Comme tout le monde/1/4

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J. Tallandier (p. 37-47).

IV

De la casserole au balai


Depuis un mois, Isabelle commençait à s’habituer. Chaque jour, à la même heure, elle allait avec ses enfants sur la route Sainte-Marie, jusqu’à cet endroit qu’on appelle le Rond-Point ; puis elle rentrait chez elle. La petite bonne poussait la voiture du bébé, Zozo tenait la main de sa mère ou bien jouait au cerceau.

Presque toujours, on rencontrait madame Chanduis-notaire. Elle promenait aussi son enfant, un fils de son âge mûr, un « tard-venu », Paul Chanduis, sept ans. Quant aux filles de la notairesse, elles étaient à l’ouvroir, au catéchisme de persévérance, chez des amies ou bien au cours.

Zozo et le gamin Chanduis trottinaient ensemble devant les mères, gazouillaient, puis, brusquement se disputaient, à la manière d’un ménage. Isabelle était très flattée de ces promenades avec la grosse madame Chanduis. Elle les racontait, au retour, à Léon qui prenait, en l’écoutant, sa figure satisfaite.

Quant au tour des Vieux Murs, on le réservait pour le dimanche. D’un commun et tacite accord, la sous-préfecture avait, de cette route étroite qui tournait autour de la ville entre de belles ruines, fait la promenade dominicale. On s’y montrait, pour ainsi dire, officiellement, en belle toilette, les femmes au bras de leurs maris. Isabelle et Léon échangeaient saluts, sourires ou paroles avec les messieurs et les dames de leur monde. Pour les commerçants, c’était un petit coup de chapeau, une petite inclination de tête, accordés avec une nuance de protection.

Isabelle, au bras de Léon, se sentait alors heureuse et rassurée, avec le sentiment d’être à sa place dans la vie.

Le matin, elle avait assisté, dans l’église paroissiale, à la messe basse, qui semblait à toutes ces dames plus distinguée que la grand’messe. Elle n’était pas dévote, mais accomplissait cette obligation comme elle s’acquittait des autres, sans aucune idée de rien approfondir.

Parfois, en semaine, tandis qu’elle cheminait avec madame Chanduis sur la route Sainte-Marie, elle voyait passer le coupé du docteur Tisserand. Le docteur avait un malade au village. Il en avait un autre sur la route même ; et, comme, pour une si petite course, il n’usait pas de sa voiture, mesdames Chanduis et Chardier le rencontraient à pied. Il venait leur dire bonjour, causait un instant. Il aimait les bons mots mais ne les variait pas beaucoup. Cependant, malgré l’encroûtement provincial, il avait conservé cette belle expression que lui donnaient ses yeux pénétrants et noirs, et ses minces narines toujours palpitantes au-dessus de la barbe sombre, toute mêlée de poils gris.

Il parlait comme les autres, mais ne regardait pas comme les autres. Isabelle se sentait rougir sous ses yeux intimidants. Il avait toujours l’air de faire un monde de réflexions qu’il ne communiquait pas. On eût dit qu’il devinait des choses.

Le docteur passé, la promenade reprend, monotone. Isabelle, parfois, y est seule avec ses enfants et sa petite bonne. Elle aime ainsi marcher parmi l’été, dans l’air caressant, sur la route déserte.

Comme elle sent, pourtant, dès qu’elle est seule, que cette route n’est pas sa route ! Une sourde réprobation vit en elle pour tout ce qui n’est pas son pays, son enfance, son inguérissable enfance. La saison a beau être la même, l’été ne revient pas quand on n’est plus une petite fille.

Un jour, elle a vu passer, dans un flot de poussière, l’auto du marquis et de la marquise de Taranne-Flossigny. Mais à peine a-t-elle pu distinguer un vague profil derrière les vitres. Isabelle n’a jamais été en auto. Aller en auto représente pour elle tout le luxe de l’existence. Mais elle n’envie pas cela. Ce qu’elle voudrait, c’est avoir encore dans sa poitrine le cœur riche des gamines, celui qu’elle sentait battre si fort en elle lorsqu’elle se promenait avec Linda sa compagne, dans les chemins creux du pays.

En rentrant de ces promenades, quand elle avait rêvassé de la sorte, elle éprouvait le besoin d’embrasser ses enfants, se jetait sur le petit lion plus patient que Zozo, le serrait contre elle, le berçait, enfonçait sa jolie bouche fraîche dans la joue du tout petit bonhomme. Ou bien, sans même prendre le temps d’ôter son chapeau, vite elle s’asseyait au piano, prise d’une envie irrésistible de se gonfler de chant. Et sa voix pure et juste montait, avec une facilité d’oiseau, jusqu’à des notes excessives.

