Cocardasse et Passepoil/II/01

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Librairie Ollendorff (p. 95-101).


DEUXIÈME PARTIE

LA PEUR DES BOSSES



I

PROJET AUDACIEUX


Si l’on s’en rapporte à la façon dont l’Angleterre, de tout temps, a su régler ses actions, John Bull eût dû être hospitalier au bandit qu’était Philippe de Mantoue, car, toutes proportions gardées, l’Italie n’avait jamais cessé d’agir en vertu des mêmes principes.

Gonzague s’était contenté d’assassiner Philippe de Nevers, et son rêve serait achevé lorsqu’il aurait capté son héritage. Albion avait commencé avec Cromwel la longue série d’attentats, de meurtres, de duperies, de rapines qui fut sa loi depuis lors et qui consiste à égorger par surprise et à s’approprier les restes, non pas des individus, mais des peuples : témoin le Canada, Malte, les Indes, Gibraltar, l’Irlande et le reste.

Les loups, dit-on, ne se mangent pas entre eux… C’est possible ; mais, à coup sûr, ils se mordent.

L’arrivée à Londres de ce prince qui venait sans doute chercher à faire rentrer dans ses poches quelques bribes de l’or français qui avait passé la Manche, fut fort mal accueillie.

Law avait étranglé la banque de France et son crime avait profité surtout à l’Angleterre. Celle-ci n’était pas disposée à rendre gorge, ne fût-ce que d’une faible partie.

Quand Gonzague essaya de se présenter à la cour, il fut éconduit par Robert Walpole, le premier ministre, dont le principal souci était d’éloigner de Georges Ier toutes les intrigues, celles surtout qui eussent pu amener des complications avec la cour du Palais-Royal.

Philippe de Mantoue fit mine de se fâcher ; Walpole lui donna à entendre que non seulement il n’avait pas le droit de parler haut, mais que s’il n’étouffait complètement le bruit de sa voix, il serait possible qu’on l’engageât à porter ses pas vers des régions plus lointaines.

De ce jour, il fut l’objet d’une surveillance si sévère que bientôt il prit en horreur les brouillards de la Tamise.

Son étoile pâlissait de plus en plus et, s’il se l’avouait à lui-même, son amour-propre lui interdisait d’en rien laisser voir à ses roués. Peyrolles seul en était convaincu, parce que lui seul égalait son maître en fourberie.

— Monseigneur, lui dit-il un soir que le prince paraissait plus sombre, et marchait à grands pas dans son cabinet de travail, je crois que nous avons fait fausse route. Tout n’est ici que brouillard, et, si nous y restons, nous aurons peine, dans quelque temps, à voir clair même dans notre jeu.

— Ton avis est un peu le mien, répondit Gonzague ; cependant, puisque nous avons tant fait que d’accomplir le voyage, nous devons forcer la fortune à revenir nous trouver ; car il serait indigne de moi de pérégriner à sa suite plus longtemps… Mon principe, et c’est là la chance la plus sûre de victoire, est d’amener les hommes comme les choses à se plier à notre volonté.

— Nous n’y réussissons pas depuis quelque temps, monseigneur.

— La peste soit de les observations, Peyrolles !… Si, pour commencer, nous ne pouvons tenir le premier rôle, prenons d’abord le second ; nous éclaircirons les rangs devant nous.

— Il faudrait pour cela des énergies et nous ne sommes plus guère que deux à en avoir. Les autres…

— Les autres sont rivés à ma chaîne !… exclama le prince en frappant du pied. Ils ne sont rien sans moi, et où j’irai, ils iront… autrement, que feraient-ils ?

Et, redressant le front, il ajouta :

— Ce sont des marionnettes que ma main dirige… Livrés à eux-mêmes, que feraient-ils ?

Le factotum hocha la tête, il n’avait pas l’air très convaincu.

— Monseigneur pourrait le leur demander peut-être fit-il. Mon avis est qu’ils ne tiennent plus à vous que par un fil… comme les pupazzi dont vous venez de parler.

— Eh bien ! qu’ils le cassent…

— Mieux vaudrait le doubler…

— Avec de l’or, n’est-ce pas ?… Ils ne l’ont pas gagné.

