Cocardasse et Passepoil/II/05

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Librairie Ollendorff (p. 122-128).


V

DANS LE GUÊPIER


Pendant plusieurs jours les deux maîtres et leur élève furent empêchés de mettre à exécution les représailles projetées.

Tout d’abord, la vieille Françoise s’était refusée tout net à ce que son petit-fils devint un spadassin. Dans sa légitime horreur des joutes à l’épée, son fils, l’ancien page du duc de Lorraine, était mort en se battant, elle n’avait trouvé rien de mieux que de s’en prendre à Passepoil.

Or, tandis que l’impassible Normand courbait mélancoliquement le dos pour recevoir sa bordée de reproches, Jean-Marie qui n’avait aucune intention de rester entre l’enclume et le marteau, s’en allait trouver Mlle  de Nevers et la suppliait, ainsi que doña Cruz, d’intercéder pour lui auprès de M. de Chaverny.

Il savait fort bien ce qu’il faisait en agissant ainsi ; le marquis n’opposa pas la moindre résistance au désir des jeunes filles. Si bien que Berrichon rapporta, en bonne et due forme, l’autorisation de garder son épée.

Dame Françoise ne s’inclina pas sans maugréer : mais l’adolescent n’en avait cure et le roi, certes, n’eût pas été son cousin dès le soir, quand il fut appelé à escorter Aurore et Flor, que Chaverny conduisait chez Mme  de Saint-Aignan.

Tout le monde commençait à concevoir de sérieuses inquiétudes au sujet de Lagardère, dont l’absence se prolongeait outre mesure ; sa pauvre fiancée, plus que d’autres, supportait avec peine cet éloignement sans nouvelles.

De concert avec Mlle  de Nevers, le marquis, comprenant qu’on ne pouvait plus longtemps soumettre la jeune fille à cette claustration qui la laissait une partie du jour en tête à tête avec ses pensées, avait pris le parti de lui chercher des distractions sans se départir des mesures de précaution recommandées par Henri.

Il eut d’ailleurs été fort difficile à ses ennemis de lui nuire et de la venir chercher parmi sa garde d’honneur composée, outre Chaverny et Navailles, de Cocardasse et de Passepoil, de Laho et de Berrichon, tous gens qui lui étaient dévoués corps et âme.

Elle retourna donc, accompagnée de Flor, chez Mme  de Saint-Aignan, qui était devenue pour toutes deux une amie. Elles allèrent aussi chez quelques autres dames de la cour qui les fêtaient à l’envi et regrettaient avec elles les retards apportés à leur mariage.

Toutes s’ingéniaient à calmer les inquiétudes d’Aurore ; celle-ci en arriva à se bien trouver de ces distractions qui donnaient un autre cours à ses pensées et durant lesquelles elle entendait, non sans orgueil, chanter les louanges de son fiancé.

Cocardasse et Passepoil étaient grandement honorés du rôle qu’ils avaient à jouer. Le dernier surtout éprouvait un certain charme aux compliments de nombre de jolies femmes, pour qui les compagnons de Lagardère étaient des héros.

Cependant les prévôts, aux heures où l’encens des admirations ne montait pas trop à leur cerveau, ne pouvaient s’empêcher de songer à l’envers de la médaille, lequel leur représentait une humiliation dont ils n’avaient pas encore tiré vengeance.

Un peu de liberté eût fait parfaitement leur affaire. Ce fut donc pour eux une grande joie le jour où Chaverny leur annonça que Mlle  de Nevers et doña Cruz ne sortiraient pas et qu’ils étaient libres de leur après-midi.

— As pas pur ! songea Cocardasse ; on va rire un brin tout à l’heure.

En effet, quelques instants après, Passepoil, Berrichon et lui se dirigeaient vers la Grange-Batelière, bien décidés à mettre à profit leurs loisirs. Ils ne savaient pas encore comment ils s’y prendraient pour arriver à leurs fins, cependant tout faisait présumer que ce jour-là les épées ne seraient pas baptisées avec du vin.

Les trois hommes cheminaient fort gaiement.

À la porte de Richelieu, Cocardasse ayant eu la chance de reconnaître dans la personne du chef de poste, le même sergent qui s’y trouvait déjà pendant la fameuse nuit, ce leur fut une excellente occasion de vider en passant quelques gobelets et de se jurer une amitié réciproque.

Le Gascon présenta son ami Passepoil, vivant et souriant, bien qu’ils l’eussent cru mort, ainsi que Berrichon, très fier de boire avec des gardes françaises.

— Au cas où l’on vous tendrait encore par là quelque piège, leur dit amicalement le sous-officier, tâchez de nous dépêcher quelqu’un pour nous prévenir. Le plus grand nombre de mes hommes ne seraient pas fâchés d’aller voir un peu ce qui se passe par là. Ce sont des amusements qui font paraître les gardes moins longues.

