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Colas Breugnon/XI

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorff (p. 247-262).


XI

LA NIQUE AU DUC

Fin septembre.

L’ordre était revenu, les cendres refroidies, et l’on n’entendait plus parler de maladie. Mais la ville d’abord resta comme écrasée. Les bourgeois remâchaient leur peur. Ils tâtaient du pied le terrain ; ils n’étaient pas encore certains d’être dessus, et non dessous. Le plus souvent, ils se terraient, ou dans la rue, ils détalaient, rasant les murs l’oreille basse et la queue entre les jambes. Ah ! l’on n’était pas fier, on n’osait presque pas se regarder en face, et on n’avait pas joie à se regarder soi, soi-même, dans la glace : on s’était trop bien vu, on se connaissait trop ; et la nature humaine avait été surprise sans chemise : ça n’est pas beau ! On avait honte et méfiance. Pour mon compte, je n’étais pas très à mon aise : le massacre et le fumet de la grillade me poursuivaient ; et, plus que tout, le souvenir des lâchetés, des cruautés, que j’avais lues sur des visages familiers. Ils le savaient, ils m’en voulaient secrètement. Je le comprends ; j’étais gêné bien davantage ; j’aurais voulu, si j’avais pu, leur dire : « Mes amis, pardon. Je n’ai rien vu… » Et le lourd soleil de septembre pesait sur la ville accablée. Fièvre et torpeur de fin d’été.

Notre Racquin était parti, sous bonne escorte, pour Nevers, où le duc et le roi se disputaient l’honneur de le juger, si bien que, profitant du différend, il comptait leur glisser des doigts. Quant à moi, nos messieurs de la châtellenie avaient eu la bonté de vouloir bien fermer les yeux sur ma conduite. Il paraît que j’avais commis, en sauvant Clamecy, deux ou trois gros délits, qui m’eussent pu valoir pour le moins les galères. Mais comme ils n’auraient pu, en somme, se produire, si ces messieurs, au lieu de décamper, étaient restés pour nous conduire, ils n’insistèrent, ni moi. Je n’aime point avoir à démêler en justice ma laine. On a beau se sentir innocent : sait-on jamais ? Quand on a le doigt pris dans la sacrée machine, adieu le bras ! Coupez, coupez, sans hésiter, si vous ne voulez que tout l’animal y passe… Aussi, entre eux et nous, sans nous être rien dit, il était convenu que je n’avais rien fait, et qu’ils n’avaient rien vu, et que ce qui s’était accompli, cette nuit, sous mon capitanat, l’avait été par eux. Mais on a beau vouloir, on ne peut tout d’un coup effacer ce qui s’est passé. On se souvient, et c’est gênant. Je le lisais dans tous les yeux : on avait peur de moi ; et j’avais peur moi-même de moi, de mes exploits, de ce Colas Breugnon inconnu, saugrenu, qu’hier j’avais été. Au diable, ce César, cet Attila, ce foudre ! Foudre de vin, je le veux bien. Mais de guerre, non, non, ce n’est pas mon affaire !… Bref, nous étions penauds, courbaturés et las ; nous avions des remords de cœur et d’estomac.

