans la va-et-vient monotone de ses chevaux, se couche en vagues ondulantes semblables aux flots pressés du Richelieu sous les brises d’ouest.

Le sable des chaumes durcis grince sur le fer ; tout le sol résiste et se lamente avant de s’entrouvrir sous la bienfaisante blessure qui le déchire sans merci.

Au bout du champ, l’attelage un instant suspendu, pivote sur lui-même. Claude, d’un effort vigoureux de ses bras retourne la charrue dont il replonge le fer luisant pour ouvrir un autre sillon, et de nouveau le sol tranché se penche, se renverse, s’abat en laissant voir toutes les racines profondes des herbes mises à nu.

Et ainsi, à perte de vue, aux flancs de la montagne, aux penchants des coteaux ou sur les vastes plaines, on voit disséminés partout les hardis laboureurs de Saint-Hilaire.

Depuis l’aube matinière jusqu’au crépuscule hâtif du soir, jusqu’à ce que leurs ombres agrandies, géantes à cause du soleil penché, se soient évanouies dans la nuit, ils font retentir les échos au loin de leurs cris de commandement.

… Il était le chef maintenant, Claude, le seul gardien de son petit champ et de sa vieille mère, et ce jour-là, par un temps gris sans nuage, il labourait silencieusement.

Il allait d’une manière machinale, les longues rênes des harnais passées autour du cou. Ses bras seuls, solidement tendus sur les mancherons de la charrue, conduisaient la manœuvre, car son esprit était ailleurs. Et il restait ainsi de longues heures dans une demi-conscience de la besogne.

Il ne commandait point brutalement ses chevaux, lui, non, jamais ; il les excitait d’un claquement seul de la guide pour ne point faire écrouler au son de sa voix les pensées de ses rêves. Et quand il leur parlait, c’étaient plutôt des mots de caresse qu’il disait.

Des fois encore — lorsqu’il s’arrêtait pour secouer ses souliers devenus trop lourds par la glaise gluante — il les flattait de la main, chassait les mouches de leurs flancs, puis son front essuyé, il recommençait un nouveau sillon.

Du bout de son terrain, légèrement incliné par l’élévation du coteau, Claude avait, quand il revenait, des aperçus au loin sur les campagnes voisines toutes uniformément blondes et rousses par les chaumes.

Le Richelieu aussi, qui l’avait si souvent bercé enfant et dont il adorait encore le mouvement rythmé et endormant à ses heures de songeries profondes, serpentait à ses pieds, s’étendait jusqu’à Saint-Charles, Saint-Denis, diminuait, se rétrécissait, jusqu’à ne paraître plus qu’un fil entre les grands arbres en bordures des rives, puis se perdait tout à fait.

Vu d’en haut aussi, son petit gîte à dôme pointu, qui se détachait en grisaille sur les flots tranquilles, lui causait l’effet d’un nid suspendu aux branches des arbres. Dedans, il y avait une pauvre vieille mère qui se démenait, qui s’agitait, mettait tout en ordre, très-alerte. Dans son imagination, il voyait bien… car c’était à lui cette pauvre vieille.

Au retour d’autres sillons, il précisait parfois davantage ses tableaux de rêve. Auprès de sa mère, il se représentait une jeune fille blonde qui racontait, qui souriait, en montrant de fines petites dents blanches, pour la faire sourire aussi, la vieille mère ; alors ils souriaient tous les trois à la fois… les deux, là-bas, dans le nid pauvre, et lui, Claude, derrière sa charrue, dans son champ.

En vérité cela n’était vu qu’en esprit, car elle était partie, Fernande, retournée avec les premières menaces du givre dans la maison de ville de sa famille.

Ainsi qu’ils faisaient chaque année, — la villégiature finie, portes et fenêtres closes, les malles remplies, — les Tissot s’étaient envolés un bon matin pour la grande ville.

Claude ne l’avait su qu’après coup par sa mère ; car lorsque Fernande était venue pour leur dire le bonjour avant son départ, il n’y était pas, lui. Dans une large brouette elle leur avait fait apporter en même temps, au nom de madame Tissot, différentes choses, victuailles et lingeries, inutiles et même de trop pour eux, maintenant qu’ils partaient.

… Malgré sa gêne devant cette demoiselle il aurait aimé être là pour l’adieu de départ ; il l’aurait remerciée lui aussi peut-être… il ne savait pas trop. Pourtant, c’eut été très convenable, pensait-il … puis tout à coup, l’air convaincu, en continuant de songer, il se disait qu’il était bien content au fond d’avoir alors été absent… Oui, vraiment, ça l’aurait trop gêné… décidément, oui…

Il allait reprendre un autre sillon, mais il s’aperçut qu’il ne distinguait plus bien… Tiens, déjà le soir… se murmura-t-il.

Alors Claude arrêta ses chevaux sur le cintre, décrocha des palonniers les anneaux des traits, fit jouer les ardillons des boucles, et la charrue devenue libre se pencha, se coucha sur le sol, s’appuyant le long de son mancheron comme sur un coude pour son froid repos de la nuit.

… Quand il entra au logis, ayant d’abord conduit à l’étable ses chevaux caressés d’une dernière tape amicale aux flancs, il eut un regard chercheur…

Non… La vieille mère Julienne était bien seule.


VI


Depuis la mort de son père, Claude avait pris la conduite de la petite ferme et maintenant qu’il n’était plus là, le vieux, pour le diriger par ses conseils, c’était avec son ami Jacques qu’il discutait les problèmes souvent difficiles de la culture, combinait des plans nouveaux d’opération, concertait des tentatives prochaines d’assolement, comme s’il avait eu d’immenses terrains à exploiter.

Et pendant les longues soirées d’automne ou d’hiver c’était amusant de les entendre tous les deux se communiquer leurs idées, émettre des propos enfantins et chimériques ou se raconter mille histoires intimes quand les choses de la terre ne tenaient point leurs conversations. Car Jacques s’intéressait moins à ces questions de culture qui l’ennuyaient même un peu.

D’autres fois, dans de brusques revirements d’idées qui transformaient tout à fait sa physionomie changeante, il se lançait dans l’énumération de rêves fous, de calculs ambitieux et insensés. C’était si calme dans ce coin de paroisse… seulement de temps à autre le tintement de l’angelus, le sifflement rapide des trains de chemin de fer sur les remblais des coteaux contournés, derrière le village.

— Moi, disait alors Jacques dans un détachement de tout, toujours travailler ? toujours bêcher le sol ? toujours battre les blés ?… ah ! non… Je lui demanderai d’autres choses à la terre, des choses que celle d’ici ne donne point… Un bon jour, et il allongeait le bras dans un geste lointain qui reculait l’espace jusqu’à l’infini immense, je m’en irai là… je t’amènerai et tu viendras, toi aussi, par exemple…

Mais Claude ne voulait point, disait non lentement d’un roulement de la tête, car il était essentiellement paysan, un de ces vrais fils de la glèbe grandis dans l’odeur enivrante des foins coupés et des friches généreuses.

… C’était bon pour lui, Jacques, ces hantises d’éloignement et d’œil, pensait-il en lui-même.

En effet, c’était bon pour lui, venu d’au-delà des mers comme un colis quelconque mal adressé. Car où s’en allait-il – le savait-il, seulement – porté par le lourd steamer qui l’avait pris enfant aux côtes de la verte Irlande pour le transporter sur la vieille terre française de Québec ?

Ici on l’avait encore ballotté d’un endroit à l’autre, d’un refuge à l’autre ; examiné, palpé, tâté comme un petit bétail de commerce. Un jour quelqu’un se présenta qui, le trouvant à son goût, l’amena.

Et ce fut ainsi qu’il devint le voisin, puis l’ami de Claude, et bientôt son compagnon inséparable de travail, de plaisir et de chimères.

Il s’appelait alors Jack, le petit Jack Dufferin ; puis la rudesse anglaise de son nom s’était polie, usée au contact de notre langue, jusqu’à n’être plus maintenant que Jacques Dufresne.

Avec son front hardi, ses yeux vifs et pénétrants, son nez trop accusé, il n’était pas beau, quoique sa carrure fière et solide lui donnât une allure imposante qui commandait le respect. Sa moustache aussi, qui frisottait en désordre des poils blonds de jeunesse rendait son air décidé.

Mais il était bon et généreux, ce Jacques, vaillant à la tâche, habile à tout, ayant échappé jeune à la flétrissure d’âme et de cœur qui l’attendait dans son pays de malheur. Cependant un instinct, gardé comme une tare d’origine, l’éloignait petit à petit de la culture et lui donnait des nostalgies toujours gaiement caressées de voyages sans fin. Il lui semblait que ce serait si beau… plus loin.

Et quand il exprimait ses désirs chimériques, son œil paraissait entrevoir à travers l’espace ce plus loin… toujours plus loin.

Une chose cependant le retenait sans cesse, son amitié pour Claude.

— Quoi, lui disait-il alors, en songeant le coude sur le genou, avoir fait tant de lieues pour venir se fondre ensemble… puis rompre maintenant cette soudure, repartir, et m’éloigner encore de tant de lieues…

Et s’il allait mourir là-bas, sans le revoir, perdu seul, si loin, c’est ça qui l’épouvantait.

— Les cloches carillonneraient, les rossignols chanteraient encore dans les épis murs, Claude rappellerait peut-être… la vieille mère Julienne aussi, seulement il ne les entendrait pas.

Alors, après avoir réfléchi à toutes ces choses, il n’en parlait plus pendant des mois, repris tout à fait par un nouveau besoin de vivre et de rêver à côté de son ami Claude.


VII


Un drôle de petit bruit aux vitres ; comme un crépitement, comme un pétillement… avec ce vent qui souffle dans la cheminée.

Claude était assis les jambes allongées devant l’âtre où il voyait distraitement grésiller la résine des écorces qui flambaient, et la vieille Julienne lavait, essuyait, bien net et bien luisant, les fleurs bleues très anciennes des assiettes du maigre souper.

Une rafale plus forte fit davantage crépiter les vitres…

— La neige… la neige… fit tout à coup la mère d’un ton triste.

C’est une chose bien banale la neige dans nos pays du nord. Chacun sait bien ça qu’aux premiers soleils d’hiver elle reviendra tout blanchir, recouvrir encore les coteaux, les arbres, les toits, comme l’an passé… comme tous les ans écoulés et enfuis dans les siècles éteints. Mais cette fois, elle recouvrirait quelque chose de plus.

Ils y avaient songé tout de suite eux, Claude et Julienne, à ce quelque chose qui était une tombe dans le cimetière et qui renfermait le cadavre du vieux Claude qui ne devait plus sourire maintenant. C’était si froid là-bas, sous la neige, quand il aurait été si bien à côté de son fils, assis devant l’âtre lui aussi.

Et la pauvre mère, sans parler, se hâtait, empilait les plats, les serrait pour s’en aller, à genoux au pied de son lit, faire une fervente et chaude prière, si chaude qu’il lui semblait qu’elle irait le réchauffer sous son sol glacé, sous les sapins morts.

…Puis toujours le même pétillement de grésil dans les fenêtres.

Elle était d’une tristesse plus morne, infiniment désespérante, l’humble chaumière des Drioux sous ce commencement, de neige qui s’entassait aux portes et l’ensevelissait peu à peu. Elle n’était pourtant déjà pas gaie, même sous les plus éblouissants rayons d’été, même quand, au lieu de la neige, c’étaient les feuilles des cerisiers, les longues plantes poussées tout près, qui en caressaient les vitres.

Et maintenant que tout était disparu, les feuilles, les fleurs, les tendresses du père Claude, le sourire de Fernande, le vent et le grésil venaient seuls susurrer leur musique grêle.

Comme elle était bâtie sur un renflement de la côte elle paraissait suffisamment large et haute ; mais, en y entrant, elle devenait petite, basse. Les épaisses solives profondément fendillées, qui semblaient attirer le plafond plutôt que le soutenir, prenaient trop d’espace et il fallait un certain temps pour y habituer ses poumons à respirer à l’aise. Mais ça venait vite, tant tout était propre, bien frotté, sentait bon.

Dans un coin on voyait, sur les rideaux suspendus au plafond par une tringle en fer, se dessiner en ombre la forme d’un lit, ses deux oreillers superposés. Un peu à droite, près d’une table sous la fenêtre, il y avait une huche. À gauche, une longue armoire brune était appuyée aux murs ; elle s’ouvrait par deux portes parallèles en deux compartiments semblables ; l’un contenait la maigre lingerie de la maison, les couvertures, les serviettes, l’autre la vaisselle. Et quand quelqu’un marchait lourdement, on entendait les assiettes et les plats qui dansaient avec leurs cliquetis particuliers.

Sur l’autre côté du logis dont il occupait tout le pan, il y avait encore un immense meuble noir et fruste, sans porte, sans tiroir, étendu le long du mur comme une boîte couchée.

Pendant le jour ce pouvait être un banc, car on s’asseyait dessus tout naturellement ; le soir, ça se disloquait, ça s’entre-bâillait sur le flanc comme une huître et ça devenait un lit.

Enfants, les poings sur les yeux, ils avaient tous dormi là-dedans leurs premiers rêves, les petits Drioux. Maintenant, que Claude grandi avait hérité de la chambre d’honneur sous le toit, ce meuble ne s’ouvrait plus.

Tout autour du logis, suspendus avec ordre, c’étaient des herbes sèches en paquets, un costume de travail à Claude, une capeline à sa mère, des ustensiles de cuisine à côté de l’armoire, un portrait jauni de Papineau, une vieille croix sans Christ, puis une image ancienne de Pie IX.

C’était là la maison de Claude et de mère Julienne.

… Comme la neige crépitait toujours, chuchottant toutes ses tristesses glacées, un silence pénible qu’ils ne savaient pas comment rompre, s’appesantissait sans cesse davantage sur eux. Claude feignait de ne point voir la contention évidente et voisine des larmes qui était prête à se trahir chez sa mère, et il n’osait point parler, n’étant pas très sûr lui non plus de la fermeté de sa voix…

Oh ! s’il avait pu faire du bruit, étouffer ce grésillement continuel. Mais comme c’était impossible il s’occupait tout doucement à caresser de la main son fidèle Gardien. Il avait senti cela, sans doute lui, le bon chien, que le chagrin seul veillait au foyer, car il avait appuyé sa tête sur la jambe de Claude, fixé sur lui ses bons yeux demi-clos comme dans une manière de vouloir pleurer ensemble.

… À la fin quelque chose comme un frisson les agita… Il faisait froid. Plus que quelques tisons dans l’âtre… Alors ils reconnurent que c’était l’heure du sommeil.

Quand Claude eut atteint l’escalier, le pied levé pour monter à sa chambre, certain que sa voix ne se briserait pas :

— Bon soir, vieille mère…

Il n’attendit point la réponse à cause de la peur qu’il avait d’entendre un sanglot en retour. Et ayant rapidement escaladé les marches, il jeta un coup d’œil sur ses blanches fleurs, puis il s’étendit sur son lit.

Comme il faisait froid sous le toit, que le vent soufflait encore, que la neige crépitait toujours, il ne renvoya point son chien qui était doucement venu se coucher sur ses pieds, les réchauffant de son corps et de son haleine tiède.


VIII


Elle dura ainsi deux jours, la neige, puis elle cessa, puis elle recommença de nouveau quelque temps après, crépitant et grésillant toujours, jusqu’à ce que tout fut recouvert, capitonné d’ouate d’une blancheur éblouissante qui faisait mal aux yeux.

Ceci donnait au logis des Drioux l’apparence d’une fantaisiste petite cabane… une vraie grotte de fée. Et quand la mère Julienne, les jours de grand froid, apparaissait à la porte au milieu d’une jaillissante nuée vaporeuse qui l’embuait, on cherchait des yeux sa baguette.

Oh ! si elle n’avait pas de baguette magique, elle n’en « souhaitait » pas moins cependant.

… Elle souhaitait du bois au foyer pour l’hiver, les épis de la moisson bien pleins, pas de clavelée à ses moutons, que sa vache eût un lait abondant, puis encore elle souhaitait à son vieil époux mort un éternel et calme repos… et aussi plus tard, pour son fils Claude, une bonne petite femme qui la garderait avec elle, qui ne dérangerait point son pauvre lit blanc, derrière les rideaux, et dont en retour elle chérirait les jeunes enfants. En même temps, ses mains esquissaient d’avance des mouvements de caresse sur des têtes blondes.

Mais parfois aussi, quand elle songeait à ce dernier rêve de toutes les vieilles mères, elle essuyait bien vite ses paupières tout à coup humides… Si celle-ci allait être une méchante femme dont elle ne pourrait point caresser les petits blondins, qui la chasserait de son foyer, qui endeuillerait les printemps de Claude et à elle ses derniers automnes…

Alors son cœur se serrait, se déchirait et lorsque son fils rentrait de son travail ou d’ailleurs elle prenait inconsciemment un regard fouilleur, inquisiteur, divinatoire, pour lire, bien au fond de ses yeux, s’il y pensait lui aussi à ce danger menaçant de mauvaise femme. Oh ! ça paraissait lui importer peu cependant, à Claude, les méchantes comme les bonnes…

Pour faire comme les autres jeunes hommes, pour faire aussi plaisir à sa mère qui insistait, le voyant toujours si triste, il allait bien quelquefois avec Jacques à certaines réunions chez les voisins, à la Sainte-Catherine, le soir de la messe de minuit, le mardi-gras, mais sans jamais s’amuser beaucoup.

Tous les autres, par exemple, oh ! ils riaient bien, eux, s’en donnaient. Lui, ces chants, ces danses, ces godailles, l’ennuyaient plutôt. Et à dix heures, à cause de sa mère qui avait peur seule au logis, disait-il, il était toujours content de s’en retourner.

C’est qu’au fond il aimait mieux sa mère que tout ça.

Elles étaient meilleures les petites veillées passées avec elle ; meilleurs leurs entretiens naïfs dans la demi-ombre où ils s’embrumaient parfois, la lampe baissée.

Les soirs que Jacques venait après le souper fini, qu’il l’entendait cogner aux planches du perron ses grosses bottes pour en secouer le grésil et la neige, il lui semblait alors qu’il n’y avait rien de bon comme ça. Il accourait au-devant de lui dans un élan, le prenait gaiement par les épaules et l’entraînait comme un enfant s’asseoir sur le grand sofa brun.

Après. Jacques, qui se laissait faire en riant, lui racontait des histoires intimes, des tours amusants qu’on lui avait appris, après la messe le dimanche, sur le compte de Julie Legault, de Gertrude, de la petite Louise Breton, du grand Magloire ; et la vieille Julienne, prêtant l’oreille souriait en les écoutant.

S’ils en parlaient beaucoup des filles, c’était toujours en se moquant d’elles, dédaigneux tous les deux, par exemple. Jacques ne les toisait jamais que du haut de sa crânerie et de son indifférence de garçon sauvage « qui connaît ça » ; Claude, comme s’il n’en rencontrait jamais qui valussent seulement la peine qu’on se retournât pour les voir.

Et blaguant ainsi dans leurs entretiens, il était toujours « déjà onze heures » quand ils pensaient au sommeil.

Alors, Jacques repartait avec un « bonsoir, Claude, » où il mêlait une dernière réflexion d’ironie cosmique et fine sur le compte de celle-ci ou de celle-là.

Ils les passaient toutes à peu près ainsi, leurs longues soirées d’hiver, dans un calme tranquille et reposant. Mais le jour, c’était le dur charriage du bois pour l’été suivant, par des chemins péniblement battus ici et là, à travers les neiges entassées sous les arbres des forêts ; c’était le monotone battage des grains sur l’aire dans les granges ; c’était la litière, la nourriture régulièrement distribuée soir et matin aux bestiaux. Ils appelaient ça « faire le train. »


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Les soirs que Jacques venait après le souper fini, qu’il l’entendait cogner aux planches du perron ses grosses bottes pour en secouer le grésil et la neige…

Jacques et Claude s’échangeaient du travail, s’entr’aidaient pour les manœuvres difficiles, trop fatigantes aux bras. Et la besogne, ainsi moins ennuyeuse à deux, devenait en outre plus aisée et plus rapide à remplir.

Les semaines ne duraient pas beaucoup ainsi employées ; l’hiver était vite écoulé.

… Et un bon matin, où le soleil plus chaud commençait à fondre les glaces, ce fut mars ; puis bientôt avril, avec les premières pousses frileuses et les tendres bourgeons pointus ; puis le gazon verdoyant partout, les arbustes, les plantes, les feuilles et les fleurs aux rebords des fenêtres, aux rebords des ruisseaux ; puis une lumière d’or, puis enfin un parfum suave et enivrant qui était l’odeur délicieuse de mai.


IX


Tout souriait.

C’était en plein soleil, en pleine et luxuriante végétation. Le printemps avait tout réveillé à la vie, et, dans son petit champ, lui aussi joyeux de sourire à sa manière, Claude travaillait à ses semailles.

Marchant d’un pas lent et martelé, il jetait à pleines mains, dans un grand geste circulaire, l’avoine, le blé, toute l’ondée vivante de la semence dont il aspergeait le sol, certain que celui-ci la lui rendrait plus tard en la décuplant.

Il se sentait presqu’heureux lui-même, comme arraché maintenant au charme triste qui l’assombrissait toujours. Ses yeux ne se reposaient tout autour de lui que sur des choses vertes, couleur d’espérance.

Au loin, sur la pente d’un coteau voisin, il voyait Jacques qui hersait la terre ; il le distinguait bien. Aussi le regardait-il souvent pour juger s’il avançait vite dans sa besogne. S’il le voyait arrêté un instant, il en arrangeait tout de suite la raison dans sa tête : une pierre dans les dents de la herse… une motte de terre durcie, une boucle brisée au harnais…

Ensuite il regardait ailleurs, toujours distrait, faisant son grand geste de semeur dans la limpidité cristalline du ciel.

En même temps, il songeait : C’est vrai, mai ajouterait bientôt autre chose à l’embaumante verdure qui croissait de partout… La grande maison abandonnée des Tissot se rouvrirait ; comme les années passées, il en jaillirait par les fenêtres des accords tendres, des chuchotements de notes et de roulades, des chansons joyeuses qui viendraient égayer les alentours, glisser sur les flots du Richelieu… Il se proposait d’aller encore les entendre, en secret…

Il songeait toujours Claude, distraitement… puis ce serait aussi Fernande… oui, en lui-même il avait simplement prononcé : Fernande… C’était singulier, ça ne lui était pas venu à l’idée de dire : mademoiselle Fernande.

Il ne savait pas si, tête nue, cueillant des fleurs en route, elle reviendrait comme l’an dernier, les jours tièdes, visiter sa mère ou chercher le lait et la crème. Oh oui, elle viendrait bien… D’abord, cette pauvre vieille mère, si seule maintenant, serait si contente de la voir souvent…

Tout à coup, il s’arrêta, inquiet, sa main figée dans son geste de semeur ; … si elle n’allait point quitter la ville, Fernande, si elle allait rester là tout l’été… Ceci le rendit soucieux ; et il se représenta combien ce serait triste… pour sa mère…

Après un moment, sa main reprit de nouveau son mouvement régulièrement balancé.

… Depuis trois jours, il travaillait sans relâche, se levant avec l’aube pour ne se coucher que tard dans la nuit, et l’ensemencement de son lopin de terre était presque fini. En retour, il mangeait comme un loup, l’estomac en feu, aiguisé par la dépense de forces qu’il faisait. Le quatrième jour, vers trois heures, dans le même soleil éblouissant et les mêmes songes, il redescendit de son champ, intimement satisfait à cause de ses semailles maintenant achevées.

En entrant, le logis lui parut plus gai, sentant bon par un reste d’odeur de lavande qui flottait et parfumait l’air. Chez la vieille Julienne, toutes les rides de son visage semblaient se plisser dans une vague contention de bonheur intérieur.

Gardant ses rides souriantes, elle se plaça, la bonne mère, toute droite devant Claude, comme pour lui dire :

Devine…

Oh ! il avait tout de suite bien deviné… Ces beaux jours de mai, l’air heureux de sa mère, cette fenêtre ouverte, vite entrevue là-bas à la dérobée à travers les arbres, surtout ce parfum flottant de lavande qui continuait à embaumer… Mais il faisait mine de ne pas comprendre, prenait une expression faussement mystifiée…

Alors comme elle l’interrogeait toujours des yeux et que lui ne voulait rien répondre, elle lui raconta que les messieurs leurs voisins étaient arrivés de la ville et que mademoiselle Fernande, encore bonne et jolie, était entrée une seconde lui dire bonjour en passant.

Claude, jouant l’indifférence, fit ah !… presqu’un petit ah ! désappointé… Est-ce que cette nouvelle lui importait ?… Pourquoi donc tout ce mystère ? Il y avait tout ça dans sa figure.


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…Toujours faisant son grand geste de
semeur dans la limpidité cristalline du ciel.

La bonne vieille avait été douloureusement déçue par le ton froid et insouciant avec lequel son fils avait accueilli ce qu’elle avait tant hâte de lui dire. Elle, qui s’était fait une si grande joie, durant le jour, de lui annoncer l’arrivée de leurs voisins, voilà qu’elle se butait à un sentiment presque de dédain chez lui…

Alors, pour l’attendrir, elle lui expliquait combien ils étaient bons pour eux, les Tissot, la touchante condescendance qu’ils leur avaient montrée, l’automne dernier à l’occasion de la mort du vieux Claude, les largesses dont ils les comblaient… Elle les aimait bien, elle, et comme ça la chagrinait de voir qu’il restait insensible et dur en face de ces marques de généreuses sympathies.

Claude, tout en approuvant les réflexions de sa mère, continuait à faire montre d’indifférence et, avec un air ennuyé, il se dérobait bientôt aux paroles attendries au moyen desquelles elle voulait absolument le convaincre et le pénétrer.

… Cependant un peu plus tard, la pauvre vieille s’apercevait tout à coup que son fils avait oublié de soigner ses chevaux, que les poules picoraient dans ses sacs d’avoine éventrés dans la cour, qu’il allait et venait sans cesse dans la maison sans savoir ce qu’il cherchait bien… Brusquement elle le vit partir en courant, gambadant malgré lui, comme un fou.

Gardien aussi gambadait, jappait à sa suite, sautant après lui, pour lui mordiller les coudes, en bon chien… Oui, Claude courait, ne sentant plus la fatigue ; ça n’allait plus assez vite de marcher maintenant.


X


Mais cette demoiselle Fernande, vous ne la connaissez toujours pas encore.

Oh ! ce n’était pas qu’elle fût belle, non, mais jolie par exemple… très jolie.

On aime mieux les jolies filles que les belles qui trop souvent payent leur beauté physique de leur laideur intellectuelle.

Fernande était jolie, elle, de figure, de taille, d’esprit, de sentiment, de cœur, de tout.

À la campagne, n’est-ce pas, les gens des villes ne s’occupent plus guère de toilette, ils deviennent un peu paysans ; et Fernande était heureuse de se faire tailler, suivant ses caprices, des costumes tout simples et unis, d’indienne, de mousseline légère, afin que son corps fut aussi libre sous l’étoffe flottante que son esprit sous le grand air du Richelieu.

Ainsi habillée, elle n’était que plus gentille et adorable ; toujours noble jusqu’aux ongles.

Ses longs cheveux blonds, elle les laissait flotter par insouciance de jeunesse, pour que rien ne fut gêné chez elle. Même sa tête, quand elle courait dans les bois, sur les grèves voisines, elle ne s’inquiétait guère de la couvrir, excepté sous les grands soleils brûlants : ce qui à la fin de l’été brunissait avantageusement sa figure, atténuait le léger bistre de ses yeux doux et sérieux.

Sa bouche, par exemple, était rieuse comme pour se moquer de la gravité singulière de ses yeux. C’est que son cœur était bon et tendre, encore imprégné de cette rosée du matin de la vie qui est l’innocence et que chez elle la joie de vivre se traduisait par ce sourire constant de ses lèvres.

Et chez ses parents quels soins à son égard ; quelles gâteries indicibles, quelles prévenances inouïes, sans nom, ne lui prodiguaient-ils point ! Ah ! c’est qu’ils avaient eu une autre Fernande déjà, qui riait elle aussi de ses lèvres vermeilles, qui avait aussi de longs cheveux blonds et de grands yeux graves et lustrés et qui s’en était allée un vilain soir gris d’automne… son sourire à jamais éteint, ses yeux à jamais fermés. … Mais non, pourquoi cette crainte inutile ?… Celle-ci était si rose, son teint de pêche si vif, ses fines dents blanches si prêtes à mordre à l’avenir, à l’amour prochain.

Oh ! laissez-là donc rire cette Fernande aux yeux graves.


XI


On était déjà en août.

En août, l’époque des blés murs, des cerises fauves, des framboises savoureuses.

De partout dans les champs, apporté par les brises, glissant sur les flots d’épis, tremblant sur les feuilles, on entendait un singulier bruit, métallique et cristallin à la fois. D’abord aigre et grinçant, il s’achevait subitement en rapides vibrations musicales.

Puis à chaque instant ce bruit se répétait de tous côtés, comme un grincement régulier de lime. Et se mêlant aux cris des cigales, cette petite musique drôle finissait par bercer et étourdir.

En effet elle berçait les faucheurs, car, à chaque coup en dzing-dzing de leurs longues faux luisantes dans les grains, ils se balançaient avec des hans ! profonds d’accablement.

Claude en était de ces faucheurs. Depuis le matin dans son champ, il faisait de son côté sa musique claire et vibrante et ses hans ! sourds.

Au midi, une autre musique plus puissante courut en ondulations retentissantes au-dessus de leurs têtes. Ils déposèrent alors leurs faux sur les andains, tirèrent leurs larges chapeaux de paille, et la tête inclinée, ils s’étaient mis à réciter l’Angelus.

Tous les jours, du petit campanile de leur vieille église, des sons joyeux de cloche s’échappaient ainsi par volées sonores qui allaient égayer les alentours.

Le matin, avec l’aurore, avec les buées pâles qui flottaient partout, avec le bruissement général des choses, le midi, au milieu des chansons des cigales et des grillons, le soir, avec les flèches pourpres du soleil couchant, à l’heure des lentes mélopées campagnardes, on entendait cet égrènement de notes puissantes qui s’éparpillaient en cadence harmonieuse.

Alors les paysans, dispersés partout sur les plaines et les coteaux, s’arrêtaient subitement dans leurs travaux, leurs fourches, leurs râteaux, leurs faux à la main, immobilisés dans le dernier geste où l’Angelus les surprenait.

Ce n’était pas en réalité pour réciter les mots latins que cette prière contenait qu’ils cessaient, ainsi de travailler, car la plupart les ignoraient ; ils marmottaient bien au hasard quelques oraisons, mais la vraie prière, c’était la cloche elle-même de leur village qui la disait. Et quand ils se tenaient tête baissée, le front songeur, c’était plutôt pour prêter leur adhésion à cet appel que les volées de cloches faisaient entendre vers le ciel.

Angelus domine annunciavit Mariae… Ceci ne disait rien aux paysans, ils ne pénétraient pas le sens de cette phrase : mais ce qui symbolisait, résumait leur profession de foi, c’était l’Angelus, simplement l’Angelus qui se traduisait pour eux, d’abord par trois tintements vigoureusement martelés, puis par une éclatante carillonnée.

À ce moment, les vieux, les jeunes, qui demandaient à la terre le pain quotidien, prosternaient un instant leur esprit devant ce quelqu’un de grand et de puissant qui peut faire les moissons abondantes ou les anéantir à son gré, et une éjaculation muette de leur cœur montait suppliante vers lui.

Claude, dès son âge d’enfant, avait vu avec respect son vieux père cesser son travail pour prendre au son de la cloche cette attitude solennelle de l’homme qui prie et il avait acquis cette habitude à son tour.

Angelus… il jetait bien un moment un regard furtif vers ce ciel dont devait lui parler la prière latine, mais maintenant qu’il était plus âgé, plus en possession de ses facultés de cœur et d’âme, des visions rapides d’autres paradis qu’il imaginait lui traversaient l’esprit.

Le vrai paradis, celui d’en haut, était si loin, si insaisissable et vaporeux, que ses conceptions ne parvenaient jamais à le tirer de l’indécision du rêve et tout de suite Claude se perdait dans des distractions infinies.

Angelus… Les cloches qui le lui annonçaient de loin, trois fois le jour, lui apportaient encore d’autres pensées, d’autres méditations ; souvent, son chapeau enlevé, sa faux à ses pieds, l’esprit absent, il restait immobile, longtemps après que les dernières ondulations se fussent évanouies dans les creux lointains des collines de son pays, à poursuivre des chimères qui l’entraînaient loin des évocations pieuses.

