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Comme tout le monde/1/1

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J. Tallandier (p. 1-14).

Première partie



I

Le gentil ménage


C’est un wagon de deuxième classe, en route, avec son long train noir, parmi la campagne du mois de mai. Il y a, contre la vitre, une petite demoiselle de quatre ans qui regarde les paysages, puis, à côté d’elle, une jeune maman qui tient, endormi sur ses genoux, un petit garçon de quelque huit mois, puis un père d’une trentaine d’années, assis en face de sa femme. Seules dans le compartiment, ces quatre personnes constituent la famille Chardier.

Isabelle Chardier, qui tient si tendrement le bébé contre elle, montre, dans l’ombre d’un chapeau simple, assez fané, son visage ovale et frais, où les grands yeux, légèrement à fleur de tête, sont d’une couleur toute unie, exactement pareille à celle des cheveux bouffants, c’est-à-dire châtain-roux. « Couleur lièvre », disait jadis le père d’Isabelle.

Sous son nez mignon, gentiment relevé, sa bouche est humide et rouge. Il y a, derrière ses lèvres, des petites dents pointues, saines, pas trop bien rangées. Elle est de moyenne taille et bien prise.

Léon Chardier, son mari : un monsieur comme beaucoup d’autres, ni grand, ni petit, ni beau, ni laid. Des yeux verdâtres, des cheveux taillés en brosse, une grande moustache foncée qu’il aime à mordiller.

La petite Chardier, Louise ou Louison, et qu’on a fini par appeler Zozo : c’est une gamine blonde qui sera brune plus tard, cinq grosses boucles luisantes, deux yeux gris plutôt jolis, et c’est surtout une paire de joues bien portantes. Boudinée dans un paletot rouge de l’année dernière, déjà trop étroit pour elle, son béret de marin à lettres dorées dans le dos, elle ne cesse de remuer ses jambes en bas de laine noire côtelée, ses pieds en bottines lacées, toutes neuves.

Quant à l’enfant de huit mois, le petit Léon, ou plutôt « le petit lion », paquet de vêtements chauds et blancs, il ne laisse voir de sa personne qu’un morceau de minois pareil à ceux des bébés incassables.

Justement, le voici qui s’éveille et sourit avant même d’avoir ouvert les yeux. Le petit lion est ce qu’on appelle « un enfant facile ».

— Passe-moi sa bouteille, Léon, demande Isabelle.

Elle a dit cette petite phrase en soupirant, car elle n’est pas encore habituée à l’idée qu’elle ne peut nourrir ses enfants. Humiliée déjà d’avoir élevé sa fille au biberon, elle a dû renoncer une seconde fois, lors de la naissance de son fils, à la joie d’allaiter.

Penchée sur le poupon, la voici qui s’absorbe à le faire boire. La petite Zozo regarde et bavarde. Les paysages, déjà, ne l’amusent plus. Léon Chardier a développé son journal, qu’il tient à deux mains devant sa figure.


Une vague joie habite aujourd’hui le cœur des époux Chardier, parce que ce wagon de seconde classe qui les secoue les emporte vers une nouvelle vie.

Ce matin, dès l’aube, ils quittaient quelque ville de l’Est, Nancy, peut-être. Depuis deux ans, ils y habitaient en attendant que ce Léon eût acheté l’étude d’avoué, but de ses désirs, qu’il vient enfin d’acquérir dans une toute petite sous-préfecture de l’Île-de-France.

Il va donc, après avoir été troisième, puis second, puis premier clerc dans des cités diverses, devenir à son tour avoué dans cette sous-préfecture de l’Île-de-France ! En somme, c’est maintenant qu’il va commencer sa vie. Jusque-là, marié, père, mais n’habitant pas chez lui, Léon Chardier n’avait pas de vrai foyer.

Que de patience, que de recherches, que de difficiles combinaisons pour aboutir à l’achat de cette étude !

La mère d’Isabelle, madame veuve Quetel, a bien voulu prêter une partie de la somme demandée par le vieil avoué vendeur de l’étude. Les parents et le frère de Léon, en outre, ont avancé quelque chose. Ainsi, la moitié de la somme, soit vingt-cinq mille francs, s’est trouvée constituée. Les autres vingt-cinq mille francs sont la dot d’Isabelle. Quant à la « contre-lettre », ce prix supplémentaire que l’acquéreur d’une étude paie en dehors du prix reconnu par la loi, son montant reste dû par Léon au vieil avoué. Cela représente une quinzaine de mille francs encore de dettes. Léon paiera chaque année les intérêts de l’argent prêté par ses parents et par sa belle-mère, en attendant qu’il puisse rembourser, et par annuités, la contre-lettre. Mais il est jeune, l’étude est bonne, il viendra bien à bout de ces dettes. D’ailleurs, Isabelle est très raisonnable. Elle se contentera d’une petite bonne pour les enfants et d’une femme de ménage pour faire la cuisine.

