Cocardasse et Passepoil/II/02

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Librairie Ollendorff (p. 102-108).


II

MASCARADE


Une heure après l’entretien que nous venons de relater, Peyrolles errait à travers les bas quartiers de la Cité, suivi d’un valet qui portait sur le dos un paquet assez volumineux déjà.

Tout d’abord, il eût été curieux de savoir ce que contenait ledit paquet et aussi d’accompagner Peyrolles dans ses pérégrinations à travers des rues tortueuses où il semblait qu’il eût beaucoup de choses à faire.

Le factotum, en effet, s’arrêtait à toutes les boutiques en avant desquelles étaient étalés des vêtements de toutes provenances, des coiffures, des armes, des chaussures, des objets de toilette et de cuisine, des bijoux vrais et faux, en un mot tout le bric-à-brac qu’on trouve en certains quartiers de Londres, comme chez nous sur le carreau du Temple ou dans certaines rues affectées au commerce des brocanteurs.

Les boutiques étaient sordides, les marchands de même. Généralement c’étaient de vieux juifs crasseux, — inutile d’ajouter voleurs, — dont la vue était supportable encore quand ils n’étaient pas eux-mêmes flanqués d’une Sarah très osseuse et parcheminée, ou d’une Rébecca graisseuse et épaisse.

Les ghettos de Londres, comme ceux de Vienne ou de Varsovie, sont rarement animés par le profit régulier d’une jeune et svelte fille de Judas. Ici c’était marchandise fort rare, par cela même que les lords la payaient très cher.

Aussi Peyrolles ne rencontrait-il dans ses jambes que des gamines au profil de chèvre, tendant la main aux étrangers en attendant d’avoir l’âge pour faire plus.

À la vérité, il s’en souciait fort peu : son intention n’était pas d’acheter une juive. Qu’elles fussent jeunes ou vieilles, belles ou laides, il avait la même indifférence, presque le même mépris pour toutes ; mépris qui s’étendait également à tout l’élément mâle de la race.

Peut-être était-ce jalousie de métier, l’intendant ayant pour le moins les doigts aussi crochus que ceux des fils d’Abraham ?

Il s’arrêta de nouveau devant un de ces bazars hétéroclites où les défroques du luxe étaient devenues au lieu de la misère. Des babouches algériennes y faisaient pendant à des bottes de mousquetaire ; on y voyait une cotte de mailles à côté d’une robe de bal, une arquebuse auprès d’une seringue, des vieux boulets posés sur des vases de Chine ; un grand uniforme de garde-française se balançait côte à côte avec celui d’un lansquenet ; un casque de ligueur était surmonté d’une perruque ; un tambourin d’Espagne voisinait avec un gong ; aux mailles d’un filet norvégien était accrochée de la dentelle de Venise et, derrière l’étalage où se heurtaient des objets de toutes les civilisations, de tous les temps et de tous les pays, se creusait un trou noir où il y avait encore d’autres objets, d’autres vêtements, d’autres surprises.

Peyrolles n’alla pas plus loin.

Cette montre hétéroclite lui indiquait assez qu’il était parvenu à l’usurious bargain du Jews’ ward.

En le voyant, le petit bonhomme de juif obséquieux, qui tenait boutique de tout et d’autre chose encore en ce logis, se leva du fauteuil vermoulu dans lequel il était blotti comme une araignée qui a tendu sa toile et qui attend sa proie.

Il roula jusqu’aux pieds de l’intendant, ployé en deux, le crâne chauve découvert. Et dans la salive de sa bouche édentée, il zézaya ses offres de service :

— Que faut-il à monseigneur ? Des pourpoints, des costumes de bal, des armes de prix, ou bien des bijoux d’or et d’argent ?… Tout est neuf, presque neuf, excepté ce qui est antique : tout est propre, luisant, et à bon prix, un très bon prix… presque rien. C’est ici que vient Sa Majesté que Jéhovah nous conserve ! quand elle désire quelque chose de rare, et aussi les nobles lords, les ambassadeurs… Votre Seigneurie le sait bien… c’est pourquoi elle me fait l’honneur…

— Voudrais-tu me faire celui de te taire ? riposta Peyrolles avec une grande envie de donner de son bâton dans le dos de l’insouciant et faux personnage, dont le verbiage l’énervait.