Angelus… Avec une joie intime, il écoutait, comme une jolie musique, ces tintements sonores qui se renflaient et s’adoucissaient en vagues aériennes sous les rafales tièdes. Cependant, — chez lui comme chez la plupart des paysans qui ne faisaient alors simplement qu’un acte de recueillement et d’humilité — il y avait déjà quelque chose de suprêmement majestueux et de touchant rien que dans l’attitude.

Angelus… Ensuite, machinalement, souvent sans déranger le cours de ses idées, il reprenait son outil de travail et se remettait à la tâche.

Comme Claude tenait encore son chapeau à la main, qu’il y avait tout droit devant lui, le long de la haie, un cerisier dont les branches pendaient courbées sous le poids des grappes savoureuses, il pensa à sa mère…

Il lui ferait ce plaisir, en allant dîner, de lui apporter des cerises ; et en hâte, tête nue, il abaissait les branches, en arrachait les grappes, avec des feuilles parmi, à pleines mains.

Maintenant qu’il avait rempli son chapeau, il s’en allait du pas fatigué et distrait du paysan. Pour atteindre plus tôt le grand chemin, il longeait depuis quelques instants un bout de sentier caché sous les arbres… Soudain, il entendit tout près comme le souffle doux d’une haleine d’enfant :

— Bonjour, monsieur Claude…

Oh ! cette voix qu’il reconnaissait ! elle lui fit peur… Il sursauta et se mit à trembler, ne sachant que faire, honteux et embarrassé de son chapeau plein de cerises. En même temps, c’était comme un bruit de galop rapide dans sa poitrine. Il aurait voulu fuir… mais il ne le pouvait pas… ces deux grands yeux bons et vifs qui le regardaient en souriant.

À la fin, en réponse, en portant gauchement à sa tête sa main libre pour saluer : Bonjour, mademoiselle. Il devint très rouge d’une marée subite de tout son sang à ses joues. Et il resta tout droit, immobile, les yeux baissés.

Elle s’était appuyée sans aucune gêne sur la rustique clôture qui les séparait et elle le questionnait tranquillement :

…Comment allait sa mère… si c’était fatigant sa rude besogne de paysan… si sa moisson était abondante…

Lui, tout étourdi, ne répondait que par signes, par brefs monosyllabes, par bouts de phrases hésitantes et incertaines comme dans une peur affreuse de se tromper et d’être ridicule. Toute son allure aussi signifiait : Pourquoi ne s’en va-t-elle pas celle-là…

Fernande, sans paraître s’en apercevoir, lui parlait encore :… Elle le trouvait un peu changé, il lui semblait : c’est vrai qu’elle ne l’avait pas vu depuis longtemps, l’an dernier, à l’occasion de la mort de son pauvre père… Oh ! elle avait alors ressenti beaucoup de chagrin à cause de la vieille Julienne, à cause de lui aussi. Claude ; et en disant ça, elle le regardait avec ses bons yeux francs comme pour lui renouveler encore l’expression de sa sympathie… Puis, étaient-ils toujours de grands amis, Jacques et lui ?… Achevaient-ils leurs moissons ?…

Claude lui aurait bien mieux et plus longuement répondu, si elle ne l’avait pas tant regardé aussi ; il fuyait ce regard qui l’intimidait ; et puis ce chapeau plein de cerises qui paralysait ses gestes, son pantalon qu’il savait déchiré au genou, tout cela lui donnait un air qu’il sentait gauche et qu’il ne pouvait pas rendre naturel.

Mais elle, en vraie fille d’Ève, ceci l’amusait ce grand garçon si brun qui paraissait tout intimidé en sa présence et elle continuait toujours à lui parler… oh ! doucement, par exemple, comme pour lui bien faire voir qu’elle comprenait, va, et que ça ne l’occupait guère sa tenue de travail et la déchirure de son pantalon.

Alors, elle lui demandait des choses enfantines et toutes naïves.

… Il répondait un peu plus à l’aise maintenant, disait des phrases complètes sans s’arrêter et sans trop s’embrouiller dans les mots. Il lui racontait qu’il achevait sa récolte… en avant de tous ses voisins… quoique seul maintenant pour travailler… C’est qu’il n’était pas très étendu son champ… Ah ! non… dix arpents environ… jusque-là, elle voyait bien, et de la main, il lui désignait là-bas la clôture qui le bornait derrière une haie de petits arbres feuillus.

Elle aussi lui apprenait ses affaires, lui faisait des confidences… Ainsi, la hâte qu’elle avait chaque année de revenir, le plaisir de retrouver ses fleurs et ses grands arbres, de courir partout… Que c’était donc bon, lui disait-elle, l’odeur d’ici après celle des villes… Là, ce n’était que de la fumée, que de la poussière, que des petits morceaux de soleil terne, puis du bruit, le jour, la nuit, tandis qu’ici… C’était toujours une vraie fête pour elle son retour à la campagne, et elle y pensait longtemps d’avance… Elle se sentait mieux tout de suite, plus forte, plus en appétit … ici, elle trouvait tout bon…

Claude l’écoutait avec intérêt sans rien dire.

Quoique profondément troublé en sa présence, il aimait presqu’autant qu’elle ne partît plus à présent…

Même il désirait qu’elle continuât à lui parler encore, et il cherchait rapidement dans sa tête des mots pour prolonger la conversation et la retenir ainsi plus longtemps… mais il ne trouvait rien… rien…

Alors Fernande, tout à coup, en le regardant :

— Oh ! Les belles cerises que vous avez…

Ceci le troubla beaucoup d’entendre cette réflexion. Il sentait bien qu’il devait lui en offrir, mais il ne savait comment le lui dire, et il sentit une nouvelle marée rouge qui envahissait son visage, embrouillait ses yeux.

Il se risqua à la fin, car elle se préparait à s’éloigner :

— Oui, des cerises que j’apportais à ma mère…

Puis, dans un effort :

— Les voulez-vous ?… reprit-il.

— Non, simplement une grappe, répondit-elle avec un charme exquis… Non, monsieur Claude… merci…

Elle avait avancé ses doigts… mais il refusait, voulait lui en donner davantage… voulait les lui donner toutes…

Alors, comme elle tendait son tablier blanc, Claude, pâle à présent et tout bouleversé, y vida malgré elle le contenu de son chapeau, toute sa cueillette de cerises.


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Mais elle, ceci l’amusait ce grand garçon si brun qui paraissait tout intimidé en sa présence et elle continuait toujours à lui parler…

Elle eut un air contrit. Puis douloureusement, comme pour reprocher :

— Et pour votre vieille mère, Claude ?… Alors c’est moi qui lui en porterai…

C’est vrai, il n’y avait plus pensé, lui, tout au grand trouble qui l’agitait de la tête aux pieds…

— Ah ! non ! gardez-les, mademoiselle Fernande, répondait-il…

… Il ne savait plus comment arranger ça… il éprouvait du plaisir et de la peine à la fois…

… C’était pourtant vrai, sa mère… Ses lèvres tremblaient ; il se démenait sans savoir…

Puis joyeusement tout à coup :

— Non, gardez-les, je vais courir lui en chercher d’autres.

Ceci accommodait tout. La joie soudaine de Claude rejaillissait sur Fernande qui ajoutait de ses lèvres roses déjà reprises de leur doux sourire habituel :

— Comme ça, c’est bon… allez tout de suite.

Et comme elle s’éloignait :

— Au revoir, monsieur Claude…

Alors, Claude, très vite, à la course à travers les pièces ensemencées, retourna en chercher… des cerises pour sa mère… plein son chapeau.

… Comme il rentrait en retard pour son repas, encore essoufflé de sa précipitation, perlant les sueurs fines :

— Pauvre vieille mère… comme j’ai travaillé dur, va…


XII


… Au revoir, monsieur Claude…

Il entendait toujours la voix qui le lui avait dit. Et à la musique grêle de ses puissants coups de faux dans les blés se joignait une petite harmonie intime et suave qui le faisait un peu sourire par moments, puis qui le rendait ensuite sombre, très sombre.

Une foule de choses vagues et indifférentes auparavant lui revenaient à l’esprit dans un tumulte de rêve. Cinquante visions, oubliées ou éteintes dans le lointain de sa jeunesse, accouraient et tenaient sa pointée dans une agitation désordonnée.

Son andain fini, après avoir rapidement essuyé du revers de sa manche son front mouillé, il en reprenait un autre. Et toujours ces choses bizarres qui revenaient, qui le troublaient d’une manière si étrange

C’étaient des ressouvenirs de son enfance, les fois qu’il avait suivi ses grands frères dans les bois inclinés de la montagne, les nids d’oiseaux qu’il avait découverts et gardés en secret dans les touffes vertes, les périls qu’il avait courus, enlevé par les bourrasques soudaines du Richelieu, poussé au loin jusque sur l’autre rive…

C’étaient encore des projets un instant caressés, abandonnés ensuite tout à coup… Puis à propos de rien, sans transition, en face de lui, deux grands yeux doux qui le regardaient, une petite bouche qui lui disait :

— Au revoir, monsieur Claude.

… Il l’avait pourtant déjà rencontrée, elle, pas souvent par exemple, deux ou trois fois seulement, car il fuyait toujours, en donnant un prétexte quelconque à sa mère, quand il la voyait venir à travers les arbres. Mais, seul avec elle, c’était la première fois ; la première fois aussi qu’ils s’étaient parlé si longuement.

Oh ! ce n’est pas qu’elle… qu’elle… il cherchait le mot… qu’elle l’ennuyait, non, mais elle l’intimidait … C’était singulier… ça avait été ainsi dès leur première rencontre.

Il s’en souvenait bien de cette rencontre… Il était avec Jacques, tous deux debout dans un lourd chariot à foin. Ils se racontaient, en riant comme des fous, l’aventure impayable arrivée au grand Nicholas, leur ami ; puis, la voyant venir, tête nue sur la route, ils n’avaient, plus rien dit. Lui ne l’avait pas beaucoup regardée, car ce n’est pas bien de dévisager trop les gens, mais l’autre, Jacques, l’avait suivie longtemps du regard, cherchant à la reconnaître probablement.

Une fois qu’elle fut passée, il resta une odeur de lavande. Jacques, sans ne plus avoir envie de rire, son histoire oubliée, lui avait demandé, surpris, qui était cette belle jeune fille.

Lui le soupçonnait bien, car il savait qu’une nouvelle famille — des messieurs de la ville — était devenue leurs voisins, mais il n’avait pas daigné répondre, déjà gêné et comme ressentant un malaise inconnu… Qu’est-ce que ça lui faisait à Jacques, d’ailleurs ? Elle ne serait toujours pas pour lui…

Ensuite, c’est quand son père était mort, l’automne dernier, qu’il l’avait de nouveau rencontrée… Il conservait encore en souvenir du pauvre vieux, les fleurs qu’elle avait déposées sur son cercueil… Qu’elle avait donc été bonne alors pour sa mère !…

Il s’assit un moment sur une javelle pour se reposer un peu et débrouiller ses idées en même temps, mais il ne le put.

… Au revoir, monsieur Claude, encore…

C’était là, devant lui, près de ce tournant de route, qu’il venait de vider, dans son tablier sentant toujours la lavande, son plein chapeau de cerises. Tout d’abord, oui, il s’était senti pris de sa même gêne sauvage devant elle, mais ensuite, il se l’avouait intimement, il lui avait parlé assez à l’aise… Si son pantalon — comme par exprès, car sa vieille mère Julienne le tenait toujours si proprement — n’eût pas été tant déchiré au genou, aussi…

Quant à ses cerises, vraiment, il ne savait pas comment il s’était décidé à les lui offrir. Elle avait dû le trouver singulier ; peut-être s’était-elle même moquée de lui ?… Elle aimait tant à rire… Plus il y pensait maintenant, plus il trouvait qu’il avait été gauche et ridicule ; plus il restait stupéfié de sa propre audace — lui, ce paysan… elle, cette demoiselle…

Non, jamais, il n’oserait paraître devant elle à l’avenir, se prévoyant plus honteux, plus sauvage.

Pourvu qu’elle ne le dise point à sa mère.

En lui-même, ne sachant pas bien pourquoi, ceci l’inquiétait plus que tout le reste, la crainte que sa vieille mère connût sa rencontre et sa conversation avec Fernande… Jacques aussi, il ne voulait point qu’il sût.

Or comme il avait eu beau s’asseoir, se secouer pour penser à autre chose sans y parvenir, il reprit sa faux et recommença d’abattre les blés.

… Monsieur Claude, à présent… monsieur…

— Elle seule l’avait appelé ainsi… Comme elles savaient des moyens, ces habituées des villes, que les paysannes de chez lui ne connaissaient point…

Ensuite il se mit à penser à un de ses amis qui en avait épousé une de ces citadines…

… Le pauvre garçon… C’est vrai que celle-là était vilaine, méchante, sans âme, ne souriant jamais, ne regardant qu’en dessous avec des yeux menteurs, tandis que…

Quand ce fut presque le soir, son chien Gardien arriva, sautant, par dessus les javelles, lui faisant toutes sortes de caresses et de folles gambades, comme content de le trouver à la fin. Alors Claude se sentit moins seul dans son champ et il ne songea plus ; toutes ses rêveries bizarres finies.

Il se mit donc à calculer combien sa pièce de terre lui rapporterait de minots de grain, ce que lui coûterait l’habit qu’il désirait acheter, si Jacques pourrait venir avec lui au village… Puis, plus tard, quand il descendit de son champ pour son repos du soir, il avait l’esprit encore libre de toutes préoccupations… Quelles platées, il engloutit, Claude, goulûment… En effet, en se voyant si dévorant, il se souvint : Il avait si peu mangé au midi… si peu… presque pas… à cause de…

… À la fin de la soirée, comme Jacques n’était pas venu, ça recommença dans sa tête somnolente des résonances douces, des échos tendres, des tintements légers qui bourdonnaient comme les notes éparses d’une vieille chanson dont on cherche l’air…

… Au revoir, monsieur Claude…

Peu-à-peu, la fatigue s’emparant de lui, il ferma les yeux.

Ça continuait bien encore de bruire dans son esprit, mais faiblement, venant de loin, s’adoucissant sans cesse comme un soupir qui va s’éteindre…

… Au revoir… monsieur… Et il s’endormit…


XIII


Quelle est cette voile ?… Ces amoureux-là ?…

Les vieilles mères, comme si cela les rajeunissait, sont toujours promptes à remarquer les couples — filles et garçons — qui passent.

Mais ceux-là étaient loin, balancés par les vagues endormantes du Richelieu, et ainsi difficiles à reconnaître à cause de la distance.

La vieille Julienne, de sa porte ouverte, les suivait du regard.

… Me semble… me semble… que c’est Bertha Lincourt avec son grand Louis, ce fainéant… non, pourtant, elle n’a point de robe blanche comme ça… Ce serait-il Julie ?… Mais avec qui alors ?… Elle ne lui connaissait pas d’amoureux à celle-ci. C’est peut-être rien que des promeneurs… il en vient tant…

Et la vieille retourna surveiller un moment sa soupe qui bouillait.

Elle revint bientôt, intriguée, pour les regarder encore.

Le vent les avait déjà beaucoup rapprochés de la rive ; alors elle reconnut vite mademoiselle Fernande, d’abord parce qu’elle était tête nue et ensuite parce qu’elle riait si joyeusement… elle seule savait rire ainsi… L’autre, assis en face d’elle, elle ne le connaissait point.

C’était un grand garçon pâle, vêtu d’un complet gris qui lui allait bien… La mère Julienne n’entendait pas ce qu’il disait tout bas, en regardant Fernande en plein dans les yeux, mais ça devait être très gentil, car elle riait de trop bon cœur.

Elle les vit ensuite accoster, tout devant sa maison, à un petit chevalet qui lui servait de lavoir, puis suivre un instant la berge pour atteindre la grande route.

En passant, Fernande lui dit : Bonjour, mère Julienne, et ils continuèrent tous deux.

Claude, qui s’en venait en même temps, les croisa malgré lui, instantanément saisi par sa mauvaise honte à la figure… et Fernande aussi avait rougi un peu, gênée elle-même probablement de se voir aux côtés de ce grand garçon pâle qui tout en marchant ne cessait de lui dire toutes sortes de choses.

Claude s’en venait dîner, mais tout à coup il n’avait plus faim, le visage sombre, distrait devant son assiette pleine. Sa mère cherchait à l’égayer, à le tirer de ce mauvais diable bleu qui maintenant le changeait à tout propos, mais il n’écoutait rien. Alors elle se mit à le questionner sur cet étranger, bien gentil d’apparence, vraiment à son goût… Oh ! oui, feraient-il un joli couple, hein ?…

Claude conservait son air renfrogné et ne répondait pas. Mais elle, la mère, reprenait toujours pour chasser les idées noires de son fils…

… Tout d’abord elle avait cru que c’était Julie, lui disait-elle… ils étaient là-bas, en chaloupe… Par exemple, elle l’avait vite reconnue ensuite… Ce serait-il un amoureux de la ville pour Fernande ?… Qu’en penses-tu, toi, Claude ?…

Alors celui-ci, d’un ton dur qu’il n’avait jamais eu auparavant :

— Vous m’ennuyez à la fin avec votre amoureux… Est-ce que je le connais, moi ?…

La vieille Julienne sentit sa poitrine se gonfler… Qu’est-ce qu’il avait donc son Claude ?… Elle le regardait… Puis longuement, à la dérobée, elle se mit à réfléchir à son tour… Non, jamais il ne lui avait répondu comme ça… Tout à coup il lui vint une idée étrange, bizarre, qui la fit s’arrêter longtemps. … Elle examina de nouveau son fils d’un profond regard divinatoire, puis, méditative, elle alla s’asseoir sans bruit devant une fenêtre qui était ouverte en face du Richelieu.

Elle aussi songeait…


XIV


… Mais avec qui donc parler de Fernande ?

Toujours des interminables songeries dans la tête, toujours des monologues silencieux… et cependant tenir toutes ces choses bien secrètes, bien cachées au plus profond de sa pensée.

Fuir devant une silhouette de jeune fille, baisser ton regard devant le sien, prendre des chemins détournés pour éviter de la rencontrer et cependant toujours la voir, toujours lui répondre, toujours la poursuivre.

Si Claude pouvait tout dire au moins, avouer tout bas à quelqu’un ce tourment de son cœur ; mais non, pas même à son ami Jacques, à qui il raconte d’ordinaire tous ses secrets comme en confession…

Au lieu de ça, faire dévier tout-à-coup la conversation au moyen de réflexions intempestives pour qu’un nom, toujours à l’esprit, ne vienne pas jaillir subitement des lèvres… et pourtant vouloir tant le prononcer, ce nom.

Avec qui donc en parler, de Fernande ?…

Seulement avec p’tit Louis… p’tit Louis le garçon du voisin… p’tit Louis qui n’a que dix ans, lui, qui ne pénètre pas au fond des choses, et qui raconte à Claude tout ce qu’il sait.

Ce sont deux bons amis aussi ceux-là.

P’tit Louis ne s’imagine pas, par exemple, quand Claude le laisse monter dans sa charrette ou l’attire dans son canot, que c’est pour qu’il répète devant lui le nom de Fernande, afin qu’il puisse l’entendre ainsi sans honte ni malaise.

P’tit Louis ne remarque point le joyeux rayonnement qui nimbe le front de Claude quand il dit que Fernande est bonne et que tout le monde l’aime ; pas plus qu’il ne soupçonne la cause de sa pâleur soudaine, quand il lui parle naïvement du visiteur étranger si pâle, en complet gris, qu’il lui apprend son nom : Arthur…

— Arthur… qui ? avait demandé Claude, presque gêné, cette fois… à cause d’un air singulier qu’il s’imaginait remarquer sur la figure de son jeune ami…

Ça, p’tit Louis, ne le savait pas… seulement son père avait dit qu’il était bien riche… Il ne savait pas non plus où il demeurait. Et p’tit Louis indifférent à ces questions, achevait :

— Veux-tu me le montrer, Claude, le nid de grives… tu sais bien… dans les branches…

Non, Claude n’avait point le temps… Puis tout de suite il reprenait :

— Est-il parti… l’étranger ?…

— Il croyait bien que oui… avec Fernande. Il les avait vus tous deux s’en aller ensemble, par là-bas…

Et p’tit Louis, après avoir, avec son insouciance d’enfant, causé cette dernière blessure au cœur de son grand ami Claude, s’en était allé voir seul le nid de grives…

… Ce fut alors la première fois que Claude s’interrogea sérieusement. L’interrogatoire fut long, difficile, interrompu à tout propos par des révoltes intimes de ton cœur.

Il n’était pas fou à la fin, raisonnait-il, bien déterminé à se convaincre que réellement non, mille fois non, cette Fernande ne l’intéressait pas. Ensuite il changeait ses arguments ; ses dénégations devenaient moins positives… Quand ça serait, d’ailleurs, concluait-il finalement, personne ne le saura jamais.

… Oh ! oui, comme il s’en occupait peu de Fernande… seulement ce soir-là, comme un malfaiteur, tremblant au bruit des branches cassées sous ses pieds, il se surprenait à épier par les fenêtres les ombres qui s’agitaient dans la maison des Tissot.

Comment avait-il été attiré là ? Il ne le savait vraiment pas. En effet, il était sorti de chez lui, apparemment pour se rendre auprès de Jacques, — il l’avait même dit à sa mère, — puis après quelques pas sur la grande route, il était revenu machinalement. Maintenant voilà qu’il se trouvait sous les arbres qui entouraient la maison de Fernande.

On s’amusait beaucoup à l’intérieur. Il en jaillissait des rires joyeux, d’harmonieuses romances, des accords, coupés de temps en temps par le cri d’enfant de Fernande. Et cette joie du dedans rendait plus poignante la peine qui veillait dans l’ombre au dehors.

Oh ! toutes les choses navrantes, que ces rires-là lui entonnèrent dans les oreilles et qui lui firent en même temps verser, sans plus aucun contrôle possible sur lui-même, de grosses larmes tièdes qui se précipitaient… tombaient pressées sur ses joues, descendaient sur ses lèvres, sur ses mains.

Tout à coup, il cessa net, étouffant ses sanglots dans un mouvement, décidé et brusque de sa volonté contre lui-même ; on eût dit qu’il venait de broyer son cœur.

Il tira de sa poche un grand mouchoir pointillé rouge, s’essuya les yeux et repartit dans l’ombre.


XV


… Pan — pan… pan — pan… pan — pan…

En automne tard, aux premières morsures du froid.

Ils étaient deux qui faisaient depuis le matin cette musique sourde de tambour martelé. L’un brun, l’autre blond ; l’un Claude, l’autre Jacques.

Pan — pan… pan — pan…

Tout vibrait et dansait dans la grange tant les coups drus et vigoureux de leurs fléaux s’abattaient avec force sur l’aire recouverte d’épis. Les grains de blé jaillissaient et se cognaient aux parois planchéiées des « batteries. » En même temps, à chaque coup, la paille, les foins accumulés en « tasseries » subissaient une brève secousse trépidante qui en faisait sourdre une fine poussière de pollen séché.

Les pauvres petits moineaux qui s’étaient tapis pour les jours froids de l’hiver menaçant, dans les jointures des chevrons du toit, se sentaient secoués par un choc persistant et venaient poindre, en voletant au-dessus des piles de foin, leurs têtes inquiètes, pour voir.

Ils jetaient des cris aigus, si drôles et si vifs, qu’on ne savait pas trop si c’en était de plaisir ou de détresse.

Sans cesser la cadence rythmée du battage, Jacques et Claude s’amusaient à les regarder voltiger. Parfois les moineaux s’approchaient peu à peu en sautillant, comme par envie de se passer sur ces bâtons luisants qui sillonnaient l’air de leurs angles rapides. Jacques aurait pu les saisir avec la main, mais il n’essayait pas, car il ne fallait point rompre le mouvement alternatif de la cadence.

Du train qu’ils y allaient… pan — pan… pan — pan ils auraient bientôt fini, nos deux gars.

Ils entassaient d’abord les épis en couches égales sur toute la surface sonore de l’aire, puis reculant pas à pas ils les frappaient hardiment de leurs fléaux, si vite levés, si vite rabattus. Et ils frappaient ainsi sans arrêt jusqu’à ce que tout fut égrené, haché par les coups répétés. L’airée finie, ils enlevaient la paille, raclaient le blé amassé comme des perles d’or sur les planches de la « batterie » et recommençaient.

Aujourd’hui Jacques était venu aider Claude ; demain, ce serait Claude qui irait. Ainsi, à deux, ils harmonisaient mieux la cadence.

Les fléaux se renvoyaient gaiement, en échos précipités, leurs sourds pan-pan, et à la longue, ça devenait comme un joyeux galop musical qui les tenait en mesure à deux temps et activait le buttage comme un accompagnement.

Des fois c’en était vraiment un… Pan — pan… pan — pan… et Jacques attaquait tout à coup quelques vieux airs du pays, d’anciennes chansons qui se conformaient mieux au rythme monotone des fléaux.

Le plus souvent c’était la mélopée écolière et si mélancolique, au refrain toujours repris de « Frère Jacques. » Elle s’adaptait si bien à la situation par l’air, par le nom, par l’espèce d’à propos des mots mêmes, que lorsque Jacques commençait, après un pan-pan d’attaque comme « l’une… d’eux » de l’orchestre, Claude reprenait tout naturellement à la suite, chantonnant, sans seulement briser le cours de ses pensées.


Frère Jacques !
Dormez-vous ?
Sonnez les matines,
Ding, dang, dong….


La balle volait, la poussière jaillissait de partout, brunissant le front trempé des batteurs, et les petits moineaux, enhardis par le bruit des chansons, lançaient plus fort leurs cris aigus dans les coins du toit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Frère Jacques !
Dormez-vous ?les matines,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Ensuite, ils s’étaient assis tous les deux, enfoncés jusqu’à la ceinture dans la paille. Un temps de repos entre les airées.

Tout à coup Jacques, avec sa mobilité brusque d’idées, son ton vite monté, sauvage et convaincu :

— Si cela enrichissait au moins, ces travaux fatigants et pénibles de la terre.

Claude le regardait doucement.

— Si cela nous enrichissait… mais non, toujours pauvres, toujours paysans… Que possèdes-tu, toi, Claude ?… un petit carré de terre, une humble cabane… moi, ça… et il désignait son fléau étendu sur la paille auprès de lui… Si nous le voulions, cependant…


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Du train qu’ils y allaient… pan — pan…
pan — pan ils auraient bientôt fini, nos deux gars…

Claude, toujours très doux, sans attendre la fin de la phrase, la connaissant d’avance pour l’avoir entendue déjà trop souvent :

— Mais, Jacques tu comprends bien que c’est impossible… Quitter ma mère !… Et qui sait, peut-être pour mourir là-bas, loin d’elle…

Oui, sa pauvre vieille mère, il y pensait tout de suite, quand Jacques lui confessait ses tentations de voyage et d’aventure… Peut-être pensait-il à quelqu’autre aussi… à Fernande… Peut-être y pensait-il en effet, car son front pâlissait toujours à ces moments-là maintenant.

— Nous reviendrons dans deux ans, insistait Jacques… dans un an, et nous en aurons de l’or, comme les riches… D’ailleurs j’en prendrais soin de ta mère, moi ; j’en prendrais soin jusqu’à ses derniers soirs… si tu mourais…

… Comme les riches… Claude avait répété tout bas cette phrase. Il entendait, sans le voir, Jacques qui reprenait :

— L’amour, la santé, la richesse, c’est tout ce qu’il y a de désirable sur la terre avec la franche poignée de main de l’amitié… Pourquoi ne point chercher à atteindre tout ça ?… Pourquoi les autres plutôt que nous ?… Nous ne sommes point faits d’ailleurs pour la vie que nous menons ; nous aspirons à autre chose… Avons-nous aimé une fois seulement ?… Pourquoi passons-nous si insouciants, sans même détourner la tête, parmi toutes les filles de notre condition ?…

Claude l’écoutait bien maintenant avec une certaine angoisse toutefois.

— Il y en a de jolies pourtant… continuait-il toujours… Louise Lortie, Berthe… Julie… Jeanne Lebrun… Moi, ce sont des filles, trop au-dessus de moi et que je n’aurai jamais, qui me plaisent… des demoiselles enfin… comme Fernande…

Emporté dans l’aveu plein de franchise de ses désirs ambitieux, Jacques avait nommé Fernande simplement comme il en aurait, nommé une autre. Mais Claude qui voyait sa poitrine se gonfler, se gonfler jusqu’à ne pouvoir plus respirer à l’énumération de noms que faisait son ami, craignait qu’à la mention de celui-là, un flot parti du cœur ne vint le trahir soudainement et il ressentait une angoisse affreuse l’envahir. En même temps, un brouillard vague, descendu devant ses yeux, troublait son esprit, fondait ensemble toutes les choses autour de lui, Jacques, les épis mûrs, les grandes solives en traverses, les rayures claires que faisaient les fentes des planches mal jointes de la charpente.

Heureusement, Jacques reprenait de nouveau :

— Oui, j’irai… C’est plus fort que moi ; je sens que j’irai un jour… seul alors. Je suis robuste comme deux, j’amasserai de l’or pour deux. Et je reviendrai ensuite te voir, Claude, pour partager.

Puis, gaiement, dans la mobilité de pensées qui lui était naturelle, il empoigna son fléau et se remit à battre avec vigueur.

Comme Claude, perdu dans son nuage, ne se joignait pas à la cadence, il entonna en parodiant :


Frère Claude !
Dormez-vous ?
Sonnez les matines,
Bing, bang, bong…


Alors les moineaux recommencèrent de crier, les grains de jaillir, les pailles de danser dans la grange.

Mais les vigoureux coups de fléau de Jacques n’offraient plus rien d’entraînant. Ils revenaient à trop longs intervalles, sans cadence, sans mesure, pan… pan… pan… martelés et tristes comme un glas.


Dormez-vous ?
Sonnez les matines…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Dehors, il y avait quelques rares petits brins de neige qui tombaient, si ténus, si légers, qu’ils flottaient presque dans l’air ; il y avait encore de lents attelages qui marchaient péniblement dans le grand chemin, cahotés… cric-crac… dans les ornières durcies ; et derrière un humble logis pointu, il y avait aussi une pauvre vieille mère, qui, dans ce commencement de crépuscule gris d’automne, ramassait des copeaux pour préparer le repas du soir.

Elle ne paraissait pas gaie, cette vieille mère.

… À la fin, Claude s’était relevé, comme étonné tout à coup, cherchait en secret à deviner les impressions intimes de Jacques ; il prit à son tour son fléau lentement, et compléta la cadence.

Cependant, il ne chantait plus…


XVI


… De nouveau l’hiver avec la neige blanche, la bise froide, les longs soirs tristes.

Depuis longtemps, dès avant les premiers jours ternes d’automne, elles s’étaient envolées toutes ensemble, les hirondelles, les feuilles jaunies et la douce Fernande.

Et depuis lors, entre la mère Julienne et Claude, il y avait moins d’abandon dans leurs épanchements, comme une espèce de gêne qui n’était sans doute pas de défiance, mais plutôt une vague sensation de peur réciproque d’éveiller certains soupçons toujours flottants.

Souvent ils auraient aimé à aborder différents sujets plus intimes, mais à chaque fois, par une mutuelle entente, ils s’accordaient au contraire à s’en éloigner, à l’idée d’un je ne sais quoi qui les détournait comme à l’approche d’un danger caché.

… Ah ! mais elle pleurait même ce soir-là, la mère de Claude.

… D’abord, ils s’étaient raconté diverses petites choses sur un ton qui devenait de plus en plus tendre. Ils paraissaient avoir envie de tout se dire, sans plus aucune arrière-pensée, et dans une effusion joyeuse, abandonnée, le nom de Fernande avait d’une manière imprévue jailli avec une louange des lèvres de la vieille Julienne…

… C’est vrai qu’elle pleurait…

Les broches rapides de son tricot s’étaient arrêtées. Sur elle, ses pauvres mains à grosses veines bleuâtres reposaient inertes, tenant encore les mailles dans une crispation inconsciente et son regard restait fixe, plongé loin, bien loin, à travers les murs, à travers la couche blanche de neige, à travers le sol… enfoncé jusque dans un lointain infini.

Elle voyait quelque chose dans cet infini confus : une jeune fille qui lui ressemblait et un jeune homme qui ressemblait à son vieux défunt Claude… une ressemblance de leur âge… d’amour, de leurs vingt ans, par exemple.

Et des ressouvenirs heureux de ce temps déjà si éloigné lui revenaient ; des scènes passées lui réapparaissaient. Elle se revoyait prise au cœur par l’attrait toujours charmeur de l’amour ; elle reconstruisait les châteaux qu’elle avait alors édifiés sous son mirage trompeur, et qui s’étaient ensuite écroulés, fondus, effacés ou transformés jusqu’à n’être plus en réalité qu’une pauvre chaumière.