Léon Chardier, tout en parcourant son journal, ressassait ces idées. Il écartait volontairement les soucis pécuniaires. Il songeait à la joie d’être enfin patron dans une étude, à la joie d’être chez soi. Il songeait que Paris n’était pas trop loin de la petite sous-préfecture, et qu’il irait quelquefois à Paris. Puis, dans une brume qu’il ne voulait pas éclaircir, il entrevoyait quelque chose comme le visage d’une cocotte. Alors, il lançait un regard poltron du côté d’Isabelle.

Elle, fraîche et gentille en face de lui, la figure penchée sur le bébé, répondait, monotone, aux « pourquoi » que Zozo posait d’une voix d’argent. Comme son mari, cette Isabelle « couleur lièvre » rêve. Mais ses songes ne sont point coupables. Petite bourgeoise et provinciale, c’est-à-dire d’une caste et d’une race plus facilement vertueuses ou plutôt moins facilement légère que les autres, Isabelle n’a jamais été même effleurée par l’idée de l’adultère. Cela fait, pour elle, partie d’un ensemble de crimes inconcevables, ce qu’on appelle, au catéchisme, les péchés mortels. Et les péchés mortels demeurent bien loin d’elle.

Simplement, bercée par ce train, elle se revoit, dans un chaos de pensées, durant ces deux ans de Nancy qui lui parurent si longs à vivre.

On lui avait donné, dans la maison de ses beaux-parents, l’une des grandes chambres, plus un petit cabinet de débarras. La fenêtre de ce cabinet donnait seule sur la rue. Mais, à cause d’un grillage, on ne pouvait avancer la tête dehors. Que d’heures Isabelle a passées là, le front contre l’obstacle, essayant de voir dans la rue ! Elle savait bien, pourtant, qu’on n’y rencontre que des visages sans événements. À peine si, le dimanche, à la promenade, un petit frisson vaniteux la traversait quand elle entendait murmurer : « Voilà les jeunes Chardier. Quel gentil ménage ! »

Avec une certaine malice intérieure qu’elle dirige souvent contre elle-même, elle se disait durant ces longs jours d’ennui : « Je suis, derrière ce grillage, comme dans un garde-manger. » Et ces deux ans de garde-manger ne lui laissaient qu’un souvenir bien morne. Vieux beaux-parents maniaques, mari préoccupé, bébé difficile : la petite Zozo n’était guère commode à l’âge du maillot. Ensuite, neuf nouveaux mois de grossesse, un nouvel accouchement, un nouveau bébé : le petit lion. Et c’est tout. Oui, ce passé reste derrière Isabelle comme une traînée sans charme.

Mais aujourd’hui, rien que le fait d’être dans un train, en partance pour un pays qu’elle ne connaît pas, cela, déjà, ressemble un peu plus à cette espèce de merveilleux qu’Isabelle attend depuis si longtemps de la vie. À mesure que la journée s’avance, son cœur se regonfle d’illusion. Elle a comme une envie de jacasser, de battre des mains, et même de se jeter au cou de son mari. Mais, derrière ce journal qu’il lit, on ne peut pas voir sa figure. Alors elle préfère passer sa frénésie sur les joues de sa fille. Elle a posé, comme un objet, le petit lion à côté d’elle.

— Ma Zozo chérie !!

Zozo, mangée de baisers, rit d’abord, puis s’essuie la joue avec sa manche, puis se débat, boudeuse. Isabelle, enfin, la laisse aller. Elle a repris le bébé qu’elle berce un peu plus nerveusement.

« Plus de beaux-parents, pense-t-elle, plus de Nancy ! Être chez moi !… » Et ainsi de suite.

En regard du présent qui s’approche, elle approfondit encore son passé.

