Cocardasse et Passepoil/III/05

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Librairie Ollendorff (p. 196-201).


V

LIT DE JUSTICE


Dès midi, les abords des Tuileries étaient interdits à tout ce qui n’était pas carrosses dorés, chaises à porteurs et autres véhicules de ce genre.

Le bon peuple de Paris n’avait garde de se plaindre des détours auxquels on l’obligeait, presque toutes les rues étant barrées par des cordons de troupes.

Il était enchanté d’avoir changé de maître et de posséder un roi tout neuf, gracieux, affable, et un peu timide, disait-on.

Capricieux et toujours disposé à se distraire à peu de frais, quand faire se pouvait, c’était aussi pour lui une occasion unique d’avoir la parade galonnée de la noblesse : les plus grands seigneurs de la Cour, en habits d’apparat ; les cardinaux pourprés ; les évêques et archevêques en robes violettes, — non point pour cela plus modestes ; — les maréchaux et mestres de camp ; les ministres, le garde des sceaux, les princes de sang royal : l’Université, les pairs de France, le Parlement, les conseillers d’État, les chevaliers de l’Ordre, les mousquetaires du roi, tout cela, pêle-mêle, se hâtant, se glissant, échangeant des saluts protecteurs, hautains ou obséquieux, suivant le rang et la fortune, et s’engouffrant par les portes trop étroites des Tuileries.

Le roi Louis Quinzième tenait lit de justice et sa majorité, qui en fait datait de quelques jours, allait être proclamée, urbi et orbi, devant l’élite de la noblesse française et les pouvoirs constitués en présence des ambassadeurs permanents des autres nations.

Sa Majesté était assise sur un trône élevé, surmonté d’un dais de velours bleu fleurdelisé. Elle avait à sa droite S. A. R. le Régent, le duc de Bourbon, le duc du Maine, le comte de Toulouse, tous les princes du sang, en un mot, suivant leur ordre de préséance ; à sa gauche, le grand chancelier, les ministres, S. Em. le cardinal Fleury, — Dubois était absent, — et les grands dignitaires du royaume. Partout ailleurs, sur des gradins plus ou moins élevés, chacun était placé suivant sa charge et son rang.

Cela ne ressemblait en rien aux lits de justice tenus par saint Louis sous le chêne de Vincennes, et dans toute l’assistance, il eût peut-être été difficile de trouver l’ombre même d’un bon sire de Joinville. Mais chaque chose a son temps et ce qui brille le plus n’est pas toujours ce qu’il y a de meilleur. Quand l’histoire juge, elle ne s’arrête pas au clinquant et va chercher le diamant à travers sa gangue. Louis XV, Fleury et bien d’autres y font piètre figure à côté de saint Louis et de Joinville.

Ce jour-là, on ne songeait guère aux temps lointains des Croisades et du chêne de Vincennes ; les dames, auxquelles on avait réservé un vaste espace dans le pourtour, trouvaient à Sa Majesté fort bon air, la peau fine, l’ovale du visage régulier, le profil charmant.

Mais on était là pour des choses sérieuses, ou prétendues telles.

Le chancelier ouvrit la séance par un long discours dans lequel les lois divines et les lois monarchiques, agréablement commentées, aboutissaient à prouver que Dieu avait depuis longtemps prévu et ordonné qu’en ce jour même, 22 février 1723, un enfant encore bon à fouetter la veille, tiendrait en ses faibles mains le sort de vingt-cinq millions de créatures raisonnables.

Sa Grandeur n’en trouvait pas moins cela très logique et tout le monde avec elle. Elle profita donc des bonnes dispositions de l’assistance pour couvrir, au nom du roi, S. A. le Régent de toutes sortes de louanges pour la façon dont il avait gouverné l’État pendant une période de sept années.

M. d’Armenonville prit la suite et renchérit encore, au point d’en arriver à prouver que les finances étaient des plus florissantes ; l’Église au surplus se portait bien et tous les cousins et petits-cousins placés sur les trônes voisins ne songeaient pas à partir en guerre contre la France.

À vrai dire, il oublia, tout comme M. le chancelier de s’appesantir sur les légèretés du Régent, et s’il parla de ses relations, ce fut seulement de celles qu’il avait su nouer avec les cours étrangères. Il glissa rapidement sur la banqueroute de l’honorable M. Law, ex-contrôleur général ; ne parla en rien des dettes de Philippe d’Orléans, dont les finances, au rebours de celles de l’État, étaient des moins prospères, et, ne pensant pas un mot de ce qu’il disait, il n’en conclut pas moins que tout était pour le mieux dans la plus belle France du monde.