Elle songeait comme elle l’avait aimé, son vieux Claude ; combien l’affection avait été réciproque entre ces deux enfants de paysans. De même classe, de même rang ; elle, joyeuse et naïve, n’écoutant que les symphonies dont son amour la berçait ; lui, follement enivré aux suaves effluves qui soufflaient sur son chemin ; tous deux heureux et rayonnants… Il n’y avait rien de bon comme ce souvenir… Puis, un beau matin de rosée et de soleil, à genoux devant les autels sacrés, ils s’étaient mis la main dans la main comme pour un enlacement éternel.

… Ce fut alors que ses yeux s’étaient mouillés et qu’il en était tombé de grosses larmes.

Son regard restait toujours profondément plongé sous terre, fixement. C’est qu’elle se représentait en même temps un autre Claude, qui était aussi à elle et qui aimait à son tour.

Elle s’imaginait toute l’angoisse et les tortures sans nombre qui devaient l’oppresser, celui-là… Car, mon Dieu ! serait-ce vrai, serait-il possible qu’il…

Elle achevait sa pensée dans un long soupir de détresse pénible.

Quel sombre rapprochement elle faisait alors dans sa tête, entre les illusions dorées qui l’avaient si délicieusement bercée, elle, à son âge d’amour, et les tortures qui devaient le ronger, lui son petit Claude, son enfant chéri.

Pour toute autre chose, oui, elle aurait pu le consoler. Dans son âme de mère, elle aurait inventé des caresses et des mots inconnus ; elle aurait mis son cœur près du sien, et s’il avait fallu pleurer, au moins elle aurait pleuré avec lui. Mais sa dignité comme sa conscience de mère lui défendait de toucher à ces sentiments intimes du cœur… Elle y voyait presqu’un sacrilège…

Sans pouvoir en prendre ouvertement sa part, il lui faudrait donc assister aux angoisses de son fils en témoin muet et impassible.

Alors, comme sous l’imminence d’un malheur affreux, elle s’était sentie glisser sur ses genoux, et là, écrasée comme pour demander grâce, elle laissait ses larmes couler sans plus aucune résistance.

Claude devina la cause soudaine de cette explosion de douleur, et accablé lui-même, ayant sur les lèvres l’aveu de tous les secrets débordants de son âme, il allait, malgré lui, tout confesser…

…Mais non… elle ne voulait pas savoir… la vieille mère…

Si son fils venait lui confirmer ce qu’elle soupçonne déjà tant, ce qu’elle a si peur de déjà trop comprendre…

Et avec un air suppliant, en vraie femme et en vraie mère qui craint de manquer de respect envers des sentiments sacrés, elle lui fermait les lèvres de sa main, l’empêchait de parler, désirant encore conserver un doute.

Claude, c’était bien son fils, mais c’était en même temps un homme…

Non, en vérité, elle ne voulait rien savoir… Et, essuyant ses larmes, elle s’en était allée, presque honteuse, se cacher derrière les rideaux de mousseline blanche de son lit.

Pauvre mère Julienne.

Claude aussi, s’était enfui… Oh ! content, celui-là, par exemple, content d’avoir échappé à l’aveu qu’il avait été sur le point de faire… car, qu’aurait-il dit à sa mère ? grand Dieu !…

…Mais, c’est donc vrai ? se demanda-t-il soudain dans un interrogatoire incisif et tranchant de sa conscience… Hélas !


XVII


Ensuite, ce fut un autre Claude.

La tristesse profonde qui le rongeait et nuageait constamment son front de soucis, il ne l’avait pas beaucoup cachée jusque-là. Jamais il n’avait voulu, même sous le regard perçant de sa mère, mettre des expressions fausses sur sa figure. Mais maintenant, quitte à reprendre encore quand il était seul son même air pensif, il s’efforçait de sourire gaiement, de s’amuser beaucoup aux enfantillages doux et naïfs que lui faisait la vieille Julienne pour l’égayer.

Alors, comme elle sentait du bonheur rayonner tout le jour autour d’elle, quand elle parvenait à réveiller un bon éclat de rire sur les lèvres de son fils.

Lui, sachant ça, tâchait maintenant de faire mentir son cœur, de feindre à tout propos des joies factices pour lui faire plaisir, à la pauvre… Il était même parvenu à créer un doute sérieux chez elle.

Seulement, ni l’un ni l’autre ne se hasardaient encore néanmoins à aborder certains sujets trop sensibles, pas plus qu’à prononcer le nom de Fernande…

… Oh ! les mères, les vraies, c’est dans cette intuition particulière, qui les fait lire jusque dans les replis les plus cachés du cœur de leurs enfants, que ceux qui ont bien connu et aimé les leurs les retrouveront.


XVIII


Des caravanes gaies et rieuses de jeunes garçons et de jeunes filles passaient.

Les unes à pied, celles des environs ; les autres, venues de loin, au trot rapide des chevaux. Toutes enveloppées de chaudes fourrures, à cause du froid sec qui pinçait dans cet éblouissant lever de lune d’hiver qui éclairait, comme en plein jour, l’étendue uniformément blanche des plaines et les longues parallèles luisantes des routes glacées.

Ils s’en allaient tous au bal, ces jeunes gens, à un bal de mardi-gras depuis longtemps attendu chez le père Legault. Ceux qui arrivaient reconnaissaient de loin les retardataires par le son des harnais dont les grelots tintinnabulaient clair dans la limpidité de l’atmosphère.

— Tiens… v’là le grand Nicholas… Non, c’est Poléon Ribaud… C’est Thomas… c’est Louison…

Avant d’entrer, tout en secouant de leurs habits et de leurs moustaches le grésil et le givre, ils se parlaient ainsi entre eux. En même temps, ils reluquaient un instant par les fenêtres pour connaître les invités déjà arrivés… En les voyant, ils se traçaient d’avance des plans d’amusements, jugeaient le genre de plaisir à avoir.

Personne ne manquerait ce soir, car elles y viendraient toutes, les plus infatigables danseuses des environs, les meilleures chanteuses, les plus jolies, les plus enjôleuses, celles qui savaient le mieux rendre les garçons jaloux et stupides.

… Comme les joueurs de violon jugeaient en deux ou trois coups rapides d’archet la justesse de leurs instruments, Claude et Jacques entrèrent ; toujours ensemble ceux-là. Ils arrivaient un peu en retard comme pour se distinguer et éviter le contact des autres garçons de leur connaissance.

Quoique plus pauvres qu’eux tous, leurs tenues plus simples aussi, leur entrée répandit toutefois un sentiment singulier de gêne respectueuse sur les assistants, comme à l’arrivée de quelqu’un au-dessus d’eux ; et les danseurs, déjà en place pour un cotillon, agacés du silence qui s’était fait tout-à-coup, cherchaient à faire du bruit, à jouer une dédaigneuse indifférence et ils s’interpellaient ironiquement à voix haute.

Claude avait salué tout le monde très poliment, d’abord les maîtres de la maison, puis les invités, les jeunes filles avec leurs amoureux, les amis. Et, comme s’il eut plutôt été gêné lui-même, il s’était assis tout simplement auprès de quelques vieux voisins qui parlaient entre eux, venus là pour s’amuser un peu aux rires francs de toute cette joyeuse jeunesse.

Jacques, lui, plus hardi, plus diable, s’était vite mêlé à l’assistance. Il avait saisi sans façon la taille de Joséphine Lebrun, une jolie blonde qui lui faisait des grands yeux provocants, l’enlevait presque dans ses bras et se trouvait en une minute à tourbillonner dans les rangs de la contredanse.

Les autres riaient, applaudissaient à sa verve endiablée, à ce comique sans-gêne qui dans ces réunions-là en faisait un boute-en-train fameux et jetait partout un air de gaieté.

Ce n’était pourtant pas pour amuser les autres… ouah ! non… c’était pour s’amuser, lui, blaguer, lutiner les plus belles filles, leur faire tout haut des déclarations brûlantes, afin de faire rager leurs cavaliers, pour rire enfin.

Malgré ça, ou peut-être pour ça, quand, dédaigneux soudainement, il changeait sa figure, prenait son air sérieux et ennuyé, personne ne parvenait plus à ramener l’entrain.

Claude, qui depuis le commencement de la soirée parlait sagement avec ses voisins, sans envie de beaucoup s’occuper des danseuses, malgré leurs visibles avances, s’était levé tout à coup à la fin, comme disposé à entrer en danse à son tour ; et ceci avait rendu Jacques tout fier. Car, ça lui gâtait peu à peu sa joie de voir comme toujours son ami si indifférent aux folies du bal ; il en ressentait du chagrin de tant rire, lui, quand Claude semblait si peu s’amuser.

Il l’avait souvent très vite regardé, pendant la veillée, et en le voyant une bonne fois debout, il était accouru au devant de lui, entraînant à son bras presque sans s’en apercevoir, sa dernière partenaire de sauterie, Julie Legault. À Claude, son ancienne expression, rayonnante et rieuse, était subitement revenue. Il paraissait tout à fait plein de gaieté lui aussi, l’air décidé.

— Tu viens danser, n’est-ce pas ? lui dit Jacques en l’attirant, tout heureux… Tiens, hâte-toi, voilà que l’on attaque une nouvelle ronde…

Comme Claude fouillait du regard dans le tohu-bohu du bal pour se découvrir une danseuse…

— Eh ! va donc, s’exclama Jacques, et il lui jeta sa Julie entre les bras.

Dès ce moment, ce fut un entrain général. La fête étincelait, pétillait en même temps que le cidre, les liqueurs, les vins sauvages que l’on offrait à tout instant et qui émoustillaient fort les têtes. Les cris, les rires, les refrains drôles chantés dans les coins sur les airs des violons, se croisaient partout. Et de temps en temps c’étaient des appels, des apostrophes sarcastiques lancées du fond de la salle aux couples qui tourbillonnaient : À quand la noce ?… Aïe, là-bas, vous autres, allez-vous cesser de danser ensemble ?… C’est assez, Nicholas…

Puis, sifflant en sourdine, quelque chose comme « Oh ! donc, Claude… pense à Fernande… »

Jacques s’était déjà choisi une autre partenaire et entrait dans le cercle du cotillon ; Claude aussi, véritablement lancé maintenant, faisait des efforts de folie, luttait de réparties et de mouvements chorégraphiques impayables avec lui.

Il y avait longtemps qu’on ne l’avait vu ainsi décidé. Autrefois, par exemple, — avant la mort de son père, disaient les uns… avant que… reprenaient les autres… oh ! ils le savaient bien eux — oui, autrefois, les noces et les bals étaient presque tristes sans lui. Les amoureuses se battaient pour l’avoir à leurs bras et bâillaient à dix heures quand il était absent de la fête. Il chantait de si jolis refrains avec Jacques, son copain inséparable. Toujours aimable, ne blessant jamais personne et sachant si bien garder, même à travers ses amusantes drôleries de jeunesse et de bal, son même grand air distingué et tendre.


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Dès ce moment… ce fut un entrain
général. La fête étincelait, pétillait…

Ce soir c’était le charmant Claude de ce temps-là qui était revenu. Il souriait gentiment aux jeunes filles qui, par enfantillage, tout simplement parce qu’elles le savaient doux et bon, l’agaçaient du coude en passant ; il dansait follement avec toutes pour bien afficher sa joie, faisait mille plaisanteries comme dans une affectation de plaisir.

Quelques hommes mariés, des femmes aussi, emportés par l’entrain, se joignaient aux danseurs ; et les cercles s’élargissaient sans cesse.

… Maintenant Claude s’était assis à côté de Julie Legault : tous deux haletants d’une dernière ronde conduite à toute vapeur par Jacques qui en avait scandé la mesure avec des cris et de grands gestes militaires. Tout le monde était morfondu de tant de rire en dansant si vite.

… Julie Legault, on l’avait un peu mariée à Claude autrefois, et de la voir aujourd’hui lui parler de tout près, le menton dans la main, avec un certain air tendre et grave, les autres garçons se sentaient presque jaloux, car elle était la reine du bal, la plus courue…

Alors, venait d’un groupe qui se gouaillait et ricanait dans un coin :

— Et Fernande ? Claude… penses-y…

C’était la seconde fois qu’il entendait siffler cette moquerie à ses oreilles et il devint très pâle. Ayant conscience qu’on le regardait, il tentait néanmoins de continuer à causer, assez indifférent en apparence.

… Au contraire, il y pensait beaucoup à Fernande en lui-même, et c’était justement parce qu’il y pensait qu’il s’était jeté avec tant de résolution dans le bal, avec le désir secret d’afficher une joie exubérante par esprit de bravade. L’on soupçonnerait bien alors que son cœur était très libre puisqu’il feindrait de l’offrir à qui le voudrait, peut-être à Sophie, à Toinette, peut-être à Julie…

Et ils continuèrent de se parler longtemps tous les deux, malgré les racleries des violons, les airs de romances chantonnées à mi-voix. Lui, paraissait l’écouter avec intérêt ; elle se tenait toujours penchée sous son regard, la tête appuyée sur la main.

… On en avait assez maintenant des danses et pour se reposer, pour soulager en même temps les violonnaires, on commença les chansons, toutes les vieilles et mélancoliques chansons du pays. Quelques-unes, reprises en chœur : « La belle Françoise. » « Un canadien errant, » « Malborough s’en va-t-en guerre », produisirent un effet très imposant.

Deux ou trois très vieux qu’on avait sollicités pour leur faire honneur, peut-être pour s’amuser aussi un peu de leurs voix chevrotantes, chantèrent ensuite d’anciens refrains de circonstance, des pasquinades rimées d’autrefois, encore très drôles, ou des airs patriotiques retenus de trente-sept. Les autres écoutaient avec respect, cherchant à comprendre le sens des mots déformés et parfois rendus méconnaissables par les années, et applaudissaient à la fin avec enthousiasme.

Pendant ce temps-là, quelques tout jeunes gens, déjà affamés, la tête joliment en feu par les petits verres répétés de cidre et de vin, croquaient à belles dents les tartines, les morceaux de pâté chipés des armoires et reprenaient les refrains la bouche pleine, se moquant entre eux de leurs naïves bouffonneries.

Ensuite, avant minuit — il fallait se hâter, à cause du carême, le lendemain — ce fut le réveillon vrai. Des amas de brioches dorées, de tartes, de pots de. confitures, s’entassaient sur les tables, pêle-mêle avec les saucisses, les tourtes, les viandes rôties de toutes espèces. Et il n’y en avait vraiment pas trop. Tous ces estomacs, creusés par les liqueurs et les incessantes sauteries de la soirée, absorbaient sans cesse, dévoraient, ne s’emplissaient plus. Les filles, les petites sucrées elles-mêmes, ne savaient plus se retenir de manger, honteuses…

À la fin, les violons reposés attaquèrent un nouvel air pour la dernière danse, une ronde rapide et enlevante de mardi-gras.

Bientôt minuit… Ils se dépêchaient, se bousculaient tous, se choisissant des compagnes au hasard, pour commencer tout de suite la danse, car une fois commencée il n’y avait plus de mal à la finir le mercredi des cendres. Alors ce furent des cris, des appels de ralliement, des très vieilles mères que l’on poussait avec des rires dans les bras de vieux encore gaillards qui acceptaient. Puis comme une houle toute l’assistance se mit à se balancer aux accords endiablés de la musique.

À la longue, par exemple, ils s’arrêtaient épuisés, les vieux et les vieilles d’abord, puis d’autres, puis d’autres, puis d’autres encore. Ceux-ci applaudissaient alors ensuite le reste des danseurs qui persistaient à continuer en luttant d’entrain et de vitesse avec les violons. À la fin, ils n’étaient plus que quelques-uns. Claude et Julie. Jacques et Toinette… Thomas… Poléon…

— Hop, là, cria tout-à-coup Jacques en s’arrêtant, le bras tragiquement tendu vers une longue horloge appuyée au mur… Il était une heure, en plein mercredi des cendres.

Et le bal cessa.


XIX


Seul, dans la belle nuit qui brillait, Claude était retourné à pied après le bal. Il avait même paru fuir son ami Jacques, car il s’était hâtivement et comme en secret échappé de la maison du père Legaut.

Et après avoir tant ri, s’être si follement amusé, voilà qu’il s’en allait la tête baissée, le front soucieux, sans plus aucun agréable souvenir à l’esprit de sa joyeuse soirée.

En arrivant à son pauvre logis, il avait doucement fait glisser le loquet, poussé la porte, et il s’était coulé dans sa chambre par le petit escalier usé, avec mille précautions pour ne pas faire de bruit et ne point troubler le sommeil de sa vieille mère.

La lune, comme un ballon d’or dans le ciel, continuait d’éclairer. Plus basse à présent et comme suspendue au-dessus des arbres, elle renvoyait des rayons obliques qui s’enfonçaient en plein dans la chambre de Claude. Celle-ci en était toute illuminée ; avec des pénombres grises découpées dans les coins comme par des reflets de lampe.

Claude, qui s’était assis, immobile, regardait distraitement autour de lui toutes les pauvres petites choses, embellies et dorées par les effets de cette lumière pâle qui filtrait : un portrait de Jacques en chasseur, des vêtements de travail accrochés au mur. des vieux livres jaunis et sans couvertures sur une table, à côté d’un bouquet de fleurs fanées dans un pot.

En même temps son esprit flottait…

… Comme il s’en moque à présent de ses amoureuses du bal et comme ça ne le tente plus de rire…

Il vient de mettre fin à cette corvée, plus pénible et plus torturante que toute autre, de feindre la joie quand le cœur a plutôt envie de pleurer. Maintenant il jette le masque avec lequel il a tenté de mentir à Jacques, à Julie, à lui-même, à tout le monde du bal.

C’est la moquerie perfide qu’il avait entendue siffler à ses oreilles qui lui avait subitement donné la force de jouer ce rôle trompeur d’heureux. Tous ses rires avaient donc été faux, ses accents menteurs, sa gaieté feinte. À présent qu’il repasse dans sa tête les incidents de la soirée, qu’il peut se replonger dans ses rêves, laisser de nouveau flotter ses pensées, retourner à ses visions habituelles, il reconnaît que c’est maintenant qu’il est vraiment joyeux et content. Car ses angoisses sincères et vraies il les aime encore mieux que ses fausses joies de surface.

Et de pleurer en pensant à quelqu’une qu’il revoit en songe, ou de rire auprès de quelqu’autre de là-bas, du bal, c’est encore de pleurer que c’est meilleur.

… Oui, on avait prononcé derrière lui le nom de Fernande. Qu’est-ce qui avait bien pu faire soupçonner ainsi les secrètes pensées de son âme ?… Ces pensées, il ne les avaient trahies pourtant que devant de pauvres petites fleurs mortes…

Et malgré ses fatigues de la soirée, l’heure avancée de la nuit, il ne parvenait pas à s’arracher au monde de réflexions qui s’agitaient tumultueusement dans son cerveau et le tenaient en éveil.

… En bas, il y avait une vieille mère qui ne dormait pas non plus et qui cherchait à refaire à mesure dans son esprit les rêveries de son Claude. Elle ne bougeait point dans son lit pour mieux se représenter, aux craquements du plafond, chacun des mouvements que faisait son fils dans le silence de la nuit.

Elle l’entendait marcher, s’asseoir, puis tranquillement se lever de nouveau, pousser une chaise près du mur pour empiler machinalement ses habits dessus… Tout cela se faisait sans bruit, doucement, lentement, coupé de longs moments d’arrêt : doucement, pour ne point la réveiller sans doute, cette vieille mère ; lentement, parce qu’il ne pensait pas toujours bien à ce qu’il faisait, Claude, et qu’emporté par ses distractions profondes il restait à tout instant, le regard songeur, immobile, perdu très loin dans l’espace.

Si à la longue, elle ne s’était pas endormie la pauvre vieille, peut-être l’aurait-elle même entendu pleurer… mais elle s’était endormie.


XX


C’était longtemps après, un soir du printemps suivant.

Deux gars s’en venaient lentement le long du chemin. Ils devaient être des mauvais drôles. Ils riaient trop fort, paraissaient trop indifférents, comme sans âme devant la superbe nature qui s’offrait aux regards.

Claude, qui s’en allait à leur rencontre, les avait d’abord vus de loin et avait été choqué de leurs rauques éclats de voix qui insultaient au calme de ce beau soir.

De plus près ensuite, il les avait reconnus…

Mais, pourquoi cette pâleur si soudaine chez lui ? Pourquoi cette crispation sauvage et féroce de tous ses nerfs ?… Pourquoi s’était-il arrêté devant eux, barrant la route de son corps ?… Et ce terrible regard, de méprisante provocation qu’il tenait sur eux, comme on crache au visage, et dont il les foudroyait ?…

Silencieux, écrasés en respect, les deux gars s’étaient rangés devant Claude qui ne bougeait pas plus qu’un poteau de justice et ils avaient, sans se détourner, poursuivi lâchement leur chemin…

… Oui, ces voix rauques et sifflantes, c’étaient bien celles qu’il avait entendues au bal ; c’étaient bien les louches figures qu’il avait alors remarquées… Quand ils furent loin tous les deux, disparus sous les arbres du chemin, Claude respira longuement et reprit sa route de son côté.


XXI


C’est plus fort que moi, je sens bien qu’un jour je m’en irai, loin… là-bas… là-bas, avait dit Jacques dans une de ses heures de réflexion profonde. Et ce vilain jour, de juin et de soleil, trop beau pour ce triste départ, était arrivé.

La veille, sans pouvoir dormir, il avait longtemps songé aux mille choses qui le liaient et le retenaient encore aux rives du Richelieu. Mais en les repassant une à une, il avait senti qu’il allait pouvoir s’en détacher sans trop d’effort…

Pour une seule, oh ! celle-là, par exemple, il ne savait comment se raisonner pour se décider à s’en séparer. … Comment vivre en effet, sans l’amitié de Claude ?… Il voyait d’avance là-bas les étrangers et les indifférents à qui il faudrait peut-être se confier. … Non. pas un de ces inconnus ne remplacerait jamais son fidèle ami, et plus il y songeait, plus ceci lui faisait mal au cœur.

En dehors de ce côté pénible, chacune des raisons qu’il invoquait en lui-même raffermissait davantage ses résolutions de départ… C’est vrai, un an… deux ans, c’est si tôt écoulé… Il serait riche ensuite et il reviendrait… deux ans… un an… un an…

Alors, subitement, sous la lumière fumeuse d’une bougie, il avait, sans s’en apercevoir, entassé ses habits au fond d’une petite malle, étendu dedans ses deux chemises bien pressées l’une sur l’autre, mis dans un coin son chapeau de feutre neuf rempli de mouchoirs et de bas de laine grise pour mieux en protéger ainsi la forme. Certaines choses, jugées inutiles ou trop encombrantes, il les disposait à côté, sur une chaise, pour en faire don à Claude.

Quand il eut tout empilé, entassé les derniers en ordre les objets qu’il prévoyait plus utiles en route, il se jeta tout habillé sur son lit pour dormir son dernier sommeil au pays.

En s’éveillant le lendemain matin, il ne réalisa pas bien tout de suite ce qui lui était arrivé. Il avait si promptement la veille résolu de partir. Mais bientôt le désordre de sa chambre, sa malle, dont la toile cirée était tendue à se déchirer, encore entrebâillée auprès de lui, tout cet ensemble de choses qui annoncent le départ, le rappela vite à lui-même. Il eut un soupir douloureux, et en même temps descendit devant ses yeux tout à coup humides, comme un voile de fumée grise qui l’empêcha de voir.

Ceci ne dura qu’un moment. Ayant passé sa main sur ses paupières pour chasser cette fumée, il distingua de nouveau et sa mallette de rien du tout couchée par terre, et l’endroit nu du mur où il suspendait ses hardes et encore, comme en songe, quelqu’un de très loin qui l’examinait avec des yeux qui paraissaient vouloir pleurer eux aussi. Et il lui vint un nouveau soupir.

Puis, il regarda par sa fenêtre…

Oh ! oui, il faisait trop beau. Il avait imaginé pour son départ un jour gris, triste, avec des grands nuages mornes qui auraient jeté sur tout leurs haleines froides. Il aurait alors moins regretté de s’en aller.

Mais ce matin, le soleil mettait en tas sa brillante lumière d’or sur les feuilles, sur la poussière du chemin, sur les flots calmes du Richelieu. Il y avait des reflets partout ; il en venait des toits, du clocher de l’église, des sables des plaines, des rochers de la montagne. Tout éblouissait et réverbérait. En même temps, les rossignols et les linottes chantaient.

Et le pauvre Jacques, qui aurait tant aimé quitter son village par un matin sombre et terne, se vit condamné à s’en aller seul, sa valise de toile cirée noire à la main, tout triste dans ce resplendissement de tout…

… Ils étaient deux maintenant qui marchaient dans le grand chemin poudreux, sans beaucoup se parler, chacun suivant l’une des ornières polies aux roues des voitures.

Claude qui connaissait bien son ami, n’avait pas tenté de le dissuader de son lointain départ. En le voyant venir à lui, il reconnut que c’était fini cette fois et ce fut sans une parole, tout naturellement comme pour une chose bien entendue d’avance, qu’il endossa ses meilleurs habits, mit son chapeau des dimanches pour l’accompagner à la gare.

La mère Julienne aussi, toute agitée et pâle, n’avait rien dit. Elle s’était simplement plantée devant Jacques avec sur sa figure une expression stupéfiée et douloureuse de reproche qui signifiait bien : Et mon Claude, que fera-t-il donc ?… Y avez-vous seulement songé ?

À ce moment-là, oui, Jacques le sentit, si on lui avait dit : reste, il ne serait point parti. Dans cette crainte, il embrassa rapidement la pauvre vieille Julienne, la serrant bien fort contre lui, pour qu’elle ne lui parlât point. Puis il saisit son petit bagage, laissé au dehors sur le perron, et s’enfuit.

… Avant d’atteindre la gare, à un tournant d’où l’on pouvait, surveiller au loin l’arrivée des trains, il y avait un bois épais, formé de pins gigantesques, que coupait en deux une ravine profonde. Pour être plus seuls, loin des yeux et des oreilles, ils s’étaient assis tous les deux sous ces grands pins en attendant le passage de l’express.

— Et tu reviendras ? disait Claude…

— Sans doute, que je reviendrai, lui répondait Jacques.

— Et tu seras riche ?…

— Je tâcherai de l’être, au moins…

— Alors tu en prendras soin de ma mère ?

— Oui, j’en prendrai soin… N’est-elle pas aussi un peu la mienne ?… Mais tu me parles comme si c’était toi qui t’en irais, Claude…

— En effet, tu m’amènes plus que tu ne le crois, va ; il y a une bonne part de moi-même que tu emportes, et qui suivra partout ton souvenir…

Claude disait vrai, mais en retour, il ressentait qu’il y aurait aussi une bonne part de Jacques qui lui resterait, qui l’accompagnerait toujours, qui battrait encore le grain à son côté, qui jaserait avec lui les longs soirs d’hiver, qui doublerait son pas solitaire dans son champ… seulement il ne les entendrait plus qu’en rêve ces bruits de son fléau, de son pas, de sa voix…

— Adieu, Claude ! fit brusquement Jacques qui sentait peu à peu son cœur défaillir.

— Adieu, Jacques…

Et les deux amis, maintenant muets, les yeux débordants de larmes, s’étaient embrassés comme des frères sous les grands pins dont les feuilles en aiguilles tamisaient l’inondante lumière de midi.

Mais va donc Jacques… C’est la trépidante secousse de l’express qui entre en gare ; c’est le bruit sauvage et brutal de la vapeur qui siffle. Que lui importe à cette machine sans âme qu’il y ait à l’ombre des pins des douleurs qui se cachent pour mieux éclater, des étreintes qui ne peuvent pas se rompre… Elle n’attendra pas une minute, pas une seconde ;… elle broierait les cœurs eux-mêmes sous ses roues puissantes qu’elle n’en partirait pas moins… va donc Jacques…

— Adieu, Claude… Il eut cette force, puisée dans une dernière et lente pressée de mains, et en hâte il enjamba la haie d’arbustes qui les séparait de la gare, traversa l’enchevêtrement de rails qui sillonnaient le terrain et se cramponna aux wagons en mouvement.

Claude le vit passer très vite derrière les stores relevés des carreaux du convoi…

.........................

… L’express n’était plus qu’une fumée noirâtre se traînant là-bas, bien loin sur les coteaux, et cependant Claude stupéfié, immobile, écoutait encore grincer son bruit aigu ; il entendait toujours le rauque halètement de la vapeur. Il voyait dans son esprit la silhouette de son ami qui venait de se dessiner en échappées rapides par les fenêtres ouvertes des wagons.

Jacques lui, avait essayé de jeter un dernier adieu d’un signe de sa main, mais dans un clin d’œil la frémissante machine l’avait entraîné trop loin et il ne distinguait plus déjà que la crête verte des pins. Alors il s’était assis tout simplement sur la première banquette vide qu’il avait trouvée, sa petite malle à son côté, et de là cherchait à embrasser du regard tous les détails avoisinants qui se doraient sous l’éblouissante flambée du soleil. Il se penchait pour bien les voir, voulant conserver en lui-même une éternelle vision de toutes les mille choses qui allaient bientôt se fondre dans la vague de ses souvenirs.

… Tout-à-coup, comme un somnambule, Claude s’aperçut qu’il s’en allait, seul, traînant distraitement les pieds dans la poussière du chemin ; sans se soucier de rien, sans rien voir dans l’immensité bleuâtre du ciel, sans rien entendre des joyeuses roulades que les rossignols et les linottes égrenaient follement.


XXII


— Viens, Gardien… viens mon pauvre Gardien…

Et Claude allongea le bras dans un mouvement de caresse.

Lui, le bon chien, tendit sa tête baissée, les yeux clignés, comme dans un délice exquis de sentir peser sur son poil roux la main de son maître. Il se frôlait, se glissait sous la caresse comme pour la lui remettre, avec un air de dire : je t’aime bien, va, moi aussi.

— Viens Gardien… mon bon chien…

Alors ils étaient partis ensemble à travers les champs, à travers les arbres, à travers les fougères et les framboisiers.

Où allaient-ils bien ? Ni l’un ni l’autre ne le savaient. Claude avait mis son fusil sur son épaule simplement pour donner à sa mère, quand elle reviendrait des vêpres, une apparence d’explication à sa course improvisée dans les bois. Le vrai est qu’il voulait se remuer, s’agiter, fuir, se dérober d’une manière ou d’une autre aux tristes pensées qui l’obsédaient.

Chez lui, au dedans ou autour de sa maisonnette tranquille, il y avait toujours des regards qui semblaient l’épier, des ombres et des visions soudaines qui le poursuivaient.

Trop de choses, — par ce dimanche si désespérément calme où tout paraissait éteint, fini, mort, où rien ne remuait dans les champs et les chemins, où rien n’avait rompu le lourd silence depuis le tintement du « Magnificat » — trop de choses lui rappelaient à l’esprit son abandon et sa solitude.

C’était son premier dimanche, seul, depuis le départ de Jacques.

Durant la semaine, dans le va-et-vient de ses travaux, il avait moins ressenti le vide qui s’était creusé autour de lui. La journée finie, le soir, à l’heure où les sensations de fatigue se réveillent et viennent engourdir les muscles, il songeait encore beaucoup à lui sans doute pendant quelques instants, mais le sommeil venait bientôt jeter doucement son leurre magique sur son imagination tourmentée, et tout était oublié jusqu’au lendemain…

… Mais pendant ce dimanche si long, si calme… si calme, si long…

S’il s’était amusé, lui, ce jour-là, comme les autres jeunes gens, à courtiser les jolies blondes des alentours. … Oui, les jolies blondes des alentours, c’était même à cause de l’une d’elle que le triste vide laissé par son ami Jacques se creusait davantage.

… Jamais à ce moment-là il ne s’y était si fixement arrêté, à toutes ces choses. Et des fois, tout à coup, quand ces impressions d’isolement, d’abandon, de découragement presque, se précipitaient en foule dans sa pauvre tête, il lui venait une torturante envie de pleurer.

C’est alors qu’il s’était adressé à son chien fidèle comme à un consolateur et qu’ils étaient partis tous deux, l’un devant l’autre.

Au milieu des prairies, le long des ravins, dans l’ombre fraîche des bois, au bruit des craquements de » branches sèches sous ses pas, Claude avait en effet senti s’adoucir l’amertume de ses pensées.

Peu à peu d’anciens souvenirs lui venaient en reconnaissant les sentiers escarpés qu’il avait si souvent parcourus avec Jacques sur les penchants de la montagne.

