Cocardasse et Passepoil/III/04

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Librairie Ollendorff (p. 189-195).


IV

VEILLÉE D’ARMES ET MATIN DE FÊTE


Ce jour-là même, et suivant la liste qui lui avait été remise par le duc d’Orléans, Louis XV avait envoyé, au gouverneur de la Bastille, l’ordre d’élargir un certain nombre de prisonniers dont les fautes étaient légères.

Soit par distraction du prince, soit égard au peu de valeur et à la nullité d’Oriol, celui-ci avait été compris au nombre des libérés.

Quand il fut hors de la redoutable forteresse, où il avait pensé devoir terminer ses jours, l’ex-traitant céda à un mouvement de joie délirante. Après les ténèbres de son cachot, il était heureux de revoir le soleil, les bourgeois paisibles vaquant à leurs occupations et tout le brouhaha de la grande ville.

Puis, ce sentiment fit place à un autre, tout voisin de l’orgueil.

Depuis que le duc de Richelieu avait été enfermé à la Bastille, il était presque de bon ton, pour la jeune noblesse tapageuse, d’y aller passer quelques semaines et, en bon gentilhomme qu’il se croyait, Oriol se faisait une gloire de son internement, dans ce château où, cependant, il avait maudit de tout son cœur le Régent, Gonzague, Peyrolles, Lagardère et un peu tout le monde.

Nivelle, seule avait trouvé grâce devant lui et, se retrouvant libre, ce fut à elle qu’il pensa tout d’abord.

Il se souciait fort peu de savoir ce qu’était devenu son ancien protecteur n’ayant pas la moindre envie de l’aller retrouver pour retomber sous sa despotique domination.

En effet, la grâce dont il bénéficiait entraînait avec elle la cessation de son exil et il était bien trop heureux d’être délivré de toutes chaînes, pour en river désormais de nouvelles à ses poignets, celles de l’amour mises à part.

Tout eût donc marché pour lui à souhait si, en se rendant dès le soir même à l’Opéra, afin d’y revoir l’objet de son culte, il ne s’était précisément heurté en route à M. de Peyrolles lui-même.

Ce fut une rencontre fort désagréable.

Oriol essaya bien de l’éviter et peut-être y eût-il réussi, même malgré son peu de souplesse, si l’intendant n’eût été accompagné du baron de Batz, qui, reconnaissant aussitôt son ex-compagnon de pèlerinage, vint lui abattre ses deux larges mains sur les épaules en criant :

— Gorpleu !… le caillard il n’a bas maicri, à la Pasdille… Tu tois afoir le pras rebosé, mon cros, et la pesogne ne manque pas te nodre gôté… Allons, fiens…

— Une lame de plus n’est pas à dédaigner, ajouta Peyrolles dont le visage d’oiseau essaya de sourire. Soyez le bienvenu, cher Oriol, le prince sera content de vous revoir… tout comme moi, d’ailleurs…

Ce sentiment n’était pas réciproque.

Oriol, s’armant de tout son courage, s’empressa de protester, invoquant mille excuses aussi saugrenues les unes que les autres pour se tirer de ce mauvais pas.

— Enfin, conclut-il, vous me laisserez bien la faculté de jouir quarante-huit heures au moins de ma liberté complète, et, quand le diable s’en mêlerait, il en sera ainsi.

Jamais encore, en toute sa vie, le petit homme n’avait montré pareille volonté de s’affranchir.

Hélas ! sa couardise trop connue allait bientôt servir à faire rentrer cette belle fringale de fierté.

— Dans quarante-huit heures, fit M. de Peyrolles, nous n’aurons plus besoin de vous… Vous voulez jouir de votre liberté, dites-vous ?… Soit, mais souffrez que je vous répète les paroles textuelles de M. le prince : Qui n’est pas avec moi est contre moi !

Ces paroles furent prononcées sur un ton de menace dont le seul but était d’effrayer Oriol.

L’intendant, au fond, se souciait assez peu de lui, mais il ne voulait pas le voir passer dans le camp opposé.

Le baron de Batz s’impatientait, ne comprenant rien à ces subtilités.

Si, pour le bien de l’association, Oriol devait revenir avec ses compagnons, pourquoi se perdre en discours ?

Il avait une façon brutale de trancher les difficultés, lui ; aussi, la discussion durant trop, à son gré, ne manqua-t-il pas d’user de ce principe.

