Cocardasse et Passepoil/II/03

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Librairie Ollendorff (p. 108-114).


III

VOYAGE ORIGINAL


Les uns après les autres, de façon à n’éveiller l’attention de personne du dehors, les commensaux de Gonzague quittèrent la maison que celui-ci avait louée, dès son arrivée à Londres, dans le haut quartier de la ville, aux environs du square actuel qui porte le nom de Grosvenor.

Quant aux deux ou trois laquais qui avaient été pris à gages, l’intendant s’était empressé de les congédier sitôt que, le départ décidé, les roués s’étaient transformés ainsi que nous l’avons vu.

Il sortit donc le premier, en compagnie de son maître et après avoir mis la clef dans sa poche. Nul n’avait besoin de venir voir s’ils étaient toujours là, du moins tant qu’ils n’auraient pas gagné le large.

Tous deux s’en allèrent ensuite chercher un carrosse qui pût les conduire à Douvres. Ils n’eurent pas grande difficulté de s’en procurer un, grâce à la rémunération qu’ils offraient et beaucoup aussi à leur costume.

Car il arrivait souvent que les marchands d’Amsterdam ou des villes hanséatiques qui s’en venaient à Londres pour leurs affaires étaient eux-mêmes propriétaires et armateurs du bâtiment qui les amenait jusqu’à l’embouchure de la Tamise. Aussi leur grande fortune leur permettait-elle de grosses dépenses qui faisaient d’eux les bienvenus dans la capitale britannique.

Il n’y avait donc rien de surprenant à ce que Gonzague et son intendant se fissent voiturer jusqu’à Douvres. Mais il n’en eût pas été de même pour les gentilshommes de sa maison, transformés en histrions, pèlerins et bohémiens, attendu qu’il eût été vraiment singulier de voir d’aussi petites gens rouler carrosse.

Toute la bande ayant quitté Londres à la nuit tombante, il n’était pas vraisemblable qu’on fût inquiété le long de la route. Aussi les chevaux prirent-ils bonne allure dès qu’on eût dépassé les dernières maisons des faubourgs.

Philippe de Mantoue, mollement étendu sur les coussins, écoutait son factotum qui, depuis un instant, parlait d’abondance.

— Je nie pas que la tentative soit hardie, disait celui-ci poursuivant son discours ; le tout est de bien mener les choses. Pour ma part, je me fais fort de parvenir à mes fins en prévenant tout danger, mais peut-être aurai-je besoin d’être prudent pour d’autres…

— Ceci s’adresserait-il à moi, maître Peyrolles ? interrogea le prince en changeant de position pour rire plus à son aise. Morbleu ! Le coquin devient plaisant !… Tu n’aurais pas, je pense, l’intention de me tenir en tutelle ?

— Nous allons tous risquer notre liberté, monseigneur, sans doute aussi notre vie. Quoi qu’il arrive, il importe que vous et moi soyons saufs et je ne vois pour cela qu’un moyen : c’est de faire agir les autres et de ne prendre part nous-mêmes à l’action que si notre intervention était indispensable.

Les sourcils du prince se froncèrent imperceptiblement.

Nous savons qu’il était brave, aussi dit-il avec mépris :

— Ce que tu me demandes là n’est pas dans mon caractère. Libre à toi de ne pas t’engager…

— Devons-nous travailler pour les autres, monseigneur, ou les autres travailler pour nous ?

— Tudieu ! n’est-ce plus moi qui tiens les ficelles ?…

— Si fait !… Raison de plus pour que nous fassions mouvoir les pantins, répliqua aussitôt Peyrolles en appuyant sur ce nous, de façon à montrer qu’il prétendait avoir sa part dans la réussite et dans le butin.

Gonzague s’en aperçut et haussa les épaules :

— Soit, fit-il avec fatigue, mettons que nous soyons deux !… Je ne vois pas bien cependant ce que vous pourriez faire sans moi, maître Peyrolles ?

— Et si vous veniez à disparaître, ne faudrait-il donc pas continuer votre œuvre.

Sortant d’une bouche si astucieuse cette phrase devait avoir un double sens caché.

Philippe de Mantoue le pensa, et dans l’obscurité du carrosse, il essaya de rencontrer les yeux de son intendant ; mais celui-ci affectait de regarder par la portière.