Là, c’étaient des fraises, des framboises, des mûres qu’il se rappelait avoir cueillies autrefois, des merises aussi, des petites merises sauvages toutes pourpres et dures, qu’il partageait alors en large cœur avec les grives gourmandes. Là, dans ce creux de rocher — il s’en souvenait bien, Jacques y était, un autre gamin d’école comme lui, puis Jean, son frère plus âgé, maintenant mort, le pauvre — ils avaient fait un grand feu pour faire cuire des écureuils à la broche… Et ils en avaient mangé… Rien que d’y repenser, ça le faisait encore sourire…

Sous les érables dominant la plaine, ce carré d’ombre et de verdure qu’il retrouvait à présent, qui était la place aux dinettes, aux gambades, aux courses folles, aux étourdissantes culbutes…

Oh ! ici, tout près, perdue dans les bois, toute criblée de grains de plomb par les chasseurs en passant, il reconnaissait la cabane à sucre du père Legault.

Il l’ouvrit avec précaution, avec mystère, comme avec l’idée d’y surprendre dans les coins quelqu’ombre rajeunie de lui-même qui mangerait encore de la « trempette ». Il ne surprit que quelques souris blanches qui coururent se terrer de toute la vitesse de leurs petites pattes… Gardien fit wooh, puis deux bonds, et se colla en vain le museau au rebord déjà vide du trou de vrille par où elles s’étaient évanouies.


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… Il trouva aux environs un petit coin désert où il s’assit…

Il y avait aussi des grands tonneaux béants qui renvoyaient des effluves vieillies d’eau d’érable… Il s’en approchait et l’envie lui venait tout-à-coup comme à ses jours d’enfant, de crier dedans, la tête enfoncée dans l’ouverture, pour entendre l’écho que cela rendrait… ce qui était très drôle autrefois… Tiens… et il fut tout surpris de voir que ce n’était que ça…

Puis sa main, levée machinalement, fouillait dans un recoin des solives… C’était là qu’il cachait son couteau, son vieux pistolet rouillé, sa poire à poudre… Plus rien, rien qu’un bout de ficelle usée mise là par il ne savait qui.

Comme c’était déjà loin, anéanti et bien mort toutes ces choses naïves de sa joyeuse jeunesse, et en refermant sur elles la porte de la cabane il lui sembla qu’il les ensevelissait davantage.

… Viens, Gardien… Allons…

Et cela voulait dire, marchons, sauvons-nous, agitons-nous… parle-moi aussi un peu, aboie aux oiseaux, aux écureuils, fais du bruit, casse les branches… Moi, vois-tu, je ne veux pas songer, je ne veux pas que mes mauvais rêves me reprennent… Viens, mon chien…

Il se souvenait qu’il y avait à gauche, plus loin, après avoir contourné un pan de rocher, des gros hêtres rabougris, à branches rugueuses et traînantes, auxquelles il se hissait lestement pour les secouer et en faire tomber les faînes… Naturellement, il y allait…

Oui, à gauche… un pan de rocher… c’était là.

Mais il ne reconnaissait plus les arbres… Les branches étaient séchées, cassées, étendues par terre… Des fougères immenses avaient poussé aux alentours… plus de faînes…

… Il trouva aux environs un petit coin désert où il s’assit, son bon Gardien aussi, tout près de lui, tout près presqu’à le frôler.

Mais Claude n’y resta qu’un instant. Dans cet endroit tranquille où ne flottaient que les légères effluves aromatiques des cèdres et « les sapins résineux, tous ses regrets, toutes ses impressions d’isolement et de tristesse étaient revenues l’assaillir en troupe.

Il s’était tout de suite mis de nouveau à errer à l’aventure par des fourrés touffus, des enfoncements soudains en ravines, les mille accidents des penchants de montagne. Quelquefois, c’étaient des éclaircies grandioses qui s’ouvraient subitement de là sur les vallées lointaines.

De l’une d’elles, il reconnut en bas son humble maisonnette. Il distinguait la vieille Julienne qui marchait lentement, seule, dans une allée du jardin.

Alors, rien que d’avoir vu sa mère, il s’était senti le cœur plus léger… Oh ! quelqu’un l’aimait encore pourtant beaucoup au monde, ne l’abandonnerait jamais… celle-là, sa vieille mère.

Et tout en faisant dégringoler les pierres sous ses pieds, il redescendit vers elle.


XXIII


On entendait les enfants d’école qui accueillaient de leurs cris joyeux et de leurs appels ironiques le vieux Pacôme. Habitué de village en village à des ovations pareilles, celui-ci avait déposé par terre sa poche de mendiant et riait gaiement, comme pour s’amuser aussi lui.

À chaque année, en juillet ou en août, d’après un itinéraire fixé d’avance qu’il suivait avec régularité, il passait en demandant l’aumône à travers les campagnes.

Tout le monde le connaissait et comme il connaissait tout le monde, son passage était presqu’un événement. Il faisait d’ailleurs ces tournées annuelles depuis si longtemps, qu’il s’était établi presqu’un lien entre lui et les différentes familles échelonnées sur son chemin et si les enfants l’acclamaient joyeusement, tous les gens lui faisaient aussi bon accueil et lui donnaient avec générosité.

Il était manchot — un accident de son temps de jeunesse — et c’est ce qui amusait les enfants, ce moignon de bras qui secouait toujours sa manche flottante et qui s’entortillait encore si adroitement autour de son bagage de mendiant pour mieux l’enlever.

Il était bien vieux maintenant, ce bon père Pacôme. Il les avait tous vus pousser, croître, se multiplier ensuite, les paysans des rives du Richelieu : et beaucoup de ceux qui se moquaient, lui faisaient autrefois des niques étant gamins, étaient maintenant des hommes sérieux, élevant d’autres petits gamins qui allaient à leur tour faire des niques au vieux Pacôme. Il était bien original aussi, le père Pacôme, et souvent, plus qu’on ne le soupçonnait, il était la cause inconsciente de mariages imprévus entre les jeunes gens.

En passant, après son boniment : « Me faire la charité, s’il vous plaît, pour l’amour de Dieu, » il se prenait à lutiner les jeunes filles, les jeunes garçons de la maison, jetait dans leur esprit des noms d’autres jeunes gens connus dans les campagnes voisines au cours de ses pérégrinations constantes.

Et ceci les faisait beaucoup rire, intrigués.

Alors ils l’interrogeaient, désirant savoir plus de détails, faisant mine de vouloir simplement s’amuser, mais le vieux Pacôme, qui les sentait mordre, continuait à les amorcer par des réponses fines qu’il inventait toujours propres à les troubler davantage.

Des fois… oh ! le vieux blagueur de Pacôme… il leur attribuait des projets insoupçonnés et inattendus, leur imputait des désirs ignorés d’amour, les faisait croire à des cœurs qui se consumaient ailleurs pour eux… oh ! le vieux blagueur…

Oui, ça les faisait beaucoup rire… et il riait bien, lui aussi, lorsqu’il les montrait d’un signe d’entente à leurs parents. Alors, en leur faisant un dernier petit clin d’œil ironique d’intelligence complice, il reprenait son sac et s’en allait…


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… En passant, après son boniment : « Me faire la charité, s’il-vous-plaît, » il se prenait à lutiner les jeunes filles, les jeunes garçons…

Il y avait même des jeunes mères qui souriaient aussi en se rappelant…

… Père Pâcôme !… père Pacôme !.. par ici… par ici… Les enfants cherchaient à l’attirer chez eux, certains d’un bon quart d’heure de gaieté à cause de son bras manchot et de leurs grandes sœurs que le vieux mendiant lutinerait sans doute.

Mais tout en souriant, il continuait toujours son chemin, frappant à chaque porte régulièrement.

Il était maintenant rendu chez la mère Julienne. Comme en manière de relai, pour se reposer un peu, il s’était assis sur le perron. Les pauvres comme les malheureux se sentent vite amis et ça datait de très loin, cette espèce de sympathique intimité entre les Drioux et lui.

Il s’était informé de chacun d’eux…

Comme Claude sortait :

— Tiens, ce grand garçon déjà… toujours brun, par exemple… Dire que ce n’est pas hier que j’ai vu ce monde-là tout enfant, courir après moi, me faire toutes sortes de gamineries. Et pas encore marié, Claude ?

— Me marier, moi ?…

— Mais oui… hein !… mère Drioux, c’est ça qui vous désennuierait, une bonne petite femme dans la maison ?… Et, soulevant déjà son sac pour repartir : Ça te prendra cependant, mon Claude, un bon jour…

— Moi, jamais, père Pacôme.

— Je viens d’en voir une, pourtant, là, chez vos voisins, que tu ne serais pas assez bête de refuser.

va… Comment s’appellent-ils donc, ces nouveaux voisins ?

— C’est la famille Tissot… de la ville… avait répliqué la vieille Julienne.

— Et, elle, la jeune demoiselle ? reprenait Pacôme. Comme personne ne répondait.

— Toujours que tu ne la refuserais pas, celle-là, mon Claude… seulement, elle n’est pas pour toi… mais ça te prendra bien tout de même, sois certain… un bon jour… pour quelqu’autre.

Et il repartit.

— Plus loin, on entendit : Père Pacôme !… père Pacôme !… par ici… C’était p’tit Louis qui l’appelait.


XXIV


Oui, Claude le savait bien qu’ « elle n’était pas pour lui » ; il se le confessait sans effort, et pourtant d’entendre le vieux Pacôme le lui affirmer de nouveau, il en avait été un instant tout bouleversé.

Il ne comprenait pas bien l’état de malaise qui l’accablait, et il s’agitait, se plaignait du calme monotone de la journée, cherchait à chasser loin de lui un je ne sais quoi qu’il ne s’expliquait pas et qui lui chuchotait constamment de très vilaines choses.

Maintenant que Jacques n’était plus là pour le distraire. il sentait souvent des désespérances profondes, des découragements de vivre et s’il se rendait bien compte de ses rêves impossibles, cela lui faisait cependant mal au cœur que quelqu’un vint inconsciemment les détruire.

Ça lui plaisait de caresser ses chimères, de les rouler dans sa tête, de s’en faire accompagner, comme d’une musique pleine de charme, dans ses monotones travaux des champs.

À part sa vieille mère, il ne lui restait plus, de ceux qu’il aimait, que p’tit Louis et son chien, Gardien : p’tit Louis, qu’il amenait partout pour chasser ses idées noires et causer surtout de Fernande, son chien, qui le suivait toujours en agitant amicalement sa grande queue en panache… Jacques n’y était plus.

Le jour, il y avait tant de joyeuses chansons dans l’air, tant de travail absorbant aux moissons, qu’il parvenait à oublier l’absence de son ami ; mais le soir, à l’heure où depuis si longtemps il s’était habitué à entendre son pas alerte sur le perron, il sentait toujours un serrement de cœur incontrôlable…

C’est alors qu’il lui fallait s’efforcer de prendre un air insouciant et enjoué pour parler et sourire à sa mère…

… Ce soir-là, il avait essayé, mais il n’en avait pas été capable. Trop de choses s’agitaient dans son cerveau, venaient, malgré lui, figer son sourire sur ses lèvres. Et il était monté pour se coucher.

… Encore cette parole du père Pacôme qui lui revenait : « Celle-là n’est pas pour toi »… Mon Dieu ! pourquoi la lui avoir répétée ?… il le savait bien assez pourtant. Qu’importe, il y pensa longtemps à « celle-là qui n’était pas pour lui. »

… Ses pauvres fleurs, autrefois si blanches, étaient presque toutes séchées dans leur pot, maintenant. Les pétales s’en détachaient au moindre souffle. Il y en eut même deux, plus jaunis, plus fanés qui tombèrent sur la table, sous l’imperceptible mouvement qu’il leur avait imprimé de son haleine, en les regardant de trop près. Il les prit alors dans ses mains pour les examiner comme des petites choses étranges et mystérieuses… Ils avaient gardé leur même forme d’autrefois ; les nervures seulement s’accusaient davantage à cause de cette coloration fumeuse de cire vieillie qui leur était venue de chaque côté.

Il ne savait plus qu’en faire à présent et il cherchait partout un endroit pour les enfouir. Quant à les jeter comme ça, par la fenêtre, aux souillures des pluies et des vents, il ne le voulait point. À la fin, il ouvrit les feuilles d’un des anciens livres étalés sur sa table et y déposa pieusement les deux pauvres pétales entre les pages…


XXV


Un jour d’été, par un commencement de crépuscule chaud et suave, Claude qui en compagnie de son chien longeait la grève en quête de hars flexibles pour lier ses gerbes de mil, s’était arrêté tout à coup, pâle et haletant sous les arbres. Le cou tendu, penché pour mieux voir, il regardait à travers les feuilles vertes et les branches. En même temps il retenait le bruit de sa respiration.

C’est qu’il venait d’entendre un léger clapotement de vague accompagné de notes douces et somnolentes fredonnées à mi-voix dans une lenteur de rêve…

— Dieu ! Fernande…

Il ne l’avait pas dit des lèvres, mais comme son cœur et ses yeux l’avaient crié.

Et vite, d’un bond de chèvre effarouchée, il se rejetait sous les arbres, s’enfonçant à l’abri des regards. Puis tout bas, très bas, il appelait auprès de lui son chien qui faisait trop de bruit, cassait les branches. roulait les cailloux de ses grosses pattes maladroites.

… Oui, c’était Fernande : sa tête était nue et ses longs cheveux blonds flottaient sur ses épaules comme chez les petites filles. — Tout en continuant en sourdine, sans penser à rien, sa nonchalante mélopée, elle agitait machinalement un aviron et l’eau jaillissait en fines gouttelettes. Partout la rivière était si calme que la chaloupe ne remuait presque pas, paraissait immobile. Ensuite pour s’amuser, ne sachant que faire, elle se plongeait les doigts, puis les mains toutes entières dans l’eau attiédie et elle regardait tourbillonner les remous que ça faisait.

Claude qui l’observait en silence, sans bouger, flattait doucement la tête de son chien pour le retenir et l’empêcher de trahir sa présence. Et par contraste bizarre, il lui venait dans la tête des tentations folles de sortir de sa cachette et de se montrer au grand jour. Mais ce n’était que des impressions passagères et menteuses de son esprit, car pour rien au monde, il ne l’aurait osé en réalité. Au contraire, il se cachait plus profondément derrière les feuilles des arbres, se faisant tout petit, sa respiration toujours haletante.

Maintenant Fernande fredonnait autre chose : une simple ariette sans parole qu’elle coupait à tout instant, au milieu des mesures, pour regarder passer les chariots de foin sur les sommets des coteaux, pour écouter japper les chiens, coasser les grenouilles à l’ombre des algues.

Mais, grand Dieu, quel nouveau frémissement d’angoisse et de honte secouait donc si fortement Claude dans sa cachette ?… C’est qu’il lui semblait que Fernande venait de l’apercevoir en promenant son regard lent sur la rive. Car tout de suite elle s’était mise à pousser son canot vers la côte… Elle avançait sans doute pour lui parler… S’il a pu s’enfoncer sous terre.

Par coups insensibles d’aviron elle se rapprochait, se rapprochait, et son canot glissait à présent entre les algues et les ajoncs flottants. Puis ce fut un râclement sur le sable doré qui fit frissonner Claude et l’avant du canot s’immobilisa sur la grève, à côté de pierres plates à fleur d’eau naturellement disposées pour les pieds.

Avant de descendre, Fernande avait de nouveau promené un regard chercheur comme pour se reconnaître et s’orienter par les arbres… Oui, c’était là, sans doute… et en relevant les bords de sa robe, elle avançait timidement vers lui, alignant comme une chatte innocemment ses pas sur les cailloux…

… Ciel ! qu’allait-il donc faire, Claude ?… que lui répondrait-il ?… Il roulait rapidement les phrases qu’il lui dirait… il arrangeait des explications dans sa tête… Non, pas ça… et vite, il cherchait autre chose… Et son chien qui se secouait toujours bêtement la queue au bruit de ce pas qu’il entendait, agitait les feuilles et les branches, traîtreusement. Claude l’aurait étranglé…

Fernande s’était arrêtée tout près… Il semblait à Claude qu’elle le cherchait toujours de ses grands yeux doux, sans pouvoir le découvrir à présent, par exemple ; et il s’écrasait dans les feuilles, se tassait en boule, sans souffler.

C’est vrai pourtant qu’elle paraissait le chercher… car que fouillait-elle partout attentivement de son regard ? … Oh ! cette fois, elle l’avait trouvé ce sauvage de Claude qui se cachait tout honteux, et elle se rapprochait encore… Et alors !


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…Claude qui l’observait en silence, sans bouger, flattait doucement la tête de son chien pour le retenir et l’empêcher de trahir sa présence…

… Alors, avec une petite moue mignarde d’enfant qui se croit seule, en tendant les mains, elle s’était mise tout simplement à casser, avec mille précautions à cause des ronces, des fleurs d’aubépine sauvage qu’elle entassait par terre, sans se baisser… Ensuite, comme elle n’avait pas de ruban, rien, elle les liait ensemble, les tiges bien pressées les unes sur les autres, au moyen de son mouchoir enroulé…

Elle en avait formé toute une gerbe à grosse tête arrondie et blanche comme faite avec de la neige… Elle aurait voulu y ajouter encore des fleurs cependant et elle regardait aux environs parmi les branches d’arbustes…

Comme elle n’en trouvait, plus, elle se contentait de mettre autour, en bordure, des grandes feuilles vertes de fougère… Puis elle s’en alla.

… En retournant, humant ses fleurs, elle s’était remise à fredonner doucement.

… Claude, lui, ne pouvait plus assez se hâter de respirer ; ses poumons demandaient toujours de l’air, et il soufflait vite, vite…


XXVI


Un soir qu’ils avaient été longtemps à réfléchir tous les deux, sans se parler, la mère Julienne lui avait dit : Je deviens vieille, je m’en irai peut-être bientôt rejoindre ton père sous les sapins du cimetière … pourquoi n’épouses-tu pas Julie Legault ? … elle t’aime bien, paraît-il… elle…

— Non, mère… non… Est-ce que vous ne m’aimez point, vous ?… Serais-je jamais plus heureux qu’aujourd’hui ?… Non, vieille mère, ce serait peut-être vous qui ne seriez plus heureuse ensuite…

Ça, c’était vrai, car elle y avait déjà pensé ; mais elle reprenait quand même pour voir ce que répondrait son Claude :

— Il faudra toujours que tu te maries… un grand garçon comme toi… Et puis ce ne sont pas les amoureuses qui te manquent…

En même temps leurs regards se fuyaient, sachant bien au fond qu’ils se trompaient mutuellement.

Claude, doucement, comme pour implorer :

— Parlons d’autre chose, voulez-vous, mère ?… Elle avait accepté et ça avait été tout. Seulement ils n’avaient pas pu trouver d’autre chose ensuite à se dire et leur entretien avait cessé tout-à-fait.

… À Claude, cela lui était resté longtemps dans la tête cette conversation de mariage…


XXVII


… C’était longtemps plus tard.

… Ils s’en allaient par les champs. Claude et Fernande, bras dessus, bras dessous, follement. Toutes les routes qu’ils suivaient étaient vertes : il n’y avait que des brises douces et des chansons autour d’eux, que des roses sous leurs pas, que des soleils éblouissants partout… Les grives, les linottes curieuses, les petits chardonnerets jaunes tendaient la tête à travers les feuilles pour les regarder passer.

Non, jamais Claude n’avait imaginé un bonheur semblable. Et quand il se demandait comment tout cela était arrivé, il lui fallait un peu réfléchir, car ça n’était pas très net dans sa tête.

Pourtant, oui, il se souvenait maintenant… Un jour il avait eu cette audace, puisée il ne savait pas juste où, de déclarer son amour sans espoir à Fernande. Il le lui avait déclaré tout simplement comme une de ces choses folles, une de ces histoires invraisemblables que l’on raconte aux enfants pour les amuser. Il savait bien que ça ne lui servait guère d’avouer ainsi ces secrets qui la feraient plutôt rire, sans doute, mais il trouvait cela bon de confesser tous les détails de sa vie.

Il lui avait rappelé tous ses souvenirs passés… Ainsi, leurs rencontres… la première, en charrette, avec Jacques ; une autre fois qu’il lui avait donné des cerises ; puis à la mort de son père… puis encore, — ça le gênait de le lui dire, — quand elle avait cueilli ces fleurs d’aubépine sur la grève… se souvenait-elle ? … il s’était alors caché tout près dans les arbres et l’avait regardée faire… Il lui avait aussi appris le soin jaloux avec lequel il conservait ces autres fleurs qu’elle avait apportées sur le cercueil de son père.

— Moi, disait-il, la première fois que je vous ai vue, je me suis senti tout de suite bouleversé, gêné devant vous, comme saisi d’une étrange émotion dont je n’ai jamais pu me déprendre ensuite. Aussi, est-ce drôle que je me sente aujourd’hui le courage de vous avouer toutes ces choses-là…

Non, cela ne lui ferait rien, maintenant, qu’elle le trouvait ridicule ; il s’y attendait bien… c’est pour ça qu’il n’avait jamais voulu en parler à personne, ni à Jacques, ni à sa mère, qu’il n’avait même jamais osé prononcer son nom… Il lui semblait toujours qu’il allait alors se trahir…

… Mais non, Fernande ne riait point. Au contraire, ses grands yeux devenaient plus graves et elle l’écoutait comme si elle eut entendu des choses toutes naturelles et depuis longtemps désirées. C’est qu’elle l’avait un peu deviné, cet amour de Claude, seulement, elle n’en était pas certaine… Oh ! non… Comment y croire aussi ?… Il la fuyait toujours… Souvent elle aurait beaucoup aimé le rencontrer, lui parler doucement et, sans en rien laisser paraître, elle avait tâché de choisir les heures où il se trouvait au logis avec sa mère. Mais à chaque fois elle le voyait aussitôt s’enfuir à son approche, derrière les murs du jardin.

Vrai, elle ne riait point, Fernande… Elle, cette demoiselle, daignait l’écouter, ce paysan. Alors il s’était mis à genoux en sa présence, comme affolé, la vue trouble, et, sans savoir ce qu’il faisait, il lui avait saisi les mains dans les siennes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et c’était tout-à-coup dans son esprit des cloches qui carillonnaient, des fanfares, des sérénades inouïes qu’il entendait au-dessus de sa tête, des coins de ciel faits d’or et de diamant où il voyait glisser des anges blancs qui agitaient des ailes rapides et brillantes comme des éclairs…

Ensuite il n’avait plus eu conscience de rien. Ça avait été comme si un tourbillon furieux l’eut subitement enlevé dans l’espace.

Il ne s’était ressaisi que plus tard en présence de sa mère, la vieille Julienne. Il était revenu tout d’une haleine vers elle, le cœur débordant de délices surhumaines.

— Fernande… lui avait-il dit simplement, avec une intonation qui renfermait tous les ravissements bénis de ses rêves.

La pauvre vieille mère n’avait pas bien compris tout d’abord, tant sa surprise avait été grande, mais quand elle vit que c’était vrai, que ce bonheur-là lui arrivait — car il n’en existait pas d’autre pour donner un tel rayonnement de prédestiné à son fils — oh ! elle s’était mise à danser, à sauter, à embrasser son Claude comme une vieille folle… Et elle riait, riait la pauvre, en figure n’avait plus que vingt ans et il jaillissait du bonheur de ses petits yeux gris. Puis s’arrêtant soudain :

— Tu vas faire venir ton ami Jacques pour être ton garçon d’honneur ?…

— Jacques ?… Oh ! oui… Et alors ce fut Claude qui se mit à danser à son tour, à sauter, à embrasser la vieille Julienne.

… En effet, il avait écrit, et Jacques était accouru de là-bas, là-bas… les mains pleines de lingots d’or. Il en avait donné par poignées à Claude, à la mère Julienne. à p’tit Louis…

Alors ça avait été un jour d’allégresse infinie.

Par une matinée douce, où flottaient comme de l’encens les vapeurs pâles du Richelieu, ils s’en étaient allés en procession joyeuse à l’église du village. Et avec ses jolis habits de marié, son grand air fier qui défiait l’avenir, son large front couronné de ses épaisses mèches brunes, le paysan Claude avait l’apparence d’un roi… Il le fallait bien, pour se mettre à la hauteur de cette reine qui était Fernande et qui l’avait grandi jusqu’à elle en lui accordant son amour.

Les autres aussi avaient tous belle mine, jusqu’à la vieille Julienne qui, à force d’être heureuse, avait l’air presque pimpante sous sa robe neuve. Dans l’église, pendant les cantiques et les joyeux accords, elle avait beaucoup prié seulement la pauvre vieille, beaucoup prié pour les deux qui étaient à présent ses enfants.

Claude, lui, l’émotion l’avait empêché de le faire ; ses prières ne lui venaient que sans suite coupées par bribes à tout moment par des visions étranges qui l’emportaient dans des mondes inconnus… Et c’était de nouveau des sonneries de cloche et de fanfare qu’il entendait… Mais de loin… loin… derrière d’épaisses montagnes…………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Et maintenant ils s’appartenaient pour toujours. Maîtres de la vie, serrés l’un contre l’autre, ils s’en allaient au hasard par des prairies odorantes de foin et de marguerites, par des sentiers d’ombre et de verdure…

— Par ici. Fernande…

— Par ici. Claude…

Et ils s’entraînaient comme des enfants dans d’autres sentiers, dans d’autres prairies où il y avait encore plus d’ombre, où les foins sentaient meilleur. Ils se rattrapaient des années perdues à ne s’être point parlé, se chuchotant des tendresses inouïes qu’ils se redisaient toujours sans jamais les répéter………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Claude !… Claude !… appela très tendrement la mère Julienne… Claude !…

Celui-ci, comme égaré, ouvrit ses yeux où passa l’éclair subit d’une douleur surhumaine :

— Ah !… soupira-t-il avec un accent qui faisait mal à entendre et il retomba sur son oreiller.

Pauvre Claude… tout cela n’avait hélas ! été qu’un long rêve…


XXVIII


Vers dix heures, la vieille Julienne était partie…

C’est qu’elle ne pouvait plus résister à ce cri douloureux qui résonnait dans sa tête depuis le matin et qu’elle avait entendu de la bouche de son fils. Avec sa devination maternelle, elle comprenait quelle navrante et subite désillusion lui avait arraché ce cri désespéré à son réveil et elle était partie.

En chemin, elle se demandait comment elle allait lui dire cela, à Fernande. À grandes enjambées d’abord, elle n’avançait plus maintenant qu’à petits pas traînants et distraits.

Oui, comment lui apprendre que ce pauvre paysan, qui était son fils, l’aimait, elle, d’un amour fou et sans espoir, et elle cherchait d’avance des tournures de phrases. Elle ne parvenait pas toutefois à trouver de mots convenables ; ils exprimaient toujours les choses autrement qu’elle le souhaitait. Car elle ne songeait pas un instant à réveiller en retour l’amour de Fernande, non, c’était seulement sa consolante sympathie qu’elle désirait demander, ou plutôt qu’elle obtiendrait sans doute de son grand cœur sans qu’il soit même nécessaire de la lui demander.

À mesure qu’elle avançait, elle se sentait plus inquiète, plus oppressée, comme chargée d’un poids qui l’aurait écrasée, et elle soupirait péniblement.

C’était pourtant tout près, cette maison de Fernande ; de son perron elle en distinguait les moindres détails ; cependant, elle n’arrivait plus. Dans l’ombre courte de chaque arbre de la route, elle s’arrêtait pour se rafraîchir. Elle tirait son grand mouchoir à carreaux et s’essuyait le front, lentement, comme pour y effacer en même temps les traces de ses mauvais soucis.

Dès qu’elle se vit tout-à-coup en face de la maison, un mouvement d’hésitation profonde la saisit… elle n’osait plus continuer…

— Bonjour, mère Julienne…

Fernande qui l’avait vue, était accourue au devant d’elle et l’entraînait déjà.

Toute émue, la pauvre vieille s’était laissé faire machinalement, ne se sentant pas la force de dire la raison de sa visite. Elle ne savait même plus si elle devait s’asseoir, ni quoi faire de ses mains et de son mouchoir. Tout en fuyant le regard interrogateur de Fernande, elle cherchait une explication à sa présence.

En elle-même, elle songeait bien toujours à lui confier le secret de ses douleurs profondes… Oui, elle l’aurait prise dans ses bras et lui aurait tout dit comme elle avait pensé le dire avec des mots qui ne l’auraient pas offensée, mais attendrie… Mais, tout à coup, ce nom seul de demoiselle qui lui revenait… ces grands tableaux, ces candélabres, ces glaces qu’elle apercevait par l’enfilade des portes… ça l’intimidait trop… Non, elle ne pouvait plus.

Fernande attendait toujours qu’elle parlât, l’encourageant de sa parole et de son sourire pour la mettre à l’aise et l’amener à s’expliquer, mais vraiment la pauvre vieille ne le pouvait pas ; et, toute triste et honteuse, elle était déjà debout, se faufilait, se glissait vers la porte, se sentant ridicule et ayant, grande hâte de s’échapper.

Fernande, elle, voulait encore la retenir, intriguée de sa mine étrange et embarrassée…

Mais celle-ci, continuant de fuir : Non, vous viendrez vous-même plutôt… voulez-vous, mademoiselle ?

Et la mère Julienne, comme sortie d’une fournaise, s’était tout de suite sauvée en s’éventant de son grand mouchoir.

— Qu’est-ce qu’elle a donc ? s’était alors murmuré Fernande… Elle venait de remarquer l’expression triste et bouleversée de sa figure et elle en était restée troublée, elle aussi, se demandant quel pouvait être le drame secret qui se passait dans l’âme de la pauvre vieille… — Ce doit être à propos de Claude… Ceci lui était venu naturellement à l’esprit, car elle savait que les mères n’ont autant de peine que quand ça touche à leurs enfants… Lui aurait-il fait du chagrin ?… elle n’osait le croire, le sachant d’habitude si bon pour elle, si dévoué… Mais quoi alors ?… Pourquoi cet accablement douloureux ?…

À part ça, elle ne voyait rien… Peut-être parce qu’elle était pauvre ?… Mon Dieu, pourtant, elle devait bien savoir qu’on ne la laisserait jamais avoir de la misère…

… Oui, sans doute, elle irait… Elle prendrait sa défense, s’il y avait lieu, contre qui que ce soit, contre tout le monde, contre Claude surtout s’il avait, osé la chagriner par sa faute… Une si bonne vieille mère, qui se sacrifiait constamment pour lui… Elle saurait bien la consoler… Elle l’amènerait plutôt avec elle… Mais au fond elle ne pouvait pas se résoudre à croire que Claude lui eut volontairement fait de la peine et son esprit cherchait toujours autre chose sans trouver.

Alors, dans sa hâte d’aller la consoler, elle s’était tout de suite acheminée, à grands pas, vers son humble chaumière.

Elle ne voulait pas tarder, lui laisser plus longtemps sur la conscience ce poids qu’elle se crevait capable d’enlever… Peut-être même que ce n’était que des imaginations de la pauvre vieille…

… En la voyant venir, la mère Julienne s’était de nouveau mise à trembler… Jamais elle ne trouverait les mots pour lui apprendre la passion folle de son fils, et elle regrettait maintenant de l’avoir invitée…

Mais, dès qu’elle la vit entrer, qu’elle reconnut sur sa figure le reflet si sympathique de la prévenante tendresse qui l’animait, elle lui sauta au cou dans un élan inconscient de son âme et se mit à pleurer comme un enfant sans rien dire, entre ses bras ; et ses larmes tombaient, coulaient pressées dans les rides de ses joues.

Fernande ne s’attendait pas à une telle explosion de douleur et elle restait toute interdite… Tous les raisonnements qu’elle avait préparés en route s’étaient évanouis… Des larmes de vieille femme, c’est si navrant de les voir couler… celles-ci paraissaient si amères, annonçaient un abîme si insondable de suprême douleur…

— Allons, mère Julienne, consolez-vous… il ne faut pas pleurer comme ça… Elle le lui demandait presqu’en grâce.

Mais elle ne répondait rien, la pauvre.

À la fin, elle se décida :

— C’est mon Claude… mon Claude… soupirait-elle. C’est mon Claude… mon cher Claude…

Elle ne sanglotait que ces mots sur l’épaule de Fernande.

