Comédies et proverbes/On ne prend pas les mouches avec du vinaigre

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ON NE PREND PAS LES MOUCHES


AVEC DU VINAIGRE





PERSONNAGES


Mme d’Ulsac, 33 ans.

Mme d’Atale, sa sœur, 30 ans.

Mme d’Embrun, leur cousine, 65 ans.

Mathilde d’Ulsac, 13 ans.

Clémence d’Ulsac, 11 ans.

Mlle Octavie, leur institutrice, 25 ans.

Berthe d’Atale, 12 ans.

Alice d’Atale, 10 ans.

Guillaume, vieux domestique, 61 ans.



La scène se passe dans le château de Mme d’Ulsac.


ACTE premier


Scène I

Mlle Octavie, Mathilde et Clémence.


Mademoiselle Octavie.

Voyons votre dictée, Mathilde. (Mathilde lui présente son cahier.) Très bien, mon enfant ; bien écrit, deux fautes seulement dans toute une page…

Mathilde.

Comment, deux fautes ? Je croyais ne pas en avoir du tout.

Mademoiselle Octavie.

Il y en a bien deux. Voyez vous-même : Rinocéros au lieu de Rhinocéros ; et Hipopotame au lieu de Hippopotame.

Mathilde.

Oh ! mademoiselle ; ce ne sont pas des fautes, cela ! des noms d’histoire naturelle !

Mademoiselle Octavie.

Et pourtant il a fallu corriger ; donc ce sont des fautes.

Mathilde.

Que c’est ennuyeux ! J’espérais tant gagner ma pièce de cinquante centimes ?

Mademoiselle Octavie.

Ce sera peut-être pour demain ; mais pourquoi tenez-vous tant à gagner ces cinquante centimes ?

Mathilde.

Ah ! il m’en faut bien d’autres.

Clémence.

Et à moi aussi ! Il m’en faut beaucoup.

Mademoiselle Octavie, souriant.

Vous allez donc acheter des choses superbes !

Mathilde.

Superbes non, malheureusement ; mais très utiles ; une layette pour le pauvre petit enfant de la femme Léger.

Mademoiselle Octavie, avec gaieté.

Alors continuez vos leçons, si vous voulez avoir assez d’argent pour vos emplettes. (Mathilde et Clémence se mettent au travail avec ardeur : la porte s’ouvre, Berthe passe la tête et entre précipitamment.)


Scène II

Les précédentes, Berthe.


Berthe.

Mademoiselle, me permettez-vous de me cacher chez vous ? ma cousine d’Embrun me cherche partout.

Mademoiselle Octavie.

Mais, ma pauvre enfant, vous avez tort de vous cacher si Mme d’Embrun vous cherche. Il faut au contraire aller au-devant d’elle.

Berthe.

Oh ! non, mademoiselle ; elle me cherche pour m’enfermer dans un cabinet noir. Alice y est déjà ; elle s’est laissé prendre, et moi je me suis sauvée.

Mathilde.

Pourquoi Mme d’Embrun veut-elle t’enfermer avec Alice ?

Berthe.

Parce qu’elle est méchante, comme toujours. Elle prétend que nous nous tenons mal et elle veut nous faire travailler avec une ceinture de fer et des plaques dans le dos, qui font un mal affreux et qui nous empêchent de remuer les bras et la tête. Elle appelle cela la ceinture de bonne tenue. C’est méchant à elle et je n’en veux pas.

Clémence.

Et la pauvre Alice est enfermée ?

Berthe.

Oui ; Mme d’Embrun est parvenue à la prendre, lui a mis le collier et les plaques et elle l’a enfermée dans le cabinet noir pour la punir d’avoir résisté ; pendant qu’on l’enfermait et qu’elle criait, je me suis sauvée. Je vous en prie, mes bonnes cousines et ma bonne demoiselle, cachez-moi.

Mademoiselle Octavie.

Ma pauvre petite, je ne peux pas vous aider à désobéir à Mme d’Embrun, à laquelle votre maman vous a confiée pendant son voyage aux eaux.

Berthe.

Oh ! mademoiselle, je vous en prie. Elle va venir, bien sûr, et je serai perdue.

Mademoiselle Octavie.

Écoutez, mon enfant, tout ce que je puis faire c’est de m’en aller dans ma chambre et vous laisser avec vos cousines, qui feront comme elles l’aimeront mieux. (Mlle Octavie sort.)


Scène III

Mathilde, Clémence, Berthe.


(Mathilde et Clémence courent à Berthe et cherchent une bonne cachette. Pendant qu’elles vont d’un endroit à l’autre, on entend la voix de Mme d’Embrun.)

Berthe, pleurant.

Mon Dieu, mon Dieu, sauvez-moi ! Que vais-je devenir ? (Mathilde et Clémence la poussent sous la table recouverte d’un tapis tombant à terre : elles se remettent précipitamment au travail. Mathilde saisit un livre, qu’elle tient le haut en bas ; Clémence attrape un crayon au lieu d’une plume. À peine sont-elles installées que Mme d’Embrun entre.)


Scène IV

Les précédentes, Mme d’Embrun.


Madame d’Embrun, regardant de tous les côtés d’un air méfiant.

Vous êtes seules, mesdemoiselles ! personne avec vous ?

Mathilde.

Mlle Octavie est allée dans sa chambre, madame.

Madame d’Embrun.

Seule !

Clémence.

Oui, madame, seule.

Madame d’Embrun, s’approchant des enfants.

Il paraît qu’on ne travaille pas beaucoup en son absence.

Mathilde.

Pourquoi pensez-vous cela, madame ?

Madame d’Embrun.

Parce que vous, Mathilde, vous tenez votre livre la tête en bas. (Mathilde rougit et retourne son livre.) Et vous, Clémence, vous tenez un crayon pour continuer votre page commencée à l’encre. (Clémence pose le crayon et prend sa plume en rougissant.) Et quel air embarrassé vous avez ! De vraies mines de coupables ! Voilà ce que c’est que de gâter les enfants ! On vous laisse faire toutes vos volontés. Il en résulte de jolies choses !

Mathilde, vivement.

Maman et notre chère Mlle Octavie n’ont pas à se plaindre de nous, madame ; ainsi vous pourriez vous dispenser de blâmer devant nous l’éducation qu’elles nous donnent.

Madame d’Embrun.

Éducation qui vous rend polies et charmantes, en vérité ! Ah ! si je vous élevais, moi, ce serait autre chose !

Mathilde.

Oui, ce serait autre chose, car nous serions malheureuses au lieu d’être heureuses.

Clémence.

Et méchantes et paresseuses comme le sont devenues Berthe et Alice.

Berthe, dessous la table.

Ce n’est pas vrai, je ne suis pas méchante quand ma cousine n’est pas là !

Madame d’Embrun.
Qu’est-ce que j’entends ! Voilà la cause de l’embarras et de l’impertinence ! Sortez de votre cachette, mademoiselle, et suivez-moi ! (Pendant que Mme d’Embrun parle, Berthe sort à quatre pattes de dessous la table, du côté opposé à Mme d’Embrun, et se glisse jusqu’à une porte entrouverte donnant dans le jardin. Mme d’Embrun attend quelques instants, et, ne voyant

« Sortez de votre cachette, mademoiselle. » (Page 162.)

pas apparaître Berthe, elle soulève le tapis, ne voit personne et témoigne une grande surprise.)
Madame d’Embrun.

Qu’est-ce donc ? Elle était là dans l’instant ! Je suis sûre de l’avoir entendue là sous la table. Mathilde, Clémence, dites-moi où est votre cousine ! Entendez-vous ! Parlez, je vous l’ordonne.

Mathilde, riant.

Je ne puis rien vous dire, madame, puisque je ne sais rien.

Madame d’Embrun.