Du reste elle avait repris sa méthode, et, chaque jour, tandis que la petite bonne gardait les enfants au jardin, elle remplissait de ses vocalises le salon protocolaire et froid.

Or il arriva que la petite bonne, à force de circuler au galop dans les escaliers, se prit un jour les pieds dans son tablier trop long, et tomba brutalement à travers les marches.

Isabelle, qui chantait au piano, se précipite au bruit. La petite bonne crie en se tenant le pied. La petite bonne s’est démis le gros orteil.

On fait venir Tisserand. Le pouce est remis séance tenante, mais le docteur ordonne huit jours de repos absolu. Et, comme un ennui ne vient jamais seul, la femme de ménage, qui faisait tant bien que mal la cuisine depuis l’arrivée, annonce le lendemain qu’elle ne peut rester plus longtemps, étant réclamée ailleurs.

Le fameux cordon bleu promis par Léon n’est toujours pas libre. Isabelle court chez les fournisseurs. On lui procure avec peine une fille qui fait « les extras » dans les maisons bourgeoises. Mais celle-là connaît encore moins les fourneaux que la précédente.

Vous voyez le nouveau désarroi de la maison. Plus de piano, plus de promenade. Isabelle, le bras chargé tout le jour du lourd petit lion, assourdie par la turbulente Zozo, doit, de plus, faire le ménage et surveiller les casseroles où l’« extra » cuisine les mets les plus imprévus. N’a-t-elle pas, hier, apporté sur la table du déjeuner une omelette tellement bourrée de fines herbes et si plate qu’on la prit d’abord pour une feuille de chou ?

La Parfaite Ménagère, livre graisseux, est fiévreusement consultée. Isabelle, recouverte du maléfique tablier de sa bonne estropiée, s’attarde à la cuisine, essayant de faire comprendre quelque chose à la nouvelle servante.

Comme le petit lion la gêne, avec ses mains de huit mois agrippées à ses cheveux, avec ses petits coups de reins joyeux et brusques qui la font presque trébucher ! Elle a peur, en se penchant sur le fourneau, de brûler l’enfant ; elle songe que Zozo, toute seule au jardin, doit faire quelque sottise ; que la petite bonne, couchée en haut, appelle peut-être désespérément quelqu’un ; elle songe que le ménage, auquel elle s’est acharnée depuis ce matin, n’est pas fini, qu’il y a partout désordre et poussière, que sept heures vont sonner, que Léon va rentrer et que le dîner n’est pas du tout prêt.

Aujourd’hui, parmi cet affolement, le chat noir, attiré par l’odeur du fricot, rôde en silence dans la cuisine, saute sur la table. Il va sûrement voler quelque chose. Isabelle n’a pas le temps de se retourner, mais elle sent autour d’elle le frôlement de cette bête dont elle a peur. Cette bête, l’âme verte du diable est dans ses yeux obliques. Il y a en elle quelque chose de mystérieux, d’électrique, de presque déshonnête qui déplaît instinctivement à Isabelle. Tout à coup, un fracas, un cri. La boîte au lait est tombée par terre. Le chat s’enfuit.

Juste à ce moment, on entend la voix de Léon qui vient de rentrer. Il a faim, l’heure du dîner est sonnée et le couvert n’est pas mis.

Depuis que la petite bonne est alitée, l’énervement de Léon augmente chaque jour. Un mari veut que tout soit prêt à l’heure dans la maison, mais ne s’inquiète jamais de savoir comment. Le miracle du ménage lui échappe. Il ne s’aperçoit des tracas quotidiens du logis que lorsque les choses vont mal.

Léon a faim. Un homme qui a faim est un homme en colère. Il crie dans le corridor, tape du pied. Isabelle court. Le lait de la soupe, renversé par le chat, a été remplacé à la hâte par celui qu’on réservait pour le biberon de bébé. Mais ce nouveau lait, oublié dans la fièvre générale, passe par-dessus la casserole. Une odeur de brûlé se répand. Léon, du fond du corridor qu’il arpente, fait entendre des gros mots et donne des coups de poing dans les murs. Alors Zozo, sautillante, revient du jardin, et, de sa voix de tête qui perce tout le tapage :

— Quand est-ce qu’on va dîner, maman ? Quand est-ce ? Quand est-ce ?