Nous nous remîmes tous au travail, avec rage. Le travail boit les hontes et les peines, comme une éponge. Le travail fait à l’âme peau neuve et sang nouveau. L’ouvrage ne manquait ; que de ruines partout ! Mais qui nous vint le plus au secours, fut la terre. Jamais on n’avait vu abondance pareille en fruits et en moissons ; et le bouquet, ce fut, pour finir, la vendange. On aurait dit vraiment que cette bonne mère voulait nous rendre en vin le sang qu’elle avait bu. Pourquoi pas, après tout ? Rien ne se perd, ne doit se perdre. S’il se perdait, où irait-il ? L’eau vient du ciel et y retourne. Pourquoi le vin ne ferait-il semblablement le va-et-vient entre la terre et notre sang ? C’est même jus. Je suis un cep, ou l’ai été, ou le serai. Il me plairait de le penser ; et je veux l’être, et je préfère à toute autre immortalité de devenir vigne ou verger, et de sentir ma chair se tendre et se gonfler en de beaux raisins bien ronds, bien pleins, de grappe noire et duvetée, et de faire craquer leur peau à crever, au soleil d’été, et (le meilleur) d’être mangé. Toujours est-il que, cette année, le jus des vignes déborda, et que par tous ses pores, la terre saigna. Voilà-t-il pas que les tonneaux manquèrent ; et, faute de récipients, on laissa le raisin en cuve, ou bien en cuveau de lessive, sans seulement le pressurer ! Bien mieux, il arriva cette chose inouïe qu’un vieux bourgeois d’Andries, le père Coullemard, n’en pouvant venir à bout, vendit pour trente sous le tonneau de raisin, à la condition de le prendre à la vigne. Jugez de notre émoi, à nous qui ne pouvons voir perdre, de sang-froid, le bon sang du bon Dieu ! Plutôt que le jeter, il fallut bien le boire. On se dévoua, on est hommes de devoir. Mais ce fut un travail d’Hercule ; et plus d’une fois, ce fut Hercule et non Antée qui toucha terre. Enfin, le bon de cette affaire fut qu’on y changea la livrée de nos pensées ; leur front se dérida et leur teint s’éclaircit.

Malgré tout, un je ne sais quoi restait encore au fond du verre, comme une lie, un goût de vase ; on se tenait toujours à distance les uns des autres ; on s’observait. On avait bien repris un peu d’aplomb d’esprit (en titubant) ; mais on n’osait se rapprocher de son voisin ; on buvait seul, on riait seul : c’est très malsain. Les choses auraient pu durer longtemps ainsi, et l’on ne voyait pas le moyen d’en sortir. Mais le hasard est un malin. Il sait trouver le vrai moyen, le seul qui cimente les hommes : c’est à savoir de les unir contre quelqu’un. L’amour aussi rapproche : mais ce qui de tous fait un seul homme, c’est l’ennemi. Et l’ennemi, c’est notre maître.

Or, il advint, en cet automne, que le duc Charles prétendit nous empêcher de danser en rond. C’est un peu fort ! Crebleu ! Du coup, ne fut podagre, ou boiteux, ou sans patte, qui ne se sentît monter les fourmis aux mollets. Comme toujours, l’occasion du débat fut le Pré-le-Comte. C’est la bouteille à l’encre, on n’en sortira pas. Ce beau pré, sis au pied du mont du Croc Pinçon, aux portes de la ville, et sur le bord duquel semble négligemment posé comme une serpe le Beuvron serpentant, est depuis trois cents ans disputé, tiraillé entre la grande gueule de M. de Nevers et la nôtre qui est moins grande, mais qui sait tenir ce qu’elle tient. Nulle animosité, d’une part ni de l’autre ; on rit, on est poli, on se dit : « Mon ami, mes amés, mon seigneur… » Seulement, on n’en fait qu’à sa tête, et aucun ne consent à céder un pouce du terrain. Pour dire vrai, dans nos procès, nous n’avons eu jamais raison. Tribunaux, cour de bailliage, Table de marbre du Palais, ont rendu arrêt sur arrêt, établissant que notre pré n’était pas nôtre. Comme on sait, justice est l’art, pour de l’argent, d’appeler noir ce qu’on voit blanc. Ça ne nous troublait pas beaucoup. Juger n’est rien, avoir est tout. Que la vache soit noire ou blanche, garde ta vache, mon bonhomme. Nous la gardions et nous restions dans notre pré. C’est si commode ! Pensez donc ! C’est le seul pré qui ne soit pas à l’un de nous, dans Clamecy. Étant au duc, il est à tous. Nous n’avons donc aucun scrupule à le gâter. Aussi Dieu sait si l’on s’en donne ! Tout ce qu’on ne pourrait faire chez soi, on le fait là : on y travaille, on y nettoie, on y carde les matelas, on y bat les vieux tapis, on y jette ses débarras, on y joue, on s’y promène, on y fait pâturer sa chèvre, on y danse au son des vielles, on s’y exerce au maniement de l’arquebuse et du tambour ; et la nuit, on y fait l’amour, dans l’herbe fleurie de papiers, le long du chuchotant Beuvron, que rien n’étonne (il en vit d’autres ! ).