Prenant le gros traitant par le bras, il l’entraîna tout uniment à sa remorque, en commandant :

— Bas dant te tisgours, et marche troid…

Le gros Oriol suivit, non sans faire d’amères réflexions : ce n’était vraiment pas la peine d’être sorti le matin de la Bastille, où l’on n’avait tout au moins pas de coups d’épée à craindre, pour redevenir le prisonnier de Gonzague.

Ceci se passait deux heures après l’incident qui avait eu lieu au cimetière Saint-Magloire : on voit que Peyrolles, aussitôt le danger passé, avait vite fait de reprendre ses esprits et de redevenir lui-même, c’est-à-dire fourbe et méchant.

Peut-être apprendra-t-on avec intérêt d’où il venait à cette heure en compagnie de l’Allemand, dont il n’avait jamais fait son favori et qu’il avait choisi sans doute en raison de sa force, peut-être aussi à cause de la lourdeur de son esprit.

Le factotum ne livrait rien au hasard et s’était très certainement adjoint le Teuton, comme on prend une bête de somme pour un gros travail.

Lorsqu’il avait dû fuir en Espagne, après les révélations faites par Lagardère en plein tribunal de famille et après le double rapt opéré au cimetière Saint-Magloire, Gonzague avait emporté sur lui une somme considérable ; mais tout a une fin, l’or avait fondu à alimenter les roués et à soudoyer des bandits.

Maintenant, il était à court et si, comme il l’espérait bien, il n’était pas tué le lendemain dans le dernier duel qu’il devait avoir avec Lagardère, il lui faudrait gagner en toute hâte la frontière et quitter la France pour toujours. Or, il entendait bien ne pas s’en aller les mains vides et risquer, par défaut d’argent, de compromettre sa fuite.

Pour avoir de nouvelles ressources, il ne s’agissait pas pour lui d’emprunter. Il savait où trouver des richesses qui lui avaient appartenu, qui, à son estime, lui appartenaient encore ; mais la difficulté était de les aller chercher.

En effet dès le soir même où il était parti, emmenant Aurore, la princesse s’était retirée à l’hôtel de Nevers et, par ordre du Régent, la Maison d’Or de la rue Quincampoix avait été mise sous séquestre.

Depuis lors elle était constamment gardée par des sentinelles dont la mission était d’empêcher tout le monde d’en approcher. Tous ceux qui s’y étaient ruinés lui montraient le poing en passant.

Gonzague, moins que tout autre, avait chance de pouvoir y pénétrer, d’en enlever ce dont il avait besoin. Il en sentait pourtant la nécessité si impérieuse que, le matin même, il avait élaboré avec Peyrolles le plan audacieux de déjouer la surveillance des gardes et d’aller se ravitailler dans son propre hôtel.

Car, si jadis il distribuait à ses roués des actions peu coûteuses, il avait su tenir pour lui-même de l’or en réserve dans ses coffres. Il pensait être seul à avoir le secret de cette réserve, mais Peyrolles le savait aussi, et il eût été moins difficile de passer sur le ventre des gardes que d’enlever une double couronne sans que Peyrolles en fût instruit.

Car, si l’intendant de Gonzague reconnaissait en celui-ci un maître incontesté sous la volonté duquel il pliait sans jamais se plaindre, il avait un autre maître plus puissant, plus exigeant, plus tyrannique, devant lequel il se courbait tout bas : c’était l’or !

Certes, Philippe de Mantoue pouvait être victorieux et tuer Lagardère ; il avait raison de vouloir emporter avec lui, en pays étranger, le plus possible des richesses amassées. Par contre aussi, il pouvait être vaincu, et avec un tel adversaire, c’était plutôt à craindre.

À craindre, non… car Gonzague mort, lui, Peyrolles, saurait bien s’emparer de ces trésors qu’on ne songerait pas tout de suite à mettre en sûreté, et s’enfuir au loin pour en jouir.

Dans la conversation qu’ils avaient eue ensemble à ce sujet, il avait laissé parler son maître, notant seulement dans sa cervelle toutes les indiscrétions utiles à son propre plan. Et quand celui-ci lui avait demandé son avis sur cette tentative, il s’était empressé de l’approuver, en se promettant bien de l’empêcher d’aboutir.