Isabelle, tremblante d’émotion, pâle de fatigue, ivre de découragement, commençait à comprendre la haine cachée des domestiques pour leurs maîtres. Elle n’osait affronter en face la colère de Léon, laquelle, montée à ce degré, l’effrayait ; mais, comme une bonne injustement malmenée, elle avait envie de maugréer entre ses dents, tout en se précipitant pour servir : « Sale riche, va !… Sale patron !… »


Au bout du sixième jour, les choses, un soir, parurent se détendre d’elles-mêmes. Un petit loisir s’offrit après dîner à la pauvre Isabelle, toute décoiffée par ses besognes. Les pieds las de traîner les savates du ménage, le bras ankylosé par le poids du petit lion, les reins cassés, la cervelle embrouillée de petits soucis serviles, elle alla s’asseoir au piano. Car l’aventure de ces quelques jours ne l’avait pas empêchée, à travers toutes ses occupations, de ressasser son désir entêté de chant. Interrompue en pleine méthode, elle voulait, de tout son élan, continuer le progrès commencé.

La voici donc assise, reprenant avec délices les vocalises laissées en plan. Par esprit d’économie, pour qu’une seule lampe soit allumée, Léon s’est, avec ses journaux, transporté dans le salon. Comme il est encore trop tôt pour la mettre au lit, Zozo joue avec sa poupée dans un coin. Elle fait la maîtresse d’école. Inlassable et monotone, elle répète tout haut, sans un moment d’interruption dans le rythme : « Un, deux, quatre, six ; un, deux, quatre, six… » et cela se mêle aux vocalises d’Isabelle agacée. Puis c’est Léon qui, tout en se mordillant la moustache, déplie ses journaux avec un bruit de papier plus exaspérant encore que les chiffres de Zozo. Isabelle essaie de ne pas entendre. Elle chante plus fort pour n’écouter qu’elle-même. Cependant Léon, également agacé par Zozo, dit de temps à autre :

— Tu devrais bien aller te coucher, Zozo !

Mais, comme Zozo ne sait pas se déshabiller toute seule, il faudrait nécessairement qu’Isabelle s’interrompît pour l’aller coucher. Elle fait semblant de ne pas entendre cette remarque. Sa voix amplifie les notes, comme pour un cri de protestation. Alors le bruit des papiers froissés augmente. Vraiment, on dirait que Léon le fait exprès et qu’il donne des coups de poing dans son journal…

Isabelle se retourne enfin :

— Mais quel bruit, Léon !…

— Et toi ?… se rebiffe Léon. Tu crois que c’est drôle d’entendre pendant une heure…

Hostile, il imite Isabelle : « Do, mi, sol, do… »

Isabelle s’est levée, toute droite et fâchée. Sans dire un mot, elle saisit Zozo par le poignet et l’emmène, sans se retourner ni dire bonsoir.


Quand elle fut dans son lit, elle sentit qu’elle allait pleurer. On lui avait gâté sa malheureuse petite récréation ; elle l’avait pourtant bien méritée !

Elle essaya, pour se consoler, de s’absorber dans la contemplation de ses petits. Au fond de son lit blanc, à droite du grand lit des parents, Zozo fermait déjà les yeux. À gauche, le petit lion dormait de tout son cœur dans son berceau. Isabelle, la gorge serrée de dépit, les regardait alternativement. Mais son amertume ne s’en amoindrissait pas.

Sa fille tenait si peu d’elle ! Ce soir, elle osait se l’avouer : malgré toute la ferveur maternelle déployée, déjà cette enfant, pour Isabelle, était une étrangère. Seul, l’instinct de la mère, plus puissant que l’incompatibilité, la forçait à aimer passionnément cette petite fille. Quant au bébé, pauvre tout petit, il était encore bien à elle. Mais comme il ressemblait à son père ! Isabelle ne l’avait jamais si bien remarqué. Certes, on voyait déjà, derrière le masque minuscule du poupon endormi, paraître le futur visage d’un avoué de province, tout pareil à Léon Chardier…

L’âme pleine de malveillance, Isabelle détourna les yeux. La veilleuse clignotait dans un coin. Des ombres dansaient. Assise, le dos contre les oreillers, la petite Chardier, froissée et solitaire, s’attardait au rêve puéril d’avoir les enfants sans le mari, comme on a des poupées. Puis elle s’étendit entre les draps, s’agita. Elle ne savait plus ce qu’elle voulait. Elle n’aimait pas la vie… Que son cœur gros lui faisait mal ! Et pourtant c’était une sensation presque agréable de se sentir tellement amère, dans cette pénombre et ce silence…

Mais, à cause de sa longue journée de fatigue, elle s’endormit tout à coup, avant d’avoir eu le temps de s’attendrir assez sur elle-même pour amener les larmes.