Comme tout le monde/1/6

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J. Tallandier (p. 59-70).

VI

Jours gris


Les jours qui suivirent, Isabelle, au retour de sa promenade quotidienne, alla chaque après-midi prendre des nouvelles de madame Chanduis. La grosse femme du notaire, dans un angle de sa chambre au meuble d’acajou, débordait d’une chaise longue étriquée, et recevait ses intimes, fort peinés, disait le capitaine en retraite Benoît, « de cette luxure de la cheville du pied ».

Isabelle, tout à l’espoir de revoir sur la route Sainte-Marie son marquis à cheval, rentrait chez elle chaque soir le cœur plein d’une déception d’enfant, parce qu’elle ne l’avait pas rencontré.

Le petit rêve confus et caché perdait ainsi chaque jour de son élan. Qu’avait-elle donc imaginé ? Rien. Mais il lui semblait naturel et, pour ainsi dire, légitime de croiser à chaque promenade le fin cavalier, et de recevoir son beau salut pressé. Certes, elle ne désirait pas autre chose.

Enfin elle apprit chez madame Chanduis que les Taranne Flossigny venaient de partir pour un voyage en Hongrie, et cette nouvelle acheva d’éteindre en elle l’illumination commencée.

L’enchantement n’avait pas duré plus d’un jour. Isabelle comprit que la destinée, décidément, lui refusait tout ce qui ressemble à du charme, et qu’elle devait se contenter du bonheur d’être épouse et mère dans une petite sous-préfecture de l’Île-de-France.

Au retour de ses monotones promenades, elle s’asseyait toute seule à son piano, et, dans le salon vide, protocolaire, tout blanc de housses, elle chantait éperdûment.

À ces moments, malgré sa modeste timidité, un instinct l’avertissait que sa voix était un don de beauté que lui avait fait la nature.

… Petite Isabelle, quand vous commencez quelque romance et que vos notes s’élèvent, aisées et pures, si hautes que toute la maison en est remplie, lorsqu’une grande exaltation vous soulève, comme vous aimeriez dédier à quelqu’un ce chant dans lequel vous mettez toute votre âme, ce chant, le meilleur de vous-même, ce chant qui s’exhale pour le vide, qui ne reçoit sa réponse dans aucun regard humain… Quand vous vous êtes tue et que vos lèvres vibrent encore, quand vous êtes dans cet état merveilleux où nous met la musique, pourquoi donc avez-vous cette poitrine gonflée de chagrin, ces yeux pleins de larmes ? Petite Isabelle, vous ne pouvez pas connaître, n’ayant pas vécu, l’âpre et parfaite volupté de la solitude, la joie qu’on a de se sentir merveilleux pour soi-même. Il vous semble que quelque chose vous manque, qu’une obscure injustice vous est faite, que vous perdez votre jeunesse, que vous passez à côté de la vie… Mais ce ne sont que des moments, petite Isabelle, L’émotion passée, comme vous redeviendrez vite la bonne ménagère que vous êtes, comme vous sourirez gentiment, entre deux besognes ennuyeuses, à vos enfants joufflus, à votre homme insignifiant que, tout de même, vous aimez bien…


Un peu de distraction, les premiers temps, marqua seule chez Isabelle la tristesse du rêve qui s’éteignait à peine suscité.

C’était surtout à table que cette distraction apparaissait. Isabelle ne surveillait plus Zozo qui, naturellement, en profitait pour se livrer à ces plaisirs qu’on défend d’ordinaire aux enfants et qui consistent, par exemple, à verser l’eau rougie du verre dans l’œuf à la coque, ou bien à donner à manger à la poupée, en répandant toute la sauce sur le tablier propre qu’on vient de vous mettre. Parfois, à travers sa manche, sentant son bras subitement mouillé, Isabelle sortait enfin de ses songes et découvrait quelque mie de pain trempée ou quelque bout de viande collé à sa robe, œuvre de mademoiselle Zozo ou même du petit lion emprisonné dans son fauteuil de bébé.

Quelquefois, il y avait des drames. Zozo, privée de dessert dans la journée, sanglotait au moment des confitures. Sa mère l’avait ainsi privée de dessert pour un mensonge ou pour quelque autre chose qui ne regardait pas du tout la gourmandise. C’est là une méthode des parents. Ils veulent sans doute montrer de bonne heure aux enfants l’illogisme de la vie qui ne vous punit presque jamais par où l’on a péché.