— Qu’ils le gagnent !… Ce n’est pas tant de l’or qu’il faut à l’heure présente, c’est de l’audace !…

— Oh ! oh ! maître Peyrolles !… tu me parais en avoir beaucoup, ce soir. Malheureusement, si tu y excelles en paroles, tu es beaucoup moins chaud à l’action.

— Ce n’est pas le même qui peut tout faire et je ne vois pas d’inconvénient à ce que les autres soient quelquefois les bras quand je me mêle d’être la tête… après vous…

— Il me semble qu’en ce moment tous voudraient l’être avant moi.

— Une fois ne serait pas coutume, et sans doute que tout le monde s’en trouverait bien.

— Oh ! oh ! gronda le prince que cette dernière phrase venait de piquer au vif. Que signifie tout ceci, maître Peyrolles ?

Puis, voyant que son hypocrite intendant gardait une posture pleine d’humilité et ne paraissait en aucune façon vouloir le braver, il reprit plus doucement :

— Il n’est pas besoin de tant de circonlocution pour énoncer ton projet, si tu en as un… Parle donc vite et surtout parle bien.

— Vite ?… rien ne nous presse ; mais bien, j’en ai la conviction… Il faut nous en aller d’ici…

— Et gagner l’Italie ; c’est là ce que tu veux dire ?… À d’autres, l’ami ; c’est un pays où il ne reste rien à faire pour nous : tous les emplois sont pris.

— Qui vous a parlé de l’Italie ?

— La Hollande, alors ? L’idée n’est pas si mauvaise et mérite examen. Dans ces cités de bourgeois et de marchands, il y aurait peut-être moyen de gonfler nos poches ?…

— Vous êtes à cent lieues de ma pensée, monseigneur.

— Que diable ! Dis alors où tu veux que nous allions et finissons-en…

Peyrolles se croisa les bras, redressa son grand corps maigre sur ses jambes plus maigres encore et, regardant son maître dans les yeux, il siffla plutôt qu’il ne prononça ces paroles :

— Tout simplement en France !!…

Ce fut à Philippe de Mantoue à se croiser les bras et à dévisager son interlocuteur.

— Pardieu ! déclara-t-il au bout d’un instant en ricanant sourdement, voilà une sotte idée… Tu voudrais donc, avant qu’il soit huit jours, que nous allions réfléchir, moi à la Bastille et toi au Grand Châtelet, sur les dangers qu’il y a de quitter Londres pour aller revoir les bords de la Seine.

— La Bastille n’est pas faite pour vous, pas plus que pour moi le Châtelet, monseigneur. Les sots seuls s’y laissent mettre… Je parie bien passer pendant dix ans devant les portes de l’une ou de l’autre de ces prisons sans que personne, en me voyant, songe que ma place serait mieux dedans que dehors.

— Je serais curieux d’en connaître le moyen.

— C’est de passer inaperçus, de ne pas aller crier nos noms et notre qualité sur les toits.

— Ce qui revient à dire qu’il faudra nous cacher dans quelque taudis, ne sortir que la nuit et éviter avant tout le lieutenant de police et ses gens ?

— Que non pas : il y a de bons bourgeois de Paris qui se promènent au grand soleil et rien ne nous empêche d’être du nombre. Le prince de Gonzague peut bien avoir soixante ans et vendre du drap à l’aune, ainsi que son dévoué serviteur n’en avoir que vingt et se transformer en marchands d’orviétan.

Pour le coup Philippe de Mantoue éclata de rire.

— Tu serais précieux, murmura-t-il entre deux hoquets convulsifs, s’il n’y avait un peu de folie dans ton cas. Je ne t’entendis jamais déraisonner de la sorte.

— Soit, approuva le factotum sans pouvoir cacher sa mauvaise humeur. Je m’attendais à ce que mon projet mûrement étudié, recevrait un tout autre accueil. Restons donc ici, au fait. Lagardère viendra peut-être nous y trouver quand il n’aura rien de mieux à faire…

— Tudieu ! que me parles-tu de celui-là ?

— À moins que nous n’allions l’attendre en Hollande acheva Peyrolles d’un ton sarcastique.