Mais vous savez où elle est ! Qu’est-elle devenue ?

Clémence, riant.

Je vous assure, madame, que nous n’en savons rien, pas plus que vous. Cherchez, voyez si vous la trouverez.

Madame d’Embrun.

C’est bien, c’est bon, mesdemoiselles. Je vais tâcher de trouver Berthe, et quand je l’aurai, je punirai cette péronnelle comme elle le mérite. (Mme d’Embrun sort très animée.)


Scène V

Mathilde, Clémence.


Mathilde, riant.

C’est singulier tout de même ! Par où a-t-elle pu passer ?

Clémence.

Je ne comprends pas ; je regardais Mme d’Embrun qui nous lançait des regards effroyables et je n’ai pas vu Berthe s’en aller.

Mathilde.

Ne serait-elle pas sortie par la porte du jardin ?

Clémence.

Je ne pense pas ; Mme d’Embrun l’aurait vue !

Mathilde.

Mais non ; regarde donc comme c’est près.

Clémence.

C’est vrai ! La voilà sauvée pour le moment ! Et la pauvre Alice, elle me fait pitié, enfermée dans ce cabinet noir avec cette affreuse ceinture qui la gêne quand elle baisse la tête. Je vais tâcher de la délivrer ; attends-moi ici ; je reviens dans un instant. (Elle sort.)


Scène VI

Mathilde, seule.
Mathilde.

Pauvre Alice ! et pauvre Berthe ! Comme elles sont tourmentées depuis que leur cousine d’Embrun a remplacé leur maman. C’est malheureux que maman et ma tante soient aux eaux toutes les deux ! Maman aurait certainement empêché Mme d’Embrun de traiter mes cousines avec tant de sévérité ! Si ma tante avait su qu’elle mènerait ainsi mes cousines, elle ne les lui aurait pas confiées !… Et quel bonheur que maman nous ait trouvé notre chère Mlle Octavie ! Elle est si douce, si patiente, si bonne et si juste qu’on ne peut être ni méchante, ni paresseuse avec elle.


Scène VII

Mathilde, Clémence et Alice, effrayée.


Clémence.

Mathilde, aide-moi vite à lui ôter cette abominable ceinture, avec cette plaque de fer sur le dos et cette branche de fer qui lui prend le menton. Dépêchons-nous ! Si Mme d’Embrun allait revenir ! Elle nous reprendrait la pauvre Alice.

Mathilde.

Nous ne la laisserons pas reprendre ! Donne-moi des ciseaux, que je coupe les lacets ! Là ! voilà tout défait ; cachons Alice et surtout cette machine. Où la mettre ?

Clémence.

Par la fenêtre ! Dehors !

Mathilde.

On la retrouverait ! Attends ! au fond de la cruche ! Et ce soir, je demanderai à ma bonne de la jeter au feu de la cuisine !

Alice.

Oh ! merci, mes bonnes cousines ! Quel bonheur d’être délivrée de cette machine qui serre, qui fait mal au dos, à l’estomac, au menton. Mais il y en a une autre chez ma cousine d’Embrun. Si vous pouviez la brûler aussi !

Clémence.

Je vais tâcher de l’avoir. (Clémence veut sortir ; elle aperçoit Mme d’Embrun qui cherche toujours Berthe. Elle rentre précipitamment.) « Mme d’Embrun ! » dit-elle à mi-voix. Alice pousse un cri étouffé, Mathilde la fait vivement sortir par la porte du jardin.)

Mathilde, à demi-voix.

Tâche de rejoindre Berthe, qui est quelque part par-là.


Scène VIII

Mathilde, Clémence, Mme d’Embrun.


Madame D’Embrun, paraît fort contrariée ; elle se pose dans un fauteuil avec majesté et conserve un air très solennel.

C’est vraiment incroyable ! d’oser me faire courir ainsi ! Et par une chaleur pareille ! J’ai bien vu des enfants dans ma vie ! Jamais aucun ne s’est permis des choses pareilles ! (Se tournant vers Mathilde et Clémence.) Et vous, mesdemoiselles, qui favorisez les insolences de votre cousine, vous serez punies comme elle. Je l’exigerai de Mlle Octavie !

Mathilde, avec calme.

Comme nous ne sommes pas coupables, madame, je ne crains pas la punition dont vous nous menacez.

Madame D’Embrun.

Pas coupables ! petite mal élevée ! Pas coupables, quand vous aidez votre cousine à se soustraire à ma justice !

Mathilde.
Ne dites pas justice, madame, dites… (Elle se tait.)

« Dépêchons-nous ! Si Mme d’Embrun allait revenir ! » (Page 165.)

Madame D’Embrun.

Quoi ? que voulez-vous dire ?

Mathilde.

Je veux parler de cette ceinture à plaque dans le dos, et une fourche de fer sous le menton, qui fait souffrir et qui est cruelle pour mes pauvres cousines. Et comment voulez-vous qu’elles travaillent avec cette machine ?

Madame D’Embrun.

Puisque vous êtes si bien informée, mademoiselle Chipie, c’est que vous avez vu Berthe, que vous avez causé avec elle, que vous savez où elle est, que vous l’aidez à se cacher et que vous êtes coupable comme elle.

Mathilde.

C’est ce que Mlle Octavie décidera tout à l’heure, madame. Tout justement la voici.


Scène IX

Les précédentes, Mlle Octavie.


Madame D’Embrun, se dirige avec dignité vers Mlle Octavie.

Ma chère demoiselle, je vous préviens que j’exige une punition exemplaire pour ces demoiselles, et surtout pour l’insolente Mathilde.

Mademoiselle Octavie.

Qu’ont fait mes pauvres filles pour exciter à ce point votre indignation, madame ?

Madame d’Embrun, avec indignation.

Elles ont arraché Berthe à la punition qu’elle méritait ; elles ont aidé à sa fuite ! Elles persistent à la cacher ; elles m’ont fait courir au point de me mettre en nage, et pour terminer, elles me répondent des insolences et m’accusent de cruauté.

Mademoiselle Octavie.

Pardon, madame, si je témoigne quelque doute sur cette accusation mes élèves sont toujours si polies ! Veuillez vous asseoir, madame, et prendre un peu de repos.

Madame d’Embrun, étonnée.

Pourquoi ?

Mademoiselle Octavie.

Pour vous reposer, madame. Vous êtes si échauffée d’avoir marché trop précipitamment, que le repos ne peut que vous faire du bien. Quand votre émotion sera calmée, madame, vous voudrez bien m’expliquer vos sujets de plainte.

Madame d’Embrun.

Je porte plainte contre elles parce qu’elles ont caché Berthe ! Mais je veux l’avoir. J’exige qu’on me la rende.

Mademoiselle Octavie.

Vous la rendre dans l’état d’exaspération où vous êtes, madame, serait peut-être fâcheux pour vous comme pour elle. Au reste, j’ignore complètement où elle est.

Mathilde.

Et nous aussi, madame ; ni Clémence ni moi, nous ne savons ce qu’elle est devenue.

Madame d’Embrun.

Vous ne me le ferez pas croire, mesdemoiselles, et je trouve votre conduite très ridicule. (Elle sort.)


Scène X

Mlle Octavie, Mathilde, Clémence.


Mademoiselle Octavie.

C’est malheureux pour vos cousines de se trouver sous la direction de Mme d’Embrun ; mais il faudra bien qu’elles finissent par se soumettre ; car enfin, Mme d’Embrun est cousine de leur mère, qui l’a priée de s’occuper de ses filles pendant qu’elle irait aux eaux de Vichy, et il faut bien qu’elles obéissent à la volonté de leurs parents. Où sont-elles, ces pauvres petites ?

Mathilde.

Je ne sais pas du tout, mademoiselle ; c’est la pure vérité.