Quand Léon ne restait pas silencieux, le nez dans son assiette, absorbé par ses affaires auxquelles il continuait à penser, il racontait à Isabelle quelque petite chose survenue à l’étude et capable de l’intéresser. Les jours de marché surtout, il avait toujours une anecdote à rapporter.

Un paysan, après lui avoir demandé pour trente francs de conseils au moins, lui dit un matin :

— Tenez ! Vous êtes un brave homme, vous ! Puisque vous m’avez fait la joyeuseté de me conseiller, voilà vingt sous pour vous !

Parfois, c’était les histoires de la douairière qu’il racontait. Isabelle, alors, dressait l’oreille, avec une rougeur légère qui passait inaperçue.

Il s’agissait de procès de chasse, de vaine pâture, de mitoyenneté, de servitudes. Un cours d’eau passait, comme on dit en termes judiciaires, entre « l’héritage » de la marquise et l’héritage de son voisin. Cela suscitait des contestations infinies. La douairière, d’ailleurs, eût inventé des procès, même sûre de les perdre. Le procès était sa respiration, comme pour d’autres la poésie ou la musique.

Parfois aussi, les deux époux Chardier riaient ensemble de quelque boutade de Zozo, imprévue comme le sont celles des enfants qui, tous, quelque banale personnalité qu’ils doivent avoir plus tard, ont, à l’âge tendre, leurs éclairs d’esprit ou d’originalité.

Zozo, regardant un plat d’andouilles, après avoir longuement réfléchi, demandait :

— Mais, maman ?… Les andouilles, quand c’est vivant, comment qu’ça marche ?

Ou bien, quand le petit lion l’avait effleurée de son bras rose armé de quelque cuiller : — Maman !… pleurnichait Zozo, le petit lion vient encore de me crever un œil !

Ou bien :

— Le petit lion a trempé son doigt dans mon œil !

À d’autres moments, c’était une dispute qui s’élevait entre Léon et sa femme. Isabelle quittait la table avant la fin du repas et s’en allait bouder dans sa chambre.

Les petits faits de leur vie terne avaient ainsi toujours lieu pendant les repas, qui étaient à peu près la seule occasion de réunion ; car depuis l’automne, Léon allait à la chasse le dimanche, avec des amis.

Léon, auparavant, n’a jamais chassé, n’ayant aucune espèce de goût pour ce plaisir ; mais, dès l’arrivée, il a pris une action en forêt, parce qu’on lui a dit qu’il ne serait pas sans cela bien considéré dans la ville.


La fin de l’été, doucement, était venue. L’on avait versé dans l’automne qui raccourcit les jours. Puis le temps s’était gâté. Ce fut novembre, puis décembre où la brièveté de la lumière amène dans les âmes un découragement latent.

Les promenades qu’Isabelle continuait avec persévérance devinrent boueuses et désolées. Pourtant elle n’avait pas encore perdu l’habitude de soupirer chaque fois qu’elle passait par l’endroit où le marquis l’avait saluée. Malgré tout, cet endroit éveillait encore en elle quelque chose. Cet endroit lui était ami.

Au cours de ces mornes six mois, il y eut cependant un grand événement. Le petit lion, ayant atteint l’âge d’un an, se mit un jour à marcher tout seul. Les mères, en cette occasion, sont à la fois heureuses et mélancoliques. Les premiers pas, première étape de la vie. Le petit semble s’arracher définitivement du giron maternel. Il n’a plus besoin qu’on le porte. Il ne sera plus nécessairement collé sur le corps chaud qui l’a mis au monde. Il prend possession de l’espace. Il s’éloigne. Il cesse d’être infirme. Il devient presque une personne. Un peu plus tard, ce sera la première culotte, qui semblera déterminer son sexe. Plus tard encore ce sera la naissance des moustaches, qui, du garçonnet, feront un homme.

Un âge, déjà, venait de finir pour le petit lion. Il était encore le bébé, mais il n’était plus le poupon.

D’ailleurs, en ce nouvel état, il devenait terrible. Son entourage vécut dans les transes. On craint qu’il ne se cogne la tête aux angles des tables, qu’il ne renverse la lampe sur lui, qu’il ne grimpe à la fenêtre.

Zozo, ravie d’avoir un petit frère qui n’est plus un objet portatif, commence tout de suite par se disputer avec lui, le taquiner, et, au besoin, le gifler. Pourtant le petit préfère à toute compagnie celle de sa mauvaise sœur. C’est qu’il y a une inconsciente complicité entre les marmots. Vis-à-vis les ennuyeuses grandes personnes, ils se sentent aisément « du même bateau ».