Tant que vécut le duc Louis, tout alla bien : car il feignait de ne rien voir. C’était un homme qui savait, pour mieux tenir son attelage sous le harnais, laisser du jeu à ses sujets. Que lui faisait que nous eussions l’illusion d’être libres et de jouer les fortes têtes, si dans le fait il était maître ? Mais son fils est un vaniteux, qui aime mieux paraître qu’être (cela se conçoit, il n’est rien), et qui monte sur ses ergots dès que l’on fait cocorico. Pourtant, il faut qu’un Français chante et qu’il se moque de ses maîtres. S’il ne se moque, il se révolte : il n’a de goût à obéir à qui veut être pris toujours au sérieux. Nous n’aimons bien que ce dont nous pouvons rire. Car le rire nous fait tous égaux. Mais cet oison s’avisa donc de nous faire inhibition d’aller jouer, danser, fouler, gâter l’herbe, en le Pré-le-Comte. Il prenait bien son temps ! Après tous nos malheurs, quand il eût dû plutôt nous dégrever d’impôts !… Ah ! mais nous lui montrâmes que les Clamecycois ne sont pas de ce bois dont on fait des fagots, mais de souche bien dure de chêne où la cognée a grand-peine à entrer, et, quand elle est entrée, plus grand-peine à sortir. Il ne fut pas besoin de se donner le mot. Ce fut un beau concert. Nous prendre notre pré ! Reprendre le cadeau qu’on nous avait donné, — ou que nous nous étions arrogé (c’est le même : un bien qu’on a volé et trois cents ans gardé devient propriété trois fois sainte et sacrée), un bien d’autant plus cher qu’il n’était pas à nous et que nous l’avions fait nôtre, pouce à pouce, jour par jour, et par lente conquête et par ténacité, le seul bien qui ne nous eût rien coûté que la peine de le prendre ! C’était à dégoûter de prendre jamais rien ! À quoi bon vivre, alors ? Si nous avions cédé, mais nos morts en seraient sortis de leurs tombeaux ! L’honneur de la cité nous trouva tous d’accord.

Le soir même du jour où le tambour de ville, sur un mode lugubre (il avait l’air d’accompagner un condamné aux fourches de Sembert), nous cria le fatal décret, tous les hommes d’autorité, les chefs des confréries et des corporations et les porte-bâtons, se rassemblèrent sous les piliers du Marché. J’étais là, je représentais, comme il est juste, ma patronne, Mme Joachim, la mère-grand, sainte Anne. Sur la façon d’agir, les avis différaient ; mais qu’il fallût agir, chacun en convenait. Gangnot pour saint Éloi, et pour saint Nicolas Calabre étaient partisans de la manière forte : ils voulaient que sur l’heure on mît le feu aux portes, qu’on brisât les barrières et la tête des sergents, et qu’on rasât le pré, rasibus, jusqu’au cuir. Mais pour saint Honoré boulanger Florimond, et Maclou jardinier pour saint Fiacre, hommes doux et saints doux, étaient bénins, voulaient sagement qu’on s’en tînt à la guerre de parchemin : vœux platoniques et suppliques à la duchesse (accompagnés sans doute des produits non gratuits du four et du jardin). Heureusement, nous étions trois, moi, Jean Bobin pour saint Crépin, Emond Poifou pour saint Vincent, qui n’étions pas plus disposés, pour faire la leçon au duc, à lui baiser qu’à lui botter le cul. In medio stat la vertu. Un bon Gaulois sait la façon, quand il veut se moquer des gens, de le faire tranquillement, à leur barbe, sans qu’il y touche, et surtout sans qu’il lui en coûte. Ce n’est pas tout de se venger : il faut encore bien s’amuser. Or, voici ce que nous trouvâmes… Mais dois-je d’abord raconter la bonne farce que j’inventai, devant que la pièce soit jouée ? Non, non, ce serait l’éventer. Il suffit de noter, pour notre honneur à tous, que notre grand secret, quatorze jours durant, par toute la cité, fut connu et gardé. Et si l’idée première est de moi (j’en suis fier), chacun y ajouta quelque embellissement, l’un refaisant l’oreille, l’autre ajoutant ici une boucle, un ruban : en sorte que l’enfant se trouva bien pourvu ; il ne manquait de pères. Les échevins, le maire, en secret et discrets, s’informaient chaque jour des progrès du marmot ; et maître Delavau, nuitamment, se cachant le nez sous son manteau, venait s’entretenir avec nous de l’affaire, nous montrant la façon de violer la loi tout en la respectant, et triomphalement nous sortait de ses poches quelque laborieuse inscription en latin qui célébrait le duc et notre obéissance, et pouvait dire aussi tout juste le contraire.