— … Claude, justement lui, pensait celle-ci… elle avait bien deviné… elle s’en doutait… et en elle-même elle s’indignait déjà contre ce garçon méchant qui faisait ainsi pleurer sa mère… Il verrait, ce cœur dur, ce qu’elle lui dirait…

— C’est mon Claude, reprenait la vieille Julienne, c’est mon Claude qui… aime une jeune fille… qui, elle, ne l’aime pas, le pauvre malheureux…

— Ah !… c’était ça…

Fernande, dans la naïve sincérité de son grand cœur de vingt ans, s’était tout de suite représenté cette torture-là, d’aimer sans retour… mais elle comprenait aussi l’intensité de cette autre souffrance qui tourmentait la vieille Julienne et l’étreignait dans ses instincts de mère.

Alors elle la pressait contre elle, lui murmurait des mots de touchante consolation. — Peut-être qu’elle s’imaginait cela… Claude lui avait-il avoué son funeste amour, au moins ?

… — S’il lui avait avoué ?… non, mais elle le voyait bien dans chacune de ses paroles, dans chacune de ses actions, dans chacun des plis de son front.

— Et depuis quand cet amour, demandait Fernande… elle ne s’en était jamais aperçue, elle, n’en avait jamais même entendu parler… — Non, mère Julienne, il ne faut pas se faire du chagrin sans savoir… vous devez vous tromper.

— Se tromper ?… Douter ?… elle ne demanderait pas mieux ; douter, ce serait encore espérer… C’est depuis… depuis la mort de son père… Mon Dieu ! je les ai alors perdus tous les deux… Car, ce n’est plus mon ancien Claude qui me reste… c’est un autre, qui ne pense plus à moi, que je vois pleurer et dont je ne puis seulement pas essuyer les larmes…

— C’est donc bien vrai, alors ?… Et on ne l’aimait pas ?… Pauvre garçon, si ce n’était pas trop pénible… Elle se les expliquait bien maintenant leurs souffrances.

— Si je pouvais espérer au moins, reprenait tout bas la vieille… si je pouvais espérer…

— Mais il est si bon, répliquait Fernande, que probablement elle se laissera toucher et qu’elle l’aimera à la fin, cette jeune fille, si elle est bonne aussi… C’est arrivé souvent, mère Julienne… En même temps elle lui faisait des caresses naïves de petite mère, lissait les cheveux blancs de son front… Il lui semblait qu’elle l’aurait caressé aussi, ce malheureux Claude, s’il avait été là…

— Non, pas celle-là, mademoiselle — Pas celle-là, jamais, c’est impossible…

Fernande s’était dégagée dans une révolte subite et spontanée de son cœur :

— Pas celle-là ?.. — Mais c’est donc une sans âme, pour que vous la jugiez de la sorte, pour que vous la jugiez susceptible d’aucun sentiment de généreuse pitié !… Et elle est ainsi faite, ah ! ne pleurez pas… elle ne viendrait peut-être qu’aggraver le malheur de votre fils et le vôtre…

— Elle n’est pas sans âme, ciel ! non… mais c’est impossible…

— Son cœur serait-il déjà pris ailleurs ?… oh ! alors, s’il en était ainsi, il faudrait bien songer à l’autre jeune homme, qui l’aime lui aussi, n’est-ce pas, et sacrifier vos souffrances à votre devoir…

— Mon Dieu ! mademoiselle Fernande… criait-elle dans une explosion nouvelle de larmes. Pourquoi vous ai-je donc parlé de toutes ces choses ?… à vous, une étrangère… Si Claude le savait…

— Comme je suis heureuse et fière au contraire de cette marque de confiance et comme je sympathise avec votre douleur…

— Mademoiselle Fernande. Ah ! mon Dieu ! si vous saviez tout…

Et, en l’enveloppant jusqu’au fond de l’âme d’un long regard suppliant, elle s’était lourdement jetée à genoux devant une petite croix sans Christ suspendue aux murs du pauvre logis.

Elle avait mis tant d’émotion et de détresse dans ce cri navrant, comme pour appeler au secours, que Fernande en fut toute bouleversée. Une idée lui venait tout à coup. À son tour elle s’était mise à la regarder, à l’examiner, à l’interroger profondément des yeux ; à mesure sa respiration haletait, sa figure devenait de plus en plus angoissée. Et au cri d’agonie de la vieille Julienne, Fernande répondait bientôt par une exclamation de pitoyable douleur………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Elles étaient maintenant deux, qui s’embrassaient, qui pleuraient, qui priaient à genoux l’une près de l’autre, devant la pauvre petite croix sans Christ.


XXIX


On était de nouveau en septembre…

Septembre, ce n’est pas encore l’automne vrai, mais c’est déjà l’éclosion lente et graduelle des teintes dorées que prend à cette époque la végétation toute entière. Ce sont les ombres plus longues à cause du soleil qui se tient moins haut, qui se tient plus penché dans son ciel. Ce sont les fenêtres plus tôt et plus longtemps allumées aux grands rayons en flèches du couchant.

Les feuilles commencent à se détacher, les hirondelles commencent à fuir comme à la menace de quelque chose de méchant qui va venir.

Par contre, à cette saison de septembre, les grains qui sont tous en complète maturité donnent aux plaines et aux coteaux des aspects de merveilleuse beauté. Oh ! si l’on pouvait laisser à la terre ces teintes superbes, rousses, dorées ou argentées, dont elle se maquille.

Mais, au contraire, c’est justement l’époque que le paysan choisit pour la raser avec sa longue faux luisante, la tondre de sa véritable toison d’or…

Il lui faut même se hâter, flairer le vent et les orages qui menacent ; il lui faut prévoir les bourrasques terribles et la grêle dont les nuages se tassent parfois si subitement à l’horizon en masses noirâtres et sinistres.

… On était en septembre.

Un voisin qui le croisait ce matin-là lui avait dit en le saluant du haut de sa lourde charrette :

— Quelle belle journée pour la moisson… hein ? Claude !…

Et Claude avait répondu, sa faux sur le dos :

— Bien belle en effet ; je m’en vais en profiter pour abattre ma pièce de blé.

… Dans son champ, il avait trouvé les cigales qui chantaient, qui chantaient.

Et, tout guilleret, penché en avant, presque plié en deux sous l’effort, il s’était mis à faucher à grands coups rapides. Tout d’abord, dans un mouvement balancé de son corps, il allongeait loin les bras pour mieux atteindre les épis, puis, — avec un han ! profond dont il semblait vouloir s’aider — il ramenait sa longue faux à travers. Et les épis fauchés tombaient.

Sur le coup, ça ne se voyait guère, car les tiges, secouées en tous sens comme par un vent qui serait venu en dessous, restaient encore droites et immobiles un moment, ne sachant sur quel côté se jeter. Mais, bientôt, elles s’inclinaient en vagues, se penchaient, se tassaient sur le sol.

La faux les abattait ainsi par larges croissants qu’elle enlevait à l’emporte-pièce à même les champs de grain.

Malgré la sueur et la fatigue, Claude se hâtait. Depuis le matin, il fauchait sans relâche, presque sans lever la tête.

Quoique beau le ciel avait été, pendant la calme matinée sans vent ni brise, d’une lourdeur de plomb, et maintenant il arrivait de petites rafales qui jetaient de la fraîcheur dans l’air et faisaient du bien aux faucheurs.

Bientôt cependant une rafale plus froide qui fit presque frissonner Claude l’arrêta dans son travail. Il leva un instant la tête, le nez au vent, comme pour voir et pour humer…

Et il se remit à abattre de nouveaux andains. Ça paraissait toutefois l’inquiéter, ces courants froids qui agitaient régulièrement les épis en ondulations folles autour de lui… cette lumière d’éclipse qui décolorait graduellement les champs… Il regarda encore l’horizon.

La pluie, c’est, à l’époque des moissons, l’ennemie des paysans. Ceux-ci s’en défient comme d’un malheur… — Claude s’était arrêté tout à fait en face de la menace sinistre qui s’accusait de plus en plus dans le ciel. Déjà, il voyait comme des nuages de fumée qui s’échappaient du firmament lointain.

Il mit alors sa faux sur son épaule et redescendit de son champ, tout triste maintenant de s’être tant hâté de couper son blé.

À présent, il distinguait là-bas des montagnes grises qui s’empilaient, s’entassaient, grimpaient les unes sur les autres. En même temps, c’étaient des bavures blanches qui se traînaient sur la crête des embruns verdâtres du Richelieu…

En arrivant il trouva sa mère en frais de clore bien juste les volets rouges de leur petit logis. Elle avait bien vu l’espèce de patine qui se plaquait sur les eaux et les teintes plombées de l’horizon annonçant l’orage imminent.

— Et ton blé ?… mon pauvre Claude !… lui dit-elle avec un accent de résignation touchante.

Celui-ci n’eût qu’un mouvement soumis d’épaules, en homme que le malheur n’étonne plus.

… Il s’était fait une profonde accalmie. Les rafales, cessées tout à coup faisaient place à quelque chose qui soufflait doucement dans l’air, comme des haleines froides. Les feuilles, légèrement, très légèrement agitées, pendaient en frissonnant frileusement le long des branches. Les flots du Richelieu aussi s’étaient immobilisés dans tout ce calme comme du plomb figé.

En haut, par exemple, de grands nuages gris se démenaient, roulaient, dégringolaient, se culbutaient en tous sens, et, dans leur approche continuelle, ils assombrissaient tout, donnaient aux choses d’en bas des teintes d’une lividité blafarde.

Et de nouveau le vent reprenait en bourrasques soudaines qui chassaient furieusement la poussière et les feuilles, faisaient siffler les arbres.

De larges gouttes d’eau commençaient aussi à tomber, d’abord espacée, puis de plus en plus drues, en faisant des taches grises sur les madriers du perron. En même temps des flamboiements rapides jetaient des éclairs fauves qui creusaient d’éblouissantes fissures dans les nuages.

La mère Julienne, devant cette horreur des éléments, était allée chercher une bouteille d’eau bénite. En ayant aspergé l’intérieur du logis, elle s’était signée avec ferveur ; Claude aussi avait fait un grand signe de croix de croyant. Et immobiles tous deux, sans rien dire, ils regardaient se déchaîner l’orage.

Toujours de plus en plus terribles les rafales, la pluie et les éclairs. La maisonnette furieusement secouée craquait comme si le toit allait s’abattre ; les éclairs farouches se glissaient sinistrement entre les volets ; l’eau coulait déjà en fusant le long des planches ; mais en dehors c’était encore plus affreux. En un clin d’œil, des cours d’eau, creusés ça et là à travers les pièces de grains, charriaient à la rivière les épis fauchés ou arrachés.

De temps en temps, les sifflements, le fracas assourdissant de la tempête, le martèlement de la pluie, ralentissaient jusqu’à presque cesser comme pour prendre haleine et, tout de suite, dans un raffinement de rage inassouvie, ça reprenait, ça augmentait, hurlant, frappant, secouant.

Tout à coup, dans une transition brusque, le vacarme d’enfer s’était accru d’un accompagnement grêle et étourdissant. C’était comme si le vent eut agité dans l’air des millions de milliasses de castagnettes… Et il faisait très froid.

Claude s’était levé, puis la vieille Julienne, lentement, comme dans une peur de regarder. Les castagnettes continuaient leur train de diable. Alors ils virent quelque chose de navrant.

Partout dans les champs, sur les coteaux, les épis tombaient écrasés, aplatis, croisant leurs tiges brisées sur le sol. Les gros grêlons, plus rapides, plus pressés, se précipitaient, se ruaient avec une haine folle de tout cribler et détruire. Les grains de blé, d’avoine, les pauvres petits grains dorés, tout trempés et salis de vase s’éparpillaient sous les coups répétés.

Et de leur beau champ, dont ils étaient si fiers, en un instant ravagé, haché par la grêle, ils n’en voyaient déjà plus que les pailles enfoncées dans la boue.

Ce déchaînement de la nature entière n’avait duré qu’un moment, mais il avait réussi à ravager le sol jusque dans ses racines ; comme un coup de faux terrible qui aurait tout rasé, coupé, haché… La moisson fauchée et battue dans un clin d’œil ; le sol labouré et prêt pour les prochaines semailles.

Déjà le calme revenait, un calme ironique et sans cœur. Les nuages fuyaient en se tordant sur eux-mêmes, lâchement ; et des rayons de soleil glauques, jaunâtres, bigarrés par les restes de vapeur qui flottaient, se hâtaient de venir éclairer ce désastre.

Les grêlons aussi ajoutaient des scintillements hypocrites comme pour mieux faire reluire cette sinistre dévastation de tout…

… Claude et sa mère, debout, immobiles sur le perron, cherchaient dans la lente tombée du jour à énumérer la longue suite de malheurs qui les avait tour à tour frappés. Il restait celui-là à ajouter…

… À la fin, sans aucune colère contre cet acharnement du destin, avec une douleur résignée plutôt, la vieille Julienne s’était mise à réciter tout bas son chapelet…


XXX


La tempête avait passé de l’ouest à l’est ; dans sa colère, concentrée sur une mince lisière de terrain, elle avait tout ravagé. Le lendemain on voyait les granges renversées, les clôtures détruites, les arbres arrachés, couchés en travers du sol ; et, échoués dans les rigoles et les fossés taris, des entassements d’épis morcelés en hachures fines comme par un crible.

Dans son petit champ, Claude faisait une triste revue des dégâts qu’il avait subis. Malgré sa vaillance d’âme, il en ressentait un réel chagrin à cause de tout son travail perdu et de la robe neuve qu’il s’était proposé avec joie d’acheter à sa mère et qu’il ne pourrait plus maintenant.

… Elle y était allée elle aussi, la vieille Julienne, en compagnie de Fernande qui s’informait avec intérêt. Elles avaient parcouru toutes deux les pièces de terre, en avaient longé les cintres.

L’une se lamentait, gémissait doucement, jetait de brèves exclamations qui faisaient trembloter sa voix ; l’autre murmurait des paroles de consolation et de sympathique pitié.

— Claude, sans doute ne leur avait point parlé, alors, mais seulement de les voir réunies dans une peine commune, il se sentait en lui-même consolé… Il n’en voulait presque plus maintenant à l’affreuse tempête qui était venue dévaster ses moissons puisqu’elle lui valait ce nouveau rapprochement entre Fernande et sa mère.

Oui, vraiment, cette compensation le dédommageait, au fond…


XXXI


Depuis, ils s’étaient rencontrés, une fois, par hasard, car on aurait dit qu’ils se fuyaient tous deux à présent, Fernande et Claude.

Fernande n’allait plus que rarement chez la vieille Julienne et seulement à des heures où elle savait ne pas le trouver. Et quand elle le voyait venir, c’est elle maintenant qui se sauvait derrière les arbres du jardin. Pourtant, bonne comme le sont toutes les femmes, elle souffrait au fond de son cœur de penser à la douleur qu’elle devait lui causer. Et souvent elle réfléchissait longuement à toutes ces choses.

… Ah ! si elle n’avait pas craint d’exciter davantage l’amour de Claude, elle lui aurait bien expliqué, fait comprendre la folie qu’il faisait de l’aimer… Elle n’aurait pas invoqué leur différence de condition ou d’éducation, non, rien pour l’humilier, mais elle aurait trouvé d’autres raisons qui l’auraient consolé et convaincu en même temps peut-être… Elle l’estimait beaucoup sans doute, mais à quoi lui serait-elle utile ? ne sachant pas travailler, puis faible, bonne à rien du tout… Elle n’en avait jamais parlé, jamais, mais s’il l’entendait tousser le matin… On ne le savait chez elle parce qu’elle se cachait, étouffait ses harassantes quintes de toux ; aussi il ne fallait pas le leur apprendre… Non, va, elle ne se marierait jamais. ..

Le jeune homme qui venait la visiter ?… simplement un ami de sa famille, qu’elle n’aimait pas, oh ! non, par exemple, et qui ne l’aimait pas, lui non plus…

Puis il y en avait tant qui valaient mieux qu’elle… des belles paysannes, bonnes et vigoureuses, qui seraient si fières de l’avoir pour mari, parce qu’il était beau et bon… Comme elle le voudrait heureux et comme ça lui faisait du chagrin de le voir souffrir au contraire à cause d’elle… Elle allait bientôt retourner à la ville, alors il fallait lui promettre de l’oublier tout à fait, de n’y plus penser, jamais ; il lui ferait cette joie-là pendant l’hiver de courtiser une bonne jeune fille, pour faire plaisir à sa vieille mère aussi…

… Pourtant elle n’osait rien lui dire de toutes ces réflexions qu’elle roulait dans sa tête. Et quand ils s’étaient rencontrés, ils avaient à peine levé les yeux l’un sur l’autre ; lui, à cause de sa même gêne sauvage qui ne le lâchait jamais ; elle, à cause d’un certain embarras aussi qui lui était venu et, sans plus sourire elle l’avait salué comme une indifférente.

Ensuite, ils ne s’étaient plus revus.

C’est que, dans les derniers jours de septembre, malgré les beaux soleils encore tièdes, toute la famille Tissot était retournée précipitamment à la ville. Une vilaine bronchite qui faisait souffrir Fernande avait hâté ce départ… Les crépuscules d’automne sont toujours si froids et si humides à la campagne…


XXXII


… — En plein hiver, par un temps de loup.

Claude, sans aucunement se ressentir du froid tant il y avait de soleil dans sa pensée, revenait du bureau de poste du village, la figure rayonnante. On lui avait remis son journal — le dernier numéro de l’ « Agriculteur » — et une lettre…

Une lettre ?… Il en recevait si rarement… Oui, une drôle de lettre toute barbouillée de timbres. On en avait apposé sur tous les coins, partout, jusque sur l’adresse.

En hâte, il avait cherché d’où elle venait. C’étaient des mots impossibles et durs qu’il n’avait jamais vus auparavant et qu’il ne savait pas comment prononcer. Qu’importe il avait vite reconnu l’écriture… Jacques seul écrivait ainsi en lettres rapides et tranchées comme son caractère.

Et sans en ouvrir l’enveloppe, comme par manière de faire durer sa joie plus longtemps, il la cacha dans une poche de son grand paletot et s’en alla.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Silver Creek, 2 décembre.

Mon cher Claude.

« Il y a longtemps……

Assis près d’une table, devant la mère Julienne qui écoutait, en tricotant, Claude lisait :


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…Assis près d’une table, devant la mère Julienne qui écoutait en tricotant, Claude lisait…

« Il y a longtemps que je désirais t’écrire pour te donner de mes nouvelles et mon adresse en même temps, mais je ne pouvais pas. Depuis mon départ, j’ai presque continuellement été en route, ne me posant que quelques jours ici et là…

« Aujourd’hui, je me crois fixé, au moins pour quelque temps, et c’est ici que tu me répondras.

« Je n’ai pas encore fait fortune, mon pauvre Claude, mais j’espère quand même. J’en ai souvent de grands chagrins de ne point t’avoir avec moi, car je t’assure que c’est bien terrible par ici. Il faut se défier de tout le monde, coucher sur sa poudre d’or et son revolver. Des fois je regrette d’être parti…

« J’ai eu beaucoup de misère, va… traverser à pied des montagnes de glace et de neige avec son bagage sur le dos, s’envelopper dans des peaux de bêtes et dormir ainsi au grand air… mais je retournerai bientôt.

« L’autre soir, j’ai eu un bien vilain moment d’ennui et de noir découragement. Je me représentais toutes les choses de chez toi. J’entendais tinter la cloche de l’église, sonner, au trot des chevaux, les grelots des harnais, crier les moineaux dans la cour, japper ton chien ; il me semblait te voir toi-même parler tout bas avec ta vieille mère Julienne au coin du feu ; vous étiez assis près de la petite table brune, rien que vous deux, je n’y étais pas, moi, ma place était vide…

« Oh ! comme j’aurais alors voulu pleurer, mais il m’a fallu avaler mes larmes, à cause de tous ces sans-cœur dont je suis entouré, qui ne pleurent jamais, eux, et qui auraient ri de moi peut-être…

« Elle est en bonne santé toujours ta mère et toi aussi ?… Et comment va Julie Legault et Sophie et Poléon et Toinette… et Jos ? Tu les salueras de ma part, surtout Julie,… tu me dois bien ça, car c’est un peu à cause de moi vos raccordailles, tu sais, le soir du bal… Continues-tu à lui faire bonne façon ? Par exemple ne vas pas te marier avant mon retour, car je veux être de la noce… »

Dans ces dernières lignes, Claude hésitait, lisait lentement, se sentant entraîné sur un terrain brûlant et son œil tâchait d’empiéter sur les mots pour les juger à l’avance… Si Jacques allait parler de Fernande…

« Moi, je ne pense pas beaucoup aux filles ; d’ailleurs, quand je le voudrais, il n’y en a qu’une dans tout le campement, une grande Écossaise rousse qui ne fait pas envie, va…

« En effet, avant mon départ, j’avais prêté mon fusil à Louison Doré, tu devrais bien le lui réclamer et me le conserver en attendant mon retour… et si je ne retournais jamais eh ! bien, je t’en fais le « légataire, »… C’est-il de même que le notaire Courtemanche dit ça ?

« Écris-moi immédiatement une longue lettre ; tu ne saurais croire combien j’ai hâte d’avoir de tes nouvelles.

Ton toujours dévoué ami,


JACQUES,

P. S. — Embrasse bien ta bonne vieille mère pour moi. »

Alors, Claude, en pliant précieusement les feuillets : Pauvre Jacques…

— Pauvre Jacques, oui, il nous aimait bien, reprit tout bas la vieille Julienne.


XXXIII


Sur un carré de terrain derrière l’étable, les moineaux, les petits moineaux qui font pit… pit-pit, s’abattaient par bandes tourbillonnantes. Ils venaient picorer dans la neige blanche, dans la balle répandue qu’ils éparpillaient très vite, très vite, de leurs pattes rapides, les grains d’avoine échappés au crible.

P’tit Louis avait remarqué qu’il y en avait toujours en grand nombre, des vieux papas moineaux qui criaient fort, faisaient la loi à d’autres plus petits qui devaient être des fils moineaux, et il était accouru, sa « lignette » à la main…

— Non. plus loin, lui disait Claude… à gauche, un peu… c’est là qu’ils viennent le plus… Bon, mets un peu de paille et de balle.

— Ça vit ça, des moineaux, hein, Claude ?… Si je pouvais en attraper… va…

… Depuis si longtemps qu’il machinait toutes espèces de filets, p’tit Louis, qu’il travaillait à fabriquer des lignettes qui n’étaient jamais à son goût… Au fond il n’y avait rien de très compliqué dans la construction… un cercle de tonneau quelconque, des ficelles entrecroisées, des crins de cheval ajustés en nœuds coulants pour emprisonner traîtreusement les pattes ou les têtes d’oiseau. Mais il y avait toujours des nœuds qui fonctionnaient mal et qu’il fallait sans cesse remplacer.

Enfin, un bon matin de février, il avait terminé avec succès sa colossale entreprise et c’était ce jour-là qu’il était accouru.

Claude lui-même, presque redevenu enfant aussi sous le regard ravi de p’tit Louis, s’intéressait à ses jeux, lui donnait des conseils, l’aidait.

Il s’en souvenait alors comme d’hier, de ses douces années d’enfance où à son tour, il avait tendu des lignettes aux moineaux et aux grives, changé comme lui bien des nœuds qui glissaient mal, arraché bien des crins de la queue des vieux chevaux tranquilles…

… Tout d’abord, ils s’étaient tous enfuis au loin, les petits moineaux, à d’autres tas de paille, à d’autres amas de balle, et, p’tit Louis qui les guettait par la fenêtre, se lamentait… Il aurait dû y jeter un peu de grains, mieux enfoncer le cercle de sa lignette dans la neige, mettre moins de paille… Il était certain qu’ils ne reviendraient plus… les oiseaux, ça sent ça…

Tout à coup, parti de l’âme, un cri d’allégresse enfantine, un cri qui haletait : En v’là…

En effet ils s’approchaient en voletant par trois, par quatre, par dix, par cents… on ne voyait plus ni la paille, ni la neige, ni la lignette, rien que des moineaux gris qui s’en venaient tout naïvement, tout gaiement, à ailes tendues, immoler leur liberté si douce.

Et pourtant, en face de ces pauvres petits, pour qui ça n’allait pas assez vite de marcher à leur perte, qui se hâtaient d’y voler, il venait à un autre petit, pas méchant toutefois, des envies de pleurer tant il avait peur, lui, de les voir s’échapper. Toujours le bonheur de l’un qui germe du malheur de l’autre ; toujours le rire d’autant plus doux que les larmes qui l’ont provoqué ont été plus amères… C’est bien là la vie ; et dire qu’il y en a tant qui trouvent ça beau.

Mais oui, va, ris donc, p’tit Louis, toi qui ne pénètres pas encore au fond de ces vilaines choses ; il sera toujours assez tôt de pleurer. Car vois-tu, Claude ne rit déjà plus, lui ; en y songeant, il vient de comprendre de quelle profonde tristesse chez ces petits oiseaux sera faite ta si grande joie.

… Ils étaient restés quatre emprisonnés dans le frêle filet et les autres qui étaient de leurs amis, de leurs cousins, de leurs frères, de leurs pères peut-être même, s’étaient sauvés ; tout probablement qu’ils se trouvaient heureux en eux-mêmes d’avoir échappé par bonheur, et sans plus se soucier de l’infortune de leurs compagnons, ils continuaient plus loin leurs gais pit… pit… C’était bien comme dans la vie… Allons, ris donc, p’tit Louis.

Et p’tit Louis riait, riait, oh ! oui ; il courait de toute la force de ses jambes à travers la neige blanche.

… Dans une petite cage, il les avait déposés un par un, après leur avoir très doucement, avec mille précautions. dégagé les pattes, la tête, des crins noués autour.

Puis c’était une joie sans pareille, un ravissement que de revenir les montrer à Claude… Tiens, regarde, Claude, celui-ci était pris comme ça, par la patte… celui-là, le gros au fond, par la tête…

Mais ceux-ci ne chantaient plus, ne faisaient plus pit… pit… Ils se tenaient blottis, les plumes hérissées, tout tristes, l’air pitoyable. De temps en temps, dans leur brusque désir de s’échapper, ils se mettaient à se débattre follement, se cognaient rudement aux barreaux de la cage ; des fois ils se tenaient suspendus au plafond par les grilles, en haletant très vite, ce qui secouait toutes leurs plumes grises.

Il y avait déjà quelque chose de profondément navrant dans cette détresse…

… Veux-tu, p’tit Louis, disait maintenant Claude, nous allons les relâcher ?

— Les relâcher ?… moi qui voulais les garder toujours.

— Oh ! mais c’est qu’ils vont mourir.

— Ils vont mourir ?… Vrai ? Ça ne vit donc pas dans une cage des moineaux…

— Non, ça ne vit pas… Veux-tu, nous leur donnerons leur liberté ?… Ouvre la porte, tu vas voir comme ils vont être heureux…

— Bien vrai que ça ne vit pas, Claude ?… Et p’tit Louis retenait un sanglot dans sa voix… Son bonheur qui s’évanouissait si vite.

— Bien vrai… Puis c’est mal ce que tu as fait là… Regarde comme ils sont tristes, les pauvres…

Alors avec une douce et tendre résignation :

— C’est bon… ouvre-la toi, la porte…

… Et ils s’étaient envolés dans un éclair, les moineaux gris ; déjà retournés, là-bas, à la neige et au grand air, de toute la rapidité de leurs ailes…

Ça, par exemple, p’tit Louis, ce n’est pas comme dans la vie ce que tu viens de faire là…


XXXIV


— Eh ! vas-y donc, Claude.

— Pour ce que ça m’amuse, pauvre vieille, je vous assure…

— Pourtant, l’an dernier, il me semble…

— L’an dernier ?… oh ! oui, en effet, je me souviens, c’est que Jacques y était alors et avec lui c’était toujours gai, mais aujourd’hui… Encore, s’il ne faisait pas cette vilaine tempête… Non vrai, ça ne me tente point…

Et chez lui, auprès de la table, Claude s’était simplement mis à feuilleter ses vieux livres, cependant qu’au milieu des joyeux rires de jeunesse et les accords des violons, le bal du père Legault s’ouvrait là-bas.

Un moment repris par l’attrait des danses, il avait d’abord résolu d’y aller, puis, vers le soir, comme la neige commençait à tomber, le vent à souffler aux fenêtres, il n’avait plus voulu ensuite… Surtout ce Jacques qui n’y serait point, d’ailleurs.

À sa mère qui insistait doucement, il donnait des raisons, prétextait la tempête qui s’annonçait mauvaise, la fatigue, la distance ; puis sans Jacques il ne voyait pas vraiment comment il pourrait bien s’amuser.

Et il était resté avec sa mère.


XXXV


À chaque soir, lorsqu’il montait à sa chambre, il trouvait toujours, détachés de son bouquet de fleurs, des pétales nouveaux gisants sur la table ou déjà chassés dans les coins par quelques souffles égarés. Et maintenant sans plus aucun parfum, aucun éclat, dénudé, ce bouquet jadis si adoré n’offrait plus qu’une apparence chétive et fanée…

C’était presque devenu une petite chose insignifiante qui ne disait rien, qui ne réveillait plus de souvenirs dans l’âme. Devant ces pauvres pétales flétris, Claude lui-même ne paraissait éprouver qu’une impression très vague et très légère.

C’est que son cœur semblait se refroidir peu à peu des flammes brûlantes qui l’avaient consumé jusqu’aux fibres ; il avait l’air plus libre, moins accessible aux sensations dont le nom de Fernande l’agitait toujours autrefois. En réalité, se disait-il, ça ne devait que finir ainsi ; et il se trouvait heureux quand il y réfléchissait…

Étrange revirement des choses, c’était la mère Julienne, elle qui avait tant pleuré, qui maintenant se montrait toute attristée en remarquant l’oubli se faire en apparence dans le cœur de Claude. Sans doute qu’elle n’osait rien espérer de Fernande, mais de savoir qu’elle serait toujours à même de se reposer sur sa sympathique pitié, ça ne l’affligeait plus autant l’amour insensé de son fils ; au contraire. Quant à Claude lui-même, lorsqu’il s’interrogeait profondément, il se reconnaissait en vérité moins fortement épris. Fernande était déjà partie depuis plusieurs mois et son image, qui d’abord ne le quittait jamais, ne s’offrait pas aussi souvent, ni avec autant de précision à son esprit. L’absence, la séparation prolongée, l’air soucieux de la vieille Julienne, peut-être aussi le souhait que Fernande avait secrètement formulé, contribuaient à ce changement inattendu dans son cœur.

Et alors de sentir ses attaches moins serrées, de pouvoir laisser flotter ses pensées sans que tout-à-coup une figure, un sourire, une ombre, un rien ne vint à tout propos le faire haleter péniblement d’angoisse, il en éprouvait une sensation particulière de contentement.

Il se disait toutes ces choses, seul, le soir.

Il essayait de se convaincre que, bien vrai, avec le cours des semaines de l’hiver, il se détachait petit à petit de l’affection folle qui l’avait tant fait souffrir. À présent il aurait même pu parler de Fernande s’il l’avait voulu, prononcer son nom sans émotion, et s’il ne le faisait pas, c’était plutôt à cause de sa mère qui le gênait encore un peu.

C’est que pour celle-là ce n’était pas la même chose ; elle pénétrait trop loin dans les tréfonds enfouis de son âme et ça le troublait toujours de voir sur lui ce regard maternel qui le devinait. Mais pour tout autre… pour Jacques, par exemple, oui, pour Jacques, ça ne lui aurait rien fait en vérité de tout lui raconter, s’il avait été là…

… Le printemps revenait à jours précipités ; les froids cuisants de l’hiver perdaient sensiblement de leur acuité ; il y avait même du soleil chaud qui pénétrait déjà à travers les fenêtres et dans les carrés de lumière que ses brillants rayons dessinaient sur le plancher, Gardien allait s’étendre, le museau entre les pattes, dans une voluptueuse attitude de paresse.

Sans bien savoir pourquoi, Claude alors ressentait au fond de lui comme un trouble mal défini qui était la hâte sans doute de reprendre ses travaux de la terre, de respirer les caressantes brises du Richelieu, de revoir les feuilles vertes et les fleurs roses, d’admirer encore une fois toutes les teintes éblouissantes que prend la nature dans le renouveau du printemps.


XXXVI


Dans les premiers jours de mai…

Par un temps de gazouillement général, de ciel pur, de gai soleil.

Claude se croyait maître de l’univers ; un bonheur débordant et fou qu’il ne pouvait contenir en lui l’étouffait ; jamais il n’avait éprouvé d’émotion semblable. Et, seul dans son champ en travaillant à ses semailles, il laissait son esprit s’égarer dans mille projets, mille rêves qu’il n’avait jamais conçus auparavant.

