Claudius Bombarnac/6

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J. Hetzel et Compagnie (p. 57-70).


VI


Les idées d’un homme, lorsqu’il est à cheval, diffèrent des idées qui lui viennent lorsqu’il est à pied. La différence est plus notable encore, lorsqu’il voyage en chemin de fer. L’association des pensées, le caractère des réflexions, l’enchaînement des faits, en s’opérant sous son crâne, ont une rapidité égale à celle du train. On « roule » dans sa tête, comme on roule dans son wagon. Aussi je me sens en une disposition d’esprit particulière, désireux d’observer, avide de m’instruire, et cela avec une vitesse de cinquante kilomètres à l’heure. C’est ce taux kilométrique que notre train doit conserver à travers le Turkestan pour tomber à une moyenne de trente, quand il parcourra les provinces du Céleste-Empire.

Ceci, je viens de l’apprendre en consultant l’indicateur-horaire que j’ai acheté à la gare. Il est accompagné d’une longue bande cartographique, pliée et repliée sur elle-même, qui donne le complet développement du railway entre la mer Caspienne et les côtes orientales de la Chine. J’étudie donc mon Transasiatique en quittant Ouzoun-Ada, comme j’ai étudié mon Transgéorgien en quittant Tiflis.

La voie est établie sur une largeur d’un mètre soixante centimètres entre les rails, — écartement imposé aux chemins de fer russes, soit neuf centimètres de plus que ne comportent les autres voies européennes. On dit, à ce propos, que les Allemands ont fabriqué un grand nombre d’essieux de cette dimension pour le cas éventuel où ils voudraient envahir la Russie. J’aime à penser que les Russes auront pris la même précaution pour le cas non moins éventuel où ils voudraient envahir l’Allemagne.

De part et d’autre s’arrondissent d’épaisses dunes de sable entre lesquelles la voie ferrée court au sortir d’Ouzoun-Ada. Arrivée au bras de mer qui sépare la Longue-Île du continent, elle le traverse sur un remblai de douze cents mètres, défendu par de solides enrochements contre les violences de la houle.

Nous avons déjà dépassé plusieurs stations sans nous y arrêter, entre autres Mikhaïlov, à une lieue d’Ouzoun-Ada. Maintenant, elles seront distantes de quinze à trente kilomètres. Celles que je viens d’entrevoir ont l’aspect de villas avec balustrades et toits à l’italienne. Singulier effet en Turkestan et dans le voisinage de la Perse. Le désert s’étend jusqu’aux environs d’Ouzoun-Ada, et les stations du railway forment autant de petites oasis, créées par la main de l’homme. C’est l’homme, en effet, qui a planté ces maigres peupliers glauques, auxquels elles doivent un peu d’ombrage ; c’est lui qui a fait venir à grands frais cette eau dont les jets rafraîchissants retombent dans une vasque élégante. Sans ces travaux hydrauliques, il n’y aurait pas un arbre, pas un coin de verdure au milieu de ces oasis. Elles sont les nourricières de la ligne, et ce ne sont pas des nourrices sèches qu’il faut aux locomotives.

La vérité est que je n’ai jamais vu de terrains si dénudés, si arides, à tel point réfractaires à la végétation, et, paraît-il, leur étendue, au delà d’Ouzoun-Ada, dépasse deux cent soixante kilomètres. Lorsque le général Annenkof commença ses travaux à Mikhaïlov, il en fut réduit à distiller l’eau de la Caspienne, comme on fait à bord des navires au moyen d’appareils ad hoc. Mais, si l’eau est nécessaire pour produire la vapeur, le charbon est nécessaire pour vaporiser l’eau. Les lecteurs du XXe Siècle se demanderont donc comment on parvient à chauffer les machines en un pays où il n’y a pas un morceau de charbon à extraire ni un morceau de bois à couper. Est-ce qu’il y a des dépôts de ces matières dans les principales stations du Transcaspien ?…

Nullement. On s’est contenté de mettre en pratique une idée qu’avait eue notre grand chimiste, Sainte-Claire Deville, aux premiers temps de l’emploi du pétrole en France.