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Enfin, le grand jour vint. Sur la place Saint-Martin, nous attendions les échevins, maîtres et compagnons, bien rasés, pomponnés, sagement alignés autour de nos bâtons. Sur le coup de dix heures, les cloches de la tour se mirent à sonner. Aussitôt, aux deux coins de la place, les deux portes de la maison de ville et de l’église Saint-Martin toutes grandes s’ouvrirent ; et sur les deux perrons (on eût dit des bonshommes d’horloge qui défilent) sortirent, d’un côté, les surplis blancs des curés, de l’autre, jaunes et verts comme coins, les échevins. En se voyant, ils échangèrent par-dessus nous de grands saluts. Puis, sur la place, ils descendirent, précédés, les premiers, des bedeaux enluminés, robes rouges et rouges nez, les autres des huissiers de la ville, bridés, faisant tinter leur chaîne au cou et rebondir leurs longues lattes sur le pavé. Nous, rangés tout autour de la place et le long des maisons, nous dessinions un rond ; et les autorités, juste au milieu placées, figuraient le nombril. Tout le monde était là. Point de retardataires. Les chicanous, les basochiens et le notaire, sous la bannière de saint Yves, l’homme d’affaires de Notre Père, et les apothicaires, mires et médecins, fins connaisseurs d’urine (chacun hume sa vigne), et donneurs de clystères, sub invocatione de saint Cosme, qui rafraîchit les entrailles du paradis, formaient autour du maire et du vieux archiprêtre une garde sacrée, la plume et la seringue. De messieurs les bourgeois, un seul manquait, je crois : c’était le procureur, représentant du duc, mais mari de la fille de Maistrat l’échevin, et bon Clamecycois, ayant chez nous son bien, qui sagement, instruit de ce qu’on allait faire et ne craignant rien tant que de prendre parti, avait trouvé moyen de s’absenter, la veille.

On resta quelque temps à bouillotter sur place. C’était comme une cuve où fermente le moût. Quel joyeux brouhaha ! Chacun parlait, riait, les violons s’accordaient et les chiens aboyaient. On attendait… Qui donc ? Patience ! La surprise… Et la voici qui vient. Avant qu’on ne l’ait vue, une traînée de voix court devant et l’annonce ; et tous les cous se tournent, comme des girouettes sous le vent, d’un seul coup. Sur la place débouche de la rue du Marché, portée sur les épaules de huit solides gars, et houlant par-dessus la foule, une construction de bois en pyramide, trois tables inégales, posées l’une sur l’autre, les pieds enrubannés, galonnés, culottées d’étoffes de soie claire ; et au sommet, dessous un dais piqué d’aigrettes et d’où tombaient un flot de rubans de couleurs, une statue voilée. Nul ne songea à s’étonner : car tous étaient dans le secret. Chacun lui tira son bonnet, bien poliment ; mais dans la coiffe, nous, vieux malins, nous rigolions.

Aussitôt que sur la place la machine fut avancée, juste au milieu, entre le maire et le curé, les corporations, musique en tête, défilèrent, faisant d’abord autour de l’axe immobile un tour entier, puis s’engouffrèrent dans la ruelle qui, longeant le portail de l’église, descend la porte de Beuvron.

Premier, comme se doit, marchait saint Nicolas. Roi de Calabre, vêtu d’une chape d’église, avec un soleil d’or brodé dessus son dos, ainsi qu’un scarabée, tenait de ses bras noirs et noueux le bâton du saint de la rivière, en forme de bateau recourbé des deux bouts, sur lequel Nicolas bénit avec sa crosse les trois petits enfants assis dans le baquet. Quatre vieux mariniers l’escortaient en portant quatre cierges jaunis, épais comme des cuisses et durs comme des triques, dont ils étaient tout prêts à user, au besoin. Et Calabre, fronçant les sourcils et levant vers le saint son œil unique, marchait en écartant les jambes et bombant ce qu’il avait de ventre.