— Grand merci de l’attention, riposta le Gascon en lui serrant la main. Quand mon petit prévôt et moi nous nous mêlons d’accorder les violons pour de bon, la danse des racailles elle ne dure pas bien longtemps, cornebiou !

En traversant la passerelle qui franchissait l’égout, les prévôts ne purent s’empêcher de jeter un coup d’œil tristement éloquent sur les eaux boueuses qui leur rappelaient un si pénible souvenir. Toutefois, ils ne jugèrent pas opportun de se communiquer leurs impressions en présence de leur élève qui marchait entre eux deux avec des airs conquérants. À tout instant, il portait la main à sa rapière pour s’assurer qu’elle était bien à sa place, et ne souhaitait rien tant que l’occasion de la tirer au grand soleil.

Il se trouva précisément que la Paillarde était assise au seuil de sa porte. Elle ne douta pas qu’ils vinssent en droite ligne chez elle, et elle se hâta de se lever pour se précipiter au cou d’Amable.

Malheureusement, les sentiments du tendre pourfendeur avaient changé du tout au tout et il n’éprouvait pas la moindre envie de se montrer d’humeur folâtre. Aussi repoussa-t-il si brutalement l’hôtelière, que celle-ci, non sans peine, alla reprendre son aplomb à cinq ou six pas en arrière, et, de cette distance, le contempla avec stupéfaction. À coup sûr, on lui avait changé son Passepoil.

— Holà ! s’écria Cocardasse, les deux louveteaux de l’autre nuit ne seraient-ils pas chez toi, par hasard, ma commère ?

— Non, répondit-elle, je ne les ai plus revus ; que cela ne vous empêche pas d’entrer, messeigneurs.

— Ver ! C’est précisément la raison pour laquelle nous n’entrerons pas. N’avons que tout juste le temps de les dénicher ailleurs, et si tu avais quelque chose à leur dire, je crois que ce serait le moment, hé donc ! car il pourrait bien se faire qu’avant une heure ils soient sourds et muets jusqu’au jugement dernier.

— Cela m’est fort égal, grogna la femme, que la perte de ses bons clients mettaient en mauvaise humeur. Si ces tristes sujets vous ont manqué en quelque chose…

— Il en est quelque peu question, fit à son tour Passepoil. Mais, dis-moi, la belle, n’as-tu plus revu non plus Mathurine ?

À cette question, la colère trop longtemps contenue de la Paillarde éclata comme une tempête, avec moins de beauté cependant que celle des éléments dont la fureur est souvent d’une majestueuse grandeur.

— Parles-en un peu, hurla-t-elle. Une vagabonde, une mendiante que j’avais recueillie par charité !… Tu sais bien où elle est, puisqu’elle est partie avec toi et que tu m’as méprisée pour cette servante, cette fille corrompue…

Frère Amable s’amusait.

— Grand merci de tes tendresses, dit-il. Cependant, si tu voyais Mathurine, n’oublie pas de lui dire que son ami, ici présent, se meurt d’amour pour elle.

Tout ce qu’il y avait de fange dans le cœur de la Paillarde déborda par ses lèvres en un torrent d’injures. Une avalanche de gros mots fut jetée à la face du Normand, à la grande liesse de Cocardasse, qui riait à gorge déployée, et de Berrichon qui saisissait l’occasion d’exciter encore la mégère par ses plaisanteries.

— Ohé ! ricanait-il, regarde-le donc en face… Tu n’as pas l’air de t’être lavé le nez le premier, ce matin… Voyons, madame mafflue, souris un peu au petit Berrichon.

Les prévôts avaient autre chose à faire que de prolonger cette scène héroï-comique. Poursuivis par les éclats de voix et les insultés de la Paillarde, ils se dirigèrent d’un pas tranquille vers le cabaret de Crèvepanse.

— Oh ! oh !… fit Jean-Marie en contemplant la colichemarde rouillée qui grinçait plus que jamais au-dessus de la porte. Si je ne me trompe, voilà une enseigne qui n’est pas faite pour des gens d’église.

— Quoique ça, remarqua gravement Cocardasse, il y en a plus de quatre qui ont fait ici, ou qui vont y faire leur acte de contrition, si nous leur en donnons le temps, hé donc !

Du seuil, le Gascon jeta un coup d’œil dans la salle et s’aperçut qu’elle était vide ; ce qui n’empêcha pas d’ailleurs le tenancier du lieu de venir se camper sur sa porte pour en barrer le passage.

— Qui êtes-vous ?… que voulez-vous ? interrogea-t-il d’un ton rogue.

— Bagasse ! exclama le Gascon, il demande qui nous sommes ! Entends-tu, petit ?

— J’entends, mon noble ami.