Mademoiselle Octavie.

Comment ? Je vous ai laissées ici, vous laissant le champ libre de cacher Berthe si vous le vouliez !

Mathilde.

Aussi l’avons-nous cachée sous la table ; elle a eu l’imprudence de parler ; Mme d’Embrun lui a ordonné de sortir de sa cachette ; et, comme Berthe ne venait pas, Mme d’Embrun a regardé sous la table et n’a pas trouvé Berthe ; elle a cru que Clémence et moi nous l’avions cachée, et pourtant Berthe s’est sauvée sans que nous l’ayons vue, et nous ne savons pas par où elle s’est échappée.

Clémence.

Je crois qu’elle est sortie à quatre pattes par la porte du jardin ; je ne vois pas d’autre moyen d’expliquer sa disparition. Quant à Alice, j’ai été la délivrer pendant que Mme d’Embrun cherchait Berthe, et je l’ai fait évader par le jardin au moment où Mme d’Embrun entrait ici et voulait nous obliger à lui rendre Berthe.

Mademoiselle Octavie.

C’est singulier qu’elle ait disparu ainsi. J’en suis réellement inquiète.

Mathilde.

Voulez-vous, chère demoiselle, que nous allions les chercher toutes les deux ?

Mademoiselle Octavie.

Oui, mes chères petites, allez et tâchez de les ramener.


Scène XI

Mlle Octavie, seule.


Mademoiselle Octavie.

Ce que c’est pourtant qu’une trop grande sévérité : ces deux petites filles étaient très gentilles jadis ; depuis six semaines que Mme d’Embrun les a sous sa direction, elle les rend méchantes et indociles, à force de les reprendre, de les gronder inutilement, et de les punir injustement ! Au reste tout cela va finir ! Les mamans reviennent demain ; je ne crois pas que Mme d’Atale soit contente du changement qu’ont subi ses filles.


Scène XII

Mademoiselle Octavie ; Madame d’Embrun entre fort agitée ; elle se jette sur une chaise près de la table.

Je suis effrayée, inquiète. Pas moyen de trouver Berthe ! Et, bien mieux, figurez-vous qu’Alice est également disparue. Vos petites les cherchent dans le jardin, dans tout le parc. J’ai envoyé tous les domestiques à leur recherche. Que deviendrai-je, mon Dieu, si on ne les trouve pas ? Pourvu que Berthe n’ait pas été du côté de l’étang, du puits, de la fontaine ! Je ne sais pas, moi ! On peut tout supposer !

Mademoiselle Octavie.

Je vous plains, madame, car ce genre d’inquiétude est terrible quand on a la responsabilité des enfants et surtout…

Madame d’Embrun.

Surtout quoi ?… Dites donc… Surtout quoi ?

Mademoiselle Octavie.

Surtout quand on aurait peut-être pu, par plus de douceur, de condescendance, s’éviter des reproches.

Madame d’Embrun.

Des reproches de quoi ?

Mademoiselle Octavie.

De sévérité excessive ! je le pense, du moins. Croyez-moi, madame, ce système d’éducation est dangereux… pardonnez-moi si j’ajoute mauvais.

Madame d’Embrun.

Mais je vous assure qu’il faut de la sévérité avec les enfants, sans quoi ils deviennent désobéissants, impertinents, paresseux, menteurs ! Chez M. Northson, chez M. Castwind, chez Mme Southway, trois grandes familles avec lesquelles j’ai beaucoup vécu du vivant de mon mari, quand il était ministre aux États-Unis, les enfants étaient élevés à obéir comme des machines : les institutrices avaient permission d’user de toutes les punitions et privations nécessaires ; elles en ont fait des enfants étonnants ; cette ceinture, que vos petites trouvent cruelle, je l’ai toujours vu employer pour le travail, pour empêcher les défauts de la taille, et c’est de New York que je l’ai apportée ; et on comprend que ce moyen réussisse, de même que le collier de force rend les chiens d’arrêt dociles et excellents. La sévérité et les punitions sont les grands moyens d’action ; le reste, remontrances douces, gronderies de second ordre, est insuffisant.

Mademoiselle Octavie.

Mais, madame, pourquoi mes petites, que je ne punis jamais, que je ne gronde presque jamais, que j’aime et auxquelles je le témoigne, sont-elles si obéissantes, si consciencieuses, si aimables, si pieuses, si bonnes, tandis que Berthe et Alice, qui se trouvent sans cesse grondées, punies, deviennent de jour en jour plus indociles, plus révoltées, plus difficiles à mener ?

Madame D’Embrun.

Parce que je ne suis près d’elle que depuis six semaines, et qu’elles se sentent soutenues par leur bonne, par leurs cousines, et par vous, mademoiselle.

Mademoiselle Octavie.

Mais, madame, il y a deux ans que je les connais, qu’elles viennent passer six mois de l’année ici, à la campagne, chez leur tante, Mme d’Ulsac. Je vous assure qu’elles étaient très bonnes, très gentilles ; leur changement date du jour où vous avez bien voulu, par amitié pour les parents, vous charger de les diriger en l’absence de Mme d’Atale. Vous me reprochez de les soutenir, madame ; leur mère, redoutant un peu trop de sévérité de votre part, m’a priée de ne pas les abandonner et de les protéger en cas de nécessité. Voilà pourquoi je me permets de me mêler de leurs affaires, et de soutenir quelquefois ces pauvres enfants dont j’ai réellement pitié.

Madame D’Embrun.

Tenez, ma chère demoiselle, savez-vous le résumé de tout ce que vous dites ? C’est que nos enfants français sont très mal élevés, qu’ils sont gâtés, qu’ils se tiennent mal, qu’ils parlent trop, qu’ils ont des jeux de gamins, qu’ils ne connaissent plus la politesse française, les bonnes manières. C’est cela que je voulais donner à mes petites cousines pendant l’absence de leurs parents ; mais je crois que je dois y renoncer et les laisser redevenir des filles mal élevées, se tenant mal et parlant à tort et à travers. (Elle se lève.) Avec tout cela, ces vilaines enfants ne se retrouvent pas. Je ne sais que faire ! Pourvu qu’elles ne se soient pas noyées dans quelque bassin ! C’est terrible ! (Elle se dirige vers la porte.)

Berthe, sous la table.

Soyez tranquille, elles vont bien. (Mme d’Embrun s’arrête stupéfaite. Mlle Octavie paraît non moins étonnée.)

Madame D’Embrun, se retourne, avance vers la table, soulève le drap.

Rien ! Berthe n’y est pas. C’est étonnant ! Voilà la seconde fois que je l’entends là et qu’elle n’y est pas. (Mlle Octavie soulève le drap, regarde, ne voit personne et paraît fort surprise.)


Scène XIII

Les précédentes, Mathilde et Clémence.


Mathilde.

Madame, nous avons trouvé Alice dans le jardin ; elle cherchait Berthe, que personne n’a vue ; je ne comprends pas où elle est allée.

Mademoiselle Octavie.

Elle vient de parler tout à l’heure de dessous la table ; nous avons regardé, il n’y avait plus personne.

Mathilde, surprise.

Comment ! par où donc passe-t-elle ? Voilà deux fois qu’elle apparaît et disparaît.

Mademoiselle Octavie.

Je vais parler à Guillaume ; peut-être saura-t-il ce qu’elle devient.

Madame d’Embrun.

Je vous suis, mademoiselle, et nous tâcherons aussi d’avoir Alice. (Elles sortent.)


Scène XIV

Mathilde, Clémence, Berthe avance la tête par la porte du jardin.


Berthe, à mi-voix.

Elle est partie ? (Elle regarde de tous côtés et entre tout à fait.) Oui, elle est partie et je suis en sûreté.

Clémence.

D’où viens-tu ? Où as-tu été ?

Berthe.