Toutefois, il réfléchit que les coups de bâton pourraient bien élever le chiffre des acquisitions qu’il allait faire ; tout ayant une valeur marchande pour un brocanteur juif, même les coups de canne.

— Pas tant de phrases, s’il te plaît, reprit l’intendant, d’autant plus que tu te méprends absolument sur ma qualité. Il ne me faut que quelques costumes pour des acteurs de ma troupe et peut-être pourrai-je trouver ce qu’il me faut chez toi.

À malin, malin et demi. Le factotum croyait du moins qu’il en serait ainsi, mais il avait compté sans son hôte.

L’Israélite n’avait pas eu à regarder deux fois son interlocuteur pour savoir à qui il avait à faire, et il ne lui en voulut point de lui mentir : c’était de bonne guerre. Bien au contraire, cela lui donnait ses coudées franches pour duper ce singulier client ; si, l’instant d’avant, il n’avait que fort peu de scrupules, ceux-ci venaient de se dissiper sans difficulté.

Le factotum de Gonzague examinait les différentes défroques pendues à l’intérieur.

— As-tu deux costumes de pèlerins ? demanda-t-il…

— Si j’en ai ?… par Moïse ! Voyez plutôt !

Et exhibant une soutanelle misérablement élimée, le juif reprit :

— Ce dévot costume fut porté par milord de Buckingham, lequel le rapporta de France après un pèlerinage où il s’était rendu…

— Buckingham en pèlerinage !… À d’autres, ton histoire…

— Elle est vraie pourtant, je vous le jure, c’était après la fameuse affaire des ferrets de la reine…

— Assez… interrompit Peyrolles, je n’ai que faire de tes impudents mensonges. Il me faut deux robes de pèlerins, mais je n’achète pas ce qu’il y a eu dedans. Peu m’importe que ce soit Buckingham ou d’autres, et ceux à qui elles sont destinées s’en soucient encore moins. Combien ces défroques ?…

Si le fripier renonça à en discuter l’authenticité, il n’en fut pas de même pour le prix ; bien des pourparlers s’échangèrent avant que les deux robes de bure, accompagnées des chapeaux, des bâtons et des coquilles, allassent rejoindre dans le paquet ce qui y était déjà, à savoir des ustensiles de jonglerie et des hardes de bateleurs, faites de pièces et de morceaux.

— Ce n’est pas tout, reprit Peyrolles. Il me faut deux autres costumes de riches marchands d’Amsterdam, et je doute que tu puisses me les procurer.

Le bonhomme eut un sourire en dessous :

— Si Votre Seigneurie ne les trouvait pas chez moi, ce serait inutile de chercher ailleurs. Il n’est rien que je ne puisse vous fournir sur-le-champ et je crois avoir votre affaire.

Ce disant, le juif conduisit sa pratique à travers le dédale des objets disparates, riches ou sans valeur, qui encombraient son échoppe. Tout au fond du magasin, à la lueur douteuse d’un quinquet qui exhalait une suffocante odeur d’huile rance, il ouvrit un grand coffre de bois muni de fortes serrures, dans lequel étaient couchés des vêtements de drap fin, garni de fourrures.

Il n’y avait pas seulement deux habillements complets, mais bien cinq ou six. Peyrolles, par-dessus ses vêtements, essaya un grand manteau bordé de loutre, se coiffa d’un énorme bonnet fourré et se regarda dans un miroir d’acier qui se trouvait à sa portée. Il était méconnaissable.

Sa trouvaille le satisfit au point que ce fut à peine s’il en discuta le prix.

Les deux coquins, à savoir le juif et lui, se quittèrent également satisfaits l’un de l’autre. Seul le valet, qui ployait maintenant l’échine sous son énorme fardeau, ne parut pas vouloir se mettre à l’unisson de la satisfaction commune, il ne fallut rien moins qu’un supplément de salaire octroyé par Peyrolles pour le tirer de sa mélancolie.

On a déjà deviné, sans doute, ce que l’intendant voulait faire de ces différents objets.

Les costumes de marchands hollandais étaient pour Gonzague et pour lui. Il devait répartir les autres entre les roués.