— Hors, que répondrais-tu, toi ?

Et sans attendre l’avis de son ami, il ajouta, s’adressant au buvetier :

— Sommes des clients, mon bon… Quant à ce que nous voulons, cela se résume en deux mots : À boire !… Vite, et que ce soit bon…

L’homme ne fit pas un mouvement et se contenta de se tasser sur ses jambes. Ses larges épaules, surmontées d’un cou de taureau, touchaient aux deux montants de la porte et l’obstruaient.

— On n’entre pas, dit-il.

— Ver !… Passepoil !

— Cocardasse !

— Lou couquin peut-il nous disputer le passage ?

— Dame ! fit benoîtement l’alter ego, cela dépend…

— Et de qui, ma caillou ?

— De nous, je pense !

Le Gascon ne put s’empêcher de rire à cette facétie, bien qu’il fût habitué au caractère de son ami.

— Le petit, il a dit que cela dépendait de nous, reprit-il en s’adressant à l’homme. Or donc, si tu ne veux pas t’ôter de là, as pas pur ! je vais t’en enlever d’un tour de main.

Berrichon était ravi de la tournure que prenaient les choses ; ce grand garçon, autrefois timide, bavard et irréfléchi, devenu ensuite roué et malin, était presque à la veille d’être brave.

Désireux de s’illustrer coûte que coûte il eût une de ces lueurs d’audace qui furent de tout temps le monopole du gamin de Paris et, par un mouvement aussi rapide qu’inattendu, se glissant entre les jambes écartées de l’hôtelier, il se releva brusquement, l’envoyant choir sur son dos, tel un énorme crapaud, jusqu’au milieu de la salle.

— Bravo, Berrichon ! s’écria Cocardasse. Au moins, tu t’entends à ouvrir les portes…

Cependant l’homme, qui pour le moment répondait au nom de Caboche, il en avait changé tant de fois en sa vie que lui-même ne se souvenait plus du véritable, se, releva l’écume aux lèvres et tira une dague de son justaucorps.

Ce fut un branle-bas. Les domestiques muets, qui formaient le personnel du bouge, accoururent se ranger à ses côtés, tels des dogues, le front en avant et les dents grinçantes.

Les prévôts avaient dégainé, ainsi que Jean-Marie, dans la crainte d’une attaque d’autres adversaires.

Ne voyant que ces trois brutes, Cocardasse les toisa avec mépris et frappa un grand coup de son épée sur la table :

— Arrière, chiens !… cria-t-il de sa voix tonitruante. Morbioux ! depuis quand me fait-on attendre ?… J’ai déjà dit qu’il nous fallait à boire !…

Une porte, au fond, s’ouvrait sur une autre salle : deux têtes s’y encadrèrent.

— Quel est ce tapage ? demanda quelqu’un… Et qui se permet de pénétrer ici sans que je l’y autorise ?

— Té… je me soucie de ton autorisation comme de la barbe de Charlemagne, mon mignon !… Cocardasse junior il entre où il lui plaît et ne doit de comptes qu’à lui-même…

— Cocardasse !… Eh ! pardieu oui, c’est lui, s’écria l’interlocuteur inattendu, qui cette fois se montra tout entier. Or, il n’était autre que Blancrochet, l’illustre Blancrochet, grand maître au cabaret de Crèvepanse de tous les bretteurs, spadassins et assassins dont la conscience était à la hauteur de la sienne. Derrière lui se dressait son lieutenant Daubri.

Les prévôts ne les connaissaient tous deux que pour en avoir ouï parler maintes fois en termes peu flatteurs. Aussi furent-ils assez surpris de voir Blancrochet s’avancer vers eux les mains tendues :

— Maître Cocardasse !… Maître Passepoil !… Soyez les bienvenus ici, mes camarades… Allez, qu’on nous serve à boire ; ces messieurs vont nous faire l’honneur de trinquer avec nous…

— Tiens, fit Berrichon en rengainant avec regret sa rapière, on entre donc, à présent ? Caboche lui décocha un regard furieux et Blancrochet, de son côté, toisa ce gamin qui se permettait des réflexions.

— Oui, on entre, jeune homme, quand on a fait ses preuves une épée à la main… et tu ne me parais pas encore en être là…

— Un peu de patience, cela viendra, riposta Jean-Marie sans se troubler.

— À moins que ta langue ne soit clouée du premier coup. Pour l’instant, on veut bien t’accueillir en compagnie de nos bons amis Cocardasse et Passepoil, mais si tu étais seul, tu trouverais la porte fermée…

Berrichon ricana :

— Demandez voir au gros, là, comment je m’arrange pour me les faire ouvrir…

— C’est bon, assieds-toi et laisse-nous causer. Allons, les amis, dites-nous un peu ce qui nous procure l’honneur de votre visite ?… Ce brave Cocardasse ! Cet aimable Passepoil !…

Cette amitié dont excipait Blancrochet avec tant de fracas paraissait fort louche au Normand, qui était loin de s’en trouver honoré et craignait déjà que son ami, toujours trop sensible à la flatterie, donnât tête baissée dans un panneau.

