Colas Breugnon/I
I
L’ALOUETTE DE LA CHANDELEUR
Saint Martin soit béni ! Les affaires ne vont plus ― inutile de s’éreinter. J’ai assez travaillé dans ma vie. Prenons un peu de bon temps. Me voici à ma table, un pot de vin à ma droite, l’encrier à ma gauche ; un beau cahier tout neuf, devant moi, m’ouvre ses bras. À ta santé, mon fils, et causons !
En bas ma femme tempête. Dehors, souffle la bise, et la guerre menace. Laissons faire. Quelle joie de se retrouver, mon mignon, mon bedon, face à face tous deux !… (C’est à toi que je parle, trogne belle en couleurs, trogne curieuse, rieuse, au long nez Bourguignon et planté de travers, comme chapeau sur l’oreille…) Mais dis-moi, je te prie, quel singulier plaisir j’éprouve à te revoir, à me pencher, seul à seul, sur ma vieille figure, à me promener gaiement à travers ses sillons, et, comme au fond d’un puits (foin d’un puits !) de ma cave, à boire dans mon cœur une lampée de vieux souvenirs ? Passe encore de rêver, mais écrire ce qu’on rêve !… Rêver, que dis-je ? J’ai les yeux bien ouverts, larges, plissés aux tempes, placides et railleurs ; à d’autres les songes creux ! Je conte ce que j’ai vu, ce que j’ai dit et fait… N’est-ce pas grande folie ? Pour qui est-ce que j’écris ? Certes pas pour la gloire ; je ne suis pas une bête, je sais ce que je vaux, Dieu merci !… Pour mes petits-enfants ? De toutes mes paperasses, que restera dans dix ans ? Ma vieille en est jalouse, elle brûle ce qu’elle trouve… Pour qui donc ? — Eh ! pour moi. Pour notre bon plaisir. Je crève si je n’écris. Je ne suis pas pour rien le petit-fils du grand-père, qui n’eût pu s’endormir avant d’avoir noté, au seuil de l’oreiller, le nombre de pots qu’il avait bus et rendus. J’ai besoin de causer ; et dans mon Clamecy, aux joutes de la langue, je n’en ai tout mon soûl. Il faut que je me débonde, comme cet autre qui faisait le poil au roi Midas. J’ai la langue un peu longue ; si l’on venait à m’entendre, je risque le fagot. Mais tant pire, ma foi ! Si l’on ne risquait rien, on étoufferait d’ennui. J’aime, comme nos grands bœufs blancs, à remâcher le soir le manger de ma journée. Qu’il est bon de tâter, palper et peloter tout ce qu’on a pensé, observé, ramassé, de savourer du bec, de goûter, regoûter, laisser fondre sur sa langue, déglutiner lentement en se le racontant, ce qu’on n’a pas eu le temps de déguster en paix, tandis qu’on se hâtait de l’attraper au vol ! Qu’il est bon de faire le tour de son petit univers, de se dire : « Il est à moi. Ici, je suis maître et seigneur. Ni froidure ni gelées n’ont de prise sur lui. Ni roi, ni pape, ni guerres. Ni ma vieille grondeuse… »
Or çà, que je fasse un peu le compte de cet univers !
En premier lieu, je m’ai, — c’est le meilleur de l’affaire, — j’ai moi, Colas Breugnon, bon garçon, Bourguignon, rond de façons et du bedon, plus de la première jeunesse, cinquante ans bien sonnés, mais râblé, les dents saines, l’œil frais comme un gardon, et le poil qui tient dru au cuir, quoique grison. Je ne vous dirai pas que je ne l’aimerais mieux blond, ni que si vous m’offriez de revenir de vingt ans, ou de trente, en arrière, je ferais le dégoûté. Mais après tout, dix lustres, c’est une belle chose ! Moquez-vous, jouvenceaux. N’y arrive pas qui veut. Croyez que ce n’est rien d’avoir promené sa peau, sur les chemins de France, cinquante ans, par ce temps… Dieu ! qu’il en est tombé sur notre dos, m’amie, de soleil et de pluie ! Avons-nous été cuits, recuits et relavés ! Dans ce vieux sac tanné, avons-nous fait entrer des plaisirs et des peines, des malices, facéties, expériences et folies, de la paille et du foin, des figues et du raisin, des fruits verts, des fruits doux, des roses et des gratte-culs, des choses vues, et lues, et sues, et eues, vécues ! Tout cela, entassé dans notre carnassière, pêle-mêle ! Quel amusement de fouiller là-dedans !… Halte-là, mon Colas ! nous fouillerons demain. Si je commence aujourd’hui, je n’en ai pas fini… Pour le moment, dressons l’inventaire sommaire de toutes les marchandises dont je suis propriétaire.