Toutefois, il avait négligé jusqu’à présent de prendre l’avis de ceux-ci et n’était pas sans inquiétude pour le cas où le rôle qu’il allait assigner à chacun ne serait pas à sa convenance. L’autorité du maître seule pouvait trancher la question et faire que ces nippes ne lui restassent pas pour compte.

Voulant donner le bon exemple, il gagna son appartement et commença à endosser le déguisement qu’il s’était réservé ; puis, ayant fait porter tous les autres chez Gonzague, il parut lui-même devant son maître qui l’accueillit par un rire homérique.

Grâce à des onguents dont il avait enduit son visage glabre pour en effacer les rides, on pouvait aisément donner vingt ans de moins au seigneur Peyrolles.

Tout fier de son succès, et lorsqu’il eut fini de se faire admirer sur toutes les coutures, il conseilla sur un ton de bon apôtre :

— À votre tour, monseigneur ; je me suis rajeuni, vous vous vieillirez, et le diable m’emporte si le bon peuple de Paris ne nous fait pas des ovations pour être venus de si loin chercher quelques brimborions à la foire Saint-Germain.

— Corbleu ! riposta Gonzague, tu n’es pas souvent plaisant ; cependant je ne saurais aujourd’hui te cacher ma satisfaction. Soyons marchands, Peyrolles et surtout menons bien nos affaires ; notre banqueroute à nous ne serait pas de celles qui se réparent avec de l’argent.

Inutile de répéter que le factotum avait choisi pour son maître tout ce qu’il avait pu trouver de plus riche en étoffe et en broderies. Le costume de Philippe de Mantoue paraissait aussi frais que s’il eût été fait de la veille, et les tons, qui en étaient seulement un peu éteints, ajoutaient encore à son cachet.

Un long poignard damasquiné, retenu par une chaîne d’argent, pendait à la ceinture. Rien d’ailleurs n’était plus facile que de dissimuler d’autres armes sous l’ampleur du vêtement, quand bien même les deux hommes n’eussent pas été décidés à garder leurs épées.

— Pardieu, dit le prince après s’être laissé docilement habiller, nous voilà faits comme des ambassadeurs. Je ne serais pas surpris qu’un de ces soirs le Régent nous invitât à souper et nous ne ferions pas si mauvaise figure à sa table.

— Ce ne serait pas là sa meilleure idée, murmura Peyrolles en dissimulant une grimace. Plus nous nous tiendrons éloignés de lui et mieux cela vaudra.

Gonzague demanda :

— Et les autres ? Je pense que tu ne nous as pas habillés tous de même sorte ? Nous serions obligés de marcher en caravane ?

— J’aurais été trop simple de commettre pareille sottise, monseigneur, et je crains même que d’aucuns ne soient pas satisfaits de mon choix.

— Par exemple ! Je le voudrais bien voir, gronda l’Italien. Plus la diversité sera grande et plus nous aurons de chances d’éviter les recherches indiscrètes. Mais appelle ces messieurs pour qu’ils entrent immédiatement dans leurs costumes et dans leurs rôles. Ce sera une répétition à huis clos. À Paris, nous aurons des spectateurs autant et plus que nous n’en voudrons.

Les roués demeurèrent bouche bée devant Philippe de Mantoue et son intendant, lorsqu’ils furent introduits en leur présence. Si le premier ne leur eût adressé la parole, ils se fussent demandé ce que leur voulaient ces deux inconnus engoncés dans leurs fourrures.

— Messieurs, leur dit Gonzague, quand je vous conviais jadis un à bal masqué, ce n’était que pour une nuit. Je ne sais combien de temps durera celui-ci dont l’originalité consistera dans la maigreur de nos danseuses.

— Sacramen ! risqua le baron de Batz, nous aurons tonc tes tanseuses ?

— Oui bien ! nos épées ! Et j’ai tout lieu d’espérer que les meilleurs accords de notre orchestre seront donnés par des cris d’agonisants, car la comédie qui commence doit fatalement tourner au tragique.

Hélas ! c’était aussi l’avis des roués. Le monceau de défroques, entassé dans un coin de la pièce et dont il leur allait falloir se vêtir, n’était pas fait pour charmer leurs regards.

— Pour la besogne que nous allons faire, dit M. de Peyrolles à son tour, comme il ne serait pas bon d’être isolés, non plus que de former des groupes, tous nous seront accouplés deux par deux… Après cela, ne soyez pas trop surpris de ce que vont devenir les gentilshommes que vous êtes encore pour l’instant, car bientôt il ne vous en restera plus que la dignité et le courage… Cela vous suffira pour un temps.