Pour une fois qu’il se sentait plus fort et plus audacieux que son maître, l’intendant n’avait garde de reculer. Lors de l’élaboration de son plan, il avait mis en œuvre toutes les ressources de son esprit machiavélique ; pesant le pour et le contre, distribuant les rôles d’avance, fixant les jours, presque les heures, et les lieux où l’on devrait agir ; maintenant il n’entendait pas que tout cela fût perdu. Il était donc décidé à tout oser, à braver même la colère de Gonzague pour l’obliger à suivre ses conseils.

Il se mit à arpenter la chambre, le dos baissé et en fit trois ou quatre fois le tour avant de revenir, sans en être prié, s’asseoir dans un fauteuil où, devant Gonzague debout, il se croisa les jambes.

Le prince ne lui ayant jamais permis pareille familiarité, c’était en quelque sorte une insolence, et en d’autre temps, ce sans-gêne lui eût valu une verte semonce.

Au contraire, cette belle assurance de sa part fut cause que Gonzague commença de prendre la chose au sérieux.

Le nom seul de Lagardère venait de fouetter sa propre audace. Ce qui, tout à l’heure, lui avait paru insensé et irréalisable prenait à présent dans son esprit une tournure toute différente.

— Crois-tu, demanda-t-il, que Gendry et les autres soient demeurés inactifs à Paris ?

Peyrolles eut un geste de dédain.

— Rien ne sert de lancer la meute, riposta-t-il, si le chasseur n’est pas là pour l’hallali. Gendry et la Baleine ne sont que des chiens tout au plus bons à aboyer aux jambes de la bête et à se faire découdre.

— Ils doivent tenir à gagner leur argent…

— Oui, à la condition de ne pas trop risquer leur peau. Ils sont prêts à frapper dans le dos, c’est vrai, mais si l’occasion ne s’en présente pas, ils ne la feront pas naître. Rien n’est bien fait, monseigneur, que ce qu’on fait soi-même ; vous le savez par expérience.

Peyrolles oubliait que bien souvent son maître et lui l’avaient trouvée cette occasion d’en finir avec le Bossu et qu’ils s’étaient pourtant gardés de la saisir. C’est belle chose que la jactance. L’intendant, qui n’avait jamais raisonné de la sorte devant le danger, pouvait jeter feu et flamme en ce moment : Lagardère n’était pas là pour l’entendre et pour lui donner la réplique.

Il se leva et se campa devant Gonzague dans une pose qu’on n’avait pas coutume de lui voir, lui dont l’échine était particulièrement arquée :

— Vous ne songez donc pas, s’écria-t-il, que Lagardère peut épouser Aurore de Nevers quand il lui plaira.

Philippe de Mantoue sursauta.

— Et qui nous prouve, reprit l’intendant, que cela ne soit déjà fait, tandis que nous perdons ici notre temps à vouloir forcer des portes qui ne s’ouvriront pas et derrière lesquelles nous ne trouverions, en tout cas, qu’un malheureux os à ronger ?

— Crois-tu que Lagardère a regagné Paris ?

— Qu’avait-il de mieux à faire, puisque nous lui laissions le champ libre ?

— Vive Dieu ! tu as raison, Peyrolles, et je m’étonne de n’avoir pas songé à tout cela. C’est que je cherchais ailleurs, et qu’à vouloir des combinaisons trop savantes on risque d’arriver trop tard au but… Comment ferons-nous pour ne pas être reconnus à Paris ?

— Nous nous déguiserons…

— C’est qu’il me répugnera fort de me cacher là où j’allais le front haut, devant le peuple et la cour, qui me voyaient passer et qui disaient : « C’est Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, le plus puissant après le Régent et peut-être avant lui !… »

— Le temps n’est plus à l’orgueil, monseigneur, il est à l’action !

— C’est vrai ! Ton projet me sourit. Lagardère se défiera moins de la dague cachée sous le justaucorps d’un bon bourgeois que de l’épée pendue au flanc d’un seigneur… Par le diable ! la dague n’en fera pas moins son office.

— Votre fortune à venir est à ce prix…

— Et la tienne aussi, Peyrolles, de même que celle des autres. Va me les chercher un peu que je leur fasse part de la bonne nouvelle.