Je possède une maison, une femme, quatre garçons, une fille, mariée (Dieu soit loué !), un gendre (il le faut bien !), dix-huit petits-enfants, un âne gris, un chien, six poules et un cochon. Çà, que je suis riche ! Ajustons nos besicles, afin de regarder de plus près nos trésors. Des derniers, à vrai dire, je ne parle que pour mémoire. Les guerres ont passé, les soldats, les ennemis, et les amis aussi. Le cochon est salé, l’âne fourbu, la cave bue, le poulailler plumé.
Mais la femme, je l’ai, ventredieu, je l’ai bien ! Écoutez-la brailler. Impossible d’oublier mon bonheur : c’est à moi, c’est à moi, le bel oiseau, j’en suis le possesseur ! Cré coquin de Breugnon ! Tout le monde t’envie… Messieurs, vous n’avez qu’à dire. Si quelqu’un veut la prendre !… Une femme économe, active, sobre, honnête, enfin pleine de vertus (cela ne la nourrit guère, et, je l’avoue, pécheur, mieux que sept vertus maigres j’aime un péché dodu… Allons, soyons vertueux, faute de mieux, Dieu le veut)… Hai ! comme elle se démène, notre Marie-manque-de-grâce, remplissant la maison de son corps efflanqué, furetant, grimpant, grinchant, grommelant, grognant, grondant, de la cave au grenier, pourchassant la poussière et la tranquillité ! Voici près de trente ans que nous sommes mariés. Le diable sait pourquoi ! Moi, j’en aimais une autre, qui se moquait de moi ; et elle, voulait de moi, qui ne voulais point d’elle. C’était en ce temps-là une petite brune blême, dont les dures prunelles m’auraient mangé tout vif et brûlaient comme deux gouttes de l’eau qui ronge l’acier. Elle m’aimait, m’aimait, à s’en faire périr. À force de me poursuivre (que les hommes sont bêtes !) un peu par pitié, un peu par vanité, beaucoup par lassitude, afin (joli moyen !) de me débarrasser de cette obsession, je devins (Jean de Vrie, qui se met dans l’eau pour la pluie), je devins son mari. Depuis ce temps, je l’ai, j’ai la vertu chez moi. Et elle, elle se venge, la douce créature. De quoi ? De m’avoir aimé. Elle me fait enrager ; elle le voudrait, du moins ; mais n’y a point de risque : j’aime trop mon repos, et je ne suis pas si sot de me faire pour des mots un sol de mélancolie. Quand il pleut, je laisse pleuvoir. Quand il tonne, je barytone. Et quand elle crie, je ris. Pourquoi ne crierait-elle pas ? Aurais-je la prétention de l’en empêcher, cette femme ? Je ne veux pas sa mort. Où femme y a, silence n’y a. Qu’elle chante sa chanson, moi je chante la mienne. Pourvu qu’elle ne s’avise pas de me clore le bec (et elle s’en garde bien, elle sait ce qu’il en coûte), le sien peut ramager : chacun a sa musique.
Au reste, que nos instruments soient accordés ou non, nous n’en avons pas moins exécuté, avec, d’assez jolis morceaux : une fille et quatre gars. Tous solides, bien membrés : je n’ai point ménagé l’étoffe et le métier. Pourtant, de la couvée le seul où je reconnaisse ma graine tout à fait, c’est ma coquine Martine, ma fille, la mâtine ! m’a-t-elle donné du mal à passer sans naufrage jusqu’au port du mariage ! Ouf ! la voilà calmée !… Il ne faut pas trop s’y fier ; mais ce n’est plus mon affaire. Elle m’a fait assez veiller, trotter. À mon gendre ! c’est son tour. Florimond, le pâtissier, qu’il veille sur son four !… Nous disputons toujours, chaque fois que nous nous voyons ; mais avec aucun autre, si bien ne nous entendons. Brave fille, avisée jusque dans ses folies, et honnête, pourvu que l’honnêteté rie : car pour elle, le pire des vices, c’est ce qui ennuie. Elle ne craint point la peine : la peine, c’est de la lutte ; la lutte, c’est du plaisir. Et elle aime la vie ; elle sait ce qui est bon ; comme moi : c’est mon sang. J’en fus trop généreux, seulement, en la faisant.