Dire que le roi s’amusait de toutes ces histoires serait peut-être exagéré. Il aurait préféré de beaucoup celle du Masque de fer et davantage encore celle de Lagardère ; aussi bien souvent M. d’Armenonville, se tournant vers lui, le trouva-t-il inattentif.

Quelques jours avant, il avait éprouvé orgueil et joie de devenir le maître. Aujourd’hui, malgré les moelleux coussins sur lesquels il était assis, il commençait à trouver aux cérémonies royales en général, et aux lits de justice en particulier, une vague analogie avec les pénitences infligées aux écoliers.

Néanmoins il se tenait très dignement sur son trône, ne prêtant qu’une oreille distraite à tous ces beaux discours et songeant surtout au mariage de Lagardère.

Il se demandait quelle formule il lui faudrait employer pour y convier tous les vieux barbons emmitouflés de fourrures et d’hermine qui avaient hâte sans doute de regagner leur logis et le coin du feu où chauffer leurs membres rhumatisants et goutteux.

Certainement, beaucoup de ces illustres débris devaient fort mal s’accommoder des courants d’air de l’église Saint-Magloire et, bien que tous portassent l’épée, à les voir si renfrognés, le malin petit roi constatait par avance, qu’en cas de lutte, bien peu seraient à même de la sortir du fourreau.

Ces réflexions étaient plutôt d’un enfant que d’un souverain, car à Louis XV il suffisait d’ordonner.

Il se consolait néanmoins à compter toutes les jeunes têtes qui prendraient aussitôt feu et flamme et le suivraient avec entrain, en laissant les podagres derrière.

Ainsi, grâce au remarquable discours de M. d’Armenonville dont il ne voulut pas entendre un traître mot, mais qui lui permit de s’isoler et de penser à ses propres affaires, le roi ne s’aperçut pas trop de la longueur du temps.

Il était bien près de cinq heures et c’était le moment des présentations.

Il avait été décidé, en effet, que chacun viendrait se prosterner à tour de rôle aux pieds du roi et lui prêter serment de fidélité.

Les amis de Philippe d’Orléans escomptaient depuis longtemps les paroles qu’il prononcerait à leur égard en cette circonstance, et en augurant toutes sortes de faveurs pour l’avenir.

Louis XV les en tint quittes et après les avoir remerciés en quelques phrases courtes, apprises par cœur le matin avec l’aide du cardinal Fleury, il se pencha vers le Régent :

— Mon cousin, lui dit-il, veuillez instruire ces messieurs de Notre désir.

Le duc d’Orléans se leva. Un grand silence se fit. L’assistance ne se doutait guère de ce qu’il allait dire, les premiers mots stupéfièrent tout le monde. Il s’agissait de faire, au mariage de Lagardère, une manifestation imposante et sans précédent dans l’histoire.

C’était l’agrément royal.

Les vieux crânes oscillèrent de droite à gauche ; leurs propriétaires ne pouvaient en croire leurs oreilles.

Le roi certes avait raison, à leurs yeux, mais tout cela était si en dehors de l’étiquette et des usages de la cour qu’ils en demeuraient stupéfaits, la bouche en O.

Par contre, tout un clan, formé des têtes les plus fières et les plus audacieuses, était suspendu aux lèvres de Philippe d’Orléans et se demandait si, après le grand Louis XIV, allait en surgir un plus grand encore, dont ce premier acte du jeune roi était le prélude.

Tous connaissaient au moins les faits et gestes de Lagardère et beaucoup le connaissaient lui-même. Le maréchal de Berwick et le prince de Conti savaient à quoi s’en tenir sur son compte ; M. de Riom et les colonels qui avaient guerroyé en Espagne eussent pu renseigner les autres ; le marquis de Saint-Aignan les y eut aidés, de même que le maréchal d’Estrées ; et si Maurice de Saxe ne demandait rien, sa religion n’en était pas moins suffisamment édifiée.

Si Philippe d’Orléans eût prié les amis de Gonzague de lever la main, le total se fût chiffré par zéro. Et pourtant devant ces trois cents personnes, qui, derrière le roi et le Régent, marchaient à la tête de la France, Philippe de Mantoue aux abois allait tenter de consommer son dernier crime.

En ce moment même, il le préparait savamment, car tout en ignorant quel cortège imposant et nombreux allait amener avec lui le roi, s’il venait à Saint-Magloire, il ne s’en dissimulait pas moins les difficultés certaines.