Quand celui-ci n’avait pas trop bu, sa langue avait un régulateur : c’était le genou d’Amable qui heurtait de temps en temps le sien et l’avertissait qu’il allait dire une bêtise.

Pour l’instant, il avait toute sa lucidité d’esprit et n’était accessible qu’aux compliments, outrés à dessein par le bretteur qui connaissait son faible. Il n’en avait pas moins conscience qu’il fallait user de prudence et c’est pourquoi il résolut de laisser prendre à Passepoil la responsabilité de la conversation.

— Té, dit-il, adressez-vous à ce cher Amable. Pour moi, j’ai le gosier si sec qu’il ne me serait pas possible de parler avant d’avoir bu cinq ou six gobelets de ce vin qui me paraît délicieux… Vas-y, ma caillou, donne un peu à ces messieurs un échantillon de ton éloquence.

— Soit, acquiesça Blancrochet, vous êtes si bons amis que les pensées de l’un sont évidemment les pensées de l’autre.

— Ver !… on ne vous a pas menti en vous affirmant la chose… Cocardasse et Passepoil, c’est censément comme Oreste et Pylade…

— Connais pas ces gens-là, interrompit le spadassin dont toute la science s’était bornée à l’étude des traits d’escrime et qui n’hésita pas à penser que les deux légendaires amis étaient des prévôts qu’il n’avait pas le plaisir de connaître.

Le Gascon, guère plus ferré que lui sur le sujet, ne jugea pas à propos de lui entamer un cours d’histoire.

— Venez-vous souvent ici, maître Blancrochet ? demanda Amable à brûle-pourpoint.

— Vous pouvez m’y trouver tous les jours vers cette heure, si le cœur vous en dit. Nous nous y réunissons, un certain nombre de braves gens d’épée comme vous et moi, pour y causer de nos petites affaires et nous serions très honorés que vous fussiez des nôtres.

— Ah !… fit Passepoil. Et quel est le chef de cette respectable association ?

— Votre serviteur en personne, répondit Blancrochet en s’inclinant. Nul n’a le droit de pénétrer ici sans que je lui permette et, si vous y êtes pour l’instant, messeigneurs, c’est que vous êtes dignes d’y être accueillis en amis, quand et comme vous le voudrez.

— On vous en rend grâces, et nous userons sans doute de votre offre… En attendant, ne pourriez-vous nous dire les noms de ceux de vos principaux compagnons que nous aurons l’honneur de rencontrer ici ?

— Qu’en voulez-vous faire ? questionna le bretteur avec méfiance.

— Simplement pour savoir s’il ne se trouverait pas parmi eux de vieilles connaissances que nous aurions plaisir à retrouver.

— Attendez la tombée de la nuit, vous les verrez presque tous, à l’exception de quatre ou cinq que sûrement vous ne connaissez pas.

— Cela dépend… qui sont-ils ?

— Gauthier Gendry, Gruel dit la Baleine, deux anciens.

— Vivadiou ! s’écria Cocardasse, c’est précisément ces gaillards-là que nous serions aises de saluer aujourd’hui même…

Passepoil s’empressa de lui couper la parole :

— Pardieu oui, dit-il… Et vous dites que nous n’aurions pas le plaisir de les voir ?

Blancrochet poussa son lieutenant du coude. Les deux malandrins — on verra plus loin pourquoi — étaient au courant de ce qui s’était passé à l’égout de Montmartre et ne voulaient pas le laisser voir.

— Ils viennent ici quelquefois, dit le premier ; mais je puis vous assurer qu’ils n’y seront pas ce soir. Qui vous empêche de les rencontrer ailleurs ?

— Où cela ?

— Il est à peine deux heures de relevée ; à quatre heures ils doivent se trouver près de la porte de Montmartre et nous aussi, sans doute.

Cocardasse se leva pour crier :

— Nous y serons tous, caramba ! et vous serez charmé, j’en suis sûr, maître Blancrochet, d’assister à la petite conversation que nous tiendrons avec eux.

Une heure après nos trois hommes se séparaient de leurs problématiques amis en les assurant qu’ils seraient là à l’heure dite.

— As pas pur, ma caillou !… dit Cocardasse junior dès qu’ils furent à quelque distance ; j’en connais qui n’ont pas besoin de s’inquiéter de leur souper pour ce soir !…

— Nous les tenons, disait de son côté Blancrochet à son lieutenant Daubri. Va prévenir Gendry que les imbéciles viendront se fourrer eux-mêmes dans la gueule du loup.