— Peste !… s’écria-t-il alors, aurais-tu donc le désir de me voir sauter le pas ou d’y contribuer toi-même ? Ne joue pas au plus fin avec moi, monsieur Peyrolles ! et n’essaie jamais de heurter l’argile dont tu es pétri contre le bronze dont je suis fait, ce serait un jeu dangereux, je t’en préviens… Si jamais je délègue à quelqu’un le soin de venger ma mort, ce ne sera pas à toi, et je te confierais bien moins encore d’autres pouvoirs.

Tous ces hommes en étaient arrivés à se défier les uns des autres, se sentant capables de s’entre-tuer mutuellement si le profit en valait la peine. Cependant, si Gonzague pouvait compter sur ses affidés en se passant de Peyrolles, il n’en était pas de même de ce dernier qui, sans l’égide protectrice de son maître, serait infailliblement tombé à la merci de la bande et aurait cruellement expié ses insolences et sa duplicité.

N’empêche que Philippe de Mantoue avait deviné juste. Depuis longtemps, le cauteleux personnage combinait à part lui ce qu’il aurait à faire si le prince venait à manquer, et de ses réflexions était ressortie cette décision qu’il ne devrait, en aucun cas abandonner la partie et continuerait la lutte, coûte que coûte, pour son propre compte.

Il n’en répondit pas moins avec une humilité feinte :

— Je m’étonne que vous vous mépreniez ainsi sur le sens de mes paroles, monseigneur. Vous avez pourtant appris à connaître la mesure de mon dévouement et vous allez pouvoir encore le mettre en parallèle avec les autres…

— Desquels veux-tu parler ?…

— De ceux de vos gentilshommes…

— Mes gentilshommes m’obéissent sans raisonner, et tu raisonnes, toi, plus souvent que tu n’obéis.

— Je vous conseille néanmoins de les tenir serrés, surtout Nocé, Montaubert et Taranne… Les autres ne comptent que comme nombre…

La parole de l’intendant fut coupée par une brusque secousse que subit la voiture, en même temps qu’une tête s’encadrait dans la baie de la portière pour crier avec force :

— À titre de coquin, peut-être comptez-vous pour trois, vous, monsieur de Peyrolles !… En tout cas, notre dévouement coûte moins cher au prince de Gonzague que le vôtre et il est plus loyal.

Le factotum terrifié s’était, dès le premier mot, rejeté au fond du carrosse tandis que le prince portait la main à son poignard pour se mettre en défense ; mais il n’en eut pas besoin, et se mit à rire en reconnaissant la voix de Nocé.

— Eh ! comment vous trouvez-vous là à écouter ce que nous disons ? demanda-t-il.

— Pardieu !… il y a beau temps que nous y sommes, La Vallade et moi. Nous n’aimons pas à marcher à pied. Lorsque nous avons vu passer votre carrosse, il nous a semblé que les deux places des laquais d’arrière étaient vides et que nous pouvions les prendre.

— Mais par quel moyen avez-vous pu nous reconnaître ?

— Oh ! répliqua Nocé, aucun sortilège n’a été employé, vous pouvez m’en croire. Les comédiens nomades de notre espèce s’embarrassent de peu. Avec mon poignard j’ai fait un trou dans la paroi de la voiture, ce qui m’a permis en même temps d’entendre la voix de M. de Peyrolles et d’apercevoir sa nuque qu’un peu plus ma lame aurait chatouillée.

Il éclata de rire au nez de l’intendant, outré de tant d’impertinence, mais qui n’osait souffler mot, et il reprit :

— Nous avons pu ainsi entendre ce bon M. de Peyrolles dire tout le mal qu’il pense de nous, ce dont nous le savions capable. Nous le lui pardonnons volontiers pour ce qu’il nous permet de lui servir de laquais d’occasion et de ménager nos jambes.

— Reprenez votre place, dit Gonzague en riant, nous en serons quittes pour nous taire.

— Grand merci, fit Nocé. Dès que le jour poindra, nous descendrons de notre perchoir. Il ne serait pas convenable que des gens de qualité parussent avoir des bateleurs pour valets.

Il se hissa de nouveau auprès de La Vallade et colla vainement son oreille au trou qu’il avait fait. Gonzague et ton factotum semblaient dormir chacun dans son coin

Le carrosse parcourut quelques milles sans qu’un seul mot fût échangé par ceux qui le montaient, soit en dedans, soit en dehors.

Il suivait la route qui, en passant par Rochester, Chatham et Cantorbéry, va de la capitale au port de mer dont les falaises ont été chantées par Shakespeare dans son Roi Lear.