L’heure avait été choisie : le soir même, un peu après minuit ; et quand Philippe de Mantoue, sûr des dispositions prises, se félicitait déjà d’un succès incontestable, son âme damnée se mettait en travers et comptait pour lui l’or à venir.

Il lui suffit d’écrire une lettre destinée à l’officier chargé de la surveillance de l’hôtel de Gonzague, et, sous un prétexte facile à trouver, il sortit avec de Batz et se dirigea vers la rue Quincampoix.

À vingt pas de la sentinelle, il fit embusquer le baron au coin d’une rue et continua de s’avancer seul. Puis arrivé à hauteur du soldat, il laissa tomber la lettre de sa poche comme par mégarde et continua sa route pour venir, par un détour, rejoindre de Batz.

Il avait eu cependant le temps de constater que le factionnaire, après s’être baissé pour ramasser le papier, le tournait dans tous les sens et le portait enfin à son chef.

Le tour était joué.

Or, la lettre portait qu’à minuit, un groupe d’hommes devait tenter de pénétrer dans l’hôtel pour enlever les choses précieuses et vider l’argent des coffres. Aussi, moins d’une heure après, la garde était-elle doublée, et des soldats étaient-ils campés dans les cours et jusque dans les appartements.

Selon le programme adopté, à la faveur de la nuit, Philippe de Mantoue se glissa, suivi de ses roués, aux abords de la somptueuse demeure où jadis il régnait en maître et qui lui était maintenant fermée, sans doute pour toujours. Quand il vit ce déploiement de forces lui barrant le passage et rendant toute tentative inutile et dangereuse, il étouffa avec peine une exclamation de rage et se mordit les lèvres jusqu’au sang.

Peyrolles sembla être plus surpris et plus peiné que son maître de ce contretemps fâcheux, ceci à la surface, car en son for intérieur, il éprouvait une jouissance diabolique d’avoir su protéger contre toute mainmise ces richesses accumulées.

L’édifice élevé par Gonzague se désagrégeait donc et croulait pierre à pierre. Pour voler la fortune de Nevers, pour aboutir à perdre la sienne, il avait débuté par l’assassinat ; il avait eu recours au rapt, au mensonge ; il avait usé de toutes les infamies, consommé toutes les lâchetés ; foulant aux pieds les lois sacrées de l’amitié, il s’était fait un ennemi du Régent de France ; il avait torturé des femmes, plus de cinquante hommes s’étaient entre-tués pour lui et des centaines d’innocentes victimes avaient péri de son fait dans la plus épouvantable catastrophe. Sa vie n’était qu’un tissu de crimes dont le résultat était nul et il ne fallait rien moins que son immense orgueil pour le pousser à vouloir atteindre son but, malgré tout et quand même.

Il fut sur le point de se repentir d’avoir assigné Lagardère à deux jours, car Lagardère y serait comme il l’avait dit et lui, Gonzague, n’aurait pas le temps de préparer sa fuite, ni les moyens de l’assurer d’une façon certaine.

Pendant un instant, il ne fit pas bon autour de lui, quand il fut de retour à son ancienne maison de débauche, devenue son repaire ; son factotum n’osait même pas lui adresser la parole. Mais pouvait-il s’avouer vaincu, quand le jour qui allait se lever serait celui de la lutte suprême, quand beaucoup de ceux qui l’entouraient, peut-être tous, peut-être lui-même, n’étaient pas sûrs d’en voir la fin ?

Soudain il se redressa, plus insolent que jamais, bravant les hommes, la destinée, le ciel.

— À quoi bon regarder le passé ? dit-il avec colère. Voyons un peu du côté de l’avenir ; nous avons tout juste le temps d’y songer. Aujourd’hui même, messieurs, Lagardère doit se marier… Il est une heure du matin et la journée sera longue…

Les roués l’entouraient et l’écoutaient sans prononcer un mot : à la gravité du ton, ils devinaient l’importance de ce qui allait être dit.