Le factotum, empressé, ayant été quérir les roués, ceux-ci entrèrent en groupe dans le cabinet de travail du prince, et devinèrent à l’expression joyeuse de son visage que quelque chose se préparait dont ils allaient être instruits.

Le front de Peyrolles, ordinairement barré d’un pli de dissimulation, s’éclairait à l’égal de celui de son maître ; car le factotum avait en ce moment conscience de sa valeur et du placement qu’il venait de faire pour le jour où la fortune sourirait de nouveau à celui qui tenait dans sa main leur destinée à tous.

Quant à Philippe de Mantoue, il avait mis de côté l’air souverainement hautain dont il se séparait rarement pour se frotter les mains avec une joie évidente.

Maintenant qu’on l’avait stimulé, il ne comprenait plus qu’il avait pu s’arrêter, ne fût-ce que quelques jours, dans la réalisation de sa tâche, et avec son audace habituelle, il était prêt à mettre les bouchées doubles. S’il avait des instructions à donner à ses acolytes, ce n’était point pour les convier à l’inaction, ni au plaisir.

— Messieurs, commença-t-il, ne trouvez-vous pas qu’on s’ennuie ferme à l’ombre de l’abbaye de Westminster ?

— Palsambleu ! répondit Montaubert, je puis me flatter de ne pas avoir eu une idée gaie depuis que je suis ici.

— Si cela devait durer, ajouta Nocé, peut-être devrions-nous songer à nous faire ermites pour nous distraire un peu.

Tous les autres parlèrent à leur tour, et il ne fut pas jusqu’au baron de Batz et au gros Oriol, qui ne vinrent apporter leur obole de malédictions contre le séjour en Angleterre.

— Rassurez-vous, messieurs, reprit Gonzague. Ce pays est trop humide et les épées s’y rouillent. Qui de vous devinera où je vais vous mener ?…

— Retournerions-nous en Espagne ? demanda Nocé. Par ma foi, les moines y sont moins fades que les prédicants d’ici ; mais je regrette surtout son ciel bleu et ses señoras.

— Cherchez ailleurs ; nous avons fait en Espagne tout ce que nous avions à y faire.

— C’est à Venise, dit Oriol, qui n’avait jamais vu l’Italie et n’eût pas été fâché d’aller y faire un tour.

Gonzague le toisa avec ironie :

— Voudrais-tu donc y chercher tes ancêtres dans la galerie des doges ? ricana-t-il.

— Serait-ce dans les Pays-Bas ? demanda Montaubert à son tour.

— Ou peut-être en Allemagne ? vausse manèfre ! interrompit avec une grimace le baron de Batz, à qui souriait peu la perspective de revoir sa patrie. Il y avait laissé de fort méchants souvenirs et quelques comptes à régler.

Tous les pays connus y passèrent et quelqu’un même lança le nom d’une ville barbaresque. Gonzague les laissait dire et riait sous cape.

— Pauvres devins que vous faites, dit-il. Demandez-le plus tôt à M. de Peyrolles.

On sait que les roués détestaient celui-ci et il leur déplut fort que ce fût lui, en partie du moins, l’arbitre de leur destinée. Aussi personne ne jugea-t-il à propos de lui poser une question, ce qui n’empêchait pas leurs yeux d’interroger quand même.

L’intendant voulut jouir de la supériorité que lui donnait la conception d’un plan dont ils seraient les exécuteurs et, pendant plusieurs minutes, il les tint en haleine :

— Serait-ce donc que le lieu vous serait indifférent, messieurs ? demanda-t-il enfin de sa voix cassante et sèche. Personne ne paraît plus avoir hâte de le connaître, puisque c’est moi qui dois vous le dire.

Un silence glacial lui prouva qu’il disait vrai, et le rictus sardonique dont d’ordinaire s’ornait sa face, s’y épanouit dans toute sa laideur.

Il croisa ses mains derrière son dos et lança en toisant les roués :

— Ce soir-même, mes bons messieurs, nous partons pour Paris !…

— Le Régent nous fait grâce ! s’écria le gros Oriol qui ne put retenir cette exclamation de joie.

Gonzague haussa les épaules :

— Je te conseille d’aller le remercier en arrivant, fit-il, si tu veux finir tes jours dans un cachot. Philippe d’Orléans nous veut toujours tant de bien qu’il songe à nous accorder notre pardon dès qu’il sera dans l’autre monde.