Je n’ai pas aussi bien réussi les garçons. La mère y a mis du sien, et la pâte a tourné : sur quatre, deux sont bigots, comme elle, et, par surcroît, de deux bigoteries ennemies. L’un est toujours fourré parmi les jupons noirs, les curés, les cafards ; et l’autre est huguenot. Je me demande comment j’ai couvé ces canards. Le troisième est soldat, fait la guerre, vagabonde, je ne sais pas trop où. Et quant au quatrième, il n’est rien, rien du tout : un petit boutiquier, effacé, moutonnier ; je bâille, rien que d’y penser. Je ne retrouve ma race que la fourchette au poing, quand nous sommes assis, les six, autour de ma table. À table, nul ne dort, chacun y est bien d’accord ; et c’est un beau spectacle de nous voir, tous six, manœuvrer des mâchoires, abattre pain à deux mains, et descendre le vin sans corde ni poulain.
Après le mobilier, parlons de la maison. Elle aussi, est ma fille. Je l’ai bâtie, pièce par pièce, et plutôt trois fois qu’une, sur le bord du Beuvron indolent, gras et vert, bien nourri d’herbe, de terre et de merde, à l’entrée du faubourg, de l’autre côté du pont, ce basset accroupi dont l’eau mouille le ventre. Juste en face se dresse, fière et légère, la tour de Saint-Martin à la jupe brodée, et le portail fleuri où montent les marches noires et raides de Vieille-Rome, ainsi qu’au paradis. Ma coque, ma bicoque, est sise en dehors des murs : ce qui fait qu’à chaque fois que de la tour on voit dans la plaine un ennemi, la ville ferme ses portes et l’ennemi vient chez moi. Bien que j’aime à causer, ce sont là des visites dont je saurais me passer. Le plus souvent, je m’en vais, je laisse sous la porte la clef. Mais lorsque je retourne, il advient que je ne retrouve ni la clef ni la porte : il reste les quatre murs. Alors, je rebâtis. On me dit :
— Abruti ! tu travailles pour l’ennemi. Laisse ta taupinière, et viens-t’en dans l’enceinte. Tu seras à l’abri.
Je réponds :
— Landeri ! Je suis bien où je suis. Je sais que derrière un gros mur, je serais mieux garanti. Mais derrière un gros mur, que verrais-je ? Le mur. J’en sécherais d’ennui. Je veux mes coudées franches. Je veux pouvoir m’étaler au bord de mon Beuvron, et, quand je ne travaille point, de mon petit jardin, regarder les reflets découpés dans l’eau calme, les ronds qu’à la surface y rotent les poissons, les herbes chevelues qui se remuent au fond, y pêcher à la ligne, y laver mes guenilles et y vider mon pot. Et puis, quoi ! mal ou bien, j’y ai toujours été ; il est trop tard pour changer. Il ne peut m’arriver pire que ce qui m’est arrivé. La maison, une fois de plus, dites-vous, sera détruite ? c’est possible. Bonnes gens, je ne prétends édifier pour l’éternité. Mais d’où je suis incrusté, il ne sera pas facile, bon sang ! de m’arracher. Je l’ai refaite deux fois, je la referai bien dix. Ce n’est pas que cela me divertisse. Mais cela m’ennuierait dix fois plus d’en changer. Je serais comme un corps sans peau. Vous m’en offrez une autre, plus belle, plus blanche, plus neuve ? Elle goderait sur moi, ou je la ferais claquer. Nenni, j’aime mieux la mienne…