Gonzague avait l’esprit organisé pour le mal et si parfois il faisait appel aux lumières de Peyrolles, son disciple en perfidie, ce n’était que dans les cas d’importance secondaire.

Quand la situation était grave, — et jamais elle ne l’avait été davantage, — il s’en rapportait à lui seul. Après avoir ourdi la trame, il ne se contentait plus alors de faire agir ses comparses : il agissait lui-même.

Ainsi avait-il fait dans les fossés de Caylus, puis le soir de l’enlèvement d’Aurore, une ou deux fois en Espagne et récemment à la foire de Saint-Germain.

Ce soir, il allait jouer son va-tout, c’était bien le moins qu’il eût mis la main à la pâte.

Il l’y mettait, pour l’instant, avec plus de duplicité encore que d’ardeur. Assis à sa table, il venait d’écrire deux billets très laconiques : deux ou trois mots seulement sur chacun d’eux.

Ce n’était pas son testament qu’il venait de faire là : il y eût eu plus de lignes et son paraphe au bout. Gonzague n’avait pas signé et l’écriture d’un billet ne ressemblait pas à celle de l’autre, de même que l’écriture des deux n’était pas l’écriture habituelle du prince. Il l’avait si bien contrefaite qu’après l’avoir contemplée sur les deux feuillets séparés, il parut satisfait de lui-même et sourit comme on mord. La vie de deux êtres humains, peut-être plus, était sans doute à la merci des lignes tracées sur ces chiffons de papier, vrais cartels de mort.

Il les plia en quatre, y mit une suscription et les glissa dans son pourpoint.

Gonzague était vêtu tout de noir. Il était sinistre, avec sa figure blême, tranchant sur ses vêtements aussi sombres que son âme.

Tout le jour, il avait arpenté sa chambre, venant s’asseoir, de temps en temps, posant son front dans le creux de sa main et restant ainsi, de longs quarts d’heure, à méditer sa vengeance, à distiller sa haine.

Faisait-il donc un retour sur lui-même, estimant la tâche trop lourde, calculant qu’il serait brisé ? Non… Pour cela, l’orgueil parlait trop haut chez lui et quand on a, dans le crime, passé certaines limites, on ne revient pas en arrière… Il faut aller toujours plus loin, descendre encore plus bas : le crime vous pousse et ceux-là s’arrêtent seuls que ronge le remords : le remords n’avait pas de prise sur Gonzague.

Parfois il songeait en voyant se plisser le front de ses roués, car ceux-là y étaient encore accessibles. Alors il les fouaillait de son mépris et de ses insolences, leur montrant qu’il était trop tard pour se repentir, et les entraînait de nouveau dans son sillage de sang. Nous l’avons vu user de ce moyen le matin même.

Peyrolles seul, à ce point de vue, était digne de son maître : il regardait vers l’avenir, sans jamais un retour vers le passé. Ou si parfois il se remémorait le chemin parcouru, c’était pour constater les ornières qui l’avaient fait trébucher et les éviter désormais.

Dans cet après-midi, sorte de veillée des armes pour Philippe de Mantoue, son lieutenant faisait auprès de lui des apparitions fréquentes et le tenait au courant de tout ce qui se passait au dehors.

Vers deux heures, l’intendant encadra sa silhouette osseuse dans l’entre-bâillement de la porte et regarda méditer son maître. Celui-ci ne l’avait pas entendu venir ; il restait plongé dans ses réflexions, la tête au creux de ses mains.

Peyrolles le contempla et son regard était éloquent. Entre ces deux hommes liés par une longue suite de crimes, il n’y avait ni affinité ni confiance. Si l’un était le maître et l’autre le valet, c’est que celui-ci n’avait pas encore trouvé le moyen de renverser les rôles ou de n’avoir plus de maître. Il estimait n’avoir plus guère à attendre pour en arriver là et sa bouche se contracta dans un sourire où se refléta tout l’ignominieux état de son âme.

Gonzague avait devant lui un miroir d’argent. Il vit Peyrolles.

Le sourire de celui-ci creusa entre eux un irrévocable abîme et Philippe de Mantoue put s’assurer une fois de plus qu’on peut dompter les fauves, qu’on ne se les attache jamais. Tôt ou tard leur dent toujours prête à déchirer accomplit son œuvre et, plus le dompteur a été cruel, plus le déchiquetage est furieux.