En ce moment, la curiosité l’emportait dans l’esprit des roués. Ces préparatifs mystérieux les laissaient vaguement inquiets, d’autant plus qu’aucune discussion ne leur était permise. Gonzague venait, une fois de plus, de décider de leur sort, ainsi qu’il l’avait fait depuis qu’eux-mêmes s’étaient mis à sa remorque, et ils eussent été mal venus à protester. Ils faisaient donc contre fortune bon cœur, en attendant de savoir ce qu’on voulait d’eux.

Peyrolles alla s’assurer que les laquais n’étaient pas aux écoutes et ferma les portes. Après quoi, il s’adressa à ses compagnons, du ton dont on transmet un ordre, sans y rien mettre de son autorité propre.

— Voici donc ce que monseigneur a décidé…

— Et je ne suppose pas, crut devoir interrompre Philippe de Mantoue, que l’un de vous ait la moindre objection à faire… Votre jeu, vous ne l’ignorez pas, est étroitement mêlé au mien ; vous connaissez l’adversaire et l’enjeu, inutile de vous dire qu’il faut gagner à tout prix la partie.

Les six hommes acquiescèrent d’une inclinaison de tête. Gonzague fit signe à son intendant de poursuivre.

— Dans un instant, dit celui-ci, nous allons quitter isolément cette maison, et demain soir, nous nous retrouverons sur la jetée de Douvres ; de là, nous gagnerons Paris. Mais il serait fou d’y arriver ensemble, votre le même jour. M. le prince et moi y seront les premiers et vous y arriverez par groupes de deux, plus ou moins tôt, suivant la distance et les événements qui pourraient hâter ou retarder votre marche. MM. de Batz et Oriol viendront sans doute les derniers…

— Bien trouvé, approuva Gonzague, Oriol a toujours le temps de commettre quelque maladresse.

Le gros traitant n’eut pas une protestation. Malgré sa grande envie de faire remarquer que, partout où il y avait eu des coups à recevoir, il ne s’était tenu que très peu en arrière des autres.

Quelque méchante langue, — celle de Nocé par exemple, — lui eût sans doute répliqué que ce peu avait toujours suffi pour le maintenir hors de la portée des lames.

Peyrolles reprit, continuant à détailler avec plaisir le plan conçu par lui :

MM. Montaubert et Taranne débarqueront en France par Cherbourg ; MM. Nocé et La Vallade par le Havre ; les derniers enfin, par Brest… Monseigneur et moi nous y pénétrerons par… Mais ceci vous importe peu et il vous suffit de savoir que demain, à Douvres, vous trouverez des barques qui vous déposeront respectivement sur les points désignés… Sitôt le pied posé sur le sol français, chacun aura sa vie à défendre et sera responsable de ses actes.

— Que pensez-vous de tout ceci, mes gentilshommes ? interrogea Gonzague en jouant avec le manche de son poignard.

— Jusqu’ici, déclara Montaubert, qui était le plus hardi de la troupe, je ne vois rien de bien difficile en cette affaire, sinon le moyen de n’être pas reconnus en arrivant à Paris.

Peyrolles eut ce sourire en dessous qui avait le don de porter sur les nerfs de tous.

— Patience, dit-il, en allant quérir dans le tas les robes de bures et leurs accessoires. Voici pour Oriol et son compagnon, qui s’en reviendront de pèlerinage à Sainte-Anne-d’Auray et devront, au long de leur route, se signer devant toutes les croix et mendier à tous les carrefours.

— Mentier, fit le baron de Batz, c’est engore bossible, mais tire tes bâtenôtres… Goment tiaple en infender ?

— Bah !… s’écria Gonzague en riant, tu les diras dans ta langue et personne n’y comprendra rien.

Les deux hommes s’affublèrent avec l’aide de l’intendant, qui leur soufflait en même temps :

— Là-dessous, on peut garder une dague, aussi une épée. Le principal c’est ne pas les laisser voir.

Oriol avait une mine si piteuse sous son froc, que tout le monde éclata de rire.