Je viens de la serre et j’ai été tout le temps dans la serre, ici à côté de la porte.

Mathilde.

Ce n’est pas possible ! Mme d’Embrun y a été avec nous ; tu n’y étais pas !

Berthe.

J’y étais, et c’est parce que Mme d’Embrun était avec vous que je me suis gardée de répondre et de me montrer.

Clémence.

Où étais-tu donc cachée ?

Berthe.

Derrière les géraniums du coin.

Mathilde.

Comment as-tu fait ? Tous les pots étaient parfaitement rangés ; pas un de déplacé.

Berthe.

Parce que Guillaume les a replacés après m’avoir fait passer derrière.

Clémence.

Ah ! Guillaume t’a aidée ?

Berthe.

Oui ; tu sais qu’il nous vient toujours en aide, ce bon vieux Guillaume.

Mathilde.

Mais comment as-tu fait pour t’échapper de dessous la table ?

Berthe.

À quatre pattes ; la porte était entrouverte ; je n’avais que deux pas à faire pour me trouver dehors.

Mathilde.

Et pourquoi y es-tu revenue ? car tu as parlé une seconde fois sous la table.

Berthe.

J’étais fatiguée et ennuyée de rester accroupie derrière mes géraniums. Je suis rentrée comme j’étais sortie, voulant vous prévenir de ne plus me chercher ; mais à peine avais-je passé le seuil de la porte, que j’ai entendu la voix de ma cousine d’Embrun ; je me suis vite blottie sous la table.

Mathilde.

Et comment as-tu osé parler au risque d’être prise ?

Berthe.

Parce que j’ai entendu la conversation de ma cousine avec Mlle Octavie, et que j’ai vu ma cousine faiblir dans son système de sévérité ; d’abord, parce qu’elle avait peur que je me fusse jetée à l’eau de désespoir (ce que je n’aurais jamais fait, comme tu penses bien), et puis à cause du retour de maman, qui sera ici demain. Alors j’ai risqué une espièglerie pour lui faire peur. Je me suis retirée à quatre pattes de dessous la table avant qu’elle ait eu le temps d’y revenir, et je suis rentrée dans ma serre.

Clémence.

Tu dois avoir faim ; il y a longtemps que l’heure du goûter est passée.

Berthe.

Non ; j’ai mangé du raisin dans la serre, et du bien bon, je t’assure.


Scène XV

Les précédentes, Guillaume, tenant par la main Alice.


Guillaume.

Tenez, mesdemoiselles, voici Mlle Alice que je vous ramène. La pauvre enfant est lasse de courir. Tâchez que Mme d’Embrun ne lui mette pas son collier de force et qu’elle ne la tourmente pas trop d’ici à l’arrivée de sa maman. Vrai, ces enfants font pitié ! Ah ! vous voilà aussi, mademoiselle Berthe ! vous avez assez de vos fleurs et de votre raisin.

Berthe.

Oui, mon bon Guillaume ; je suis revenue parce que je m’ennuyais trop. Il faut que tu nous rendes encore un grand service.

Guillaume.

Tant que vous voudrez, mes chères demoiselles ! J’ai vu naître vos mamans ; Je les ai bercées et promenées ; j’en ai fait autant de vous, et tant que je vivrai, je vous serai dévoué corps et âme et prêt à tout pour vous servir. Que faut-il faire, à présent ?

Berthe.

D’abord, mon bon Guillaume, il faut que tu brûles cette horrible ceinture que ma cousine d’Embrun veut nous mettre autour du corps pour nous faire tenir droites. (Berthe retire la ceinture du fond de la cruche.) Ensuite, il faut que tu ailles chez ma cousine et que tu prennes une seconde ceinture pareille à celle-ci ; tu la trouveras dans le tiroir de sa commode, tu la brûleras aussi.

Guillaume, se grattant la tête.

Hem ! hem ! ceci est une chose pas facile ; brûler cette drogue que vous venez de retirer de la cruche, c’est bien ! mais farfouiller dans les tiroirs, ça ne me plaît pas.

Berthe.

Pourquoi donc, Guillaume ?

Guillaume.

Parce que ça vous donne un air… un air… pas comme il faut…

Alice.

Comment, pas comme il faut ?

Guillaume.

Oui… comme qui dirait un air… de voleur… C’est la vérité, mesdemoiselles.

Berthe.

Oh ! mon bon Guillaume, si cette machine reste chez ma cousine, elle va nous la mettre, et si tu savais comme ça gêne, comme ça pince

le menton !

« Il faut que tu nous rendes encore un service. » (Page 179.)

Mathilde.

Mais, Berthe, si cela fait de la peine au pauvre Guillaume, il vaut mieux le prendre nous-mêmes.

Berthe.

Et si elle nous attrape, elle nous mettra la ceinture.

Guillaume.

Sans doute, sans doute, ma chère demoiselle. Il vaut mieux que ce soit moi. Je vais le faire ; soyez tranquilles. Ne vous tourmentez pas. J’y vais. (Guillaume s’en va.)


Scène XVI

Mathilde, Clémence, Berthe, Alice.


Mathilde.

Berthe, je suis fâchée que tu aies donné cette commission au pauvre Guillaume ; il n’avait pas envie de la faire.

Berthe.

Tu crois ? si j’allais courir l’en empêcher ?

Clémence.

Et si Mme d’Embrun te voit ?

Berthe.

C’est vrai ! Comment faire ?

Mathilde.

Je vais y aller ; attendez-moi ici.


Scène XVII

Les trois petites filles écoutent ; peu d’instants après, la porte s’ouvre ; Mathilde rentre avec Guillaume qui est pâle et troublé.


Berthe.

Eh bien ?

Mathilde.

Je suis arrivée trop tard ; Guillaume avait déjà trouvé et pris la ceinture. (Elle regarde Guillaume.) Ah ! mon Dieu ! Guillaume, qu’as-tu ? Comme tu es pâle !

Guillaume.

Ce n’est rien, chère demoiselle ! Un peu d’émotion d’avoir agi comme… un voleur.

Berthe.

Oh ! Guillaume, ne dis pas cela ! Toi, un voleur ! Comment peux-tu avoir une idée pareille ?

Alice.

Personne ne t’a vu, n’est-ce pas ?

Guillaume.

J’espère que non, ma bonne petite demoiselle. Mais j’aurais mieux aimé qu’on m’eût vu. Me trouvant pris, j’aurais avoué la chose et pourquoi je l’avais faite ; sans nommer aucune de vous, pourtant.

Berthe.

Mon pauvre Guillaume, pourquoi m’as-tu écoutée ? Tu aurais dû refuser.

Guillaume.

Refuser ! vous refuser ? Mes chères demoiselles, quand vous me verrez refuser un service, c’est que votre vieux Guillaume aura perdu le sens et sera près de sa fin.

Mathilde.

Bon Guillaume ! (Les enfants l’entourent et l’embrassent.)

Guillaume.

Pardon et merci, chers enfants ! Je descends pour brûler ces vilaines ceintures ; tant que je les tiens dans les mains, il me semble que… que j’ai pris ce qui ne m’appartient pas. (Guillaume veut sortir.)


Scène XVIII

Les précédents, Mlle Octavie, Mme d’Embrun.


(Berthe et Alice poussent un cri et veulent s’échapper. Mme d’Embrun leur barre le passage.)

Madame d’Embrun.

Arrêtez, mesdemoiselles ! Je vous tiens, enfin, et vous allez avoir vos ceintures de bonne tenue ; chacune la vôtre. (Elle ferme la porte à double tour, met la clef dans sa poche, sort par la porte du jardin, qu’elle ferme également, et disparaît. Tout le monde se regarde.)

Guillaume, avec découragement et tenant les ceintures cachées derrière son dos.