Il est vrai qu’il faisait très beau, mais pourtant non, il n’y avait pas encore assez de soleil dans le firmament bleu ni assez de parfums dans l’air pour l’enivrer à ce point… Oh ! l’oubli, le détachement qu’il s’était imaginé ressentir pendant l’hiver à l’égard de Fernande, c’est à ce moment-là qu’on pouvait en calculer le degré avec justesse…

Car, au fond, cet enivrement lui venait d’une autre cause, d’une petite cause de rien du tout maintenant, n’est-ce pas : un furtif regard machinalement jeté aux portes et aux fenêtres ouvertes de la maison des Tissot.

Et ce simple regard qui lui révélait le retour de Fernande avait tout à coup fait battre son cœur avec violence, carillonner mille harmonieuses sérénades à ses oreilles.

Comme un charbon qui se rallume sous la cendre, tout son être s’était embrasé dans le réveil soudain de ses chauds souvenirs et laissait alors voir jusqu’à quelle profondeur son cœur s’était momentanément abusé… À quel leurre avait-il donc cru ?…

Oui, cela n’avait été qu’une duperie passagère de son imagination ; et comme il se trouvait heureux, malgré les larmes et les tortures qu’il revoyait prochaines, de reprendre en secret ses chimères et ses rêves.


XXXVII


Quelques jours plus tard…

Mais, oui, qu’il l’avait donc entièrement oubliée, cette Fernande… Seulement, comme ce matin-là, elle devait venir chez la mère Julienne, il s’était furtivement glissé derrière les arbustes feuillus de la route pour la regarder en secret lorsqu’elle passerait.

Depuis déjà sept mois qu’il n’avait pas entendu son rire joyeux, qu’il n’avait point aperçu ses longs cheveux flottant à la brise tiède ; et il ne pouvait résister au désir de la revoir. De plus, il avait appris qu’elle était malade… Malade ? se pouvait-il, et il l’avait longtemps attendue, caché derrière les branches.

… Mais était-ce bien elle qu’il regardait maintenant ? Il était tout ému, complètement troublé.

Oui, c’étaient bien ses mêmes grands cheveux tombants. sa même expression d’yeux candide et grave, sa même démarche insouciante ; mais ses lèvres, plus minces, plus pâles aussi, n’esquissaient plus leur léger sourire moqueur d’autrefois qui était si gentil à voir.

Elle passa doucement en frôlant de sa robe les feuilles qui s’agitèrent légèrement… Et Claude remarqua qu’elle songeait profondément, presque triste.

Oh ! quelle irrésistible et soudaine poussée le souleva à cet instant pour un appel irréfléchi ! Sa bouche s’était ouverte avec un aveu brûlant prêt à jaillir : Fern… Alors… eh ! bien, non, il ne dit encore rien, et il se replongea tout honteux dans les feuilles d’arbustes…

… Oui, comme il l’avait bien oubliée…


XXXVIII


C’était une vieille église, l’église de leur village.

Tout autour, les ormes et les pins que l’on avait autrefois plantés et qui jetaient leur ombre tranquille sur les dalles craquelées du perron, sur les tertres du cimetière, révélaient par la moisissure de l’écorce leur complète vétusté à eux aussi.

Depuis combien de printemps reverdissaient-ils ? depuis combien de temps poussaient-ils de nouvelles feuilles pour les secouer, aux automnes, sur la tête des passants ? Cette année cependant, certaines de leurs branches où la sève avait manqué étaient restées dépouillées et tristes sans plus aucune goutte de vie dans leurs fibres taries…

… C’était une vieille église.

Même à l’époque de la jeunesse de la mère Julienne, elle était déjà ancienne. Mais bâtie de manière à résister aux secousses de la terre et du ciel — avec de longues fenêtres ogivales, qui se dessinaient de loin comme des meurtrières tant elles étaient étroites, avec des murs très larges faits de lourdes pierres enkystées dans le mortier, — elle était encore tout à fait solide. On ne faisait alors rien de petit d’ailleurs, rien que des choses fortes et géantes…

Et pendant l’été, il y avait toujours, dans les angles des murs, des enfants de cathéchisme ou des hirondelles, souvent les deux à la fois, qui s’ébattaient sous la chaude réverbération du soleil, parmi la poussière et les feuilles tombées.

Cela seul était déjà très touchant.

Partout, le temps y avait déposé sa rouille, mais une rouille de surface seulement qui ne mordait point la charpente, comme si la petite église soutenait une lutte sourde où elle n’aurait pas encore eu le dessous ; et, à l’extérieur, les pierres polies de ses murs, les plombs de son toit, avaient pris une teinture roussâtre qui lui donnait l’apparence d’être faite toute en granit rouge.

Dedans aussi, son air de vétusté, accusé par les escaliers frustes, les rebords usés des banquettes, ne lui enlevait rien de son charme.

C’est vrai qu’il y avait bien dans le chœur un très grotesque assemblage de statues naines et noircies qui gâtait quelque peu le cachet de grandeur du lieu.

Ces statues, dévernies par l’usure du temps, avaient été gauchement repeintes avec des expressions bizarres et fausses. C’étaient des Mater Dolorosa qui avaient plutôt l’air de rire, des Madones à méchants sourcils, des Christs grimaçants, disposés là sans art, sans goût, comme au hasard, par quelqu’ancien bedeau.

Et ces laideurs étaient là depuis si longtemps que les pauvres paysans n’y prenaient plus guère garde quand ils priaient ; ils ne s’adressaient qu’au vrai Christ et qu’à la vraie Madone.

Ce côté grotesque était d’ailleurs merveilleusement racheté par certains vieux tableaux que les longues années avaient embués de leurs poussières, mais dont la douceur expressive des lignes attestait encore la valeur artistique de celui qui les avait peints.

… C’était une bien vieille église, l’église de leur village.

Mais à ce moment-là il le fallait savoir pour s’en rendre compte, car il était sept heures et le crépuscule de mai, un crépuscule gris et fumeux entrait déjà par les fenêtres, glissait doucement sur les chapiteaux des colonnettes, embrouillait peu à peu les angles, les contours des jubés et des escaliers. Puis il y avait tant de cierges allumés devant l’autel de la Vierge, tant de reflets jaillis des cristaux des lampes, qu’au contraire la petite église semblait toute fraîche…

Ils étaient venus de loin, à pied pour la plupart, pour réciter leur chapelet et entendre les cantiques à Marie, les paysans, les paysannes, des vieux rentiers qui s’appuyaient en tremblant sur leurs bâtons, des vieilles mères qui s’agenouillaient, avant d’entrer devant quelque croix du cimetière, des jeunes garçons, des jeunes filles aussi pour chanter et apporter des bouquets de fleurs.

Eux, Claude et sa mère, s’étaient rendus ensemble, bras dessus dessous, lentement, comme des amoureux, et ils s’étaient mis à genoux l’un près de l’autre dans une banquette, en face de l’autel de la Madone. Alors un homme qui était un prêtre commença à haute voix une prière à laquelle les assistants, tout en roulant les gros grains de leurs chapelets, répondaient avec ferveur. Et c’était profondément impressionnant ce murmure général qui s’élevait en suppliant crescendo, qui cessait et reprenait aussitôt avec les mêmes intonations de mélancolique bourdonnement.

Elle répondait aussi, la vieille Julienne ; en même temps elle pensait à celui qui dormait toujours, tout auprès, sous sa couche de terre, et cet autre, là, à son côté, qui était son fils…

La prière terminée, pendant que le prêtre en chasuble dévoilait son éblouissant Saint-Sacrement, une voix, soutenue par un craintif accompagnement d’harmonium chantait des cantiques du haut des jubés.

On les choisissait toujours naïfs et très anciens ces pauvres cantiques comme s’accordant mieux avec les sentiments de douce humilité de l’assistance.

C’était le dernier soir de mai, la clôture du mois de Marie. Et, la foule pieusement prosternée lui faisait pour jusqu’à l’an prochain des adieux attendrissants…

C’est si long une année vue d’avance. Y seraient-ils bien encore à cette époque, à cette même banquette, Claude et sa vieille mère ? Ils y songeaient tristement tous les deux en eux-mêmes…

Et comme pour répondre à leurs rêveries, une jeune fille, qui y songeait peut-être elle aussi à ces jours si loin du prochain mai, entonna tout à coup d’une voix grave et douce un dernier cantique à la Vierge…

Oh ! cette voix… Croyant la reconnaître, Claude avait frémi jusque dans ses fibres profondes en l’écoutant dans le silence. Cependant ces modulations mélancoliques, ces inflexions si tristement dolentes jamais il ne les avait auparavant entendues.


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…Ils étaient venus de loin, à pied pour la plupart, pour réciter leur chapelet et entendre les cantiques à Marie…

D’abord légère, la voix montait finement dans l’air dans les premiers couplets, comme pour se joindre aux nuages d’encens qui flottaient. Et il y avait tant de foi suppliante dans son intonation que toute l’assistance écoutait, empoignée secrètement.

Elle continuait un peu plus haletante, encore plus émue. C’était bien toujours le même timbre pur de cristal, mais un cristal qui va se briser ; et déjà, dans les notes hautes, où l’on sentait des larmes toutes proches, l’effort pénible se trahissait… Trop d’âcre encens peut-être qui remplissait l’air et gênait les poumons ?… Peut-être simplement l’émotion, cette crainte particulière d’enfant qui porte à pleurer ?…

Elle reprenait de nouveau, et cette voix qui tremblait beaucoup donnait un charme suprêmement triste au cantique. En même temps un frisson d’anxiété indéfinissable courait sur l’assistance.

Était-ce l’effet du hasard ? Était-ce au contraire voulu ? mais les mots se joignaient au chant maintenant. pour un véritable appel au secours :

Au secours. Vierge Marie ;
Hâte-toi, viens sauver mes jours,
C’est ton enfant qui t’en supplie.

Mon Dieu !… Sauvez ses jours, redisait Claude tout bas…

Vierge Marie ! sauve mes jours.
Vierge… Mar…

Comme une corde de lyre trop tendue, la voix s’était brisée soudainement.

Dans un sentiment d’angoisse et de pitié, Claude avait instantanément levé son regard, mais un autre regard, aussi prompt que le sien, était déjà descendu sur lui…

Fernande, brisée par l’effort, écrasée sur le rebord du jubé où elle se soutenait encore, tenait sur lui ses deux pauvres grands yeux navrés comme pour lui demander pardon.

Et Claude sans pouvoir détourner la tête, la regarda longuement, bien longuement.


XXXIX


Le lendemain, premier juin, Fernande avait écrit dans son ancien cahier de couvent :

« Encore un de mes bonheurs qui s’en va.

Ça me rappelait les plus heureux moments de ma vie de chanter, — dans notre humble et vieille église, comme autrefois dans ma petite chapelle de couvent — des naïfs cantiques en l’honneur de la Vierge Marie, mais hier soir, j’ai bien compris que ma pauvre poitrine fêlée ne le pourrait jamais plus, jamais plus.

Oui, ce bonheur aussi s’en va.

Je me sens mieux aujourd’hui, il est vrai ; mais réellement, hier, j’ai cru que j’allais mourir, C’était comme si l’on eut roulé une pesante meule sur ma poitrine. En dépit de mes efforts, je sentais ma voix s’éteindre insensiblement.

Un moment pourtant, j’ai espéré résister tant je luttais de toute la force de ma volonté, mais dans l’émotion de prononcer ces mots si vrais : « Hâte-toi, viens sauver mes jours, » ma voix s’est soudainement brisée. C’est alors que tout parut s’évanouir autour de moi au fond d’un vide morne où je me sentais crouler moi-même.

Et je suis tombée, écrasée, sans force, sans souffle. Dans un éclair, j’ai pu entrevoir tout le groupe indifférent des assistants qui me regardaient curieusement. Je suis au moins certaine de la pitié de l’un d’eux, Claude, le fils de la veuve Drioux, notre voisine, et ça m’a fait du bien au cœur de sentir son sympathique regard rivé sur moi.

Pauvre garçon, il paraissait me plaindre, lui qui souffre par ma faute, paraît-il, et qui est peut-être encore plus à plaindre que moi… J’ai surpris l’affreux secret qui torture sa vie et qui, depuis, me tourmente également…

… Ah ! oui, ce n’est pas triste comme l’on croit parfois de mourir ; je connais quelque chose de plus terrible, et si ce n’était pas pour sa mère, — on y pense toujours à sa mère — mon Dieu, on serait bien vite prêt, souvent… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Continué le lendemain, sur la page suivante :

« Je fais mine de les croire, mes amis, le docteur, ma mère, quand, cherchant à me bercer d’espérances trompeuses, ils parlent d’avenir devant moi, avec des accents de conviction sincère pour mieux m’illusionner. Dans « un an, » dans « cinq ans, » me disent-ils, avec aplomb, à tout propos.

Ils font arriver sans raison ces mots dans leur conversation pour m’amener à croire en de longues années encore… Mais en moi-même, va, comme je ne me laisse pas aveugler. Je me le rappelle trop, d’ailleurs… il en a été ainsi pour ma grande sœur.

C’était alors à mon tour d’aider à la comédie que l’on jouait devant elle dans les premiers mois de sa maladie, et les mots que j’entends aujourd’hui, l’on m’avait recommandé d’en dire de semblables en sa présence… Oui, je comprends bien tout.

Et comme par une fatalité attachée à mes jours, moi, qui aurais tant désiré répandre la joie et le bonheur dans le cœur de ceux que j’aime, je n’ai servi au contraire qu’à leur faire répandre des larmes.

Jusqu’à la vieille Julienne et Claude, comme s’ils n’avaient pas été assez malheureux auparavant, pour qui je suis venue gâter, — sans qu’il y ait de ma faute, il est vrai, grand Dieu ! — les quelques rares moments de bonheur qui pouvaient traverser leur humble existence.

Pourquoi m’aime-t-il aussi ce Claude, moi qui ne peux aimer personne… Car c’est bien vrai ce que m’a révélé la mère Julienne… Le tendre regard de pitié, d’ailleurs, dont il m’a enveloppée, ce dernier soir du mois de Marie, me l’aurait sans doute dévoilé.

Je l’ai longuement regardé moi-même, car je voulais le remercier de sa sympathie et lui demander en même temps pardon de le faire ainsi souffrir…

… Durant l’hiver j’ai espéré qu’il m’oublierait ; c’était ce que je pouvais dans mon âme lui souhaiter de plus heureux, mais je devine bien que c’est tout le contraire qui est arrivé.

Et pour payer cette affection insensée dont il m’entoure, il me faut passer auprès de lui en affichant une figure faussement indifférente, sans un mot, sans un sourire, sans rien qui puisse seulement lui faire un peu de bien au cœur.


XL


… Mais puisqu’elle devait mourir…

… On lui avait recommandé le grand air pur et vivifiant pur et vivifiant pour ses poumons. Et dans les après-midi chauds et limpides de juillet elle se promenait par les prairies, par les coteaux, par les petits sentiers tortueux de feuilles et de verdure que les troupeaux, ondulant à la file, tracent sous les bois.

Elle s’arrêtait de temps en temps pour respirer, pour tousser plus à l’aise. Seule, n’est-ce pas, loin des oreilles… loin de sa mère, elle n’avait pas à se contraindre… Elle marchait au hasard sans s’inquiéter des distances qu’elle parcourait.

Il voltige toujours beaucoup d’idées dans les têtes de jeunes filles. Pour Fernande, qui n’avait jamais aimé que sa mère, c’étaient des ressouvenirs de son couvent qui lui revenaient à l’esprit, des moments de joie naïve qu’elle avait eus, ou souvent encore des imaginations persistantes qui la troublaient profondément sur le compte de Claude… Cela la contristait tant de le voir souffrir à cause d’elle.

… Comme elle s’était rendue loin, ce jour-là, en méditant toutes ces choses… Elle s’était alors appuyée à une haie d’arbustes et elle regardait.

Tout à coup, pas loin, dans un champ voisin… oui, c’était Claude, Claude et p’tit Louis qui passaient lentement, en grande charrette à ridelles, secoués par les rigoles et les nombreuses bosselures du terrain…

… En effet, puisqu’elle devait mourir… Ça lui était de nouveau venu tout de suite dans la tête, car depuis quelques jours elle réfléchissait qu’il n’y avait plus raison alors de tant fuir Claude… Il ne l’aimerait toujours pas si longtemps maintenant… Et puis quand bien même elle lui donnerait cette joie-là avant de s’en aller pour toujours. D’ailleurs peut-être qu’en la voyant si changée, si peu attirante à présent, il se détacherait.

— P’tit Louis ! appela-t-elle, en agitant son mouchoir… p’tit Louis !…

Elle n’osait pas s’adresser à Claude lui-même.

Et p’tit Louis était accouru au-devant d’elle en souriant :

— Voulez-vous monter en charrette avec nous ? demanda-t-il.

Comme elle hésitait à répondre. — À cause de Claude ? insistait p’tit Louis… Ah ! il sera bien content, allez… Et il l’amenait, débarrassant sous ses pas, comme pour une reine, le terrain des broussailles qui l’encombraient.

Claude, sans bien s’en apercevoir, avait retenu ses chevaux par une traction machinale des rênes et il restait immobile, tout saisi, avec l’allure d’un fauve qui cherche à fuir dans sa tanière.

Fernande, d’un air qu’elle tâchait de rendre naturel :

— Vous allez bien, monsieur Claude ?…

Mais Claude, devenu muet, ne savait que répondre. Il y avait déjà plusieurs semaines qu’il ne l’avait point rencontrée et l’émotion de la revoir d’aussi près, surtout de la revoir si déplorablement pâlie, l’empêchait de parler ; mais ses yeux suffisaient seuls à exprimer tout ce qu’il ressentait.

— C’est mademoiselle Fernande qui désire venir avec nous ; veux-tu, Claude ? demandait p’tit Louis.

S’il le voulait…

… Il ne disait pas grand’chose, Claude ; la secousse qui l’agitait était trop forte et trop imprévue et, malgré ses efforts pour donner une autre expression à sa figure, c’était toujours une profonde et douloureuse surprise qu’elle indiquait.

En même temps, l’idée seule que Fernande pouvait deviner sa passion le troublait auprès d’elle et lui faisait fuir son regard. Mais à celle-ci au contraire, assise sans façon comme une vraie paysanne dans le lourd chariot à foin, son ancien sourire joyeux était tout à fait revenu. Elle parlait vite, interrogeait Claude, s’informant de mille choses indifférentes, gaiement…

Et p’tit Louis qui les écoutait en les regardant drôlement tous les deux l’un après l’autre, riait en lui-même avec un air de s’amuser beaucoup.

… Ça lui faisait du bien, disait-elle à Claude, ces promenades à travers les champs, dans l’odeur des trèfles et des foins, et elle se sentait toujours mieux après.

On le voyait bien qu’elle se trouvait mieux ensuite, car déjà ses joues et ses lèvres se coloraient légèrement en parlant, ses yeux devenaient plus brillants, son cœur battait plus fort ; Claude qui le remarquait sentait petit à petit son malaise l’abandonner aussi lui.

… Ils s’en allaient lentement à l’aventure par des grands détours impossibles que les chevaux faisaient sans savoir et qui allongeaient indéfiniment la route. Claude avait abandonné les rênes et laissait aller.

Fernande lui parlait maintenant avec plus de sérieux dans le timbre sympathique de sa voix ; elle pesait longuement chacune de ses paroles, et des fois elle s’arrêtait tout à coup comme sur un rebord d’abîme. Lui, au contraire, souriait doucement en l’écoutant.

Il éprouvait un envahissement étrange de lui-même, quelque chose d’inconnu et de triste qu’il n’avait jamais ressenti et qui ne l’empêchait pas cependant d’être heureux jusque dans le fond de l’âme.

Dans l’échange de leur conversation, il ne lui répondait que par petits mots brefs, avec un air de lui demander à chaque parole ce qu’elle en pensait. Au fond il aimait mieux écouter sa voix.

Et, Fernande qui s’en apercevait lui disait une foule de choses, comme aux enfants pour les distraire et les égayer. Elle pensait bien aussi à le remercier du bon regard de sympathie qu’il lui avait donné le soir où sa voix s’était brisée en chantant dans l’église ; c’est vrai qu’en retour elle le lui avait bien rendu et il devait alors avoir compris. Mais rappeler ce souvenir, c’était justement éveiller dans le cœur de Claude des sensations qu’elle désirait plutôt endormir… Et elle continuait à parler d’autre chose…

… Tout à coup, des fois, dans une fusée de rire, son rire ouvert d’autrefois, elle tâchait d’exciter franchement la gaieté de Claude, mais au contraire son rire plaquait tant ses lèvres minces sur ses dents qu’il provoquait plutôt chez lui du chagrin.

… M’importe, ils cheminaient ainsi, lentement, au pas distrait de l’attelage et pour Claude ça allait toujours trop vite. C’était une parcelle de ses rêves qui s’accomplissait ; car il s’était si souvent représenté dans ses songes endormis ou éveillés des courses semblables à travers champs, doucement à côté de Fernande. Et subitement, dans de longs silences, comme pour mieux jouir de l’accord mystérieux qui semblait exister entre elle et lui, pour faire plus longtemps durer cette promenade exquise, il restait muet : il n’osait même pas remuer non plus à cause de cet autre sentiment qui l’agitait où se mêlaient le désir fou et la crainte affreuse d’un contact de leurs mains, d’un frôlement de leurs habits………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… De quoi se mêle-t-il donc, ce p’tit Louis ?

Voyant que les chevaux n’avançaient plus que pas à pas, en broutant ici et là des épis de mil, il avait saisi leurs rênes et s’était mis à les conduire grand train, les gourmandant.

Oh ! il devrait bien s’occuper de ce qui le regarde, n’est-ce pas ? Claude avait même fort envie de le lui dire, puisqu’il ne comprenait pas le regard agacé qu’il lui jetait de travers, mais il n’osait point. Car qui avait pensé à se plaindre que ça n’allait pas assez vite ? Pas Claude, toujours, qui ne s’apercevait seulement pas que la charrette menaçait de chavirer à tout moment sur les rebords des fosses… Fernande peut-être ? pourtant, malgré son air par instant songeur et grave, elle ne semblait guère s’inquiéter de la longueur du chemin.

Et p’tit Louis, jouissant glorieusement de sa naïve étourderie, sans rien soupçonner, sans rien deviner, croyant au contraire beaucoup faire rire Claude, continuait à activer l’allure de l’attelage.

… Maintenant, ils arrivaient… ils allaient se séparer… Fernande le saluait déjà gentiment comme une certaine fois :

Au revoir, monsieur Claude.

Et, à cet adieu si bon, si doux, qui lui rappelait si vivement leur première rencontre, il ne put d’abord que répondre gauchement d’un mouvement timide de la tête… Puis, l’instant d’après, comme il se retournait pour bien la saluer cette fois, il s’aperçut que Fernande le regardait encore. Alors, en affermissant sa voix, il lui dit courageusement :

— Bonjour, mademoiselle Fernande.


XLI


…Un mois plus tard, au commencement d’août.

— Non, va, je suis au contraire plus forte, disait Fernande à sa mère qui insistait pour la retenir à la maison ; c’est tout près d’ailleurs, chez la mère Julienne, et il y a longtemps que je ne l’ai point vue, la pauvre vieille.

Au fond, elle pensait un peu à Claude.

… En effet, oui, c’était bien près, mais, mon Dieu, qu’elle trouvait ça loin… elle n’arrivait plus…

Sous prétexte de cueillir des fleurs, elle s’arrêtait sous l’ombre des arbres du chemin, s’appuyait longuement aux perches des clôtures. Elle faisait mine de s’intéresser à différentes choses insignifiantes, déjà cent fois revues, pour se donner occasion de se répéter ou de marcher moins vite.

Et une fois rendue, elle ne pouvait presque plus parler, tant sa poitrine haletait péniblement ; avec cette angoisse de plus que lui apportait l’expression navrée que la vieille Julienne avait prise à son aspect et qu’elle lisait sur sa figure stupéfaite.

À la fin, comme celle-ci conservait toujours sa même physionomie de détresse, Fernande, presque contrariée, lui disait en reprochant : Mais je ne suis pas malade tant que ça ; c’est la grande chaleur et la poussière de la route qui m’ont un peu fatiguée… Dans un instant, cela ne paraîtra plus… Oh ! je suis beaucoup plus forte à présent ; puis, en s’efforçant de rire : il me semble que je grimperais sur la montagne.

En même temps, elle regardait, curieuse, partout par les fenêtres.

Elle avait cru que Claude y serait à cette heure-là et elle pensait à différentes choses qu’elle avait décidé de lui dire en venant, pour lui faire plaisir. Mais elle ne le voyait point.

Alors elle prenait des détours pour faire arriver son nom dans leur causerie, questionnait la mère Julienne…

… S’il pensait toujours à elle ?… ah, mon Dieu, mam’zelle, s’exclamait la pauvre vieille… je ne lui en parle jamais, moi… mais quand je l’entends la nuit arpenter doucement sa petite chambre, quand je le vois pâlir au moindre mot, je m’explique tout. De plus, de vous voir si malade, le malheureux, comme il doit souffrir…

— En effet, le pauvre garçon, comme je le plains… Et quand je serai mieux, car je veux aller mieux maintenant, je saurai bien le consoler, lui trouver une bonne jeune fille qui l’aimera beaucoup, beaucoup, celle-là… Vous m’aiderez, mère Julienne, n’est-ce pas ?

— Oui, répondait-elle, un oui contraint auquel elle ne croyait aucunement.

… Fernande aurait bien désiré le voir pourtant et elle le guettait toujours, tressaillant au moindre bruit.

— Est-ce qu’il ne viendra point ? se risqua-t-elle à demander à la fin.

— Peut-être… la vieille ne le savait pas. Il était parti pour son champ depuis le matin… C’était ainsi ; des fois il ne revenait que le soir très tard, d’autre fois elle le voyait arriver tout à coup à propos de rien, au milieu du jour, marchant avec l’air égaré d’un somnambule. Alors il fallait lui parler comme pour le réveiller.

La mère Julienne lui racontait toutes ces choses, en roulant des larmes dans ses yeux, comme si elle les eut dites à une autre elle-même, ne soupçonnant pas un instant qu’elles pussent être ensuite moins secrètes qu’auparavant…

… Julie Legault ?… En avait-elle entendu parler, elle aussi ?… Oui, une excellente enfant qui n’hésiterait pas longtemps à épouser Claude… À qui elle ferait une bonne petite femme, d’ailleurs… Mais il ne l’aime plus… Autrefois oui… avant que… maintenant, il paraît plutôt la fuir… Elle-même s’est mise à l’oublier…

— Il fait bien, après tout, n’est-ce pas ? expliquait Fernande, puisqu’il ne l’aime plus… Elle comprenait bien ça et ce n’était pas elle qui le désapprouverait.

… Non, il ne viendrait pas… Elle venait de l’apercevoir à travailler, là-bas, à l’autre bout de son champ…

Pourtant, comme elle aurait été curieuse de le rencontrer pour voir ce qu’il lui aurait dit. À présent, elle ne savait plus trop quand elle reviendrait : ça la fatiguait tant de marcher.

Puis elle s’informa s’il s’ennuyait beaucoup de son ami Jacques : s’il parlait encore parfois de Julie Legault…

— Oui, il en parle quelquefois, en badinant, par exemple, car elle ne le préoccupe guère à présent… Et ceci avait fait sourire Fernande délicieusement, comme si ce dût être très amusant ces badinages de Claude sur le compte de Julie.

Ensuite elle se tut tout à fait…

Par la porte entr’ouverte, elle regardait distraitement sans les voir les linottes et les rossignols qui sautillaient dans les branches des cerisiers ; elle les entendait chanter sans écouter leurs chansons ; autour, plus loin, comme dans une auréole vague qui se dessinait confusément dans sa tête, elle voyait encore, sans déranger la fixité de son regard, les ondulations des avoines et des blés, les troupeaux tranquilles qui broutaient, des garçonnets avec leurs râteaux, de rauques chariots râlant sous leurs charges blondes, et sur un coteau là-bas… Claude avec son grand chapeau de paille…

Et pour lui Fernande leva son regard…

Comme en même temps elle ne répondait pas à la mère Julienne qui lui parlait, celle-ci ne disait plus rien non plus, immobile.

… Décidément, il ne viendrait point… Et comme abrégeant tout à coup sa visite, elle se préparait maintenant à retourner.

Agitée, muette, elle prit sur la table où elle les avait déposés, son chapeau, son mouchoir, les deux grandes fleurs de marguerite qu’elle avait cueillies sur la route en venant, et elle se leva pour partir, après avoir dit le bonjour à la mère Julienne.

Voyant que sans rien dire la bonne vieille mettait sa capeline, se disposait à la reconduire, elle insista pour qu’elle ne vînt pas :

— Une autre fois plutôt… quand je reviendrai… Puis, comme se décidant enfin à dire quelque chose, qui lui coûtait beaucoup :

— Voudrez-vous les donner à Claude, ces deux fleurs ? Et elle les lui tendit.

Ce fut tout. Elle s’enfuit très vite de toute l’énergie de ses faibles jambes, en détournant la tête comme quelqu’un qui veut cacher ses larmes.

L’autre, la vieille, était restée debout toute droite… et elle la regardait s’en aller.


XLII


Écrit dans le cahier de couvent de Fernande, le dix-sept août :

« Il fait vraiment trop beau pour être malade et il me semble que Dieu n’est pas bon de ne point m’accorder ma part des joies et des allégresses qu’il répand dans l’air. Il me faut aujourd’hui rassembler tous mes restes d’énergie pour me tenir seulement debout.

« Dans ces derniers temps, un regain de vigueur m’avait prise ; je me sentais moins haletante, moins facilement rendue à bout. Mais hier, mais aujourd’hui, le moindre effort m’abat, et je tousse, je tousse…

« Il y avait même du sang ce matin dans mon mouchoir, et je l’ai vite caché… cela ferait tant de chagrin à ma mère si elle le savait… C’est donc ça que le docteur me demandait si souvent… Ce doit être mauvais signe et j’ai peur…

« Oui, j’ai peur maintenant, car j’ai beau combattre, je m’aperçois que mes forces faiblissent de plus en plus.

« Hier, sans le dire à personne, j’ai essayé de me rendre encore auprès de notre vieille Julienne, mais je n’en ai pas été capable ; je n’ai pu qu’atteindre les grands arbres à l’extrémité du jardin, à quelques pas d’ici. J’ai fait mine alors d’être simplement venue m’asseoir à l’ombre, et j’y suis restée longtemps à me reposer.

« Au même moment, p’tit Louis passa à la course en jouant au cerceau.

« Je le trouve gentil ce petit bonhomme et, comme Claude, je m’amuse souvent à lui parler. Il vous a des réponses si drôles, des mouvements d’yeux si moqueurs qu’on se sent presque gêné parfois en voyant jusqu’à quel degré il paraît tout deviner.

« Car je suis certaine qu’il soupçonne nos états d’âme, à Claude et à moi. Ainsi, l’autre jour, après l’avoir fort taquiné sur différentes choses que je feignais avoir apprises sur son compte pour l’intriguer, je lui demandais s’il faisait encore des courses en charrette avec Claude. Il s’est arrêté avec un air entendu : Ah ! je savais bien, m’a-t-il répondu, l’œil fin, que vous finiriez par m’en parler, vous aussi.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? lui demandai-je, un peu honteuse…

— Oui, c’est comme Claude, il n’y manque jamais, lui non plus, de me parler de vous, à la fin.

« Heureusement que je me suis contrainte pour ne point rougir, quoique je sentisse mon front en feu, car la petit sorcier, qui me regardait avec un sourire futé, aurait pu m’attribuer des sentiments que je n’ai point… il me semble

« Pendant quelques jours, je n’ai plus osé attaquer ce sujet. Malgré moi, je me sentais gênée…

« C’est vrai, au fond, que je finissais toujours par lui parler un peu de Claude… Je ne sais ce que l’affection secrète de ce jeune homme éveille chez moi ; j’éprouve quelque chose que je n’ai jamais ressenti auparavant, et ça me fait plaisir rien que d’entendre p’tit Louis prononcer son nom devant moi, me raconter ses allées et venues, ce qu’il fait, ce qu’il dit, et, en essayant aujourd’hui, malgré ma faiblesse, de me rendre chez la vieille Julienne, je crois que j’obéissais à un vague instinct de mon âme qui me poussait inconsciemment.

« Tout à l’heure encore, quand j’ai fait signe à p’tit Louis de venir me rejoindre sous les arbres, j’ai pensé à Claude tout de suite ; c’est qu’il me fait pitié aussi, le pauvre jeune homme.