Les foyers des machines sont alimentés, à l’aide d’un appareil pulvérisateur, par les résidus qui proviennent de la distillation de ce naphte que Bakou et Derbent fournissent d’une façon inépuisable. À certaines stations de la ligne, il existe de vastes réservoirs remplis de ce combustible minéral, que l’on verse dans les récipients du tender, et il est brûlé sur les grillages spéciaux dont sont munies les machines. C’est ce naphte qui est employé à bord des steamboats du Volga et autres affluents de la mer Caspienne.

On me croira si j’affirme que le paysage n’est pas extrêmement varié. Le sol, presque plan à travers les terrains sablonneux, est absolument horizontal à la surface des terrains d’alluvion, où stagnent des eaux saumâtres. Aussi s’est-il on ne peut mieux prêté à l’établissement d’une voie ferrée. Pas de tranchées, pas de remblais, pas de viaducs, aucun ouvrage d’art, pour me servir d’un terme cher aux ingénieurs — et même très « cher ». Çà et là, seulement, quelques ponts de bois, longs de deux cents à trois cents pieds. En ces conditions, le coût kilométrique du Transcaspien n’a pas dépassé soixante-quinze mille francs.

La monotonie du voyage ne sera rompue que sur les vastes oasis de Merv, de Boukhara et de Samarkande.

Occupons-nous donc des voyageurs, et cela est d’autant plus aisé qu’il est facile de circuler d’un bout à l’autre du train. Avec quelque imagination, on peut se croire dans une sorte de bourgade roulante, dont je m’apprête à parcourir la rue principale.

Je rappelle pour mémoire que la locomotive et le tender sont suivis du fourgon à l’angle duquel est déposée la caisse mystérieuse, et que la logette de Popof occupe le coin gauche de la plate-forme du premier wagon.

À l’intérieur de ce wagon je remarque quelques Sarthes de grande et fière mine, drapés de leurs longues robes à couleurs voyantes, sous lesquelles passent les bottes en cuir soutaché. Ils ont de beaux yeux, une barbe superbe, le nez busqué, et on en ferait volontiers de véritables seigneurs, à la condition d’ignorer que le mot « Sarthe » signifie revendeur, et ceux-ci se rendent sans doute à Tachkend, où ces revendeurs pullulent.

C’est aussi dans ce wagon que les deux Chinois ont pris place, l’un en face de l’autre. Le jeune Céleste regarde à travers la vitre. Le vieux Céleste — un Ta-lao-yé, c’est-à-dire un personnage âgé, — ne cesse de tracasser les pages de son volume. Ce volume, petit in-32, semblable à un Annuaire du Bureau des Longitudes, est recouvert de drap pelucheux comme un bréviaire de chanoine, et lorsqu’il est refermé, ses plats sont maintenus par une bride en caoutchouc. Ce qui m’étonne, c’est que le propriétaire dudit bouquin ne semble pas le lire de droite à gauche. Est-ce qu’il ne serait pas imprimé en caractères chinois ?… À vérifier.

Sur deux sièges contigus sont assis Fulk Ephrinell et miss Horatia Bluett. Ils causent en crayonnant des chiffres. Je ne sais si le pratique Américain murmure à l’oreille de la pratique Anglaise l’adorable vers qui fit palpiter le cœur de Lydie :

Nec tecum possum vivere sine te !

Mais ce que je sais bien, c’est que Fulk Ephrinell peut parfaitement vivre sans moi. Je n’ai été que sage de ne pas compter sur son concours pour charmer les loisirs du voyage. Ce diable de Yankee m’a complètement « lâché » — c’est le mot — pour cette maigre et anguleuse fille d’Albion.

J’arrive sur la plate-forme, je franchis la passerelle, et me voici à l’entrée du deuxième wagon.

