Comme tout le monde/1/2

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J. Tallandier (p. 15-24).


II

En pleine poussière

Depuis plus d’une demi-heure, elle n’avait pas encore eu le temps de retirer son chapeau. Déjà Léon était à l’étude et Zozo dans le jardin. Avec angoisse, elle essaya de se faire une idée de cette maison qui serait la sienne et qu’elle venait de parcourir fébrilement de haut en bas.

Quoiqu’elle eût bien dû s’y attendre, elle se sentait saisie par l’abandon de toutes ces pièces vides, dont la vie s’était retirée avec ceux qui les habitaient. Le vieil avoué et sa famille n’étaient partis que depuis trois ou quatre jours. Des ficelles et des pailles de leur déménagement traînaient encore sur les parquets. On eût dit qu’une tiédeur humaine fût demeurée aux murs ; et c’était une sensation plutôt désagréable, comme de s’asseoir dans un fauteuil chauffé par une autre personne.

Par les vitres nues, vite Isabelle avait regardé. Et, tout de suite elle avait eu de la sympathie pour le jardin.

Il semblait grand, ce jardin, assez baroque dans son désordre végétal, dans sa forme oblique et contournée. Isabelle avait grande envie d’y descendre pour se réconforter au soleil, un petit soleil de mai qui jouait entre deux nuages. Mais devant elle, au milieu de la pièce poussiéreuse et sonore, se tenait la petite bonne engagée par Léon, et cette petite bonne expliquait quelque chose.

On lui avait immédiatement mis le bébé dans les bras, et ce poids la faisait pencher d’un côté. Comme elle n’était âgée que de quatorze ans et portait encore jupe courte, elle s’était affublée, sans doute pour avoir l’air plus sérieux, d’un tablier bleu qui lui tombait jusque sur les pieds. Mais, par derrière, on voyait ses mollets. Des mèches trop courtes s’échappaient des épingles avec lesquelles elle prétendait se faire un chignon. Ses yeux bleus débordaient de niaiserie, et son mufle rose était comme gonflé d’un éternel rhume.

Isabelle, d’un regard sec, la considérait. C’était cela sa bonne !

La gamine-servante expliquait, expliquait tant qu’elle pouvait : « La femme de ménage qui devait faire la cuisine ne serait pas libre avant huit jours. En attendant, une voisine, ancienne bonne à tout faire, la remplacerait de son mieux. Mais elle n’était pas cuisinière et… »

Isabelle frappa du pied. Elle eût voulu, de contrariété, se laisser tomber sur un siège. Mais la chambre était sans meubles comme toute la maison. Seule, l’étude, où Léon s’était si vite réfugié, gardait son ancien matériel, de même qu’elle conservait ses clercs.

Isabelle, colère, bougonnait contre cette femme de ménage qui ne viendrait pas. Puis elle se dit qu’elle allait descendre à l’étude, située en bas, sur la rue, au bout d’un long corridor. Là, peut-être, se sentirait-elle plus au chaud.

Dépaysée, elle tourna plusieurs fois sur elle-même. Elle comprenait que Nancy et la maison de ses beaux-parents avaient été pour elle, quoique piètre, un nid, et qu’elle venait de quitter ce nid, et qu’elle avait froid.

Enfin elle se décida. Elle allait plutôt descendre au jardin. Suivie de la petite bonne au tablier disproportionné, elle prit l’escalier. La petite bonne portait gauchement le bébé trop lourd qui lui tirait les cheveux à poignées, de ses deux petites mains gourdes, aux gestes désarticulés.

La tête d’Isabelle engendrait vertigineusement des réflexions et des pensées qu’elle n’achevait pas. Ses yeux s’agrandissaient et roulaient, roux, sous la frange rousse de ses cheveux. Elle voulait tout voir et tout comprendre à la fois.

Le long de cet étroit escalier où sa main dégantée s’empoussiérait à la rampe, tout en surveillant le pas de la bonne, porteuse du précieux petit lion, elle eut le temps de penser à six ou sept réalités désagréables et d’en imaginer autant de charmantes.