Çà, récapitulons : femme, enfants et maison ; ai-je bien fait le tour de mes propriétés ?… Il me reste le meilleur, je le garde pour la bonne bouche, il me reste mon métier. Je suis de la confrérie de Sainte-Anne, menuisier. Je porte dans les convois et dans les processions le bâton décoré du compas sur la lyre, sur lequel la grand-mère du bon Dieu apprend à lire à sa fille toute petiote, Marie pleine de grâce, pas plus haute qu’une botte. Armé du hacheret, du bédane et de la gouge, la varlope à la main, je règne, à mon établi, sur le chêne noueux et le noyer poli. Qu’en ferai-je sortir ? c’est selon mon plaisir… et l’argent des clients. Combien de formes dorment, tapies et tassées là-dedans ! Pour réveiller la Belle au bois dormant, il ne faut, comme son amant, qu’entrer au fond du bois. Mais la beauté que moi, je trouve sous mon rabot, n’est pas une mijaurée. Mieux qu’une Diane efflanquée, sans derrière ni devant, d’un de ces Italiens, j’aime un meuble de Bourgogne à la patine bronzée, vigoureux, abondant, chargé de fruits comme une vigne, un beau bahut pansu, une armoire sculptée, dans la rude fantaisie de maître Hugues Sambin. J’habille les maisons de panneaux, de moulures. Je déroule les anneaux des escaliers tournants ; et, comme d’un espalier des pommes, je fais sortir des murs les meubles amples et robustes faits pour la place juste où je les ai entés. Mais le régal, c’est quand je puis noter sur mon feuillet ce qui rit en ma fantaisie, un mouvement, un geste, une échine qui se creuse, une gorge qui se gonfle, des volutes fleuries, une guirlande, des grotesques, ou que j’attrape au vol et je cloue sur ma planche le museau d’un passant. C’est moi qui ai sculpté (cela, c’est mon chef-d’œuvre) pour ma délectation et celle du curé, dans le chœur de l’église de Montréal, ces Stalles, où l’on voit deux bourgeois qui se rigolent et trinquent, à table, autour d’un broc, et deux lions qui braillent en s’arrachant un os.
Travailler après boire, boire après travailler, quelle belle existence !… Je vois autour de moi des maladroits qui grognent. Ils disent que je choisis bien le moment pour chanter, que c’est une triste époque… Il n’y a pas de triste époque, il n’y a que de tristes gens. Je n’en suis pas, Dieu merci. On se pille ? on s’étrille ? Ce sera toujours ainsi. Je mets ma main au feu que dans quatre cents ans nos arrière-petits-neveux seront aussi enragés à se carder le poil et se manger le nez. Je ne dis pas qu’ils ne sauront quarante façons nouvelles de le faire mieux que nous. Mais je réponds qu’ils n’auront trouvé façon nouvelle de boire, et je les défie de le savoir mieux que moi… Qui sait ce qu’ils feront, ces drôles, dans quatre cents ans ? Peut-être que, grâce à l’herbe du curé de Meudon, le mirifique Pantagruelion, ils pourront visiter les régions de la Lune, l’officine des foudres et les bondes des pluies, prendre logis dans les cieux, pinter avec les dieux… Bon, j’irai avec eux. Sont-ils pas ma semence et sortis de ma panse ? Essaimez, mes mignons ! Mais où je suis, c’est plus sûr. Qui me dit, dans quatre siècles, que le vin sera aussi bon ?