À l’angle de droite, se montre le baron Weissschnitzerdörfer. Son long nez, — ce Teuton est myope comme une taupe, — frotte les lignes du livre qu’il parcourt : c’est l’indicateur. L’impatient voyageur vérifie si le train passe aux stations à l’heure réglementaire. Lorsqu’il y a du retard, nouvelles récriminations et menaces contre la Compagnie du Grand-Transasiatique.

Ce wagon transporte pareillement les époux Caterna qui s’y sont fait une installation confortable. De joyeuse humeur, le mari cause avec force gestes, prend parfois les mains de sa femme, la taille aussi ; puis, sa tête se détourne ou se lève vers le plafond, et il prononce quelques paroles en aparté. De son côté, Mme Caterna s’incline, fait de petites mines confuses, se rejette vers le coin du compartiment et semble plutôt donner la réplique à son mari que lui répondre. Et, au moment où je sors, j’entends un refrain d’opérette s’échapper de la bouche en cœur de M. Caterna.

À l’intérieur du troisième wagon, occupé par plusieurs Turkomènes et trois ou quatre Russes, j’aperçois le major Noltitz. Il s’entretient avec un de ses compatriotes. Je me mêlerais volontiers à leur conversation au cas qu’ils me feraient des avances. Mais mieux vaut se tenir sur une certaine réserve ; le voyage ne fait que de commencer.

Je visite alors le wagon-restaurant. Il est d’un tiers plus long que les autres wagons, une véritable salle à manger, garnie d’une unique table ; à l’arrière, d’un côté se trouve un office, de l’autre une cuisine, où fonctionnent le cuisinier et le maître d’hôtel, tous les deux d’origine moscovite. Ce dining-car me paraît convenablement aménagé.

Après l’avoir traversé, j’arrive à la seconde partie du train, où sont entassés les voyageurs de seconde classe, des Kirghizes d’aspect peu intelligent, crâne déprimé, mâchoire de prognathes tendue en avant, petite barbe de bouc, nez épaté de cosaque, peau très brune. Ces pauvres diables, de religion musulmane, appartiennent soit à la Grande-Horde, errant sur la frontière de la Sibérie et de la Chine, soit à la Petite-Horde, répandue entre les monts Ouraliens et la mer d’Aral. Un wagon de seconde classe, fût-ce même un wagon de troisième, c’est un palais pour des gens habitués aux campements de la steppe, aux misérables iourtes des villages. Ni leurs grabats ni leurs escabeaux ne valent les banquettes rembourrées, sur lesquelles ils sont assis avec une gravité tout asiatique.

Là ont également pris place deux ou trois Nogaïs, qui se rendent au Turkestan oriental. D’une race plus relevée que les Kirghizes, de la race tartare, c’est parmi eux que se forment les savants, les professeurs, qui ont illustré les opulentes cités de Boukhara et de Samarkande. Mais la science et son enseignement ont quelque peine à vous assurer l’existence, même réduite au strict nécessaire, en ces provinces de l’Asie centrale. Aussi ces Nogaïs cherchent-ils volontiers à s’utiliser comme interprètes. Par malheur, depuis la diffusion de la langue moscovite, le métier est peu lucratif.

Maintenant, je connais la place de mes numéros et je saurai où les trouver à l’occasion. En ce qui concerne le trajet jusqu’à Pékin, je n’ai de doute ni pour Fulk Ephrinell et miss Horatia Bluett, ni pour le baron allemand, ni pour les deux Chinois, ni pour le major Noltitz, ni pour les époux Caterna, ni même pour le hautain gentleman, dont j’ai aperçu la maigre silhouette au coin du deuxième wagon. Quant à ceux des « travellers », qui ne franchiront pas la frontière, ils sont à mes yeux de la plus parfaite insignifiance. Toutefois, parmi mes compagnons, je n’entrevois pas encore le héros de ma future chronique… Espérons qu’il montera en route.