Suivaient les compagnons du pot d’étain, les fils de saint Éloi, couteliers, serruriers, charrons et maréchaux que précédait Gangnot à la main mutilée, portant haut dans sa pince à deux doigts une croix, et, sculptés sur le manche, en faisceau, l’enclume et le marteau. Et les hautbois sonnaient « la culotte à l’envers du bon roi Dagobert » .

Puis, venaient vignerons, tonneliers, chantant l’hymne du vin et de son saint, Vincent, qui, perché sur le bout du bâton, étreignait un broc dans une main et dans l’autre un raisin. Menuisiers, charpentiers, saint Joseph et sainte Anne, gendre et belle-maman, bons soiffards, nous suivions le patron des bouchons, en claquant de la langue et louchant vers le piot. Et les saint Honoré, gras et blancs de farine, comme un trophée romain, dressaient sur un harpon un pain rond surmonté d’une couronne blonde. Après les blancs, les noirs, les gniafs empoissés, qui dansaient en faisant claquer leurs tire-pieds, autour de saint Crépin. Enfin, pour le bouquet, saint Fiacre tout fleuri. Jardiniers, jardinières, portaient sur un brancard œillets et giroflées, roses enguirlandées autour de leurs chapeaux, des pioches, des râteaux. Leur bannière de soie rouge, représentant Fiacre, les mollets nus, et troussé jusqu’au cul, son gros orteil crispé sur la bêche enfoncée, claquait au vent d’automne.

La machine voilée s’ébranla, à la suite. Des fillettes en blanc, qui trottinaient devant, miaulaient des cantiques. Le maire et les trois échevins, des deux côtés, marchaient, en tenant les gros glands des rubans qui tombaient du haut du dais. Autour, saint Yves et saint Cosme faisaient la haie. Derrière, le suisse, comme un coq, dressé sur ses ergots, avançait son jabot ; et le curé, flanqué de ses abbés, l’un long ainsi qu’un jour sans pain, l’autre épais, aplati, comme un pain sans levain, chantait, tous les dix pas, de sa basse profonde, un bout de litanie, mais sans se fatiguer, laissant chanter les autres, remuant les babines, et, les mains sur son ventre, il dormait en marchant. Le gros du peuple enfin roulait, d’un seul morceau, d’une pâte compacte et molle, comme un flot gras. Et nous étions l’écluse.

Nous sortîmes de la ville. Droit au pré, nous nous rendîmes. Le vent faisait voler les feuilles des platanes. Sur la route, leur escadron galopait au soleil. Et la rivière lente charriait leurs cottes d’or. À la barrière, les trois sergents de la police et le nouveau capitaine du château firent semblant de nous défendre de passer. Mais à part le capitaine, frais émoulu, nouveau venu dans notre ville, qui prenait tout pour bon argent (la pauvre bête avait couru à perdre haleine et roulait des yeux furieux), comme larrons en foire on était tous d’accord. On n’en jura pas moins, sacra, on se gourma : c’était dans notre rôle, on joua en conscience ; mais on avait grand mal à rester sérieux. Il n’aurait pas fallu pourtant faire durer la farce trop longtemps, car Calabre et les siens commençaient à jouer trop bien ; saint Nicolas, au bout de son bâton, devenait menaçant, et les cierges branlaient dans les poings, attirés par les dos des sergents. Alors le maire s’avança, enleva son bonnet de sa tête, et cria :

— Chapeau bas !

Au même instant, tomba le rideau qui couvrait la Statue sous le dais, et les huissiers de ville crièrent :

— Place au duc !