Ma femme me reproche d’aimer trop la ribote. Je ne dédaigne rien. J’aime tout ce qui est bon, la bonne chère, le bon vin, les belles joies charnues, et celles à la peau plus tendre, douces et duvetées, que l’on goûte en rêvant, le divin ne-rien-faire où l’on fait tant de choses ! — (on est maître du monde, jeune, beau, conquérant, on transforme la terre, on entend pousser l’herbe, on cause avec les arbres, les bêtes et les dieux) — et toi, vieux compagnon, toi qui ne trahis pas, mon ami, mon Achate, mon travail !… Qu’il est plaisant de se trouver, son outil dans les mains, devant son établi, sciant, coupant, rabotant, rognant, chantournant, chevillant, limant, tripotant, triturant la matière belle et ferme qui se révolte et plie, le bois de noyer doux et gras, qui palpite sous la main comme un râble de fée, les corps roses et blonds, les corps bruns et dorés des nymphes de nos bois, dépouillés de leurs voiles, par la cognée tranchés ! Joie de la main exacte, des doigts intelligents, les gros doigts d’où l’on voit sortir la fragile œuvre d’art ! Joie de l’esprit qui commande aux forces de la terre, qui inscrit dans le bois, dans le fer ou la pierre, le caprice ordonné de sa noble fantaisie ! Je me sens le monarque d’un royaume de chimère. Mon champ me donne sa chair, et ma vigne son sang. Les esprits de la sève font croître, pour mon art, allongent, engraissent, étirent et polissent au tour les beaux membres des arbres que je vais caresser. Mes mains sont des ouvriers dociles que dirige mon maître compagnon, mon vieux cerveau, lequel m’étant soumis lui-même, organise le jeu qui plaît à ma rêverie. Qui jamais fut mieux servi que moi ? Oh ! quel beau petit roi ! Ai-je pas bien le droit de boire à ma santé ? Et n’oublions pas celle (je ne suis pas un ingrat) de mes braves sujets. Que béni soit le jour où je suis venu au monde ! Que de glorieuses choses sur la machine ronde, riantes à regarder, suaves à savourer ! Grand Dieu ! que la vie est bonne ! J’ai beau m’en empiffrer, j’ai toujours faim, j’en bave ; je dois être malade : à quelque heure du jour, l’eau me vient aux babines, devant la table mise de la terre et du soleil…
* *
Mais je me vante, compère : le soleil est défunt ; il gèle en mon univers. Ce sacripant d’hiver est entré dans la chambre. La plume entre mes doigts gourds trébuche. Dieu me pardonne ! un glaçon se forme dans mon verre, et mon nez a blêmi : exécrable couleur, livrée de cimetière ! j’ai le pâle en horreur. Holà ! secouons-nous ! Les cloches de Saint-Martin tintent et carillonnent. C’est aujourd’hui la Chandeleur… « l’hiver se passe, ou prend vigueur… » Le scélérat ! il prend vigueur. Eh bien, faisons comme lui ! Allons sur la grand-route, l’affronter face à face…
Le beau froid ! un cent d’aiguilles me picotent les joues. Embusquée au détour de la rue, la bise m’empoigne la barbe. Je cuis. Loué soit Dieu ! mon teint reprend son lustre… J’aime entendre sous mes pas la terre durcie qui sonne. Je me sens tout gaillard. Qu’ont donc tous ces gens-là, l’air piteux, maugracieux ? …
— « Allons ! gai, gai ! voisine, à qui en avez-vous ? À ce vent polisson qui vous trousse les cottes ? il fait bien, il est jeune ; que ne le suis-je aussi ! Il mord au bon endroit, le mâtin, le friand, il sait les fins morceaux. Patience, ma commère, il faut que chacun vive… Et où courez-vous donc, avec le diable au cul ? À la messe ? Laus Deo ! Il aura la victoire toujours sur le Malin. Rira celui qui pleure, et le gelé cuira… Bon, vous riez déjà ? Tout va bien… Où je cours, moi aussi ? Comme vous, à la messe. Mais non celle du curé. À la messe des champs. »
Je passe d’abord chez ma fille, pour prendre ma petite Glodie. Nous faisons tous les jours notre promenade ensemble. C’est ma meilleure amie, ma petite brebiette, ma grenouille qui gazouille. Elle a cinq ans passés, plus éveillée qu’un rat et plus fine que moutarde. Dès qu’elle me voit, elle accourt. Elle sait que j’ai toujours ma hotte pleine d’histoires ; elle les aime autant que moi. Je la prends par la main.
— Viens, petite, nous allons au-devant de l’alouette.
— L’alouette ?
— C’est la Chandeleur. Tu ne sais pas qu’aujourd’hui elle nous revient des cieux ?
— Qu’est-ce qu’elle y a été faire ?
— Chercher pour nous le feu.
— Le feu ?
— Le feu qui fait soleil, le feu qui fait bouillir la marmite de la terre.
— Il était donc parti ?
— Mais oui, à la Toussaint. Chaque année, en novembre, il s’en va réchauffer les étoiles du ciel.
— Comment est-ce qu’il revient ?
— Les trois petits oiseaux sont allés le chercher.
