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Colas Breugnon/Avertissement au lecteur

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorff (p. 15-17).


AVERTISSEMENT AU LECTEUR


Les lecteurs de Jean-Christophe ne s’attendent sûrement point à ce livre nouveau. Il ne les surprendra pas plus que moi.

Je préparais d’autres œuvres, — un drame et un roman sur des sujets contemporains et dans l’atmosphère un peu tragique de Jean-Christophe. Il m’a fallu brusquement laisser toutes les notes prises, les scènes préparées, pour cette œuvre insouciante, à laquelle je ne songeais point, le jour d’avant.

Elle est une réaction contre la contrainte de dix ans dans l’armure de Jean-Christophe, qui, d’abord faite à ma mesure, avait fini par me devenir trop étroite. J’ai senti un besoin invincible de libre gaieté gauloise, oui, jusqu’à l’irrévérence. En même temps, un retour au sol natal, que je n’avais pas revu depuis ma jeunesse, m’a fait reprendre contact avec ma terre de Bourgogne nivernaise, a réveillé en moi un passé que je croyais endormi pour toujours, tous les Colas Breugnon que je porte en ma peau. Il m’a fallu parler pour eux. Ces sacrés bavards n’avaient pas encore assez parlé, de leur vivant ! Ils ont profité de ce qu’un de leurs petits-fils avait l’heureux privilège d’écrire (ils l’ont souvent envié !) pour me prendre comme secrétaire. J’ai eu beau me défendre :

— Enfin, grand’papa, vous avez eu votre temps ! laissez-moi parler. Chacun son tour !

Ils répliquaient :

— Petit, tu parleras lorsque j’aurai parlé. D’abord, tu n’as rien de plus intéressant à raconter. Assieds-toi là, écoute et n’en perds pas un mot… Allons, mon petit gars, fais cela pour ton vieux ! Tu verras plus tard, quand tu seras où nous sommes… Ce qu’il y a de plus pénible, dans la mort, vois-tu, c’est le silence…

Que faire ? J’ai dû céder, j’ai écrit sous la dictée.

À présent, c’est fini, et me revoici libre (du moins je le suppose). Je vais reprendre la suite de mes propres pensées, si toutefois un de mes vieux bavards ne s’avise pas encore de ressortir de sa tombe, pour me dicter ses lettres à la postérité.

Je n’ose croire que la compagnie de mon Colas Breugnon divertira autant les lecteurs que l’auteur. Qu’ils prennent du moins ce livre comme il est, tout franc, tout rond, sans prétention de transformer le monde, ni de l’expliquer, sans politique, sans métaphysique, un livre à la « bonne françoise », qui rit de la vie, parce qu’il la trouve bonne, et qu’il se porte bien. Bref, comme dit la Pucelle, (il était inévitable que son nom fût invoqué, en tête d’un récit gaulois), amis, « prenez en gré »…

Mai 1914.

ROMAIN ROLLAND