Elle s’apprêtait, comme une gamine, à s’élancer dans le jardin pour y retrouver sa fille, quand elle se heurta, juste au bas de l’escalier, aux hommes qui apportaient les malles. En même temps, une voiture de meubles s’arrêtait devant la porte qui donne sur la rue. Trois hommes de grande taille, déménageurs en bonnets de couleur, apparurent le long du corridor et demandèrent des explications ; puis, à leur suite, vint la voisine qui devait remplacer la cuisinière. Vieille, asthmatique et voûtée, elle levait sur Isabelle les yeux mornes, les yeux habitués de celles qui, depuis trop longtemps, servent chez les autres. La petite bonne se mit à parler avec importance, comme si elle eût été au courant de tout. Les hommes du chemin de fer et ceux des meubles continuaient à interroger, l’air pressé. Puis ce fut Zozo, qui, revenue du jardin, se jeta sur Isabelle en pleurant. Elle était tombée en jouant et s’était écorché le genou. Mais comme personne n’était là pour la voir, elle n’avait pas pleuré. Maintenant seulement, contre la jupe de sa mère, son chagrin éclatait avec exagération, comme s’il n’y avait pas eu, réunis dans ce corridor rétréci, tant de gens qui parlaient ensemble, attendant tous des ordres de la pauvre Isabelle.

Isabelle, d’une main molle, repoussait sa fille. Elle ne la voyait même pas. Déjà, deux hommes apportaient, en suant et soufflant, quelque chose d’énorme, un buffet peut-être. Il y eut des piétinements, des heurts contre les murs, des paroles précipitées, puis une gifle. Zozo la reçut à la fin. Ses cris devinrent aigus. Les tympans douloureux, Isabelle, comme hors d’elle même, ne savait plus ce qu’elle disait.

Léon, dans son bureau tout installé, causait avec son premier clerc des choses de l’étude ; et tous deux s’animaient sur des sujets assommants auxquels une femme ne comprendrait rien.

Léon entend bien les rumeurs du corridor, mais ne s’en préoccupe pas. Il sait qu’Isabelle est là. « Elle se débrouille », pense-t-il. Le rôle de la femme, dans la maison, est de se débrouiller. C’est pour cela surtout qu’un homme se marie.

Cependant Isabelle, ahurie, sent des larmes monter à ses yeux. Mais elle reprend quelque initiative et quelque courage, car la minute est venue d’établir définitivement l’ordonnance de la maison.

Elle remonte les escaliers, suivie des deux servantes qui ne l’aident en rien.

— La chambre à coucher sera là !… déclare-t-elle.

Ensuite, redescendue, elle hésite entre les deux grandes pièces du bas. Il s’agit de choisir la plus belle pour en faire le salon. Le salon ! c’est-à-dire la pièce sans intimité, consacrée seulement aux visiteurs, la pièce où l’on ne vit pas, d’où le quotidien est exclu, la pièce qu’on tient fermée et couverte de housses quand les étrangers n’y sont pas ; le salon, forme de cette espèce d’altruisme absurde auquel se plaît la société.

Les hommes, en déballant le piano, constatèrent une éraflure dans le vernis. Isabelle regardait, navrée, cette blessure au flanc de son vieux camarade d’enfance. Puis on trouva de la vaisselle cassée dans les paniers. Un lit manquait.

La paille et le foin s’accumulèrent de-ci, de-là. Les vieux meubles, venus en petite vitesse de Nancy et de la ville d’Isabelle, se rencontraient dans la maison étrangère, comme les deux passés des époux Chardier. La poussière volait. Isabelle, affairée et lasse, donnait des ordres. Rien n’allait comme elle voulait. Par une sorte de contagion morale, toutes les choses qui pouvaient l’ennuyer dans la vie affluaient en elle. Le sourd tourment des dettes se mêlait, dans son esprit, au mal du pays, à l’agacement du tohu-bohu, au souci de sa responsabilité, à la surprise pénible d’entendre, au bras de sa bonne de quatorze ans, piailler le pacifique petit lion, à qui l’on oubliait de donner son biberon.