Nous voilà pris comme des rats dans une ratière ! Et que vais-je devenir, moi, avec mes ceintures ?

Mademoiselle Octavie.

Quelles ceintures, Guillaume ?

Guillaume, embarrassé.

Ah ! pardon, mademoiselle, je ne pensais plus que vous fussiez ici. Ce n’est rien, une plaisanterie.

Mademoiselle Octavie, souriant.

Est-ce le paquet que vous tenez si soigneusement caché derrière votre dos, mon bon Guillaume ?… Eh bien, tout le monde est devenu muet ?… Qu’y a-t-il donc ?

Guillaume.

Mademoiselle… c’est que… voyez-vous… je ne suis pas jeune… j’ai mes vieilles habitudes… Alors… (Il se gratte la tête. Mlle Octavie le regarde en souriant.) Alors, mademoiselle, je voudrais bien sortir d’ici ! Ce n’est pas convenable que j’occupe la chambre de ces demoiselles.

Mademoiselle Octavie, souriant.

Mais que tenez-vous derrière votre dos ?

Guillaume, agité.

C’est quelque chose, mademoiselle… Bien sûr, mademoiselle… Vous pouvez m’en croire.

Mademoiselle Octavie.

Mais ce quelque chose, qu’est-ce que c’est ?

Guillaume, très agité.

Mon Dieu, mais j’ai dit, c’est quelque chose… quelque chose qui n’est

pas à moi. Là… êtes-vous contente, à présent ?

« Est-ce le paquet que vous tenez si soigneusement caché ? » (Page 186.)


Scène XIX

Les précédents, Mme d’Embrun, très animée ; elle laisse la clef à la porte d’entrée.


Madame d’Embrun, avec dignité.

On m’a volée ! Je suis volée ! Rendez-moi ce que vous m’avez pris.

Mademoiselle Octavie.

Que dites-vous, madame ? Qui donc ici pourrait vous avoir volée ?

Madame D’Embrun.

Je n’en sais rien, mademoiselle ; mais ce que je sais, ce dont je suis certaine, c’est que quelqu’un s’est introduit chez moi ; on a ouvert le tiroir de ma commode et on a pris une ceinture de bonne tenue et, ce qui est plus grave, un billet de mille francs que j’avais posé par inadvertance dans ce tiroir. (Guillaume devient pâle et tremblant, il se place derrière Mlle Octavie, examine furtivement le paquet contenant la ceinture et aperçoit le billet de mille francs pris dans le cordon qui attache le paquet : il a l’air terrifié.)

Madame D’Embrun.

Eh bien ! personne ne répond ! et tous vous avez l’air de coupables. Mademoiselle Octavie, permettez que j’examine chacun de vous séparément.

Mademoiselle Octavie.

Comme vous voudrez, madame ; je suis sûre que si vous avez réellement été dépouillée de ce billet de mille francs, ce n’est pas ici que vous le retrouverez. Allons, mes enfants, mettons-nous tous en rang. (Elle les place sur une ligne.) Voilà ! Par ici, mon bon Guillaume ; au bout du rang. (Guillaume, qui s’est débarrassé du paquet en le jetant sous la table, se place près de Mlle Octavie. Chacun remarque son extrême pâleur.)

Mademoiselle Octavie.

Rassurez-vous, mon pauvre Guillaume, aucune de vos chères petites n’est coupable, je vous en réponds. (Mme d’Embrun fouille les enfants, retourne leurs poches, visite leurs vêtements, paraît désappointée, et n’ose pas faire de même à Mlle Octavie et à Guillaume, qu’elle regarde pourtant d’un air perçant et scrutateur.)

Mademoiselle Octavie, rit et retourne ses poches.

Tenez, madame, voyez vous-même ; Guillaume, faites-en autant, mon ami. (Guillaume ôte son habit, le donne à Mme d’Embrun, et dans son trouble se dispose à ôter son gilet.)

Mademoiselle Octavie, riant.

Assez, assez, mon bon Guillaume ; Mme d’Embrun doit voir que nous sommes tous innocents.

Madame d’Embrun.

Oui, je me plais à le reconnaître ; mais je vais poursuivre ma recherche et faire venir les femmes de chambre et les autres domestiques. Mille

francs ! le quart de mon revenu ! (Elle sort.)

« Madame d’Embrun doit voir que nous sommes tous innocents. » (Page 190.)


Scène XX

Les précédents, moins Mme d’Embrun.


Guillaume, s’approche de Mlle Octavie avec précipitation, lui remet le paquet qu’il a ramassé et tombe sur une chaise en disant d’une voix étranglée :

Voilà ! voilà tout ! Rendez-lui comme vous pourrez sans qu’elle sache que c’est moi. (Mlle Octavie fait un mouvement de surprise.) Oui, c’est moi, moi qui ai pris le paquet et le billet de malheur qui tient après.

Mademoiselle Octavie.

Vous ! vous Guillaume ! Non, non ! Ce n’est pas vrai ! Jamais je ne croirai ! C’est impossible ! Guillaume voleur ! Je le répète, c’est impossible ! (Guillaume pousse un gémissement plaintif et perd connaissance. Mlle Octavie le soutient ; les enfants apportent de l’eau de Cologne, de l’eau fraîche et lui bassinent le front et les tempes. Guillaume revient à lui, les regarde avec égarement, se prend la tête dans les deux mains et répète plusieurs fois : voleur ! voleur ! Berthe éclate en sanglots.)

Berthe.

Mademoiselle, oh ! mademoiselle ! C’est moi qui suis coupable. C’est moi qui ai obtenu du bon Guillaume, malgré sa répugnance, qu’il allât chercher cette ceinture qui nous faisait si peur à Alice et à moi ; nous voulions que Guillaume la prît et la brûlât. Il allait le faire quand Mme d’Embrun est entrée.

Guillaume, un peu remis.

C’est le bon Dieu qui a permis que je ne l’eusse pas jetée au feu, car ce maudit billet de mille francs que je n’avais pas vu et qui tient après, comme je m’en suis aperçu tout à l’heure, eût été brûlé avec le paquet et on aurait pu me soupçonner.

Mademoiselle Octavie.

Jamais, Guillaume, jamais ! Mais le bon Dieu a tout arrangé pour le mieux. Donnez-moi tout cela ; je vais terminer l’affaire ; je paraîtrai chercher le billet dans le tiroir et j’aurai soin de le trouver au fond. Quant à la ceinture, je vais la jeter au feu et je dirai qu’une personne de la maison l’a prise, par pitié pour les enfants, et que cet instrument de torture n’existe plus. Remettez-vous, mon pauvre Guillaume, et à l’avenir soyez moins bon pour les enfants et suivez davantage votre propre instinct. (Mlle Octavie sort.)


Scène XXI

Guillaume, Mathilde, Clémence, Berthe et Alice.


Berthe, se jette au cou de Guillaume en pleurant.

Oh ! Guillaume, mon bon Guillaume, pardonne-moi, pardonne-nous ! Quel mal je t’ai fait sans le vouloir, et combien j’en suis désolée.

Guillaume.

N’y pensez plus, ma bonne chère demoiselle ; mais il est certain que j’ai agi comme un sot. Voyez donc ce qui serait arrivé si quelqu’un m’avait vu ouvrir le tiroir, ou bien si j’avais été pris emportant le paquet, ou bien si j’avais brûlé le tout, y compris le billet de mille francs ! je frémis rien que d’y penser !

Mathilde.

N’y pense pas, mon bon Guillaume, n’y pense pas, je t’en prie ; moi-même je tremble en y songeant.

Guillaume.

Et que vont devenir ces pauvres petites à présent que la cousine les a retrouvées ? Comment faire pour les lui enlever jusqu’à l’arrivée des mamans ?

Berthe.