Mon intention est de prendre des notes heure par heure, que dis-je ? de « minuter » mon voyage. Avant que la nuit se fasse, je viens donc sur la plate-forme antérieure du wagon, afin de jeter un dernier coup d’œil à la campagne environnante. Une heure de cigare me permettra d’atteindre la gare de Kizil-Arwat, où le train doit stationner pendant un certain temps.

En allant du second au premier wagon, je me croise avec le major Noltitz. Je me range par déférence. Il me salue avec cette grâce qui distingue les Russes de condition. Je lui rends son salut. C’est à cet échange de politesses que se borne notre rencontre, mais le premier pas est fait.

Popof n’est point en ce moment au fond de sa logette. La porte du fourgon de bagages étant ouverte, j’en conclus que notre chef de train est allé parler au mécanicien. À gauche du fourgon, la mystérieuse caisse est à sa place. Comme il n’est que six heures et demie, il fait trop jour encore pour que je me hasarde à satisfaire ma curiosité.

Le train file en plein désert. C’est le Kara-Koum, « le désert noir ». Il s’étend au-dessus de Khiva sur toute la partie du Turkestan comprise entre la frontière persane et le cours de l’Amou-Daria. En réalité, les sables du Kara-Koum ne sont pas plus noirs que la mer Noire n’est noire, que la mer Blanche n’est blanche, que la mer Rouge n’est rouge, que le fleuve Jaune n’est jaune. Mais j’adore ces dénominations colorées, si erronées qu’elles soient. Dans les paysages, il faut saisir l’œil par les couleurs. Est-ce que la géographie n’est pas du paysage ?

Il paraît que ce désert était autrefois occupé par un vaste bassin central. Il s’est desséché comme se desséchera la Caspienne, et cette évaporation s’explique par l’énergique concentration des rayons solaires à la surface des territoires qui se développent entre la mer d’Aral et le plateau de Pamir.

Le Kara-Koum est formé de dunes sablonneuses, singulièrement mobiles, que les grands vents menacent de déplacer sans cesse. Les « barkanes », — ainsi les nomment les Russes, — varient en hauteur de dix à trente mètres. Elles offrent une large prise aux terribles ouragans du nord, qui tendent à les repousser vers le sud. De là, des craintes assez justifiées pour la sécurité du Transcaspien. Il s’agissait donc de le protéger d’une façon efficace, et le général Annenkof eût été fort embarrassé, si la prévoyante nature, en même temps qu’elle lui fournissait un terrain favorable à la création d’une voie ferrée, ne lui avait donné les moyens d’arrêter le déplacement des barkanes.

Au revers de ces dunes poussent nombre d’arbrisseaux épineux, des bouquets de tamaris, de chardons étoiles, et cet « haloxylonam-modendron », que les Russes appellent moins scientifiquement « saksaoul ». Ses profondes et vigoureuses racines sont propres à maintenir le sol, comme « l’hippophae-rhamnoïdes », un arbousier de la famille des éléagnées, qui est employé à fixer les sables dans l’Europe septentrionale.

À ces plantations de saksaouls, les ingénieurs de la ligne ont joint, en divers endroits, certains revêtements de terre glaise pilonnée, et, le long des parties les plus menacées d’envahissement, une ligne de palissades.

Utiles précautions, sans doute. Néanmoins, si la voie est protégée, les voyageurs ne le sont guère, lorsque le sable vole comme une mitraille, et que le vent soulève sur la plaine des efflorescences blanchâtres de sel. Il y a de bon que nous ne sommes pas à l’époque des extrêmes chaleurs, et ce n’est ni en juin, ni en juillet, ni en août, que je conseillerai de prendre le Grand-Transasiatique.