Le vacarme cessa soudain. Saint Nicolas, saint Éloi, saint Vincent, saint Joseph et sainte Anne, saint Honoré, saint Fiacre, des deux côtés rangés, présentèrent les armes ; les sergents de police et le gros capitaine, éperdu, tête nue, cédèrent le passage ; et l’on vit s’avancer, en se dodelinant au-dessus des porteurs, couronné de lauriers, la toque sur l’oreille et l’épée sur le ventre, le duc en effigie. L’inscription du moins de maître Delavau le proclamait urbi et orbi ; mais, pour dire le vrai, et le bon de la chose, c’est que, n’ayant le temps ni les moyens de faire un portrait ressemblant, nous avions bonnement pris dans les greniers de la maison de ville une vieille statue (on n’a jamais bien su ni de qui ni par qui ; sur le socle, on lisait seulement le nom demi rongé de Balthazar ; et depuis, on la nomma Balduc). Mais qu’importe ? C’est la foi qui sauve. Les portraits du bon saint Éloi, de saint Nicolas ou de Jésus sont-ils plus vrais ? Pourvu qu’on croie, on voit partout celui qu’on veut. Il faut un dieu ? Il me suffit, s’il me plaît, d’un morceau de bois, pour le loger, lui et ma foi. Il fallait un duc, ce jour-là. On le trouva.

Devant les bannières inclinées, le duc passa. Puisque le pré était à lui, il y entra. Et nous, pour l’honorer, nous lui fîmes escorte, tous, étendards au vent, tambours battants, trompettes et musettes, et le Saint-Sacrement. Qui l’eût trouvé mauvais ? Seul, un mauvais sujet du duc, un esprit chagrin. Mi-figue, mi-raisin, fallut bien que le capitaine le trouvât bon. Il n’avait que le choix entre arrêter le duc, ou se joindre à la suite. Il emboîta le pas.

Tout allait pour le mieux, lorsqu’on fut sur le point d’échouer, près d’arriver au port. À l’entrée, saint Éloi heurta saint Nicolas, et saint Joseph se prit de bec avec sa belle-mère. Chacun voulait passer le premier, sans souci de l’âge, des égards de la galanterie. Et comme, ce jour-là, on était tous venus, prêts au combat et d’humeur guerrière, les poings nous démangeaient à tous. Heureusement, moi qui suis à la fois de saint Nicolas par mon nom, et de Joseph et d’Anne par ma profession, sans parler de mon frère de lait, saint Vincent, qui tette le raisin, moi qui suis pour tous les saints, pourvu qu’ils soient pour moi, j’avisai un chariot de vendange qui passait sur la route et Gambi, mon compain, titubant à côté, et je criai :

Amis ! Il n’est de premier parmi nous. Embrassons-nous ! Voici celui qui nous met tous d’accord, notre maître, le seul (après le duc, bien entendu). Il est venu. Qu’on le salue ! Gloire à Bacchus !

Et prenant par les fesses mon Gambi, je le hisse sur le char où il glisse et culbute dans un fût de raisin écrasé. Puis j’empoigne les brides, et dans le Pré-le-Comte nous entrons les premiers ; Bacchus, trempant sa base dans le jus du tonneau, la tête couronnée de pampres, gigotait des jambes et riait. Bras dessus, bras dessous, tous les saints et les saintes, derrière le derrière de Bacchus triomphant, le suivaient en dansant. Il faisait bon sur l’herbe ! On y balla, mangea, joua, campa, tout le jour, autour de ce bon duc… Et, le lendemain matin, le pré était pareil à un parc à cochons. Plus un fil de gazon. Nos semelles étaient inscrites dans le sol tendre, et témoignaient du zèle avec lequel la ville avait fêté le seigneur duc. Je pense qu’il en fut bien content. Et parbleu, nous le fûmes aussi !… À vrai dire, le lendemain, le procureur crut opportun, quand il revint, de s’indigner, de protester, de menacer. Il n’en fit rien, il s’en garda. Oui bien, il ouvrit une enquête ; mais il eut soin de ne la fermer point : il est plus sain de laisser les portes ouvertes. Nul ne tenait à rien trouver.

    • *

C’est ainsi que nous montrâmes que les Clamecycois peuvent tout à la fois être sujets soumis de leur duc et du roi, et n’en faire jamais qu’à leur tête : elle est de bois. Et cette preuve faite ramena la gaieté dans la ville éprouvée. On se sentait revivre. On s’abordait en clignant de l’œil, on s’embrassait en riant, on pensait :

— « Nous n’avons pas vidé notre sac à malices. Ils ne nous ont pas pris le meilleur. Tout va bien. »

Et le souvenir de nos malheurs s’envola.


XII