J’espère que Mlle Octavie prendra notre défense ; j’ai déjà entendu, pendant que j’étais sous la table, qu’elle conseillait d’être moins sévère et que ma cousine avait l’air de céder, n’ayant pas pu faire de nous des filles bien élevées, comme elle dit. Et puis, mon cher Guillaume, tu seras là pour nous venir en aide, seulement jusqu’à demain.

Guillaume.

Oui, mes enfants, mais pas comme tout à l’heure. J’ai eu trop peur ! Mlle Octavie a raison ; je suis bête avec vous ; je ne sais pas vous résister, vous refuser. Et je vous demande à mon tour une grâce, une faveur, mes bons enfants. Ne me demandez jamais des choses dangereuses et mauvaises. Et quand je vous témoigne de la répugnance pour vous satisfaire, n’insistez pas, je vous en prie, car si je résiste, c’est que ma conscience me dit que ce que vous me demandez est mauvais. Voyez-vous, mes enfants, vous êtes jeunes, vous ne réfléchissez pas, vous ne prévoyez pas ; et moi, qui suis vieux, je prévois tout. Et si je suis si bête vis-à-vis de vous, c’est que je vous aime trop, oui trop, puisque cette amitié me fait faire des sottises.

Les enfants.

Oui, oui, mon bon, mon cher Guillaume, nous te le promettons. (Tous l’entourent et l’embrassent.)


Scène XXII

Les précédents, Mlle Octavie.


Mademoiselle Octavie.

Eh bien, tout s’est passé à merveille ; j’ai retrouvé le billet de mille francs coulé derrière le tiroir ; j’ai profité de l’occasion pour représenter à Mme d’Embrun combien la scène des recherches avait été pénible pour nous tous ; j’ai avoué la destruction des ceintures américaines ; elle s’est trouvée un peu honteuse du bruit qu’elle avait fait pour rien, et j’ai profité de l’occasion pour obtenir votre pardon, Berthe et Alice ; je crois que d’ici à demain vous n’avez rien à craindre, car Mme d’Embrun est découragée par votre turbulence et votre esprit de résistance, et le retour de votre maman l’oblige à renoncer à votre perfectionnement, qu’elle espérait obtenir en six semaines par les moyens un peu violents qu’elle a employés.

Berthe et Alice. Merci, merci, mademoiselle ! Que vous êtes bonne !

Mademoiselle Octavie.

Et vous, mes petites, soyez bonnes et aimables pour votre cousine ; vous lui devez du respect parce qu’elle est vieille, parce qu’elle est votre parente, parce que vos parents ont de l’amitié pour elle, et enfin parce qu’elle a cru agir pour votre bien, et, quoiqu’elle se soit trompée, elle y a mis beaucoup de soin et de zèle.

Berthe.

Oui, chère mademoiselle, nous serons très polies pour elle ; mais nous espérons bien ne jamais nous trouver sous sa direction.

Mademoiselle Octavie.

Maintenant, remettons-nous au travail ; nous n’avons plus guère de temps avant le dîner. (Les enfants se mettent à leurs places.)



ACTE II

LE LENDEMAIN.
La scène représente un salon.

Scène I

Mlle Octavie, Mme d’Embrun, Mathilde, Clémence, Berthe, Alice.


(Mme d’Embrun travaille, assise bien droite sur une chaise ; les quatre enfants et Mlle Octavie arrangent des fleurs dans des vases ; elles vont, viennent, regardent sans cesse par la fenêtre et paraissent fort agitées.)

Madame d’Embrun, mécontente.

Restez donc tranquilles, Berthe et Alice ; vous êtes d’une agitation. C’est très mauvais genre.

Berthe.

Mais, ma cousine, pensez donc que nous n’avons pas vu maman depuis six semaines et que nous l’attendons à chaque minute !

Madame d’Embrun.

Ce n’est pas une raison pour aller et venir comme des ours en cage,

pour faire l’ouvrage des domestiques

« Ce n’est pas une raison pour aller et venir comme des ours en cage. » (Page 198.)

en garnissant les vases de bouquets,

pour avoir enfin des manières communes et du plus mauvais goût.

Mathilde.

Je crois que j’entends la voiture. (Elles se précipitent toutes les quatre à la fenêtre.)

Berthe.

Non ; il n’y a rien.

Madame D’Embrun.

Encore ? C’est intolérable ! Venez toutes deux vous asseoir auprès de moi et ne bougez plus.

Alice.

Mais, ma cousine…

Madame d’Embrun.

Il n’y a pas de mais, mademoiselle. Dans mon enfance, quand ma mère (que je n’avais pas le mauvais goût d’appeler maman), quand ma mère, dis-je, s’absentait, j’attendais tranquillement et convenablement son retour, dans le salon, en grande toilette.

Berthe.

Mais quand vous l’entendiez arriver ?

Madame d’Embrun.

J’attendais debout au milieu du salon que ma mère entrât, et quand la porte s’ouvrait…

Alice.

Vous couriez à elle et vous vous jetiez à son cou.

Madame d’Embrun.

Fi donc ! quel genre ! J’attendais qu’elle vînt à moi ; je faisais une profonde révérence ; je m’inclinais pour lui baiser la main pendant qu’elle m’embrassait sur le front et j’attendais pour parler qu’elle m’interrogeât.

Berthe.

Moi je ne pourrais jamais être aussi froide pour maman.

Madame d’Embrun.

Ce n’est pas de la froideur, mademoiselle, c’est de la convenance, du savoir-vivre…

Mathilde et Clémence.

Maman, maman, voilà maman ! (Les quatre enfants se précipitent à la porte et courent au perron.)



Scène II

Mme d’Embrun, seule.


Madame D’Embrun, se levant.

Berthe, Alice, arrêtez ! Les voilà parties ! Grand Dieu ! quelles manières ! Et de penser que je n’ai pu les réformer en six semaines ! (On entend des cris de joie, des éclats de rire.) C’est incroyable ! Une vraie scène de paysans ! Et l’institutrice ! partie avec les enfants ! De mon temps on n’a jamais vu chose pareille… Les voilà qui arrivent ; je veux y mettre de la dignité, afin de leur donner à tous une leçon de manières

comme il faut.

« Comment, ma cousine, vous ne voulez pas nous embrasser ?» (Page 205.)


Scène III


(Mme d’Embrun est debout au milieu du salon, demi-inclinée, les mains mains sur son estomac. Mme d’Atale et Mme d’Ulsac entrent entourées de leur enfants ; elles s’avancent précipitamment pour embrasser Mme d’Embrun, qui recule de côté en faisant des révérences et qui se range pour laisser passer ces dames.)

Madame d’Ulsac, surprise.

Comment ! ma cousine, vous ne voulez pas nous embrasser ?

Madame d’Embrun.

Permettez, madame et chère cousine, qu’avant d’embrasser la parente je salue la maîtresse de la maison.

Madame d’Ulsac.

De grâce, ne voyez en moi, chère cousine, qu’une amie bien reconnaissante des soins que vous avez bien voulu donner à mes nièces en mon absence.

Madame d’Embrun.

Je regrette, ma cousine, que ces soins n’aient pas été couronnés d’un plein succès.

Madame d’Ulsac.

Comment ! auriez-vous eu à vous plaindre de Berthe et d’Alice ? J’en serais bien étonnée, car elles sont bonnes et faciles à mener.

Madame d’Embrun.

Pardon, ma cousine, si je ne réponds pas de suite à votre question. Quand vous serez reposée, je vous demanderai une audience de quelques instants dans laquelle je vous exposerai mes craintes et mes espérances. (Les enfants entourent Mme d’Ulsac qui les embrasse encore, puis elle quitte le salon avec Mathilde et Clémence.)


Scène IV

Mme d’Embrun, Mme d’Atale, Mlle Octavie, Berthe et Alice.