C’est l’enfance où l’on vivait de si bon cœur, l’enfance dans la petite commune située sur la côte française, en face de l’Angleterre. La mère d’Isabelle, madame veuve Quetel, appauvrie par la mort de son mari, tenait une pension de famille pour les Anglaises de condition modeste qui habitent cette côte. C’est pourquoi des petites Anglaises élevées avec elle ont été, pour Isabelle, comme des sœurs. Charmantes promenades au bord de la mer ou dans les chemins creux du printemps et de l’automne, jolies chansons, contes, légendes, toute la féerie de l’enfance britannique a mis dans l’âme quelconque d’Isabelle un petit trésor de poésie. D’ailleurs, son père, marchand de bois du Nord, dont elle se souvient à peine, était, paraît-il, un « original ». Il aimait les livres et les arts. De lui, sans doute, Isabelle tient son goût de la musique et cette jolie voix qu’elle a, cultivée à peine par quelques mauvaises leçons de chant données, alors qu’elle était jeune fille, par une des pensionnaires de sa mère.

Isabelle, dans ce wagon qui l’emporte, sourit maintenant, de loin, à son enfance heureuse, qui semblait si bien être un départ pour le bonheur.

… Le bonheur ! N’a-t-elle pas cru le voir arriver pour bouleverser sa vie maussade de jeune fille, quand, après les allées et venues d’une vieille amie de sa mère, le jeune Léon Chardier, premier clerc d’avoué dans la ville proche, est venu lui faire la cour, puis la demander en mariage ? On lui avait dit : « Il est licencié en droit », et ce mot représentait, pour elle, toute la science et toute la distinction du monde. On lui avait dit aussi : « Léon Chardier, c’est un beau causeur. » Alors elle s’était nourrie d’orgueil tout le long des fiançailles, et cela, dans son cœur, avait tenu la place de l’amour.

Mais elle se souviendra toute sa vie du premier étonnement qu’elle a eu, sans parler des autres, le jour que, mariée, elle a constaté que le mari ne ressemble guère au fiancé. C’était lorsqu’ils demeuraient encore chez sa mère. En rentrant, le soir, de la ville, Léon, au lieu de s’asseoir près de sa jeune femme et de flirter avec elle, a pris son journal, le même dont il se cache maintenant la figure, et s’est enfoncé dans une lecture profonde et sans distractions.

Isabelle, ce soir-là, s’est rendu compte que la lune de miel finissait déjà. Et, quoique sans aucun tempérament, elle s’en est sentie gravement humiliée. Puis, de jour en jour, elle s’est habituée, comme les autres. Elle a lentement vécu ce collage sans passion : le mariage bourgeois.

La promiscuité du lit, c’est peu. Il y a le boire et le manger en commun, le caractère en commun, les ennuis en commun, l’argent en commun. Et que tout cela ressemble mal aux fiançailles, aux bouquets blancs, aux bonbons, à la bouche en cœur, au baiser furtif sur les mains, lorsque le futur mari représente le maître de l’avenir, une sorte de dieu qui sait tout, qui vous apprendra tout !

Lui, pauvre jeune homme, fait simplement, alors, son devoir de fiancé. Sans doute est-il assez amoureux de sa future femme, première vierge qu’il courtise. Mais le fond de sa pensée est si raisonnable ! Il songe surtout au foyer qu’il va fonder. Ne va-t-il pas « enterrer sa vie de garçon » ?

Le foyer ! Il faut vraiment que l’homme en ait un goût bien vif. Pourquoi, libre, se marierait-il ? Il se marie, en somme, pour s’enchaîner. Mais la jeune fille, elle, se marie pour se libérer. Ainsi, le mariage, pour l’homme, est une fin ; pour la femme, un commencement. Fin de l’aventure masculine d’une part, commencement de l’aventure féminine de l’autre. Or, cette différence, dès les premiers jours, creuse, entre les époux, un fossé. C’est pourquoi le cœur des jeunes épouses, en attente du merveilleux qui ne vient point, se serre chaque jour davantage, tandis que celui des jeunes époux se veut toujours plus assoupir dans le bon repos du mariage.

Arrive l’enfant. Isabelle, à ce moment, a retrouvé ce fort battement du cœur en attente de joie. Son désir d’être mère abolissait toutes les gênes de la grossesse ; et l’horreur de l’accouchement a passé si vite ! La voici mère. Elle va rejeter sur la petite fille qu’elle a mise au monde toute cette avalanche d’espoirs vagues que le mariage n’a pas réalisés. « Avoir beaucoup d’enfants », c’était une de ses idées de jeune fille. Elles pensent cela comme les petites filles : « Avoir beaucoup de poupées. »

Cependant, la maternité, maintenant qu’elle est devenue un fait, se présente aux yeux d’Isabelle comme un dédommagement, presque comme une consolation. Pourtant, elle aime bien son mari. Mais « aimer bien » n’est pas aimer ; et, sans l’amour, la vie, pour une femme, sera toujours médiocre. On peut très bien être heureuse et ne pas avoir le bonheur.