Soudain, le gentilhomme facétieux éleva la voix pour crier à travers la capote trouée :

— Ho là ! Qu’avons-nous devant ? Il me semble apercevoir au clair de lune une scène de sabbat.

« La route n’est pas libre, messeigneurs, et je crois qu’on s’y dispute fort.

— Vous pourriez aller voir ce qu’il en est, grogna Peyrolles.

— Tudieu ! qui vous empêcherait d’y aller vous-même, mon doux monsieur de bon conseil, tandis que nous garderons ici notre maître ? Que ce soient le diable ou ses démons, ce n’est pas eux qui nous empêcheraient de passer, La Vallade et moi, mais vous, c’est autre chose.

Comme il ricanait, l’intendant fit la grimace en maugréant contre cet insolent. Ce n’était pas tout que d’avoir imposé ses volontés aux roués. Il commençait à s’apercevoir que ceux-ci allaient le lui faire payer en brocards de toutes sortes.

Il fit arrêter la voiture et prêta l’oreille. On entendait en effet, un bruit de voix, des cris et des imprécations, quelques mots anglais mêlés à un incompréhensible jargon.

— Par la mort dieu !… avançons toujours, s’écria Philippe de Mantoue. Nous sommes armés et nos chevaux nous déblaieront la route.

Et s’adressant à l’automédon, il commanda :

— Au galop, l’ami. Passe-moi sur le ventre à ces gens.

Le cocher enleva son attelage. Si jamais surprise fut grande, ce fut celle de Gonzague et de ses compagnons lorsqu’ils arrivèrent à hauteur de deux pèlerins qui se mettaient tranquillement en selle et qu’ils reconnurent en eux le baron de Batz et le gros Oriol.

Ceux-ci non plus n’aimaient pas les longues marches à pied. Depuis deux heures qu’ils avaient quitté Londres, le traitant s’était appliqué, mais en vain, à allonger ses courtes jambes pour régler son pas sur celui de l’Allemand.

Suant, ahanant, s’empêtrant dans sa robe, soufflant comme un phoque, il en était arrivé à se demander avec anxiété si jamais il pourrait arriver à Douvres.

Pour comble de malchance, la courroie de l’une de ses sandales s’étant rompue, dans l’obscurité, il avait vainement essayé de la rattacher tant bien que mal. Il voyait même le moment prochain où il lui faudrait marcher nu-pieds et ne faisait plus un pas sans geindre.

Les deux bons apôtres avaient dépassé la ville de Bromley depuis près d’un quart d’heure, lorsque leurs oreilles perçurent des bruits de sabots qui venaient à eux. Ils se poussèrent du coude.

— Bonne affaire, si nous pouvions nous emparer de ces chevaux, geignit Oriol.

— Ponne avaire, répéta le baron.

Mais ceux-ci avaient des propriétaires, qui sans doute n’étaient pas disposés à les céder, même à des diseurs de patenôtres.

— Le brobriédaire t’un gefal, murmura de Batz, c’est celui gui l’a endre les champes. Gachons-nous terrière ce puisson et un goup de pâton sur la dêde des hommes… les gefaux sont à nous.

Ainsi firent-ils. Leur tentative par trop téméraire leur eût probablement attiré pour le moins des horions s’ils se fussent trouvés en présence des gens résolus.

Le hasard voulut qu’ils eussent affaire à deux vieux laquais simplement armés de gourdins.

Surpris dans un demi-sommeil provoqué par la cadence de l’allure, ceux-ci furent bien vite désarçonnés et jetés sur la route. Néanmoins, quand ils se furent relevés et s’aperçurent que leurs adversaires n’étaient autres que deux pèlerins, ils ne se contentèrent pas de protester et usèrent de leurs gourdins.

Oriol s’était empressé de saisir les chevaux par la bride, tandis que le baron de Batz faisait de terribles moulinets avec son bâton ferré et tenait tête aux deux hommes stupéfiés d’entendre tous les jurons de l’enfer sortir de la bouche d’un dévot qui s’en allait en pèlerinage.

La bagarre ne fut pas de longue durée, et quand Gonzague arriva sur les lieux, les laquais étaient étendus dans le fossé, fort endommagés et crachant leurs dents, ce qui les empêchait tout au moins de crier : « Au voleur ! »

Quant à Oriol et au baron, la conscience en paix, ils venaient d’enfourcher tranquillement les deux bêtes et s’en allaient vers Douvres.