Le prince comprit qu’à dater de cette minute, il devait compter avant tout et seulement sur lui-même.

Alors il releva la tête pour mettre un terme à cette scène muette et l’intendant, reprenant aussitôt son masque de plate obséquiosité, prévint son maître que des allées et venues inusitées se produisaient dans le quartier, surtout aux alentours de l’église Saint-Magloire. Le clergé était sur les dents : on voyait courir de tous côtés bedeaux et marguilliers, les bras chargés de cierges et, signe caractéristique, les mendiants s’abattaient autour du cimetière comme une nuée de corbeaux.

Il était de règle, en effet, les jours de mariage, de laisser approcher les mendiants du porche pour que la jeune épousée pût leur distribuer elle-même quelque monnaie. Cependant, lorsqu’il s’agissait d’une de ces grandes unions de la noblesse où les églises étaient trop petites pour contenir tous les invités, une partie restant sur les marches, le portail grand ouvert, on avait soin de déblayer celles-ci d’avance de tous les grippe-sous, malingreux, faux boiteux et culs-de-jatte qui y étaient accourus en foule. On en tolérait seulement quelques-uns, privilégiés ou plus adroits, qui participaient aux largesses de la nouvelle épouse.

Ce n’était pas pour eux tout bénéfice, car il s’agissait de garder ce qu’ils avaient acquis. Sitôt la noce disparue, tous les mendiants évincés, embusqués aux alentours, surgissaient brusquement afin de les dépouiller ; les coups de cannes et de béquilles pleuvaient dru comme grêle ; les culs-de-jatte retrouvaient l’usage de leurs jambes pour s’enfuir et ceux qui, l’instant d’avant, se faisaient passer pour borgnes, le devenaient réellement d’un coup de poing.

Il eût été difficile de savoir qui leur avait donné ce jour-là le mot d’ordre, car ils évitaient au contraire de se communiquer entre eux la nouvelle de telles aubaines, mais c’était à croire que toute l’ancienne Cour des Miracles avait pris rendez-vous à Saint-Magloire.

Quand Gonzague, quelques instants après, aperçut toute cette racaille, il eut un sourire de satisfaction.

C’étaient là gens dont il pouvait se servir à l’occasion et l’idée lui vint même aussitôt qu’il en emploierait au moins un.

Deux heures passèrent : la nuit vient vite au mois de février et dès quatre heures le pâle soleil d’hiver qui s’était montré un instant pour faire honneur sans doute à Louis XV, disparut pour laisser le ciel terne et gris ; bientôt même le crépuscule commença à s’épandre sur la ville.

Au contraire, la nef de Saint-Magloire s’illumina de milliers de bougies et de cierges, dont la lueur filtrait à travers les vitraux enchâssés de plomb. Jamais la vieille église n’avait été si resplendissante au dedans, et le contraste était frappant de cette lumière émergeant comme un bouquet d’artifice parmi les ténèbres qui commençaient à voiler les tombes du cimetière.

Philippe de Mantoue fixa son regard insolent sur le portail béant et si vivement éclairé, puis il l’abaissa sur les pierres noircies des vieilles sépultures.

— Il fait grand jour, dit-il, dans le cœur d’Aurore et dans celui d’Henri de Lagardère !… Il fait nuit noire dans mon cœur !… Qui va triompher, de la lumière ou des ténèbres ?… Allez, messieurs, c’est l’heure !…

Un à un les roués se glissèrent dans le cul-de-sac et s’introduisirent dans l’enceinte du cimetière, par derrière l’abside ; ils se cachèrent entre les mausolées au centre des massifs de cyprès et dans les recoins les plus sombres. Peyrolles avait fermé la marche.

Gonzague sortit peu après, ferma la porte à double tour et glissa la clef dans sa poche.

Puis il se dirigea vers l’un des mendiants, un jeune homme contrefaisant le boiteux et dont le visage patibulaire indiquait assez qu’il serait bon à toutes les besognes.

Leur entretien dura près d’un quart d’heure, et quand il fut terminé, le prince mit quelque chose dans la main du guenilleux : c’était le dernier louis d’or de Philippe de Mantoue et maintenant le pauvre diable était plus riche que le prince.

Il lui remit aussi les deux billets préparés par lui et, le mendiant s’étant faufilé dans l’église même, on entendit les pas d’une compagnie de gardes-françaises venant prendre le service d’ordre.

Gonzague s’enfonça dans les ténèbres, à travers le cimetière, et alla se poster auprès du tombeau de Philippe de Nevers, sa victime.