À cette époque, elle quitte sa mère et son pays pour aller vivre à Nancy. Les parents de Léon ont trouvé pour leur fils un poste de premier clerc, plus avantageux que l’autre, et qui leur permettra d’avoir ce fils près d’eux. Léon est joyeux, Isabelle triste.

Leurs sentiments cachés sont en désaccord, parce que leurs passés sont dissemblables. Il faudrait, pour qu’ils se comprissent, que leurs racines se rencontrassent dans le même sol. La différence de leurs enfances les sépare profondément.

C’est à Nancy, exilée chez ses beaux-parents, qu’Isabelle commence à soupçonner que sa fille non plus ne sera pas pareille à elle. Elle avait pensé revivre l’enchantement de ses premières années en cette gamine sortie d’elle et qu’elle imaginait toute semblable à sa propre enfance. Mais un autre sang que le sien court dans les veines de mademoiselle Zozo.

Isabelle ne se reconnaît pas sous les traits ni dans l’âme de cette petite fille qu’elle a faite. Du reste, cette petite fille ne sera ni comme son père, ni comme sa mère. Les deux races, en s’unissant, en ont constitué une troisième. Et puis mademoiselle Zozo est d’une autre génération. Elle a vu passer les premières automobiles. Elle goûte peu les contes de fées ; les chansons anglaises ne la font pas rêver.

Isabelle ne s’avoue pas encore sa tristesse. Mais comme elle surveille anxieusement l’âme de sa petite fille !

Aujourd’hui, pourtant, son exaltation la porte à voir tout en beau. C’est à partir d’aujourd’hui que la vie va commencer. « La maison que nous habiterons, Léon me l’a dit, est au milieu d’un jardin. Zozo ne connaît pas les jardins. Lorsque je lui raconterai de belles histoires, autour de la pelouse, elle comprendra tout. Quant au petit lion, c’est un garçon, je ne connais pas cela. Mais je tâcherai tout de même de lui apprendre les fées. »

Isabelle se redressa sur les capitons de la banquette, embrassa le bébé pacifique qui gazouillait en remuant les bras. Son mari lisait toujours. Zozo, dans un coin, essayait, tout en tirant la langue, de délacer ses bottines neuves qui, sans doute, la gênaient.

Le train passait sur un pont, au-dessus d’une rivière. L’enthousiasme d’Isabelle enfin éclata :

— Viens voir. Zozo ! Viens voir l’eau !

Zozo se précipite sur la vitre.

— C’est joli, n’est-ce pas, ma fille ?

— Oh ! oui, maman !… dit la voix d’argent.

Puis elle se tait. Isabelle essaie de suivre le petit rêve de sa fille. Au bout d’un instant Zozo se tourne vers sa mère :

— Combien qu’elle a de profondeur, maman, la rivière ?

Mais Isabelle ne veut pas être déçue. Il faut qu’elle parle, qu’elle s’exalte, malgré tout.

— Léon ?… appelle-t-elle.

Il a laissé tomber son journal. Isabelle précipite les mots : « Le jardin, la maison, mon salon, ma bonne… »

Ils goûtent dix minutes de camaraderie. Mais comme Léon, beau causeur, commence à faire l’historique de la région qu’ils vont habiter, Isabelle s’agite. Elle n’a pas envie d’écouter. Elle voulait surtout parler, elle.

— Ça ne m’amuse pas !… déclare-t-elle enfin.

Isabelle a la maladresse naturelle des femmes froides. Elle ne sait pas qu’un homme, fût-il un mari, veut être flatté par sa compagne dans toutes ses vanités de mâle.

Léon, vexé, change de figure. Une colère sans bruit, qu’Isabelle connaît bien, pétrifie ses traits.

Alors, tous deux s’observent en silence avec amertume et rancune. Des reproches accumulés, anciens, leur remontent aux lèvres. Il est plus difficile de se pardonner des griefs mal définis que des torts précis.

Léon mordille fiévreusement sa moustache. Isabelle surveille ce tic avec agacement.

Mais tout à coup, Zozo, réussissant à retirer l’une de ses bottines neuves, annonce en pleurnichant :

— Maman !… J’ai mal à les trois pieds !

Là-dessus, le mari et la femme se regardent et ne peuvent s’empêcher d’éclater de rire.

Le gentil ménage, une fois de plus, est réconcilié.