La tête penchée à la portière de son carrosse pour surveiller la route, d’un coup d’œil le prince de Gonzague avait deviné ce qui venait de se passer.

Aussi, au moment où la voiture allait dépasser les deux apprentis fripons, donna-t-il l’ordre de retenir son attelage et cria-t-il sur un ton de colère :

— Eh bien ! qu’est-ce que cela ? Est-ce ainsi que vous entendez votre rôle, et pensez-vous que vous allez agir de la sorte lorsque vous serez en France ?

À cette voix bien connue, de Batz et son compagnon s’arrêtèrent net, assez embarrassés de leur personne et surtout de leur réponse.

Toutefois l’Allemand n’était jamais pris de court :

— Trôle t’itée ! mâchonna-t-il avec aplomb. Nous ne sommes bas engore en Vrance et ce pon M. de Beyrolles à tit…

— Plus bas ! plus bas ! souffla le prince qui ne tenait pas à satisfaire la curiosité déjà mise en éveil du cocher anglais.

— Et surtout pas de nom ! ajouta l’intendant.

— Blus pas et bas de nom, répéta docilement le baron ; che feux pien. Tonc on nous a tit que nous étions resbonsaples te nos agtes.

— Ils sont jolis, vos actes, à ce que je puis en juger par ces deux pauvres diables que vous venez de mettre à mal, fit Gonzague avec humeur.

— Je parierais que ce gros petit saint leur a donné l’absolution, dit à son tour Nocé qui ne s’était pas montré encore et qu’Oriol fut stupéfait d’apercevoir là.

— Ils n’en ont bas foulu, répliqua de Batz avec son gros rire, ils ne sont bas te notre relichion.

— Sais-tu au moins quelle est la tienne ?

— Ya ! Celle qui tit te brendre ce dont on a pesoin guand on le drouve…

— Corbleu ! tu la mets en pratique, grogna Gonzague. Puisque le mal est fait, marchez donc devant et surtout prenez garde que Montaubert et Taranne, qui vous précèdent, ne viennent à trouver vos chevaux à leur goût.

Les cavaliers mirent leur monture au trot et leur carrosse reprit sa route.

Les prévisions pessimistes du prince touchant le financier Taranne et le noble Montaubert ne devaient pas se réaliser.

Bien qu’ils fussent à pied, leurs compagnons ne purent les joindre sur le chemin pour la bonne raison qu’ils avaient obligé un batelier à les descendre par la Tamise jusqu’à Wilsable, ce qui leur épargnait plus des trois quarts du chemin.

Tout bohémiens qu’ils paraissaient être, ils s’étaient montrés cependant plus scrupuleux que leurs bons amis les faux pèlerins, et avaient dédommagé le bonhomme de son temps et de ses peines.

Vingt-quatre heures après leur départ de Londres, vers la tombée de la nuit, tous nos associés franchissaient individuellement les portes de Douvres et se retrouvaient derrière le fameux château, de fondation romaine, qui domine le keep ou donjon construit par Henri II.

Là, Peyrolles se mit de suite en mesure de fréter des barques qui, dès le surlendemain matin, à la pointe du jour, devaient conduire chaque groupe au delà de la Manche.

Il se chargea de plus de vendre les chevaux volés par Oriol et de Batz, au grand désespoir de ceux-ci, qui comptaient bien en empocher l’argent.

Mais l’intendant, moins prodigue, le destinait à l’achat du fameux ours qui devait être le compagnon de Montaubert et de Taranne.

Or, c’était un article fort difficile à trouver, même dans un port de mer. Si les singes, les perroquets et autres bêtes exotiques y foisonnaient, les Pyrénées avaient négligé d’envoyer là quelques échantillons de leur faune.

Pendant tout le jour qui suivit leur arrivée, il traîna derrière lui ses deux bohémiens, auxquels il voulait du bien. Ces pauvres gens, expliquait-il à qui voulait l’entendre, venaient de perdre leur gagne-pain à Londres, un ours magnifique qui avait roulé dans la Tamise et s’y était noyé.

Vainement il offrit une somme relativement importante à qui lui amènerait la bête apprivoisée qu’il cherchait ; le soir vint sans qu’il eût rien trouvé.