— Le Régent sera de la noce, le roi aussi peut-être. D’ici nous entendrons les hymnes d’allégresse ; nous verrons la jeune fiancée monter les marches de l’église, suivie de celle de Chaverny ; nous verrons la princesse ma femme, car elle est ma femme, quoi qu’elle fasse, au bras de Lagardère, mon plus mortel ennemi… et nous ne verrons rien autre chose, messieurs ; nous ne sommes pas invités à la noce et ce qui se passera au pied de l’autel n’est pas fait pour nous… Si nous voulions y pénétrer, sans doute y aurait-il des gardes assez peu respectueux de nos personnes pour nous en empêcher, comme à l’hôtel de Gonzague…

Il se tut un instant, dardant son regard sur ses anciens gentilshommes dont il avait fait des esclaves.

— Ne pas nous avoir invités à cette fête, reprit-il avec sarcasme, est une impardonnable négligence dont M. de Lagardère, ce galant homme, serait le premier vexé… Nous irons quand même…

— Et les gardes ? interrogea Montaubert.

— Oui, fit le baron, les cartes ? Tiaple !

— Ces braves gens n’arriveront qu’après nous… Les fourrés sont faits pour se cacher derrière, demandez à Peyrolles !… Cela n’implique pas pour vous l’obligation d’avoir peur… Vous serez là, messieurs, dissimulés dans les taillis, à l’abri des tombes et attendant le comte… Soyez sans crainte, il viendra. Quand ?… À quelle heure ?… Je n’en sais rien au juste… Sans doute ce soir et il fera nuit au sortir de l’église… Avez-vous compris, mes gentilshommes ?

Leur silence répondit pour eux ; depuis trop longtemps, ils savaient ce qu’était une expédition nocturne avec Gonzague et l’importance capitale de celle-ci ne leur échappait pas.

— Vous faites la moue, messieurs, reprit le prince. C’est tant pis pour vous !… J’ai un registre, je vous l’ai dit déjà, dont la première page est pour moi, les autres pour vous ; chacun a la sienne… En tête est inscrit ce que je vous ai donné ; au-dessous ce que j’ai reçu de vous… Nous sommes loin de compte, messieurs mes amis, et si l’envie me prend de liquider ce soir, j’aimerais assez vous voir prêts à payer.

Sous ces paroles insolentes et railleuses, les roués s’inclinèrent. Ils le connaissaient, le compte de Gonzague, et leur épée seule, mise à son service pour toutes les besognes, était capable de le solder.

— Nous n’avons jamais marchandé, murmura Nocé, et notre marché vaut aujourd’hui comme hier… Bon pour les pages de Chaverny et de Navailles…

— Elles sont en suspens, répliqua vertement Gonzague, nous les solderons comme les autres…

— Et nous avons signé les nôtres, répartit Nocé. Si Votre Altesse a besoin d’une signature nouvelle…

— Pourquoi faire ? railla Gonzague. Où seriez-vous demain, mes gentilshommes, si je vous disais à l’instant : « Votre compte est clos, mon registre est fermé, je n’ai plus besoin de vos services ?… » La potence vous guette, Oriol a déjà tâté de la Bastille et je suis seul à pouvoir vous en sauver, reconstituer votre fortune et la mienne… Il faut y songer à l’instant même.

— Quand vous voudrez, monseigneur, répliqua Montaubert.

Les roués étaient matés de nouveau, car leur maître avait dit vrai : ils n’étaient rien sans lui que des victimes désignées à la vindicte de la justice. Philippe de Mantoue eût peut-être été beaucoup moins sans leur nombre, mais ce n’était pas à lui à le dire.

Il promena sur eux tous un regard circulaire et reprit :

— L’heure du repos bien gagné est proche… Pas de faiblesses si vous voulez vivre et jouir de la victoire… Allez aiguiser vos épées et descendez dans le cimetière au premier son des cloches… Ne vous inquiétez pas si tout d’abord je ne suis pas avec vous, car moi aussi, je vous dis comme Lagardère : « J’y serai ! »

Jadis, on n’avait guère sommeil, les soirs de soupers à la Folie-Gonzague. Cette nuit-là on n’y pensa pas davantage à dormir et l’on y réglait encore de graves détails quand l’aube parut, éclairant des visages blêmes. Cette fois au moins les plaisirs de l’orgie n’y étaient pour rien.

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Ce matin-là, au petit lever de son Altesse Royale, maître le Bréhant se montrait inflexible et n’admettait personne. Bien des nez de courtisans s’allongèrent en vain devant la porte fermée : Lagardère et Chaverny seuls étaient attendus sans témoins.