Madame d’Atale.

Eh bien, ma cousine, je viens enfin vous débarrasser du fardeau que vous avez bien voulu accepter pendant six semaines. Vous a-t-il semblé bien lourd à porter ?

Madame d’Embrun.

Permettez, ma cousine, que j’attende, pour répondre à votre question, un moment plus favorable. On ne traite pas en riant des questions aussi sérieuses.

Madame d’Atale.

Pardon, ma cousine, mais votre froideur et votre gravité m’effrayent. Est-ce que mes enfants vous ont donné des sujets de mécontentement ?

Madame d’Embrun.

Pas de mécontentement, ma cousine, mais de tristesse et de regrets.

Madame d’Atale.

Comment ! mes enfants, vous n’avez pas été sages pendant mon absence ?

Berthe.

Si fait, maman, nous avons été aussi sages que nous avons pu l’être ; mais avec ma cousine c’est impossible de l’être tout à fait, parce qu’elle

gronde pour tout.

« On n’embrasse pas une personne qu’on a offensée. » (Page 203.)

Madame d’Atale.

Berthe, comment te permets-tu de parler ainsi de ta cousine ?

Alice.

C’est que toute la journée elle nous tourmente et nous ennuie ; alors…

Madame d’Atale.

Alice, tais-toi et fais tes excuses à Mme d’Embrun de ton impolitesse.

Alice.

Non, je ne peux pas.

Madame d’Atale.

Comment ! tu ne peux pas ? Quelle manière de répondre ! Je ne t’ai jamais entendue me parler ainsi.

Alice.

Pardon, maman ; c’est que lorsqu’on demande pardon à ma cousine il faut se mettre à deux genoux devant elle, joindre les mains, baiser les siennes et dire je ne sais quoi de si singulier que je l’oublie toujours.

Madame d’Atale.

Alice, tu dis des niaiseries pour t’excuser. Obéis-moi et demande pardon à Mme d’Embrun.

Alice, s’approche de Mme d’Embrun et veut l’embrasser en lui disant.

Pardon, ma cousine, je ne le ferai plus.

Madame d’Embrun, se redresse et recule.

On n’embrasse pas une personne qu’on a offensée, mademoiselle. On attend respectueusement et modestement qu’elle veuille bien vous pardonner ; et alors on ne se jette pas sur elle pour l’embrasser comme le ferait une vachère mal élevée, mais on salue profondément, on s’avance et on baise la main qu’elle veut bien vous tendre. (Mme d’Embrun tend sa main ; Alice ne la voit pas et se tourne vers sa mère.)

Alice.

Vous voyez, maman, c’est toujours ainsi. Que voulez-vous que nous fassions ?

Madame d’Atale, l’embrassant.

Tu as obéi ; tu as demandé pardon, mon enfant, c’est bien. À présent, venez avec moi ; vous m’aiderez à déballer les petits présents que je vous ai rapportés. Au revoir, ma cousine. Sans adieu, ma bonne mademoiselle Octavie.


Scène V

Mme d’Embrun, Mlle Octavie.
Madame d’Embrun, indignée.

C’est déplorable ! C’est humiliant ! La mère a autant besoin d’être formée et réformée que les filles. Vous avez entendu qu’elle s’est retirée satisfaite des prétendues excuses que m’a adressées Alice.

Mademoiselle Octavie.

Je vous en prie, madame, veuillez excuser Mme d’Atale et faire la part des usages d’aujourd’hui. Les éducations ne sont plus aussi… aussi parfaite qu’autrefois.

Madame d’Embrun.

Voilà une bonne parole, mademoiselle, et dont je vous sais gré. Parfaites, c’est bien le mot. De mon temps, le respect était la première

des sciences ! Car c’est une science, une vraie, grande et belle science !

« On craint Dien et son souverain. » (Page 213.)

Maintenant on aime ! Beau progrès, en vérité, aimer ! Mais c’est

ridicule, inconvenant, impertinent, d’aimer ceux qu’on doit craindre et respecter. À présent on veut aimer tout le monde, jusqu’au bon Dieu ! Ce n’est pas la crainte qu’on inculque aux enfants, c’est l’amour ! Mon père, qui était un vieux chevalier de Saint-Louis, et qui m’a élevée au fond d’un vieux château, m’a passé ses traditions et m’a fait connaître ceux qu’il faut craindre, ceux qu’on doit respecter et ceux qu’on peut aimer.

Mademoiselle Octavie, réprimant un sourire.

Mais il me semble, madame, qu’on peut à la fois respecter et aimer ; et même craindre et aimer.

Madame d’Embrun, avec solennité.

Non, mademoiselle. On craint Dieu et son souverain. On respecte ses parents, ses supérieurs, les gens d’âge. On aime ses enfants, ses égaux, son chien, son chat.



Scène VI

Les précédentes, Mme d’Atale.


Madame d’Atale.

Me voici toute prête à vous entendre, ma cousine. Je crains un peu de ne recevoir que des plaintes, car je trouve mes filles bien changées de ce qu’elles étaient ; elles ont perdu leur docilité, leur amabilité, leur complaisance, et surtout leur gaieté calme ; elles, qui étaient toujours d’accord, se disputent pour un rien ; elles me répondent avec vivacité, discutent mes ordres ; enfin je les trouve changées, et je ne puis dire que ce soit à leur avantage.

Madame d’Embrun.

Ma cousine, ce que vous avez déjà observé a été l’objet de ma sollicitude et de ma répression la plus sévère. Je voulais vous les rendre dociles comme des machines, tranquilles et calmes comme des eaux dormantes, silencieuses comme des statues de pierre, courageuses et endurant la souffrance comme des Lacédémoniens, polies et de nobles manières comme des dames de la cour du grand roi Louis XIV. — J’ai échoué en tout et pour tout. Il m’eût fallu plus de temps et une autorité plus absolue ; j’ai inutilement employé les remontrances sévères, les privations, les punitions corporelles, mais tout cela mitigé par un défaut de pouvoir et par la certitude d’un manque de durée.

Madame d’Atale.

Ce que vous me dites, ma cousine, me chagrine de toutes manières ; je vois que mes pauvres filles ont été malheureuses, et que vous-même vous avez pris beaucoup de peine sans obtenir la satisfaction du succès. Recevez toujours mes remerciements pour votre excellente intention, et pardonnez, je vous prie, les fautes dont mes pauvres petites se sont rendues coupables envers vous.

Madame d’Embrun.

Je continuerai avec plaisir cette éducation à peine ébauchée ma cousine.

Madame d’Atale.

Mille remerciements, ma cousine, l’éducation de mes filles est un devoir dont je ne dois laisser la charge à personne ; et, désormais, je m’en occuperai moi-même, et moi seule.

Madame d’Embrun, salue avec dépit.

Comme vous voudrez, ma cousine ; vous ne devez pas craindre que je mêle mes idées aux vôtres ; elles sont incompatibles comme le bien et le mal. (Mme d’Atale salue aussi. Mme d’Embrun sort.)


Scène VII

Mme d’Atale, Mlle Octavie.


Madame d’Atale.

Chère mademoiselle, mes filles ont dû être fort malheureuses avec cette vieille et sévère cousine. Pourquoi ne me l’ont-elles pas écrit ? et pourquoi ne m’en avez-vous pas informée ?

Mademoiselle Octavie.

Madame, je protégeais de mon mieux les enfants ; mais c’est Mme d’Embrun qui avait reçu de vous tout pouvoir sur Berthe et Alice ; je devais penser que vous aviez connaissance de son système d’éducation et que vous l’approuviez.

Madame d’Atale.