Je n’ai pas été obligée, cette fois, d’en parler la première ; c’est p’tit Louis qui a commencé…

Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour qu’il les ait trouvés, l’autre jour, à pleurer tous deux, Claude et la vieille Julienne ? — Peut-être que… peut-être… oui, je n’aurais pas dû lui faire remettre ces deux pauvres marguerites… par sa mère. Pourquoi l’ai-je demandé aussi ?… C’était les mettre en présence sur un terrain si sensible…

… « Julie Legault, son ancienne amoureuse, est mariée de ce matin avec je ne sais plus qui de la paroisse voisine… Ce n’est pourtant pas sans qu’elle ait tout fait pour le reconquérir… L’a-t-elle assez poursuivi partout, la pauvre ?… Tout dernièrement encore… Moi, que ça ne regardait pas, j’en étais presqu’agacée par moments, à la fin… Eh ! bien, p’tit Louis vient de m’apprendre qu’elle en a trouvé un autre…

« Quant à Claude, mon Dieu, malgré sa pauvreté, il est si bon et si honnête qu’il n’aura qu’à se présenter… les blondes ne lui manqueront pas, à lui.

« Il faut que je vive moi, maintenant, pour voir ce qu’il fera bien et si………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Doucement, doucement, Fernande avait déposé sa plume à côté d’elle, sur la fenêtre… Elle se sentait fatiguée sans doute, depuis une heure qu’elle écrivait ; puis le crépuscule d’août qui descendait obscurcissait peu à peu les pages de son journal… Et à quoi bon, d’ailleurs, continuer à noter tous ces enfantillages ?…

C’était pour ces raisons, je suppose, qu’elle avait déposé doucement sa plume et qu’elle s’était mise à regarder vaguement, comme en songe, les flots calmes du Richelieu où se reflétaient les dômes touffus des grands ormes, la longue perspective des coteaux, les taches sombres des îlots de bois…

À cette heure-là, c’était partout très beau dans la campagne autour ; les derniers chariots descendaient des champs ; les chiens aboyaient au loin ; les grillons, les petites reinettes chantaient ; les paysans, en revenant du travail, encore gais et alertes, leurs fourches à l’épaule, chantaient aussi ; et sur tout cela le grand calme de la fin du jour qui tombait.

Il y avait encore des odeurs exquises de plantes aromatiques, de trèfles, de marguerites sauvages, qui montaient, apportées par des courants d’air chauds comme des bouffées.

… Et pourtant Fernande ne voyait et ne ressentait rien de tout ça…

… Tout à coup une crise affreuse de toux l’avait brutalement saisie ; une crise d’autant plus affreuse qu’elle venait justement l’arracher à un bien joli rêve qui commençait à se dessiner plus nettement. Il continua encore de flotter dans son esprit pendant quelques instants, ce rêve, malgré les saccades de toux qui secouaient sa poitrine… puis insensiblement il s’évanouit.


XLIII


Ils n’osaient plus maintenant, ni le docteur, ni les amis, ni même sa mère, lui redire leurs encouragements menteurs d’autrefois. Ça sonnait si ironiquement faux qu’ils n’en avaient plus le courage.

Quant à Fernande, sans vouloir aucunement y croire d’abord, à ces fausses paroles d’espérance, elle éprouvait maintenant une satisfaction véritable, qui se traduisait par un léger sourire, involontaire et spontané, quand quelqu’un se risquait encore à lui conseiller d’avoir confiance en l’avenir.

Il s’était fait une transformation dans son caractère.

Autant elle dédaignait la vie à ses heures de santé et de jeunesse, autant elle était prête maintenant à s’accrocher à toutes les leurres qu’elle imaginait dans l’illusion de ses longs soirs.

Elle ne s’abusait point tout à fait cependant. Ses mains et ses bras décharnés, son mouchoir tacheté de sang, la convainquaient trop, et s’il lui venait souvent de ces élans sincères vers la vie, elle se rendait bientôt à la navrante réalité.

Mais à ces moments-là, où elle se reprenait à demander de ne pas encore mourir, son regard avait des reflets de déchirante supplication ; elle murmurait des mots touchants de prière… Plus tard, c’est bon, elle serait prête…


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…Elle ne s’abusait point, il est vrai. Ses mains et ses bras décharnés, son mouchoir tacheté de sang, la convainquaient trop…


Encore un été, rien qu’un été, de foin, de fleurs, de gai soleil… d’amour aussi peut-être, pensait-elle… Ensuite oui, elle ne dirait plus rien, ne pleurerait plus, ne se plaindrait pas, et elle se coucherait bien tranquille, sans bouger, pour dormir toujours, pour mourir… Mais, dans ces jours d’été si pleins de mélancolique douceur, par ce déclin désolé du mois d’août, elle ne le voulait pas…

Et à caresser tendrement les ardents désirs de son âme, elle restait de longues heures appuyée au rebord de sa fenêtre, la tête sur le bras, sans aucun regard.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout à coup ce fut des cris de désespoir qu’on entendit, des cris épouvantés de mère qui voit étrangler son enfant…

Les gens de la maison accouraient, poussaient les portes, se précipitaient. Ils avaient trouvé Fernande, couchée sur un lit où elle se soulevait péniblement du coude pour tousser plus à l’aise, et à chaque spasme de sa poitrine, un jet de sang jaillissait de ses lèvres.

Elle roulait, sans pouvoir parler, ses pauvres grands yeux bistrés sur ceux qui l’entouraient, avec une manière suppliante de leur demander : non, n’est-ce pas, vous ne me laisserez pas mourir ?… Et à chacun de ses efforts de toux, toujours ce sang qui jaillissait par flots horribles.

Auprès d’elle sa mère se lamentait, repoussait les gens, criait désespérément au secours… Et c’étaient aussi des piétinements affolés, des bras levés au ciel, des appels au docteur, aux passants…

Fernande, comme une pauvre brebis qu’on égorge, suivait ces agissements d’un regard éperdu, entendait sans rien dire ces lamentations et ces murmures désolés.

Oh ! l’angoisse de ces moments où l’on sent avec une complète lucidité d’âme sa vie s’en aller, fuser goutte à goutte de ses veines.

Elle avait conscience de tout, autant de son impuissance que de l’impuissance de ceux qui la regardaient, terrifiés. Elle tâchait bien de refouler loin, au fond de sa poitrine qu’elle immobilisait de la main, ces spasmes qui faisaient toujours remonter à ses lèvres ce goût nauséeux, mais c’était plus fort qu’elle, il fallait encore tousser, encore…

… Soudain, comme surprise et se demandant si c’était bien vrai, elle parut écouter, sans souffler… Oui, c’était vrai, elle respirait mieux… plus de toux, plus de spasmes… et le goût hideux à la bouche, qui lui faisait tant peur, s’en allait… c’était fini…

Alors elle se sentit faible, sans plus aucune force dans ses membres rompus, et ça tourbillonnait beaucoup dans sa chambre…

L’hémorragie n’avait duré qu’une minute, mais elle avait été terrible. Et rien n’était navrant comme l’aspect de la chambre après cette minute-là.

Fernande, pâle comme le marbre, était retombée sur son oreiller ; elle tenait encore à la main son mouchoir imprégné de sang ; autour d’elle, sur les draps atteints dans la soudaineté de l’attaque, on voyait des taches rouges, horribles.

Elle restait inerte, immobilisée par la faiblesse et la peur de provoquer une nouvelle hémorragie, et même à ce moment-là, dans la fumée torpide qui embrumait son cerveau, elle perçut très nettement une fugitive vision de Claude.

Puis, elle vit comme un voile pesant qui descendait sur ses yeux, avec de temps en temps des scintillements brillants qui l’éblouissaient, des tintements aigus qui perçaient ses oreilles… puis elle ne vit plus rien…

— Fernande !… Fernande !… regarde-moi, parle-moi…

C’était sa mère qui, à genoux auprès d’elle, lui tenait la main et l’appelait doucement, dans son anxiété.

Fernande entendait cette voix qui prononçait son nom, mais elle lui paraissait venir de très loin, de dessous la terre et elle se sentait si abattue qu’elle n’avait point la force de répondre.

— Fernande !… disait toujours la voix angoissée de sa mère… Fernande !… parle-moi.

Cette fois, Fernande ne put résister à ce ton douloureux qui la suppliait et, dans un effort, elle ouvrit ses yeux qu’elle fixa un instant sur sa mère, puis elle ferma de nouveau doucement ses paupières.

Et la pauvre mère se sentit encore heureuse dans sa souffrance : oh ! oui, sa fille vivait.


XLIV


Un des jours suivants, un dimanche…

C’était pendant la messe, une humble et fervente messe dont une couple de voix robustes de paysans entonnaient les parties avec âme. De loin, on entendait les Gloria, les Kyrie, qui jaillissaient par les fenêtres en ces intonations langoureuses et dolentes que prennent les voix inexercées.

L’église remplie, avait l’air toute joyeuse, tant il y avait dans les jubés, dans la nef, de beaux gars en costumes des dimanches, de gaies jeunes filles qui secouaient les plumes et les rubans de leurs chapeaux pimpants. Il y avait aussi beaucoup de vieux et de vieilles très proprement mis.

Car, ils y venaient tous à l’église, les uns en voiture, des concessions éloignées du village ; les autres, les alertes, à pied, des hauteurs de la montagne, par des chemins de raccourci à travers les pommiers et les rochers, par des grimpades de chèvres.

Des petits enfants de chœur aussi, il y en avait beaucoup, pleins les banquettes recourbées. Ils étaient très gais et très vifs ceux-là.

Tous en surplis, comme des vicaires lilliputiens, ils répondaient très vite au prêtre, trimbalaient l’évangile d’un côté à l’autre de l’autel, agitaient la clochette, l’encensoir avec des envies de rire… à cause des autres petits, en arrière d’eux, qui devaient se moquer un peu. À cet âge, c’est encore une bonne manière de prier ; et Dieu la leur pardonne bien, dans tous les cas…

Quand au reste de l’assistance, distribuée par deux, par quatre, dans les rudes banquettes de la nef, elle se signait, s’agenouillait, s’asseyait, se levait bruyamment à chaque partie de la messe, dans de brusques mouvements d’ensemble qui secouaient la vieille église jusque dans ses cintres.

Et, immédiatement après, le silence revenait, coupé par le cliquetis des chapelets, les marmottages en sourdine d’oraisons et de confiteor, les éternuements étouffés, les crissements aigus des bancs sur le plancher, les longs soupirs des vieilles dévotes. Et par moment, dans les jubés, c’était un pleur intempestif d’enfant que la mère honteuse cherchait à réprimer par de sourds chut… chut…

Ite missa est… Toute l’assistance, maintenant que la messe était finie, s’était assise en une houle sonore pour entendre les annonces.

Le prêtre enlevait sa chasuble dorée, la repliait sur le siège de sa banquette, puis ses livres, ses cahiers sous le bras, il gagnait la chaire, les yeux baissés, la figure onctueuse…

D’une voix grave, il lisait à présent :

« Il y a promesse de mariage entre Joseph Leroux, fils majeur de Charles Leroux et de Gertrude Labonté, domicilié en cette paroisse d’une part, et Louise Maupin, fille mineure de Henri Maupin et de Aglaé Tétrault, domiciliée à Saint-Mathias d’autre part. C’est pour la première et dernière publication, les parties ayant obtenu la dispense de deux bancs. Si quelqu’un connaît quelqu’empêchement à ce mariage il est prié de nous en avertir au plus tôt. »

Ils s’étaient retournés pour se regarder en signe d’entente, quelques jeunes filles et garçons qui s’en doutaient… Ça ne les surprenait évidemment pas, eux, et ils entrevoyaient déjà le plaisir de la noce prochaine.

… Il y a promesse de mariage… Comme cette annonce dénotait chez ces heureux à qui la vie souriait une absolue confiance dans l’avenir… Comme elle éveillait des idées joyeuses de bonheur et d’amour.

Maintenant le prêtre reprenait sur un ton plus solennel :

« On recommande à vos prières Fernande Tissot, dangereusement malade… »

Fernando Tissot… Fernande Tissot… Ils ne la connaissaient pas, celle-là… les paysans… En eux-mêmes ils se demandaient qui elle pouvait être…

Aussi la requête, qui par la bouche du prêtre sollicitait leurs prières, les laissait-elle indifférents pour la plupart. Quelques bonnes vieilles seulement formulèrent tout bas de vagues et rapides invocations à ta Vierge en faveur de cette Fernande Tissot quelles ne connaissaient point.

Mais il y en avait deux, une pauvre mère et son fils, qui la connaissaient bien, eux, et qui s’étaient enfoncés dans leur banc, sous le jubé, à l’arrière de l’église, comme s’ils avaient eu peur d’être regardés à l’appel du prêtre.

… On recommande à vos prières… Puis, quand tout fut achevé, les annonces, le sermon, le défilé de toute la foule au dehors, que l’église fut redevenue calme et morne, ces deux-là s’étaient humblement prosternés l’un près de l’autre, doucement.

La vieille Julienne s’était agenouillée en posture suppliante, et son regard fasciné se fixait, à travers les restes d’encens qui parfumaient le sanctuaire, sur quelqu’un de puissant qu’elle voyait sans doute.

On lisait dans ce regard plus que de la prière ; il y avait quelque chose comme des lueurs passagères de colère, une colère qui reprochait et blâmait plutôt qu’elle n’accusait. C’est devant ce regard et cette colère que les tyrans mêmes doivent être attendris.

Puis, ces lueurs déjà éteintes, ses yeux tout de suite repris de leur même expression de supplication, elle s’était mise à réciter des prières en soupirant.

Quant à Claude, qui se tenait tranquillement prosterné à côté d’elle, son esprit se perdait dans un sentiment douloureux d’extase où se mêlait une confusion de rêves, de visions étranges, d’apparitions sépulcrales. Chez lui, c’était le cœur et l’âme qui priaient, et ses implorations jaillissaient avec plus d’intense sincérité de son front courbé que de ses lèvres.

… Quelle faveur suprême demandaient-ils donc tous les deux d’une manière si touchante, car leurs yeux pleuraient, leurs bouches tremblaient d’émotion maintenant ?

… On recommande à vos prières…


XLV


Fragment d’une lettre de Jacques à Claude :

.........................

… sont encore les plus heureux ceux qui vivent à l’ombre du clocher de leur village.

« J’ai calculé ça hier en songeant à mille choses, il doit bien y avoir un siècle… — n’est-ce pas Claude ?… que je ne t’ai point vu, que nous n’avons pas chanté « Frère Jacques » ensemble, que je n’ai pas entendu la voix de la cloche de ta vieille église…

« Or un siècle c’est assez et je retourne… je retourne auprès de toi rattraper les heures de bonheur qui se sont si promptement enfuies lors de mon départ.

« Tu as toujours été le plus sage, toi, et j’aurais dû continuellement t’écouter ; je me serais ainsi évité bien des moments terribles, bien des misères sans nom.

C’est cependant plutôt à cause d’un rêve, un bien mauvais rêve qui m’a hanté toute une nuit, que j’ai si peu longtemps hésité à prendre une décision finale de retour.

Par mon sommeil, il me semblait que tu m’appelais constamment ; j’entendais très bien ta voix qui était pleine d’angoisse et de désespoir ; et quand je voulais m’élancer pour courir à ton secours, il y avait toujours des inerties pesantes, des enchevêtrements de courroies, des réseaux inextricables qui m’embarrassaient les jambes et me retenaient…

.........................

… Et tu m’appelais sans cesse avec un timbre triste et mourant où tu y mêlais à la fin du reproche résigné.

« De temps en temps je réussissais à m’éveiller ; je me parlais alors, je me disais comme à un autre : « C’est un cauchemar, tu vois bien que c’est un cauchemar ; Claude est à des milliers de lieues d’ici, tu ne l’entends donc pas ; couche-toi et n’y songe plus » … Mais, tout de suite, en fermant les yeux, ça recommençait cet appel déchirant qui était bien de toi…

« Parfois, dans des intermittences de repos, c’était la voix de la mère Julienne qui reprenait à son tour avec les mêmes intonations de détresse, et malgré des efforts surhumains, je ne pouvais pas marcher, ni remuer, ni même répondre à vos cris.

« Le lendemain, en plein état de veille, ce vilain cauchemar m’a poursuivi de nouveau.

« Je savais bien, sans doute, que ce n’était qu’une aberration stupide de mon esprit, mais je n’étais pas capable d’en chasser le souvenir ; les échos si lamentablement plaintifs de ces appels, — si lamentablement plaintifs que je n’en aurais jamais pu concevoir de semblables, — je les entendais toujours, malgré moi, bruire en ondulations tristes à mon oreille.

« Alors, ça été plus fort que moi, je me suis tout de suite décidé à hâter mon départ, et dans quelques semaines…

.........................

Il y avait déjà plus d’un mois que Claude avait reçu cette lettre et quoiqu’il l’eût bien souvent relue depuis, il n’en avait rien dit à sa mère.

Il craignait probablement de l’attrister à cause du mauvais cauchemar que Jacques racontait et qui l’avait tellement tourmenté.

Il ne savait pas si sa pauvre vieille mère l’avait demandé, elle aussi, en secret, mais c’était vrai que lui, dans ses nuits d’insomnie et de rêve, l’avait instamment supplié de revenir ; et quand il avait appris que Jacques l’avait entendu, il avait été douloureusement impressionné de constater l’espèce d’entente d’âme qui s’était mystérieusement établie entre eux.

Et maintenant Claude calculait tous les jours en lui-même la date probable de l’arrivée de son ami…


XLVI


… Père Pacôme !… père Pacôme !… Les enfants lui faisaient toutes sortes d’agaceries en l’appelant — Lui, en riant, les menaçait de son bras manchot : Ah ! mes vilains petits drôles, et il prenait son élan comme pour courir après eux, pour leur faire peur ; ensuite il continuait son chemin en demandant l’aumône :

— Me faire la charité, s’il vous plaît…

Il arrivait chez la vieille Julienne :

— Bonjour, la mère… C’est encore moi, lui dit-il.

— Bonjour, père Pacôme… toujours alerte, donc ?…

— Heu… heu… ça vieillit pourtant… les jambes, les bras… mon bras plutôt… j’ai peur que ça ne soit ma dernière tournée… Que voulez-vous, quand on voit les jeunes s’en aller, il faut bien s’attendre à ce que les vieux s’en aillent aussi, n’est-ce pas ?

… Voyant entrer Claude, il reprit :

— Pas les robustes comme celui-là, par exemple… Ressemble-t-il à son défunt père un peu… hein ! mère Julienne ?… Et toujours garçon ? Claude !…

— Comme vous voyez, père Pacôme…

— Je t’en nommerais bien des filles de Saint-Mathias, de Belœil, de Saint-Charles, des belles et des faraudes aussi, auxquelles ça ne coûterait pas de faire la moitié du chemin, mais tu ne voudrais pas faire l’autre moitié, toi ; je te connais à présent… T’as peut-être raison., après tout…tu n’es pas riche puis il faut penser à sa mère avant de songer aux étrangères…

— C’est vrai, père Pacôme… c’est vrai…

… D’ailleurs, c’est si facile de trouver à se marier quand l’envie prend trop fort… Fais comme moi. va, Claude, attends… J’en aurais-t’y une mine à présent, avec mon moignon de bras, si j’avais épousé la Louise à Gauthier…

— Qui ? père Pacôme, la Louise à…

— Oui, la mère Ricard à c’te heure… Je l’ai faraudée dur dans son jeune temps… Mais, prends bien garde que ça ne te poigne à ton tour, si tu ne veux pas te marier, mon Claude… c’est le diable à lâcher — ensuite…

Il prenait son sac :

— Et ta récolte ?… elle paraît bonne… C’est bien le moins après le malheur que vous avez eu, l’an dernier, y paraît… Vous n’avez pas eu de misère toujours, mère Julienne ?…

— Oh ! non, répondit-elle… avec nos voisins, je vous assure… Quelles bonnes gens !…

— Bien oui… J’en arrive justement… ils font pitié à voir à cause de leur jeune demoiselle qui est bien malade à ce qu’ils disent… Sapristi, j’ai failli me mettre à pleurer comme un enfant quand sa mère, je suppose, une fameuse femme en tous cas, m’a demandé, en me faisant l’aumône, de prier pour elle… Je ne sais plus qu’une petite prière maintenant, mais j’ vas la répéter de tout mon cœur, plusieurs fois… J’ sais pas, je la connais pas c’ te petite, mais ça m’a tortillé le cœur de les entendre demander des prières au père Pacôme…

Puis après un moment :

— C’est pour ça que je dis que les vieux peuvent bien s’attendre à mourir puisque les tout jeunes s’en vont…

Il jeta son sac sur son épaule : — C’est vrai ; j’ sais pas ce que ça me fait… Bonjour, mère Julienne… bonjour, Claude… tiens, il est sorti, lui…

— Au revoir, père Pacôme, répondit la vieille Julienne.

Son bâton ferré, ses gros souliers usés résonnèrent sur le perron, puis sur les cailloux du chemin…

Au bout de quelques pas, à l’extrémité du petit jardin des Drioux, derrière les cerisiers, il entendit tout doucement, sans aucune gouaillerie dans le ton :

— Hé ! père Pacôme… père…

— Tiens, c’est toi, Claude…

— Oui, je voudrais vous parler…vous y êtes allé… la… chez…

— Chez vos voisins ?… oui… C’est bien triste de les voir…

— Elle n’est pas mieux… elle…

— Il ne paraît pas : les pauvres gens, ils m’ont même demandé des prières, à moi, père Pacôme… Te souviens-tu ? je te faisais des folies, l’an passé, en te disant : Il y en a une là que tu ne refuserais pas… eh ! bien, quoique riche, jolie, jeune, la voilà qu’elle se meurt déjà… Qui est-ce qui aurait dit ça ?… Ta mère en a beaucoup de chagrin.

— Alors, vous la direz votre prière… pour elle…

— Ah ! sans doute… je l’ai bien promis… Pauvre petite… j’ ne sais pas ce que ça me fait, à moi aussi…

— C’est bon, père Pacôme, ne l’oubliez pas… insistait Claude.

Et il s’enfuit.


XLVII


Écrit dans le cahier de Fernande, un des premiers jours de septembre.

« C’est bien fini, tout-à-fait fini cette fois, et je ne veux plus espérer, car je le sens maintenant, sans le savoir, sans même m’en douter, j’espérais encore.

« Mais depuis quelques jours, je souffre tant, et de mon mal et de vouloir n’en rien laisser paraître devant ma mère, que je craignais de ne pouvoir résister jusqu’au bout sans me trahir… On est si vite dompté par les souffrances.

« Et, aujourd’hui, j’ai demandé au docteur, pendant que nous étions seuls, de me dire franchement si ce devait être long encore. Il est resté tout interdit d’abord, puis il m’a regardé fixement dans les yeux, longuement, pour deviner si j’étais sincère, je suppose. Il a dû lire jusqu’au fond de mon âme, car avec une pitié douce : Eh ? bien, oui, vous aurez la force de résister, ce ne sera pas long, m’a-t-il dit, en me pressant les mains comme pour adoucir la peine qu’il craignait probablement de me causer.

« Sa réponse au contraire m’a presque fait plaisir et je l’ai remercié de sa franchise. Il me semble que je vais y trouver un regain d’énergie pour lutter jusqu’à la fin contre les douleurs que j’éprouve continuellement dans toute la poitrine.

« Je demande cependant de ne point succomber à quelqu’hémorragie, c’est trop affreux, et ceci me fait trembler de peur pour ma mère et pour moi.

« Je voudrais mourir avec une lucidité complète d’esprit, tout doucement, comme on s’endort le soir ; je voudrais avoir le temps auparavant d’embrasser ma mère… la pauvre vieille Julienne…

« À Claude aussi, j’aimerais à dire adieu… Il y a déjà longtemps que je ne l’ai point vu, ce Claude… Pourquoi ne vient-il pas ?… Ça me ferait plaisir de le revoir… des fois j’ai des envies de le lui faire dire… Je suis contente maintenant qu’il m’ait aimée, et je voudrais même qu’il me regrettât toujours.

« Ce n’est pas généreux de ma part ce que j’écris là, je le sais bien, et pourtant, si je disais le contraire, je mentirais…

« Oui, combien longtemps pensera-t-il à moi ?… que fera-t-il, ensuite ?… les hommes oublient si vite d’ordinaire… Mais il me semble que celui-là ne fera pas comme les autres, puisqu’il n’a pas aimé comme les autres… Moi, si je devais vivre… je…

.........................

« En effet, le docteur disait bien l’autre jour à ma mère — il croyait que je ne l’entendais pas — qu’il en avait vu souvent de plus malades que moi qui étaient revenus à la santé… Moi-même j’en ai connu de mes amies qui avaient longtemps souffert de la poitrine et qui cependant ne sont pas mortes…

« C’est vrai que ce matin, quand je lui ai demandé

.........................

« Allons, suis-je folle ?…

Oh ! oui, pourtant, je sens que j’accepterais n’importe quelle souffrance pour vivre encore un été…

.........................

« Mon Dieu ! comme ça m’épuise d’écrire… Mon crayon tremble entre mes doigts… Est-ce donc par mon vieux journal de couvent que je dois commencer mes adieux ?…

.........................


XLVIII


C’était le prêtre et son viatique.

Claude avait reconnu le son doux et argentin de la clochette du sonneur qui annonçait à chaque fois et de la même manière leur passage imposant.

Où allaient-ils, ainsi que les quelques paysans qui s’étaient unis à eux ?… Claude ne se l’était seulement pas demandé, il le savait… Il savait que ceci devait arriver, qu’il devait en être un jour ainsi ; et si, à cet instant-là, un léger tremblement l’avait soudainement saisi et fait frissonner, ce n’était pas à cause de la surprise.

Il avait vu sa mère se joindre au petit cortège tranquille qui défilait lentement en soulevant les premières feuilles mortes qui jonchaient déjà la route. Quant à lui, il s’était caché plutôt, le regardant s’éloigner, sans oser l’accompagner d’abord.

Mais quand il entendit de nouveau de plus loin, le doux dreling de la clochette qui paraissait l’appeler discrètement, son cœur n’y tint plus ; et tourmenté de cuisantes angoisses et de longs soupirs de douleur, il se glissa à son tour sous les arbres, à la suite du cortège, comme attiré par une voix qui l’aurait tendrement imploré.

… Puis une fois rendu, pour réciter les prières si touchantes des mourants auprès de Fernande, il s’était humblement agenouillé à l’écart, en arrière de tous les autres. De là, c’étaient des pas en sourdine, des sanglots entrecoupés, un murmure de voix confuses et voilées qu’il entendait par l’entrebâillement des portes.

Il se représentait la scène dans son esprit, ainsi que les personnages qui la jouaient.

Mais ce que ces derniers n’imaginaient pas eux, c’était l’autre scène intime et secrète qui se passait dans son pauvre cœur, à lui. Car, à cette heure suprême d’anéantissement et de mort prochaine, où allait s’évanouir pour toujours l’objet béni de son fol amour, le lourd secret qui l’avait constamment torturé jusque dans ses moëlles profondes le tourmentait plus que jamais.

Et pourtant il lui fallait encore se taire, bâillonner sa conscience en révolte contre le fardeau qui l’écrasait.

… Oui, ceci aurait peut-être un peu adouci le souvenir de ses années de désespoir, aurait dédommagé aussi sa mère de ses larmes répandues, s’il avait pu mêler à ses adieux à Fernande l’humble et touchant aveu de son amour. Mais, loin de là, il se dissimulait, comme pénétré de honte, derrière les autres assistants qui répondaient aux oraisons du prêtre.

Oh ! la voir pourtant… voir à cette occasion, peut-être unique et dernière, les restes éteints de son sourire, la gravité mourante de ses yeux ; et malgré la honte, malgré la peur, malgré tout, voilà qu’il s’approchait à présent, qu’il se traînait sur les genoux, se faufilait pour jeter un furtif et rapide regard à Fernande.

Derrière l’épaule inclinée d’une vieille femme, il se penchait…

Mais son mouvement n’avait pas été assez prompt. Un regard, le même regard de renoncement et de douleur extatique qui s’était fixé sur lui un soir du mois de Marie, s’était déjà rivé sur le sien. Tout de suite ce regard avait paru s’allumer d’un éclair de joie subite qui le faisait rayonner. On y lisait presque ceci à l’adresse de Claude : Je savais bien que vous ne me laisseriez pas mourir sans me dire adieu.

Il ne bougeait plus, lui ; seulement ses yeux, qui ne savaient où se poser, roulaient désespérément derrière leurs paupières mobiles.

… Maintenant le prêtre s’en retournait ; les autres aussi qui étaient venus l’accompagner. Claude se levait à son tour, péniblement, comme sous un écrasement de toute son âme…

Alors, d’une voix tendre, presque gonflée de caresses, Fernande lui murmura en l’appelant doucement :

— Adieu, monsieur Claude…

Et, avec un délicieux sourire sans effort, pour le consoler encore, pour lui faire oublier les choses tristes qui imprégnaient l’air, elle ajoutait en lui tendant sa main fine et amaigrie :

— Elles étaient pourtant bien bonnes, les cerises…

Dans un élan inconscient de son cœur, Claude avait saisi cette main que Fernande lui tendait pour un adieu suprême, et il se tenait là, immobile auprès d’elle, les lèvres muettes et crispées par les sanglots que dans un effort suprême de volonté il parvenait à contenir en lui.

À la fin, après un soupir de désespérante résignation, il murmura, à son tour :

— Au revoir, mademoiselle.

— Au revoir ?… Est-ce vrai ?… demandait-elle… Puis, après l’avoir profondément examiné, se reprenant comme si elle eût découvert un abîme insondable d’atroce désespoir derrière ses prunelles sombres : Au revoir ?… Comme vous me dites ça, Claude… Adieu, plutôt…

— Pourtant oui, au revoir, répétait celui-ci.

Il gardait toujours la main de Fernande et quand il voulut retirer la sienne, c’est elle qui la retint à son tour, doucement…

Et il sentit alors sa tête s’en aller, le vertige le saisir davantage, le bruit de galop précipité que faisait son cœur, les sanglots refoulés de plus en plus, suffocants dans sa poitrine, les mots fous qui lui brûlaient les lèvres…

Non, même à ce moment où il commençait à concevoir la sympathique affection de Fernande à son égard, il ne voulait pas pleurer, étaler devant elle son inutile désespoir, mettre à nu les meurtrissures de son âme.

L’homme a encore de ces courages étonnants.

Et, avec l’effort qu’il aurait mis pour rompre une chaîne, il s’arrachait, dans la peur de se trahir tout-à-fait, de sa légère étreinte…

… Mais une fois dehors, sous les feuilles déjà jaunies des ormes, en face des eaux mouvantes du Richelieu, il avait couru s’enfoncer dans une sinuosité de la grève pour y pleurer toutes ses larmes, toutes…


XLIX


Au vol rapide de l’express qui l’apportait, Jacques voyait défiler, — à mesure qu’il s’enfonçait dans cette région tout de suite reconnue, — les endroits, les coins de route, les bosquets d’arbres, les maisons, tous les mille détails avec lesquels son esprit se familiarisait de nouveau.

Pour n’en rien perdre, il se tenait penché aux fenêtres du wagon.

Bientôt ce fut la montagne qui apparut… sa montagne, bossuée des nombreuses collines qu’il avait naguère si souvent escaladées, couverte d’épais sapins encore verts qui étendaient à ras de terre leurs larges branches comme des ailes pour couver…

À un tournant de coteau, d’où l’express dégringolait furieusement, il sentit son cœur se serrer plus fort ; il venait de reconnaître son humble clocher, la lisière d’argent du Richelieu, les chaumes familiers d’autrefois.

En même temps, une voix rauque, qu’il trouvait cependant harmonieuse, criait en s’accompagnant d’un brusque claquement de portière : Saint-Hilaire.

Oh ! les profondes empreintes que reçoivent le cœur et l’âme à ces retours lointains au sol béni de l’enfance. Comme toutes les moindres choses renaissent à l’esprit avec une vivante intensité, le petit sentier caché qui raccourcit… ! les grands érables, les noyers sur le coteau, le vieux tronc d’arbre jeté en travers de la ravine, les coins de soleil où les neiges au printemps sont plus vite parties. Comme tous les souvenirs éteints reviennent en foule… Et alors, comme c’est bon de sentir deux grosses larmes douces venir sourdre tout-à-coup aux coins des paupières.

Il éprouva tout cela dans un éclair.

… Saint-Hilaire… Ce fut comme une poussée qui le souleva et vite, avant que l’express n’eut tout-à-fait stoppé, Jacques se précipitait sur la plateforme de la gare… Saint-Hilaire… déjà il en reconnaissait l’air, parfumé aux senteurs des aubépines, des cèdres et des sapins de la montagne.

Rien n’était beaucoup changé en réalité et naturellement son pied l’entraînait vers son village, par un étroit chemin détourné de piéton.