Il était bien rare de voir ainsi déserte la ruelle de Philippe d’Orléans, la seule qui eût résisté aux scrupules de Mme de Maintenon. Jusqu’au commencement de ce xviiie siècle, toutes les grandes dames, les princes et même les hommes de lettres recevaient chaque matin dans leur alcôve parfois jusqu’à cinquante personnes apportant les nouvelles de la ville et de la province, les caquetages, les bons mots et les médisances. Les poètes y lisaient leurs vers, les amoureux y soupiraient, on y comptait les rides de celle qui recevait et nombre de réputations y étaient mises en miettes.

Mme de Sévigné disait en parlant du père Maimbourg : « Il sent l’auteur qui a ramassé le délicat des mauvaises ruelles. »

Mme de Rambouillet, — elle avait sans doute quelque défaut à cacher, — avait été la première à trouver peu séantes ces réunions dans l’alcôve d’une femme. La pruderie de Mme de Maintenon leur donna le coup de grâce. Dans les ruelles des hommes plus qu’ailleurs, on y médisait d’elle ; elle vint à bout de les faire disparaître et, sous la régence de Philippe d’Orléans, il n’en restait plus qu’une : celle du Régent lui-même.

Elle était réputée à juste titre, tant pour ce qu’on y disait qu’en raison de son agencement intérieur.

Un immense paravent, tiré entre la porte et la cheminée, formait comme une petite chambre dans la grande. Les colonnes dorées de l’alcôve soutenaient une sorte de dais orné d’allégories, peintes par Lancret et par Watteau, sur l’Amour, le Sommeil, le Rêve.

À l’entour, dans une pose souvent familière, interdite en tout autre lieu devant Son Altesse, les seigneurs prenaient place dans des fauteuils, tandis que des chaises et des placets, — sorte de tabourets bas et larges, — disposés devant l’alcôve et en avant des colonnes, étaient réservés aux magistrats, hommes de lettres et ecclésiastiques.

Lagardère et Chaverny y furent introduits par une porte secrète et le prince leur tendit la main à tous deux :

— Bonne nouvelle, messieurs, leur dit-il. Sa Majesté et moi avons décidé hier soir de vous marier aujourd’hui même.

Puis ayant joui un instant de la stupéfaction peinte sur leur visage, il reprit :

— Les motifs vous en échappent ; je vais vous les dire. Cet après-midi doit avoir lieu aux Tuileries le lit de justice tenu par Sa Majesté pour la reconnaissance de sa majorité… Vous n’y serez pas, car vous aurez mieux à faire, mais toute l’élite du royaume doit y assister. Commencez-vous à comprendre, monsieur de Lagardère ?

— Peut-être, Monseigneur, répondit Henri ; mais je crains fort de me tromper…

— Ce en quoi vous avez grand tort, car au sortir des Tuileries Sa Majesté Louis XV et tous ceux qui seront avec elle s’en iront assister aux mariages du comte de Lagardère et du marquis de Chaverny. Soyez prêts à six heures, messieurs, nous irons vous rejoindre à Saint-Magloire.

La coutume n’était pas de se marier à cette heure ; mais le roi le voulait ainsi, les deux principaux intéressés ne songeaient guère à discuter ses raisons.

— À propos, marquis, s’écria le duc d’Orléans en riant, ne sais-tu pas que tu viens de l’échapper belle ?… Je te donne en cent à deviner qui avait sollicité du roi la faveur de bénir ton mariage ?… Elle était accordée et peut-être n’eussé-je rien pu y faire…

Le ton gouailleur de Philippe mit aussitôt Chaverny sur la voie :

— Tous les prêtres sont bons, répondit-il, car ils sont les représentants de Dieu. Je n’en connais qu’un, indigne même de représenter le diable, car celui-ci n’en voudrait point : c’est le cardinal Dubois…

— Et je parle de lui, marquis.

— Grand merci, Monseigneur !… Votre Altesse n’aurait donc pas le moyen de l’envoyer passer deux ou trois jours à la Bastille ?…

— Peste !… tu n’es pas pour les demi-mesures… Mais, rassure-toi, marquis, Dubois est malade et fort empêché de te jouer ce tour.

— Alors que béni soit son mal, Monseigneur.

— Messieurs, conclut Philippe d’Orléans, c’est là tout ce que j’avais à vous dire en attendant ce soir.