— Donne-nous ta bénédiction, Oriol, demanda ironiquement Nocé, et prononce devant nous le vœu de chasteté, même envers et contre la Nivelle. N’oublie pas non plus qu’il faudra pardonner les injures…

Ce disant, il prit le gros traitant par les épaules et le fit pirouetter sur lui-même de telle façon qu’Oriol s’embarrassa dans son bâton et tomba de tout son long.

— Ne vous moquez pas, intima sévèrement le prince avant de savoir ce que vous allez être vous-même… Dis-le-lui, Peyrolles.

MM. Nocé et La Vallade, fit modestement celui-ci, feront certainement deux bateleurs émérites, c’est du moins ce que j’ai pensé, et voici tout ce qu’il leur faut pour se transformer.

La Vallade fit la grimace. Marchand ou pèlerin, cela pouvait aller à la rigueur ; mais sa dignité se trouvait compromise de ce métier de jongleur et aussi des friperies dans lesquelles il allait lui falloir entrer.

Nocé, lui, ne riait plus maintenant qu’il voyait rire Oriol. Il ne se sentait aucun goût pour l’habit d’arlequin.

— Marchand, gronda-t-il, ne pouvais-tu trouver mieux pour des gentilshommes ? ces hardes sont bonnes tout au plus pour tes pareils !

Malgré cette insultante apostrophe, tous deux, sans trop regimber, endossèrent les costumes d’histrions.

Un simple regard de Philippe de Mantoue avait suffi.

Montaubert et Taranne se regardaient anxieux et se demandaient quel rôle grotesque leur était réservé pour la fin, les défroques qui restaient éparses sur le tapis n’étant pas pour les rassurer à cet égard.

— Et nous ?… questionna le premier ?

Peyrolles avait conscience que le plus difficile restait à faire pour lui dans cette distribution où il n’avait consulté personne et s’était arrogé le droit de choisir à son gré. Montaubert surtout le rassurait médiocrement. Celui-là n’avait jamais plié devant lui et sans nul doute il allait y avoir des protestations où lui, Peyrolles, ne serait pas sans recevoir quelques éclaboussures.

Il cacha donc l’ironie qui allait suivre sous une sorte de flatterie pour l’apprivoiser.

— MM. Montaubert et Taranne, dit-il, sont les plus forts. Leur caractère est entreprenant, leur cœur ignore la crainte…

— Ce que tu manigances, vipère, doit être bien noir, grommela Montaubert.

— Il vous fallait donc un rôle en rapport avec votre énergie et votre audace, reprit l’intendant, je crois l’avoir trouvé dans celui de bohémiens espagnols. Voici vos costumes, mais il vous manque encore quelque chose, un compagnon qui ne sera pas moins redoutable que vous-mêmes.

Il les prenait par l’amour-propre, afin de mieux leur dorer la pilule. Malheureusement, l’un et l’autre s’étaient toujours défiés de son hypocrisie.

— De quoi s’agit’il ? demanda Taranne.

Peyrolles expliqua :

— J’ai vainement cherché ici à acheter un ours vivant. Il n’y en a pas un seul de disponible à Londres, et pourtant il vous en faut un ; il nous sera sans doute possible de nous en procurer un à Douvres ou vous-mêmes à Cherbourg.

Il avait dit cela tout bas, fort peu rassuré sur le succès de sa proposition. Il le fut moins encore lorsqu’il regarda Montaubert.

L’exaspération de celui-ci arrivait à son paroxysme.

— Inutile de chercher si loin, grogna-t-il. Si nous devons montrer un ours, nous voulons que ce soit M. de Peyrolles.

— Et nous le ferons danser, ajouta Taranne.

L’intendant leur glissa un regard terne. Il ne jugea pourtant pas à propos de se mettre en colère :

— Si j’ai choisi pour vous ce rôle, murmura-t-il, c’est pour le bien commun, et non pas à la légère. Il est des circonstances où un montreur d’ours ne peut empêcher sa bête de se jeter sur quelqu’un et de l’étouffer… Monsieur de Montaubert, comprenez-vous que je ne puisse me charger de cette besogne ?

— Allez, messieurs, conseilla Philippe de Mantoue en se levant, on n’attend plus que vous. Je vais frapper les trois coupa et le rideau qui se lève ce soir à Londres se baissera bientôt à Paris sur le dénouement sanglant.