Au bout de deux heures, on vit surgir Léon Chardier. Encore tout épanoui d’avoir pris possession de son étude, parmi le bruit et le désordre de l’emménagement, il s’avançait, inutile et souriant. Mais, dès qu’elle le vit, Isabelle, cédant à ses nerfs, pleura.

Il l’a emmenée dans un coin. Il parle presque bas, brusque et déçu.

— Quoi ?… Qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas contente ?… C’est ridicule de pleurer devant tous ces gens ! Tu es heureuse, après tout ! Je te donne une maison, un jardin, une bonne… Tes enfants se portent bien… Qu’est-ce que tu veux de plus ? Qu’est-ce qui te manque ?… Explique, voyons ! Explique !…

Mais Isabelle ne peut pas expliquer. Les femmes ne peuvent jamais rien expliquer, pas même leurs petits énervements. C’est pour cela que, plus ou moins, elles se sentent toutes des incomprises. Ne sachant rien dire d’exact, elles voudraient être devinées.

Isabelle préfère retenir ses pleurs et se fâcher.

— Tu me laisses tout faire ! Tu ne viendrais seulement pas m’aider !

Leur dispute s’ajoute aux embarras de la maison, jusqu’à ce que Léon, tout à fait furieux, haussant les épaules à chaque enjambée, sorte en claquant la porte aussi fort qu’il peut.


Le couchant multicolore apparaissait déjà derrière les branches assombries quand Isabelle put enfin pénétrer dans le jardin.

Elle était seule. Crispée d’énervement, elle avait envie de trouver que tout était laid, et de détester aussi le jardin. Mais quelques lys se dressaient autour d’elle dans la première ombre du soir, pareils aux anges gardiens de l’allée ; et leur odeur était si saisissante que la petite femme en fut brusquement émue. Cet accueil du parfum la calmait tout à coup. Elle put regarder les choses avec des yeux bienveillants.

Maintenant son âme de petite fille remontait à la surface, semblait prendre en elle toute la place. Le cœur battant, elle courut presque à travers les allées.

Comme toutes celles qui furent élevées près de la campagne, elle gardait, de son enfance mêlée aux feuilles, une empreinte ineffaçable. On eût dit qu’un peu de sève verte était restée dans son sang. C’est pourquoi, sitôt le seuil de cette maison franchi, dès les premiers pas dans ce jardin, elle cessait d’être madame Léon Chardier, femme d’avoué, ménagère soucieuse, mère préoccupée ; elle n’était plus que la petite Isabelle de jadis, l’amie des fillettes anglaises nées dans des prairies bleues de fraîcheur, et qui savent l’histoire de toutes les fleurs, de tous les champignons, de tous les insectes.

Le jardin est grand, désordonné, charmant. Comme Isabelle voudrait, à côté d’elle, sa plus chère compagne d’enfance, Linda, la petite Linda si blonde aux yeux si bleus !

Mais, au tournant du sentier, c’est Zozo qu’elle rencontre.

— Viens voir, maman !… dit la gosse, enchantée de reprendre enfin sa mère. Viens voir le mur qu’est tout au fond !

Déjà l’âme du jardin influe sur Zozo, sans doute.

Arrêtée devant le petit mur bas par-dessus lequel on peut se pencher, sur lequel Zozo grimpe déjà. Isabelle, serrant sa fille contre elle comme une petite amie, regarde la jolie route qu’on voit, toute emmitouflée de verdure. Ainsi la maison est en pleine ville, et le bout du jardin donne déjà sur la campagne.

— Quand j’étais petite, songe Isabelle, j’aurais dit avec Linda que, du haut de ce petit mur, on voyait passer les…

Mais Zozo, de sa voix haute, coupe en deux la pensée maternelle.

— N’est-ce pas, maman, que c’est amusant ? gazouille-t-elle, câline. On verra passer les autos !