Tout le monde, sur le premier moment, avait un peu partagé l’opinion d’Oriol. Il fallait bien en rabattre. Aussi les visages qui, tout d’abord s’étaient éclairés d’un sourire, prirent une teinte presque livide.

Philippe de Mantoue les enveloppa d’un regard d’épervier et demanda avec une nuance de dédain dans la voix :

— Eh quoi ! ne vous sentez-vous donc pas de taille à vous promener au nez de la police ? Le Régent s’amuse ; Machault, qui nous croit loin, ne songe plus guère à nous… Quand les chats s’endorment, la danse des rats commence…

Cette boutade ne fit sourire personne.

Gonzague reprit, après avoir joui un instant de leur stupeur :

— Nous allons danser la danse macabre durant laquelle il importera de se tenir hors de la portée des griffes… On dirait que cela ne vous sourit guère, mes gentilshommes ?

— Nous y laisserons nos oreilles, murmura Nocé.

— À toi de les garer, l’ami. Les miennes valent bien les tiennes, je suppose, et je ne crains rien pour elles.

— Nous n’aurons pas franchi les murs, appuya Montaubert, que nous serons signalés et arrêtés. Une bande comme la nôtre ne se compare pas à des rats, elle ne passe pas dans leurs trous.

— C’est pourtant ce qu’il faudra faire et jouer au plus malin, cela chacun pour son compte et dans un but unique. Quand nous nous réunirons, ce ne sera plus pour festiner avec les dames de l’Opéra et nos conciliabules ne se tiendront jamais au Palais Royal. Nous descendrons à la cave, messeigneurs, et ce ne sera pas pour boire.

Le gros Oriol, et d’autres avec lui, estimait que la vie dans un trou, terrés comme des rongeurs, était une perspective tout au moins dépourvue de gaieté.

Leurs figures s’étaient allongées d’une aune et sans en excepter un seul, ils eussent préféré que Gonzague leur demandât d’aller décrocher la lune.

— La Seine n’a-t-elle donc plus de charmes pour vous ? ricana celui-ci. Tudieu ! nous n’avons encore joué que moitié de la partie et Lagardère tenait des atouts en mains. Nous avons trop montré nos cartes : l’heure est venue de tricher.

— Ce sera dangereux pour qui s’y fera prendre, murmura Nocé.

— Je n’en disconviens pas. Des mains resteront peut-être clouées sur la table. Qu’importe ?… s’il reste au moins un joueur pour faire sauter la coupe et le Bossu le matin du jour où celui-ci sera prêt à monter à l’autel…

De gaîté de cœur, Philippe de Mantoue les sacrifiait d’avance.

Ils le comprenaient vaguement.

D’ailleurs, l’idée de recommencer la lutte contre Lagardère, en plein cœur de Paris qui leur était fermé à eux, tandis que le comte de Chaverny pouvait agir au grand jour, n’était pas faite pour inspirer aux roués une bien grande joie ; aussi, personne ne se plaignait plus, à cette heure, des brouillards de la Tamise.

Ce soir, messieurs, acheva Gonzague en les congédiant d’un geste souverain, si vous avez des adieux à faire, profitez du temps qui vous reste. Plus d’un parmi vous ne reverra jamais Londres…

« Ah !… j’oubliais !… qu’aucune défection n’ait lieu, je vous prie… Quiconque n’est pas avec moi est contre moi, vous savez. Or pour marcher de l’avant, mon principe est qu’on ne doit laisser personne en arrière… Un tiède ami vaut moins qu’un ennemi et voici ce que j’en ferais…

Un geste significatif acheva sa pensée.

Les roués se retirèrent la tête basse, comme un troupeau de bétail qu’on va mener à l’abattoir.

— Ils dansent, donc ils paieront, disait Mazarin.

Philippe de Mantoue avait, au sujet de ses roués, un raisonnement presque semblable.

— Il n’y a que deux moyens de les tenir, fit-il dès qu’ils furent dehors : l’argent et la terreur. Ils tremblent, donc ils se battront. Tant que la menace de Lagardère se dressera devant eux, ils se grouperont autour de moi et la peur les rendra braves.