Par ce beau soleil roux d’automne, chaud comme en été, il écoutait les oiseaux dont les trilles lui redisaient nettement son Saint-Hilaire et ses bois… D’entendre ces chants, de respirer les odeurs d’autrefois, de songer en même temps à la bonne surprise que son arrivée causerait à Claude, il se sentait léger et souriant.

Quelques rares paysans, qu’il voyait de loin, travaillaient encore dans leurs champs, comme naguère…

Rien ne manquait donc à ses souvenirs ; jusqu’aux brises du Richelieu qui venaient agiter autour de lui, sur son chemin, les branches d’arbustes dont les feuilles le frôlaient en caresses.

… Un humble petit toit pointu se dessinait déjà, tout près… les volets fermés du côté du soleil…

… Au bord de la grève il y avait encore des planches allongées en lavoir sur de rustiques chevalets.

Les mêmes cerisiers… la même clôture haute autour…

.........................

— Claude !

— Jacques !

Deux cris, jaillis comme des bondissements du cœur ; deux étreintes où se fondaient toutes les larmes, toutes les souffrances indicibles devinées rien que dans le long embrassement muet dont ils s’enlaçaient.

— Claude !…

— Jacques !…

Ils avaient répété leurs noms pour être bien sûrs…

Et ils se regardaient, la gorge serrée, s’examinant, comme tâchant de se deviner l’âme rien que par les yeux.

En eux-mêmes, ils concluaient : Lui aussi a donc souffert…

… Claude cherchait un bon endroit pour se dérober et échanger là en secret leurs sensations profondes… Non, pas ici… pas ici… quelqu’un pouvait passer, quelqu’un pouvait les entendre, des connaissances, des amis, des indifférents, d’autres, à qui il faudrait peut-être parler, qui les interrogeraient, qui troubleraient ainsi leur entretien, et il entraînait Jacques sous les cerisiers touffus du jardinet…

… Te voilà, enfin…

— Oui, enfin.

— Et tu as souffert !… je le vois dans tes yeux… dans ton sourire…

— Et toi, Claude ?…

— Moi… moi… que veux-tu, j’étais seul, abandonné, et alors…

— Et alors, tu m’as appelé, n’est-ce pas ?… C’est vrai que je t’ai entendu dans mes rêves ?…

Après un échange de regard qui exprimait tout :

— Oh ! à quoi bon, Jacques, nous demander ces choses ?… est-ce que nous ne les connaissons pas d’avance ?

— Sur mon compte, oui, ça se comprend… on peut les connaître… car on s’explique le noir ennui qui poursuit l’exilé comme un remords, qui vient pendant les nuits sombres écraser sa poitrine haletante. Mais toi, toi qui promenais ta jeunesse par les chemins joyeux du pays natal…

— Les chemins joyeux… les chemins joyeux… tiens, mets ta main là, tu sentiras aux battements que j’ai fait des courses qui oppressent et qui tuent par ces chemins joyeux… et que déjà, c’est un effeuillement de tout que j’éprouve.

— Mon Dieu ! Claude, je revois pourtant la flamme de gaieté folle qui illuminait ton regard à une certaine nuit de bal… tu te souviens ?… J’y ai souvent repensé là-bas, après mon départ, et de mes souvenirs, celui-là qui me rappelait ton bonheur, me consolait le plus… Même… même… et ici, Jacques souriait pour le dire, — j’avais presque peur à mon arrivée de te trouver marié avec ta danseuse de ce soir-là, la belle… Julie Legault, je me souviens…

Claude ouvrit la bouche… mais non, il restait hésitant, les lèvres tendues… Décidément, cette confession lui coûtait trop et il ne dit rien.

Puis, sous le réveil d’une autre pensée qui lui venait, il reprit :

— Parlons de toi, plutôt… Et comme ça, tu reviens pour de bon… tu ne repartiras plus jamais ?…

— Non, jamais.

— Puis as-tu amassé de l’or… beaucoup d’or… comme tu le rêvais avec tant de certitude et de conviction ?… Es-tu riche ?…

— Oui, mon pauvre Claude, je suis riche, va, très riche à présent, de cette seule richesse, par exemple, qui est le bonheur… c’est la meilleure… Mais ma fortune ne date que d’aujourd’hui, de l’instant où j’ai revu notre vieux clocher, notre montagne, où j’ai reconnu sous mes pas le délicieux bruissement des feuilles d’érable du pays, où j’ai senti ton cœur battre près du mien…

— Ta fortune d’autrefois, alors ?… seulement, tu ne la connaissais pas… Et que comptes-tu faire ?

— Voyons, n’ai-je pas encore mes deux bras, musculeux et robustes, prêts à recommencer les pan… pan… pan, à manier la faux, le râteau ? Tu verras… Mais ta bonne vieille Julienne que je n’ai pas encore embrassée… où est-elle ?… allons la trouver…

— Ainsi, redemandait Claude, c’est bien certain que tu ne repartiras plus ?…

— Oh ! si tu savais comme ça rattache à son sol et à ses amis, les retours de ces exils lointains, où l’on a toujours tant peur de mourir, tu n’en douterais pas.

— C’est bien, viens… Comme elle va être heureuse de te voir elle aussi, ma pauvre vieille mère, car elle t’a beaucoup regretté, va… Aime-la bien, en retour… Je me souviens que tu me disais avant ton départ : J’en prendrai soin de ta mère, moi… j’en prendrai soin… tu le ferais encore, n’est-ce pas, Jacques ?… Comme si elle était ta vraie mère, à toi aussi, tu ne la laisserais jamais souffrir de misère ou de pauvreté !…

— Oh ! non… elle si bonne… non jamais… Mais toi…

— C’est bon, Jacques, l’interrompit-il, viens la voir maintenant…


L


Tout était silencieux dans le petit logis.

En bas, la pauvre vieille Julienne dormait dans son lit à rideaux blancs ; sous la table, Gardien, roulé en boule, le museau entre ses grosses pattes, secouait la queue de temps en temps en rêvant. Les mouches aussi, immobiles, collées aux murs, au plafond, paraissaient comme mortes…

Claude, lui, veillait…

Il veillait de ce demi-éveil où l’esprit est encore totalement lucide, mais où les mouvements inconscients du corps semblent plutôt participer du sommeil.

Comme sans savoir, il avait pris dans un vieux meuble quelques lettres — toutes de Jacques probablement — puis, d’une des enveloppes, il avait retiré deux fleurs, deux humbles marguerites champêtres à teintes jaune et blanche, toutes fraîches encore comparativement au bouquet fané, séché, sans parfum, presque sans pétales maintenant, qu’il persistait toujours à conserver dans sa chambre.

Il les avait étalées devant lui comme des petites choses indifférentes, pour s’amuser avec ; et il les examinait en les touchant délicatement du doigt, les humait, les retournait, soufflait dessus légèrement, pour voir, pour en agiter les pétales, pour rien…

… Il lui avait semblé tout-à-coup entendre du bruit, en bas, comme des plaintes… Peut-être sa mère… il écouta… Non, c’était seulement Gardien qui geignait, qui grognait, tapait violemment le plancher de sa longue queue dans des visions de rêve ou de batailles imaginaires…

… Alors Claude après avoir repris ses fleurs, les remettait dans leur enveloppe, puis, comme dans un oubli insensible et graduel de tout, il s’enfonçait lentement dans un abîme de pensées étranges et bizarres.

Les êtres et les choses s’enfumaient, s’embrouillaient, tourbillonnaient autour de lui ; il ne distinguait plus rien.

Assis, adossé au mur, les jambes allongées sur une chaise auprès de lui, les mains relevées en appui derrière sa tête, il avait fermé les yeux tout-à-fait, non pour dormir, mais pour rêver, mais pour réfléchir dans le calme, mais pour que son imagination seule, à l’abri de toute distraction du dehors, lui rappelât plus nettement une infinité de visions qu’il voulait revoir.

Et tout de suite ça s’était mis à défiler rapidement dans son imagination tous les dessous de son existence. À mesure, il en jugeait les détails ; il s’arrêtait longuement à tel souvenir, glissait sur celui-là et il esquissait en même temps ces mouvements inconscients de paupières et de lèvres qui expriment, même dans le sommeil vrai, la nature des pensées qui occupent le cerveau.

Il y avait cependant un drame sombre, un point lugubre de sa vie qui revenait sans cesse sous mille formes diverses, qui descendait comme un voile noir sur son esprit, et qui le faisait visiblement souffrir.

Alors, toutes ses autres idées s’en allaient. Une torpeur pesante seule s’emparait de lui et le roulait dans un remous immense où il se sentait engloutir.

C’était comme si sa chambre, tout le logis, eussent subi tout-à-coup des oscillations. Des fois ça lui donnait des sensations pénibles de vertige et de chute, et ses mains se crispaient sur des riens ; d’autres fois, ce n’était qu’un bercement délicieux et endormant sur d’immatérielles et insaisissables vagues qui ondulaient. Et de longues respirations, irrégulièrement espacées, soulevaient sa poitrine.

Par moment, ça devenait plus net dans son esprit ; il voyait bien qu’il faisait nuit, qu’il ne dormait pas, que les heures sonnaient les unes après les autres, que c’était des fleurs qui étaient devant lui, et qu’il songeait beaucoup seulement.

Puis, de nouveau, le même tourbillon revenait, le reprenait, l’apportait dans des fuites vertigineuses à travers les infinis immenses et brumeux.

Et il ne bougeait toujours pas ; il ne voulait pas bouger.

… Oui, sans doute, il souffrait, mais il souffrait de ce genre de douleur nerveuse qu’on trouve toutefois exquise… Et il jouissait de sentir les minutes s’écouler lentement, d’avoir ce solennel silence de la nuit pour pouvoir mettre en jeu tous les ressorts inconnus de son âme.

Quand il laissait au contraire son esprit s’assoupir, des appels instinctifs, des lambeaux de phrases, de vagues supplications murmurées à demi, des noms chéris lui montaient aux lèvers comme dans un rêve ; et il se surprenait, à chaque fois que l’écho morne de la vieille horloge le rappelait légèrement à lui, à répéter machinalement des syllabes dont il ne s’expliquait point le sens.

Parfois encore, dans la douteuse lumière grise de sa chambre, l’image attristée de sa mère lui apparaissait comme réelle, penchée au-dessus de lui. La pauvre cherchait à le prendre dans ses bras, à lui fermer les paupières, à le bercer comme un tout petit enfant pris de fièvre ; elle voulait absolument le tirer de ses vilains songes, le caresser ; elle le conjurait de dormir, tout bas, si tendrement, en lui fredonnant un naïf refrain oublié sur un air voilé de berceuse d’autrefois.

Puis, en même temps, à côté d’elle, une autre image se dressait aussi, inattendue. Oh ! combien douce aussi celle-là, avec son expression de pitié douloureusement lugubre et mourante. Il devinait les indécises questions qui flottaient sur sa bouche et qu’elle n’osait articuler… Lui-même voulait répondre mais aussitôt ding… ding… le timbre de l’horloge qui l’éveillait en sursaut en vibrant avec sonorité et le laissait de nouveau avec des bribes de phrases inachevées aux lèvres…

… Vers le matin, tous ses vertiges, ses visions, ses songeries, ses oppressions s’envolèrent.

… Il pensa bien à s’étendre sur son lit pour se reposer, dormir un moment ; mais comme c’était déjà le jour qui filtrait par la fenêtre, il serra ses lettres et ses fleurs dans un tiroir de son vieux meuble, il mit son chapeau, ses grosses bottes, et descendit sans bruit pour aller soigner ses chevaux…


LI


Le crépuscule d’un des premiers soirs d’octobre descendait, un crépuscule terne et brumeux, coupé de violentes rafales chaudes comme il en souffle souvent sur nos luxuriantes vallées, les soirs hâtifs d’automne.

Et à chaque rafale, les feuilles, brusquement arrachées des arbres, tourbillonnaient, s’abattaient sur le sol où le vent les pourchassait dans la poussière grise… D’autres étaient aussi entraînées à la rivière à qui elles faisaient de nombreuses mouchetures jaunâtres… Et il en tombait beaucoup, par nuées, par orages.

Sur le bord de la rivière, Claude était assis au grand air, le front songeur, son chien à ses pieds. Il regardait vaguement cet effeuillement général, le balancement monotone des branches, les vagues mouvantes du Richelieu qui devenaient de plus en plus hautes, de plus en plus furieuses sous l’intensité croissante des vents du sud. Son canot, amarré à la grève, ricochait sur les embruns en démence.

Tête nue, sans qu’il parût s’en apercevoir, il laissait ses épaisses mèches de cheveux lui fouetter la figure.

… Ce Jacques qui était revenu maintenant, il y pensait.

Comme il avait été heureux de lui entendre dire qu’il ne repartirait plus jamais, jamais… Oh ! il l’aimait beaucoup… Dong… et sa vieille mère aussi… Il avait été bien près, l’autre jour, de lui confesser tous les sentiments secrets de son âme… il en aurait peut-être éprouvé du soulagement… il regrettait maintenant de ne pas l’avoir fait… Dong… Plusieurs fois déjà, il en avait pris la détermination, mais il n’osait jamais… Ce n’était pourtant pas lui, le pauvre Jacques, qui aurait songé à rire en l’entendant… La prochaine fois…. Dong… dong… dong…

Puis, une volée de cloche qui continuait, ondulant, selon les bouffées de vent, entre des diminuendo très tendres et de terribles sforzando. Et tout de suite, un silence lourd, immense, à travers lequel les sifflements des rafales passaient.

… L’Angelus peut-être…

Claude avait relevé son front, tous ses muscles respiratoires en suspens, pour écouter.

Puis de nouveau… dong… dong… frappé en sourdine, martelé à coups de battant lugubres…

Claude s’était redressé… Il avait très froid tout à coup ; un frisson subit le secouait, faisait claquer ses dents… Dong…

Il vit que c’était le glas… le glas sinistre, cent fois plus sinistre encore quand il se double d’un tel déchaînement de tempête… C’était le glas qui tombait avec une sorte de cadence lente, grave, solennelle, inexorable, comme des coups de cognée sur un chêne. Claude regardait là-bas le clocher qui commençait à s’estomper dans la brume… Dong…

… Les cheveux au vent, quelqu’un accourait en suivant le large chemin le long de la rivière… p’tit Louis… De loin il faisait signe à Claude… une bonne nouvelle sans doute à lui apprendre… Il approchait, il arrivait, presque souriant…

Mais comme s’il eût réfléchi soudain à quelque chose, il s’était arrêté subitement devant Claude et ne disait rien…… Dong…… Celui-ci le regardait sans rien dire non plus… Alors, p’tit Louis, les yeux baissés, au bout d’un moment :

— Tu sais, Claude, c’est mademoiselle Fernande qui est morte…

— Fernande ?… oui… je le… savais… répondit-il simplement, avec une intonation étrange, changée… P’tit Louis ne reconnaissait plus ce timbre de voix-là… Dong…

… Et ce fut de nouveau une carillonnée qui suivit, et le même silence horrible après, écrasant et terrible comme pour annoncer l’anéantissement de tout, l’effondrement des fins de monde.

Claude s’était machinalement jeté à genoux pour réciter une prière de son temps d’enfant… une prière qui, sur ses lèvres, prenait tout à coup une ferveur suprêmement confiante, qui s’envolait comme un élan d’âme vers l’infini d’en haut à la suite d’une autre âme, déjà rendue…… Dong………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Maintenant, très pâle mais très ferme, il descendait lentement vers la rive du Richelieu… Oh ! le vent affreux qu’il faisait, qui secouait violemment les canots en tous sens avec des chocs pour rompre les amarres… Dong…… Il descendait toujours…

— Où vas-tu donc, Claude ? demandait p’tit Louis…… En chaloupe ? oh ! amène-moi « prendre les lames » avec toi… veux-tu ?…

Gardien aussi, avec une allure pleine de caresses, se frôlait dans les jambes de Claude, jetait en le suivant de petits jappements singuliers qui semblaient implorer la même faveur… Dong……

P’tit Louis le suppliait presqu’avec des larmes.

— Amène-moi donc, Claude ; hein ? veux-tu, Claude ?

Mais celui-ci, très bon, lui répondait doucement en lui jetant un regard de pitié :

— Pauvre enfant… ne vois-tu pas la houle épouvantable, les affreuses bourrasques ?… c’est dangereux va… Je ne fais que traverser la rivière d’ailleurs, et il fait presque déjà noir… Dong…

En même temps il s’efforçait de pousser son canot au large, mais le vent le rejetait toujours malgré lui sur la grève, dans un jaillissement d’écume et d’embruns furieux, comme si une main l’eut constamment rattaché au rivage. À un de ces moments, Gardien, qui hurlait tristement, avait dans un clin d’œil sauté dans l’embarcation et s’était écrasé sous un siège.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Dong…… Claude triomphait… La main avait lâché le canot… Elle paraissait même le repousser maintenant, car très vite, dans des clapotements et des balancements terribles, il glissait sur les flots brumeux qui l’entraînaient.

… Déjà Claude n’était plus qu’une indécise silhouette fuyante se profilant sur les teintes grises des eaux… Dong… quelque chose comme un fantôme assis sur une espèce de radeau de rêve.

On ne le distinguait plus…

… Il se perdait dans les ténèbres…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Loin… loin, on entendait encore des clapotements légers brusquement éteints dans le bruit des bourrasques monstrueuses… le cri rauque des tolets.

On ne les entendait plus… Dong… Plus rien…

Alors p’tit Louis s’essuya les yeux et s’en retourna dans l’ombre…

Ding — dong… ding… dong… ding…. dong… ding… dong…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


LII


C’était maintenant tout à fait la nuit, tard.

Dans les clairs-obscurs subits et si vite évanouis que faisaient par intermittences les reflets de nuage on entrevoyait une vieille femme qui se glissait comme un fantôme autour du logis pauvre de Claude. Elle fouillait de son regard, agrandi et profond, dans les recoins des haies, aux rebords des chemins, aux pieds des arbres.

De temps en temps, quand ça devenait absolument sombre et que ses yeux se perdaient à ne plus voir que de la suie, rien que de la suie, elle s’arrêtait et appelait : Claude !… Claude !…

Alors, comme Claude ne répondait point, elle se reprenait à marcher lentement pour mieux regarder, puis bientôt à courir, les mains en avant, au hasard, au risque de se briser le crâne. Et le vent qui continuait à souffler en bourrasques sinistres, tourmentait sa vieille chevelure, lui arrachait son châle des épaules, enroulait sa jupe dans ses jambes.

Et elle allait ainsi, des fois très vite vers un but quelconque quand un peu de lumière venait d’en haut, puis elle changeait d’idée brusquement, revenait sur ses pas, courait ailleurs, affolée.

C’était la mère Julienne… C’était la nuit…

… Elle avait entendu sonner huit heures… puis neuf heures… Claude était allé sans doute chez son ami Jacques… seulement il aurait dû l’en avertir comme d’habitude ; elle aurait alors été beaucoup moins inquiète… Elle se parlait ainsi en elle-même, en tricotant près de sa table, en écoutant siffler le vent et battre les volets contre les murs.

Elle songeait aussi à Fernande, sa bonne petite voisine, qui n’en avait pas pour longtemps à vivre à présent… Elle l’avait vue le matin même ; c’est à peine si elle avait pu la reconnaître… et cependant en y songeant, elle se sentait prête à fondre en larmes : Fernande l’avait encore saluée de la main, comme ça, avec un commencement de sourire tendre…

… Dix heures… C’est étonnant comme le vieux timbre avait résonné fort et longtemps dans le calme de la chaumière.

La vieille Julienne avait ouvert une fenêtre, — pas la porte à cause du vent qui grondait de ce côté — et elle avait regardé et écouté un instant dans l’ombre. Puis, elle s’était remise à tricoter, nerveusement ; mais elle se trompait toujours, oubliait des mailles et elle ne voyait presque plus clair.

Maintenant elle allait et venait, faisait du bruit dans la pièce unique, en regardant à tous moments l’inexorable aiguille qui glissait lentement, lentement sur l’émail du cadran… tic… tac… tic… tac… et ça aussi, malgré le bruit du dehors, faisait un écho grave.

… Onze heures…

Mon Dieu !… onze heures… Elle voulait sortir, voir, et elle s’emparait de la lampe. Sans y penser, elle ouvrait la porte, mais une rafale passait qui écrasait la flamme et l’éteignait tout de suite… Alors, à tâtons, elle remettait la lampe sur la table et retournait.

Du haut du perron, entre les coups de vent, elle avait appelé, craintivement d’abord, puis plus fort, de sa vieille voix cassée et étranglée par l’angoisse : Claude !… Claude !…

Elle s’imaginait entendre un cri… quelque chose… un son… Elle s’élançait vers ce son, mais déjà elle n’entendait plus rien… ce n’était que le craquement des branches tordues par les bourrasques… C’est alors que perdue dans la nuit, guettant le moindre bruit qui put lui faire découvrir son Claude, elle s’était mise à s’agiter ici et là, à courir aux alentours, guidée uniquement par son habitude des êtres… Puis elle s’éloignait, s’éloignait avec de temps en temps cet arrêt dans le vent et l’appel de détresse navrante… Claude !… Claude !…

Toujours rien…

Elle cherchait, enfonçant un instant son regard dans les massifs d’ombre et elle repartait tout de suite. Sans s’en apercevoir, instinctivement entraînée, elle s’était rendue chez Jacques… Elle frappait à coups précipités dans la porte… Grand Dieu ! qu’on retardait à ouvrir… elle frappait encore… Jacques parut.

Elle vit tout de suite que Claude n’y était pas… À quoi bon alors le demander, perdre du temps :

— Venez Jacques… vite Jacques… c’est Claude… il n’est pas encore rentré au logis. Et elle s’en allait déjà.

Jacques allumait sa lanterne et se mettait sans rien dire à la suite de la pauvre vieille Julienne qui se hâtait toute courbée et raidie contre les rafales, ses jupes plaquées sur les jambes.

Tout à coup, elle s’arrêtait les bras tendus et écartés pour retenir Jacques et elle écoutait haletante…

Non, rien encore… Elle appelait… Aucune réponse ; seulement le vent qui faisait partout hou… hou…

Alors elle repartait encore plus vite. Devant elle, sur la terre grise, dans la lumière de la lanterne, elle découpait en ombres agrandies ses gestes affolés, ses mouvements en saccades. Jacques, lui, la suivait toujours sans parler, car il sentait qu’il se passait quelque chose de tragique.

… Soudain, la pauvre chaumière abandonnée qui jaillissait de dessous les arbres…

Par la porte, laissée ouverte à son départ, elle appelait encore son fils en passant, puis elle faisait de nouveau le tour du jardin, de la cour, descendait sur la grève… Ciel ! le canot de Claude n’y était point… et ce déchaînement de vagues furieuses, d’embruns en rage qui s’allongeaient comme pour la happer… et hou… hou… hou…, au-dessus d’elle, là-bas, partout…

Une idée nouvelle lui venait brusquement dans la tête… p’tit Louis… Oui, p’tit Louis savait peut-être…

Toujours sans parler à Jacques, sans même le regarder, elle courait chez p’tit Louis ; Jacques avait peine à la suivre. Si les vieilles femmes sont faibles, les vieilles mères sont fortes. En elle-même, avec une physionomie de malheur, elle calculait qu’une minute épargnée pouvait être justement celle qui sauverait son fils… Sauver son fils ; qui a une telle tâche n’a pas le droit de s’arrêter…

Elle courait… Elle était déjà rendue…

— Claude ?… demandait p’tit Louis… Ah ! il le savait, lui… il venait de le voir… ils avaient même parlé tous les deux de c’te pauvre mam’zelle Fernande qui venait justement de mourir…

— Fernande est morte ?… s’exclamait la vieille Julienne, l’air égaré.

— Bien oui, mère Drioux, ce soir vous ne le saviez pas ?… Ensuite Claude m’a dit qu’il avait à traverser la rivière et il est parti avec son chien… Et il n’est pas encore revenu ?…

— Elle est morte… répétait-elle distraitement. Puis avec un cri épouvanté après avoir un instant prêté l’oreille : Gardien… Mon Dieu ! oui, c’est ça…

Et la mère Julienne comme pour aller encore plus vite arrachait la lanterne des mains de Jacques.

Maintenant que la lumière l’éclairait de face elle était pitoyable à voir. Une expression affreuse de fatigue et d’angoisse surhumaine lui creusait les yeux, ridait son front et ses joues. Sa mâchoire tombée s’agitait convulsivement comme pour marmotter des mots de prière intérieure et toute sa charpente secouée par les halètements rapides tremblait frileusement sous la bise froide d’automne.

Soutenue seulement par l’effort nerveux et inconscient de sa volonté, elle se courbait sous la violence des rafales répétées, prête à choir, trébuchant au moindre obstacle.

Alors Jacques doucement la soutenait par le bras, lui enlevait la lanterne des mains… Elle s’était laissée faire, la pauvre, voyant bien qu’elle n’en pouvait plus ; et peut-être que ça irait plus vite ainsi.

P’tit Louis qui les avait d’abord regardés s’éloigner, les avait ensuite rejoints en courant.

— C’est ici, leur disait-il, c’est ici… sur la côte… Il a poussé son canot, et…

Hou… hou… hou…

Non, ce n’était pas le vent qui faisait ce bruit en soufflant ; c’était un cri, un hurlement étouffé qui traversait par intermittence le fracas des bourrasques et des vagues en démence.

— Mon Dieu ! oui… Gardien, c’est ça… c’est lui… répétait follement la mère Julienne sans plus rien écouter… C’est ça… c’est Claude… Elle se démenait sur le bord de la grève…

… Et pas de canot…

Elle s’emparait de nouveau de la lanterne, sauvagement, elle s’agitait, piétinait, les pieds dans la vase comme avec la tentation de se jeter à la rivière…

Et pas de canot…

Jacques savait où il y en avait un, auprès, celui du voisin, il allait courir le chercher. Mais elle ne comprenait rien, elle voulait y aller aussi, elle l’éclairerait, et, malgré Jacques, elle le suivait à travers les ajoncs, les algues rampantes, avec p’tit Louis.

Hou… hou… hou… loin, là-bas.

… Justement, le canot y était, chassé sur la grève par les embruns qui déferlaient… La mère Julienne embarquait déjà, sans attendre… Oh ! que ça prenait du temps ; Jacques ne pouvait le remettre à flot ; le vent le reprenait toujours et le lançait sur le sable de la côte…

… Que ça prenait du temps… Et toujours ce hurlement… hou… hou.

Alors, la pauvre vieille, tout à fait affolée, redescendait dans la vase, poussait elle aussi maintenant, s’écorchait les mains aux rugosités des tolets, s’arc-boutait.

Et c’était sinistre dans la lumière vacillante de la lanterne, sous un commencement de rayon de lune blafard, cette vieille femme, son bonnet arraché, sa jupe toute salie de boue et tordue avec des claquements de voile, qui se raidissait d’un suprême effort de ses muscles pour courir au secours de son fils.

— Enfin, le canot flottait, Jacques avait empoigné les avirons… et ils s’en allaient tous les trois à travers les vagues, dans des balancements horribles de chûte.

Maintenant que c’était fini, tous les obstacles vaincus, la mère Julienne, qui se tenait écrasée en paquet au fond du canot, s’était mise à trembler de tous ses membres, d’épuisement et de peur… Ça allait presque trop vite à présent et à mesure que le sinistre hurlement se rapprochait, elle aurait voulu ne plus rien voir, ne plus rien entendre, s’ensevelir pour toujours au fond des eaux noires.


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…Alors, auprès, tout de suite, ce fut un cri égorgé de louve…

… Hou… hou… c’était tout près. P’tit Louis soulevait le fanal au bout de son bras pour mieux éclairer… Ils distinguaient les arbres, les arbustes de la côte, la côte elle-même… Ils entendaient nettement, comme un bruit de tombereau de pierres qu’on décharge, le vacarme rauque des flots qui s’y brisaient. Une dernière vague plus furieuse les enleva et les précipita sur la grève parmi des racines d’arbres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le jet de lumière… une ombre se découpait ; Gardien, qui hurlait en face d’une autre ombre noirâtre, en relief indécis sur le sable et l’écume sale du rivage…

Encore dans les ronces, les ajoncs morts, les pierres, les branches cassées, les débris disparates des grèves… lentement… la vieille Julienne se traînait… Elle ne pouvait presque plus avancer, suivre Jacques… elle se retenait en passant aux branches qui pendaient… Elle avait peur… très peur. … Gardien essayait d’arracher cette masse hors de l’eau… Il tirait de ses dents en s’arc-boutant, mordait… c’était dans des habits qu’il mordait…

Alors auprès, tout de suite, ce fut un cri égorgé de louve et la pauvre mère Julienne, effondrée, les genoux dans la boue, s’abîmait sur la poitrine de son fils.

Claude… oui… c’était Claude.

Jacques lui soulevait la tête ; sa bouche, ses yeux, étaient remplis de sable et de vase ; de ses longues mèches brunes si belles, plaquées sinistrement aux tempes ou tombées en nattes gluantes, de larges gouttes d’eau grise descendaient…

… Hou… hou… c’était le vent seul qui hurlait à présent.

… En même temps, à l’horizon, là-bas, la lune se montrait au rebord d’un nuage, comme un œil derrière sa paupière baissée.


LIII


On avait ramené au logis le cadavre du pauvre Claude, une dernière, et suprême fois bercé par les flots du Richelieu…

En le dépouillant de ses vêtements pour laver de son corps les souillures de la vase, pour rendre à son front pâli, à sa bouche éteinte la même expression de tristesse douce et résignée que la mort elle-même n’avait pas enlevée, on trouva, collées sur sa poitrine par l’eau de la rivière, une enveloppe et une lettre… Dedans il y avait deux marguerites…

… Ce fils noyé,… cette Fernande morte aussi… ces fleurs qu’elle reconnaissait… cette fois-là, la mère Julienne eut un mouvement incontrôlable de colère sauvage et elle agita en menace sa vieille main tremblante dans le vide…


LIV


Elle a changé de fils, la pauvre mère…

On la voit souvent passer avec, serrés l’un contre l’autre, à l’heure des couchers de soleil, comme autrefois.

Ils marchent tranquilles dans la grande route vers leur humble village. Sous l’obscurité des sapins touffus ils contournent un coin de rue qui penche, poussent une porte rauque, longent le mur de l’église et s’en vont, par un étroit chemin battu dans les herbes hautes, s’agenouiller devant deux croix de bois semblables.

… Oui, elle a changé de fils, la pauvre vieille mère Julienne… Elle l’appelle Jacques, maintenant.


FIN.

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…Ils s’en vont par un étroit chemin battu dans les herbes hautes, s’agenouiller devant deux croix de bois semblables…

Liste des Illustrations par Ozias Leduc
(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


Page 12 a. Les autres s’étaient mis à genoux sur l’herbe tendre, sur les planches du perron sur la terre grise aussi.

Page 22 a. Oh ! qu’il lui paraissait agrandi, immense, le pauvre foyer.

Page 40 a. Les soirs que Jacques venait après le souper fini, qu’il l’entendait cogner aux planches du perron ses grosses bottes pour en secouer le grésil et la neige…

Page 45 a. … Toujours faisant son grand geste de semeur dans la limpidité cristalline du ciel.

Page 54 a. Mais elle, ceci l’amusait ce grand garçon si brun qui paraissait tout intimidé en sa présence et elle continuait toujours à lui parler…

Page 70 a. Du train qu’ils y allaient… pan — pan… pan — pan ils auraient bientôt fini, nos deux gars…

Page 82 a. Dès ce moment… ce fut un entrain général. La fête étincelait, pétillait…

Page 100 a. … Il trouva aux environs un petit coin désert où il s’assit…

Page 104 a. … En passant, après son boniment : « Me faire la charité, s’il-vous-plaît, » il se prenait à lutiner les jeunes filles, les jeunes garçons…

Page 112 Mais elle, ceci l’amusait ce grand garçon si brun qui paraissait tout intimidé en sa présence et elle continuait toujours à lui parler…

Page 138 a. …Assis près d’une table, devant la mère Julienne qui écoutait en tricotant, Claude lisait…

Page 158 a. …Ils étaient venus de loin, à pied pour la plupart, pour réciter leur chapelet et entendre les cantiques à Marie…

Page 180 a. …Elle ne s’abusait point, il est vrai. Ses mains et ses bras décharnés, son mouchoir tacheté de sang, la convainquaient trop…

Page 224 a. …Alors, auprès, tout de suite, ce fut un cri égorgé de louve…

Page 228 a.…Ils s’en vont par un étroit chemin battu dans les herbes hautes, s’agenouiller devant deux croix de bois semblables…