J’ai un vif regret que le major Noltitz n’ait pas la pensée de venir respirer le bon air du Kara-Koum sur la passerelle. Je lui eusse offert un de ces londrès de choix dont ma sacoche est largement approvisionnée. Il m’eût dit si ces stations que je relève sur l’indicateur, Balla-Ischem, Aïdine, Péréval, Kansandjik, Ouchak, sont des points intéressants du railway — ce qui n’apparaît guère. Mais je ne puis me permettre de déranger sa sieste. Et pourtant, combien cette conversation aurait été intéressante, puisque ses fonctions de médecin de l’armée russe lui ont permis de prendre part à la campagne des généraux Skobeleff et Annenkof. Lorsque notre train « brûle » les petites stations qu’il n’honore que d’un coup de sifflet au passage, le major m’eût dit si telle ou telle n’avait point été le théâtre de faits de guerre. Je me serais autorisé de ma qualité de Français pour l’interroger sur cette expédition des Russes à travers le Turkestan, et, je n’en doute pas, mon compagnon de route se fût empressé de me satisfaire. Je ne puis sérieusement compter que sur lui… ou sur Popof.

Au fait, pourquoi Popof n’est-il pas dans sa logette ? Lui, non plus, ne serait pas insensible aux charmes d’un cigare. Il me semble que son colloque avec le mécanicien n’en finit pas…

Enfin le voici qui reparaît à l’avant du fourgon de bagages, il le traverse, il en sort, il en referme la porte, il s’arrête un instant sur la plate-forme, il va rentrer… Une main, qui tient un cigare, se tend vers lui. Popof sourit, et bientôt ses bouffées odorantes se mélangent voluptueusement aux miennes.

Voilà une quinzaine d’années, je crois l’avoir dit, que notre chef de train est au service de la Compagnie transcaspienne. Il connaît le pays jusqu’à la frontière chinoise, et, cinq ou six fois déjà, il a parcouru la ligne entière, comprise sous le nom de Grand-Transasiatique.

Popof était donc en fonction sur les trains qui desservaient la section initiale entre Mikhaïlov et Kizil-Arvat, — section commencée en décembre 1880, achevée en dix mois, novembre 1881. Cinq ans après, la première locomotive entrait à Merv, le 14 juillet 1886, et dix-huit mois plus tard, on la saluait à Samarkande. À l’heure qu’il est, les rails du Turkestan sont raboutés aux rails du Céleste-Empire, et ce ruban de fer se développe depuis la mer Caspienne jusqu’à Pékin sans interruption.

Dès que Popof eut achevé de me donner ces renseignements, je lui demandai ce qu’il savait de nos compagnons de voyage, — j’entends de ceux qui sont à destination de la Chine. Et d’abord, le major Noltitz ?…

« Le major, me répond Popof, a longtemps vécu au milieu des provinces turkestanes, et, s’il se rend à Pékin, c’est pour organiser le service d’un hôpital affecté à nos compatriotes — avec l’autorisation du Czar, cela va de soi.

— Il me plaît, ce major Noltitz, ai-je répondu, et j’espère faire bientôt sa connaissance.

— Il ne demandera pas mieux que de faire la vôtre, me répond Popof.

— Et ces deux Chinois qui sont montés dans le train à Ouzoun-Ada, les connaissez-vous ?

— En aucune façon, monsieur Bombarnac, et je ne sais d’eux que le nom qui est porté sur leur bulletin de bagages.

— Nommez-les, Popof.

— Le plus jeune s’appelle Pan-Chao, le plus âgé s’appelle Tio-King. Peut-être ont-ils voyagé en Europe pendant quelques années. Quant à dire d’où ils viennent, je ne le pourrais. J’imagine que le jeune Pan-Chao doit être quelque riche fils de famille, car il est accompagné de son médecin.

— Ce Tio-King ?…

— Oui, le docteur Tio-King.

— Est-ce que tous deux ne parlent que le chinois ?