Tout arrive cependant à point pour les coquins. À l’auberge de Dover castle, où était descendue la bande vinrent s’attabler deux hommes qui prétendirent connaître le seul ours qui existât à Douvres, et le connaître d’autant mieux qu’ils en étaient les gardiens. Par malheur, l’ours n’était pas à vendre.

Peyrolles les fit causer et apprit tout ce qu’il voulait savoir. Un riche original, en même temps savant naturaliste, avait doté Douvres d’une sorte de muséum où il avait pu réunir déjà, de ses propres deniers, une douzaine d’animaux de l’Apocalypse, pelés et galeux, qui n’en faisaient pas moins bonne figure dans ce pays où ils n’avaient pas à craindre la rivalité.

Un vieil ours, promené jadis dans tous les coins de l’Europe par une troupe de saltimbanques, était venu s’échouer là et se préparer à y mourir sous le poids des années. C’est-à-dire qu’il ne demandait pas à en sortir, d’autant plus qu’avec un éléphant poussif, il faisait les délices de la marmaille et du bon peuple de Douvres.

Les deux gardiens, trop bien traités par leurs nouveaux amis qui semblaient s’intéresser si fort aux richesses du muséum, ne tardèrent pas à rouler sous la table, ivres de gin et de whisky. On les y laissa consciencieusement dormir.

Pendant ce temps, trois ou quatre roués, accompagnés de M. de Peyrolles, propriétaire par intérim des clés dérobées aux ivrognes, pénétraient dans le modeste établissement, descellaient les barreaux de la cage et s’emparaient de Martin, qu’ils eurent toutes les peines du monde à réveiller et à faire quitter sa litière.

Il faillit y avoir une émeute dans la ville lorsqu’on s’aperçut de la disparition du plantigrade. Mais il y avait longtemps que celui-ci, dûment muselé, bien qu’il n’eût guère envie de mordre, et somnolent au fond de la barque, voguait vers les rives de France.

Peut-être même faisait-il d’amères réflexions sur ce retour à une existence qui lui avait valu plus de coups que de friandises.

La destinée des ours est comme celle de bien des hommes.

Malin est celui qui peut régler sa vie comme il l’entend.

Inutile de dire que Peyrolles avait levé l’ancre en même temps que l’objet de son rapt. On eut bien vite établi une corrélation entre ses recherches de la veille et le mystérieux enlèvement et, faute de pire, le factotum fût sans doute allé prendre la place dans la cage vide.

Une partie des désirs de Montaubert et de Taranne eût été ainsi réalisée. Toutefois, ils n’eussent point eu la satisfaction de faire danser Peyrolles.

Il n’y eut rien de tout cela. Seulement, quand le soleil se leva sur Douvres, il n’y restait plus un seul des roués, auxquels l’intendant avait donné rendez-vous à Paris, à mesure de leur arrivée, dans un cabaret de la rue Guisarde où il se rendrait tous les jours, là précisément où il savait devoir retrouver Gauthier Gendry et les siens.

On eût dit que la mer s’était faite clémente pour caresser les noirs projets de l’infernal factotum et de son maître.

Philippe de Mantoue, étendu sur des coussins dans le fond de l’embarcation avait de nouveau foi dans son étoile et songeait.

Le bossu lui avait dit un soir, le soir de son premier meurtre : « Si tu ne viens à Lagardère, Lagardère ira à toi ! »

C’était lui, Gonzague, qui venait pour la lutte suprême et sans merci, dont il lui faudrait sortir orgueilleux vainqueur ou vaincu pour toujours. Jamais peut-être autant de dangers n’avaient été accumulés autour de l’horrible machination qui jusqu’alors avait échoué et dont il voulait venir à bout malgré tout. Cependant, si grande était sa confiance en lui-même, dans les ressources de son imagination et dans les moyens criminels qu’il se disposait à employer, qu’il en arrivait à croire encore au succès prochain.

Sa main pendait par-dessus le plat-bord, sa main que tous les flots de toutes les mers n’eussent pu laver du sang dont elle était souillée. Et l’immense globe solaire apparut au-dessus des vagues, lui aussi, pourpre, teint de sang si rouge que Philippe de Mantoue détourna les yeux.

Ainsi, pendant quelques semaines, quelques jours seulement peut-être, il se lèverait encore à l’horizon. Un soir viendrait ou Lagardère ou lui ne le verraient pas s’éteindre.

Et ses dents serrées laissèrent filtrer cette question :

— Lequel des deux ?