Mais en aucune façon. Je n’avais jamais vu Mme d’Embrun qu’en visite ; je lui connaissais une excellente réputation ; elle désirait beaucoup passer l’été à la campagne ; je devais aller aux eaux ; j’ai pensé que c’était vous rendre service que de vous délivrer d’une charge que vous vouliez bien accepter pourtant ; en même temps je me rendais agréable à ma cousine et je mettais mes filles dans des mains sûres. Mais ce que je vois de Mme d’Embrun me donne des craintes sérieuses pour mes pauvres enfants…


Scène VIII

Les précédentes, Berthe et Alice accourent en se disputant, sans voir Mme d’Atale et Mlle Octavie, qui sont au fond de la chambre.


Alice.

Je te dis que je le dirai à maman.

Berthe.

Et moi je te défends de le dire.

Alice.

Si tu crois que je t’écouterai…

Berthe.

Si tu ne m’écoutes pas, je dirai à maman que tu as obligé Guillaume à voler.

Alice.

Et si tu oses le dire, je dirai que tu as volé du raisin dans la serre.

Berthe.

Je dirai que tu es une menteuse.

Alice.

Je dirai que tu es une voleuse.

Berthe.

Tais-toi, menteuse !

Alice.
Laisse-moi tranquille, voleuse !

« J’entends de jolies choses, mesdemoiselles ! » (Page 219.)

Madame d’Atale, se montrant.

J’entends de jolies choses, mesdemoiselles ! Je ne m’étonne pas que Mme d’Embrun vous trouve de mauvais ton ! Depuis quand je vous prie, vous parlez-vous avec tant de grossièreté ?

Alice.

C’est que Berthe veut toujours rapporter de moi pour me faire punir, et je ne veux pas qu’on me mette une ceinture de bonne tenue.

Berthe.

Et moi, je ne veux pas qu’on m’enferme et qu’on vienne toutes les cinq minutes me donner des coups pour me faire demander pardon à genoux. Et quand je rapporte, on me donne une récompense ; et voilà pourquoi je veux dire à maman que tu as pris…

Madame d’Atale.

Chut ! je ne veux rien entendre ! N’êtes-vous pas honteuses, mes enfants, de vous disputer ainsi une heure après mon arrivée ? Et avez-vous donc oublié que je ne permets pas les rapports, que je ne les écoute jamais ?

Alice.

Mais ma cousine nous ordonnait, au contraire, de rapporter.

Berthe.

Et quand nous ne disions rien, elle nous punissait parce que nous lui cachions quelque chose, disait-elle.

Alice.

Et c’est pourquoi tu mentais en rapportant de moi des choses que je n’avais pas faites ?

Berthe.

Et toi donc, quand tu as dit que j’avais jeté mon livre de fables dans le puits !

Madame d’Atale.

Taisez-vous donc, mes enfants, je vous en prie ! Si vous saviez le chagrin que vous me causez en vous comportant comme vous le faites !

Berthe, l’embrassant.

Pardon, maman, j’en suis bien fâchée ; mais pourquoi nous avez-vous laissées si longtemps avec cette méchante cousine ?

Alice.

Oh oui ! maman, ne nous laissez plus avec elle ! Elle nous rend méchantes, nous le voyons bien.

Madame d’Atale.

Non, mes pauvres enfants, elle ne vous aura plus jamais. Mais comment ne m’avez-vous pas informée de ce que vous me dites ? Vous m’écriviez, au contraire, qu’elle était très bonne, que vous l’aimiez beaucoup.

Berthe.

C’est qu’elle nous défendait de nous plaindre, et elle nous forçait à écrire nos lettres devant elle ; c’est elle-même qui les cachetait et qui les mettait à la poste.

Madame d’Atale.

Et pourquoi ne demandiez-vous pas à vos cousines d’écrire ?

Berthe.

Elle ne nous laissait jamais seules avec nos cousines ; nous étions obligées de rester près d’elle pour qu’elle pût entendre tout ce que nous disions.

Alice.

Une fois j’ai écrit à Clémence, sur un chiffon de papier, de vous faire savoir que nous étions trop malheureuses ; elle m’a vue glisser ce papier à Clémence ; elle s’est jetée dessus, l’a arraché, l’a lu ; elle m’a emmené à la maison, où elle m’a fouettée et m’a fait crier comme une malheureuse, et puis elle m’a enfermée avec Berthe dans un cabinet noir jusqu’au dîner.

Madame d’Atale, les embrassant.

Mais c’est affreux ce que j’apprends. Je suis désolée de ce que vous avez souffert.

Mademoiselle Octavie.

À présent que vous voilà de retour, madame, elles vont redevenir heureuses et bonnes comme par le passé.


Scène IX

Les précédentes, Mme d’Ulsac, Mathilde et Clémence.


Madame d’Ulsac.

Nous voici toutes réunies ; nous allons nous mettre à table. Mais qu’as-tu Pauline ? Tu es pâle, troublée.

Madame d’Atale.

C’est que j’apprends par mes filles des énormités sur notre vieille cousine d’Embrun.

Madame d’Ulsac.

Mathilde et Clémence m’ont aussi raconté des choses incroyables de sa sévérité envers Berthe et Alice. Et il paraît que cette sévérité a donné aux pauvres petites des défauts qu’elles n’avaient jamais eus auparavant.

Mademoiselle Octavie.

Sûrement ; elles mentaient pour éviter les punitions, elles se révoltaient contre des mesures trop sévères ; elle se querellaient, elles se fâchaient, elles désobéissaient. Mais comme je le disais à madame, sa présence et sa tendresse maternelle feront tout rentrer dans l’ordre ; Berthe et Alice redeviendront semblables à Mathilde et à Clémence.

Berthe.

Oui, oui mademoiselle ; nous étions plus heureuses quand nous étions bonnes, et, à présent que maman est avec nous, elle n’aura plus rien à nous reprocher.


Scène X

Les précédentes, Guillaume.


Guillaume, annonçant.

Ces dames sont servies. (Il présente une lettre à Mme d’Ulsac.)

Madame d’Ulsac.

De qui est la lettre, Guillaume ?

Guillaume.

De Mme d’Embrun.

Madame d’Atale.

Comment, de Mme d’Embrun ? Est-ce qu’elle ne déjeune pas avec nous ? Est-elle malade ?

Guillaume.

Je ne sais pas, madame ; c’est sa vieille Brigitte qui vient de m’apporter cette lettre.

Madame d’Atale.

Regarde donc ce qu’elle te dit.

Madame d’Ulsac, ouvrant la lettre, lit haut.

« Madame et cousine, permettez-moi de fuir une position fausse et pénible. Je ne puis voir, sans frémir d’indignation, les manières bourgeoises modernes, les allures excentriques et villageoises des petites demoiselles naguère confiées à mes soins. Je ne pourrais me taire, et on me défend de parler. Ne voulant pas, madame et cousine, gêner vos habitudes de moderne régime, ni vous imposer celles de mon noble et ancien régime, manières si justement appelées parfaites par l’aimable demoiselle Octavie (digne d’être initiée à la noble vie d’autrefois), je me résigne à vous informer de ma détermination irrévocable. Dans deux heures j’aurai quitté votre château pour n’y plus revenir. Mme d’Atale m’a trop clairement fait entendre que ma voix ne serait plus écoutée. Adieu, madame et cousine, veuillez agréer l’hommage respectueux de votre très humble et très obéissante servante,

« Clorinde d’Ipermont,
« Veuve d’Embrun.
« Château d’Ulsac, 1864, 20 août. »
Madame d’Ulsac.

C’est bizare, mais je n’en suis pas fâchée. Guillaume, voyez qu’on leur porte à déjeuner. La pauvre femme ne doit pas partir à jeun, non plus que sa Brigitte. Et nous autres, bourgeois et vilains, allons déjeuner, et oublions ce triste passé qui confirme le proverbe : On ne prend pas les mouches avec du vinaigre.

(Ils sortent tous en riant.)