— Raconte…
Elle trottine sur la route. Chaudement enveloppée d’un tricot de laine blanche, coiffée d’une capuche bleue, elle a l’air d’une mésange. Elle ne craint pas le froid ; mais ses rondes pommettes sont rouges comme apis, et son trognon de nez coule comme fontaine…
— Çà, moucheron, mouchons, souffle chandelles ! Est-ce pour la Chandeleur ? La lampe s’allume au ciel.
— Raconte, père-grand, les trois petits oiseaux…
(J’aime à me faire prier.)
— Les trois petits oiseaux sont partis en voyage. Les trois hardis compères : Roitelet, Rouge-Gorge et l’amie l’Alouette. Le premier, Roitelet, toujours vif et remuant comme un petit Poucet, et fier comme Artaban, aperçoit dans les airs le beau feu, tel un grain de millet, qui roulait. Il fond sur lui, criant : « c’est moi ! je l’ai. C’est moi ! » Et les autres crient : « Moi ! Moi ! Moi ! » Mais déjà le Roitelet l’a happé au passage et descend comme un trait… « Au feu ! au feu ! il brûle ! » Telle bouillie bouillante, Roitelet le promène d’un coin de bec à l’autre ; il n’en peut plus, il bâille, et la langue lui pèle ; il le crache, il le cache sous ses petites ailes… « Ahi ! Ahi ! Au feu ! » Les petites ailes flambent… (As-tu bien remarqué ses taches de roussi et ses plumes frisées ?…) Rouge-Gorge aussitôt accourt à son secours. Il pique le grain de feu et le pose dévotement en son douillet gilet. Voilà le beau gilet qui devient rouge, rouge, et Rouge-Gorge crie : « J’en ai assez, assez ! mon habit est brûlé ! » Alors Alouette arrive, la brave petite m’amie, elle rattrape au vol la flamme qui se sauvait pour remonter au ciel, et preste, prompte, précise comme une flèche, sur la terre elle tombe, et du bec enfouit dans nos sillons glacés le beau grain de soleil qui les fait pâmer d’aise…
J’ai fini mon histoire. Glodie caquette, à son tour. Au sortir de la ville, je l’ai mise sur mon dos, pour monter la colline. Le ciel est gris, la neige craque sous les sabots. Les buissons et les arbres chétifs aux os menus sont matelassés de blanc. La fumée des chaumines monte droite, lente et bleue. On n’entend aucun bruit que ma petite grenouille. Nous arrivons au haut. À mes pieds est ma ville, que l’Yonne paresseuse et le Beuvron baguenaudant ceignent de leurs rubans. Toute coiffée de neige, toute transie qu’elle est, frileuse et grelottante, elle me fait chaud au cœur chaque fois que je la vois…
Ville des beaux reflets et des souples collines… Autour de toi, tressées, comme les pailles d’un nid, s’enroulent les lignes douces des coteaux labourés. Les vagues allongées des montagnes boisées, par cinq ou six rangées, ondulent, mollement ; elles bleuissent au loin ; on dirait une mer. Mais celle-ci n’a rien de l’élément perfide qui secoua l’Ithacien Ulysse et son escadre. Pas d’orages. Pas d’embûches. Tout est calme. À peine çà et là un souffle paraît gonfler le sein d’une colline. D’une croupe de vagues à l’autre, les chemins vont tout droit, sans se presser, laissant comme un sillage de barque. Sur la crête des flots, au loin, la Madeleine de Vézelay dresse ses mâts. Et tout près, au détour de l’Yonne sinueuse, les roches de Basserville pointent entre les fourrés leurs dents de sangliers. Au creux du cercle des collines, la ville, négligente et parée, penche au bord de ses eaux ses jardins, ses masures, ses haillons, ses joyaux, la crasse et l’harmonie de son corps allongé, et sa tête coiffée de sa tour ajourée…
Ainsi j’admire la coque dont je suis le limaçon. Les cloches de mon église montent dans la vallée ; leur voix pure se répand comme flot cristallin dans l’air fin et gelé. Tandis que je m’épanouis, en humant leur musique, voici qu’une raie de soleil fend la grise enveloppe qui tenait le ciel caché. Et juste à ce moment, ma Glodie bat des mains et crie :
— Père-grand, je l’entends ! L’alouette, l’alouette !…
Alors, moi, que sa petite voix fraîche, de bonheur faisait rire, je l’embrasse et je dis :
— Moi aussi, je l’entends. Alouette du printemps…