— C’est probable, car je ne les ai jamais entendus s’exprimer dans une autre langue. »

Sur cette information de Popof, je maintiens le numéro 9 que j’ai attribué au jeune Pan-Chao, et le numéro 10 dont j’ai gratifié le docteur Tio-King.

« Pour l’Américain… reprend Popof.

— Fulk Ephrinell, m’écriai-je, et l’Anglaise, miss Horatia Bluett ?… Oh ! en ce qui concerne ceux-là vous n’avez rien à m’apprendre. Je sais à quoi m’en tenir sur leur compte.

— Faut-il vous dire ce que je pense de ce couple, monsieur Bombarnac ?…

— Dites ce que vous pensez, Popof.

— C’est que, dès son arrivée à Pékin, miss Bluett pourrait bien devenir mistress Ephrinell…

— Et le ciel bénisse leur union, Popof, car ils sont réellement faits l’un pour l’autre ! »

Je vois qu’à ce sujet, Popof et moi, nous avons des idées concordantes.

« Et ces deux Français… ces deux époux si tendres, demandai-je, qui sont-ils ?…

— Ils ne vous l’ont pas dit ?…

— Non, Popof.

— Soyez tranquille, ils vous le diront, monsieur Bombarnac. D’ailleurs, si vous désirez le savoir, leur profession est écrite en toutes lettres sur les bagages de monsieur et de madame.

— Et ce sont ?…

— Des comédiens, qui vont jouer la comédie en Chine. »

Des comédiens ?… Si cela explique certaines attitudes, certaines mines, la mobilité de la physionomie, les gestes démonstratifs de M. Caterna, cela n’explique pas ses locutions maritimes.

« Et savez-vous quel est l’emploi de ces artistes ? demandai-je à Popof.

— Le mari est trial et grand premier comique.

— Et la femme ?…

— Première dugazon.

— Et où va ce couple lyrique ?…

— À Shangaï, où ils sont engagés tous les deux au théâtre de la résidence française. »

Voilà qui est parfait. Je causerai théâtre, racontars de coulisses, potins de province, et, comme dit Popof, la connaissance sera bientôt faite avec le joyeux trial et la charmante dugazon. Mais ce n’est pas en leur compagnie que je trouverai le héros romanesque, objet de mes désirs !

Quant au gentleman dédaigneux, notre chef de train ne sait rien de lui, si ce n’est que ses malles portent l’adresse suivante : Sir Francis Trevellyan de Trevellyan-Hall, Trevellyanshire.

« Un monsieur qui ne répond pas quand on lui parle ! » ajoute Popof.

Eh bien ! mon numéro 8 sera un rôle muet, et je ne savais pas dire si juste.

« Arrivons à l’Allemand, repris-je alors.

— Le baron Weissschnitzerdörfer ?

— Il va jusqu’à Pékin, je pense ?

— Jusqu’à Pékin, et au delà, monsieur Bombarnac.

— Au delà ?…

— Oui… il fait le tour du monde.

— Le tour du monde ?…

— En trente-neuf jours. »

Ainsi, après mistress Bisland, qui a fait ce fameux tour en soixantetreize jours, après miss Nellie Bly, qui l’a fait en soixante-douze, après l’honorable Train qu’il l’a fait en soixante-dix, cet Allemand prétend le faire en trente-neuf ?…

Il est vrai, les moyens de communication sont actuellement plus rapides, les directions plus rectilignes, et, en utilisant le Grand-Transasiatique qui met Pékin à quinze jours de la capitale prussienne, le baron peut abréger de moitié la durée de l’ancien parcours par Suez et Singapore.

« Il n’arrivera jamais ! m’écriai-je.

— Et pourquoi ?… demanda Popof.

— Parce qu’il est toujours en retard. À Tiflis, il a failli manquer le train, et manquer le paquebot à Bakou…

— Mais il n’a pas manqué le départ à Ouzoun-Ada…

— N’importe, Popof, je serai bien surpris si cet Allemand bat les Américains et les Américaines dans ce match de « globe-trotters » !