Un deuxième grand événement fut celui qu’on appelle, chez les avoués des petites villes, « le dîner des notaires. »

— Le dîner des tonnerres… disait Zozo.

Tous les ans, la chambre des notaires donne un banquet qui a lieu dans la sous-préfecture, siège du tribunal civil. Cette Chambre des Notaires comprend tous les notaires de l’arrondissement, aussi bien de la sous-préfecture que des divers chefs-lieux de canton. À ce banquet, les avoués sont invités. En échange ils invitent à leur tour, chacun respectivement, ceux des notaires qui sont leurs « correspondants ». Or, l’étude de Léon a quatre correspondants, et ce sont ces quatre notaires : MM. Ledodu, Contessier, Patru et Petitjean, qu’Isabelle doit traiter chez elle en un dîner aussi soigné que possible, car ces correspondants sont de très importantes personnes qui peuvent rapporter à l’étude beaucoup d’argent.

C’est la première grande affaire d’Isabelle. Elle en est affolée dix jours à l’avance. Elle a commandé chez le pâtissier Belamour, bon faiseur de la ville, certains plats raffinés, et aussi les entremets et les petits fours. Elle a fait venir « le serveur », larbin de louage, personnage sans concurrent, qui reparaît, plein de morgue, dans tous les grands dîners de la ville. Elle a emprunté à la bonne madame Chanduis quelque argenterie et quelque verrerie de luxe qui lui manquaient.

Le menu, discuté tout un soir, comprend plus de huit plats, quatre sortes de vins et du champagne. Depuis huit jours, on en répète tant de fois la teneur dans la maison que Zozo elle-même peut le réciter par cœur au petit lion.

Pourtant Zozo n’assistera pas au dîner des notaires. Mais comme on lui a promis de la langouste, du pain de lièvre et de la glace, elle s’est consolée facilement.

Cependant, le grand jour étant venu, Isabelle, qui n’a pas dormi de la nuit, voit avec effroi l’heure du dîner approcher et les quatre messieurs notaires apparaître au salon, alors que la langouste commandée chez Belamour n’arrive pas. Angoisses cachées !

La petite femme, un peu serrée dans sa belle robe d’hiver, sourit de son mieux à ses hôtes qui, tout de suite, se sont mis à parler politique avec Léon. Trois d’entre eux ont l’air de messieurs comme les autres, mais on prendrait M. Ledodu pour un paysan. Il ne lui manque qu’une blouse bleue sur sa redingote. Chacun sait qu’à table il coupe son pain au couteau, noue sa serviette à son cou. Cependant il ne garde plus son chapeau sur sa tête depuis la leçon que lui fit madame Levoisin-rentière.

Cette personne, qui est quelque chose comme une ancienne servante de ferme épousée sur le tard, mais qui passe à peu près pour une dame dans le pays, s’est souvenue un jour de ses origines, car ce sont choses qu’on ne saurait jamais oublier. Soudain grossière, mal embouchée, elle a dit au malheureux notaire attablé d’aventure chez elle :

— Ben vrai ! On peut le dire qu’il n’y a que les cochons qui gardent leurs chapeaux sur leurs têtes, à table !

Et cette étonnante remarque a guéri du coup le notaire campagnard de ses mauvaises habitudes.

La langouste en retard arriva enfin. Mais le pâtissier n’avait pas cru devoir la dresser. Isabelle, en belle toilette, dut descendre furtivement à la cuisine, retrousser ses manches fragiles, et, tout enveloppée d’un tablier bleu, les mains tremblantes, les yeux hors de la tête, disposer, avec laitues, œufs durs et mayonnaise, la bête piquante et rouge dont s’effarait sa cuisinière.

Nonobstant toutes ces inquiétudes, le dîner fut réussi, les notaires satisfaits. Ils sont pourtant difficiles comme l’est toute la province française, habituée à très bien manger et à très bien boire, — ce qui d’ailleurs entre pour une bonne part dans le génie de notre race. La France est le seul pays du monde qui sache vraiment, jusqu’au fond de ses petites villes les plus oubliées, ce que le mot « bonne chère » veut dire. Et ce n’est pas une de ses moindres richesses.


Ces grands événements passés, la vie reprit, insipide et longue, éclairée seulement par le rire des petits. Les réceptions et soirées ne commençaient que vers la Noël, et les visites n’amusaient plus Isabelle. Elle connaissait maintenant tout le monde. Elle faisait partie de la volière. Les petits potins des salons n’avaient plus pour elle aucun goût de nouveauté. Comme elle s’ennuyait !

Dehors, décembre était humide et noir. Les Taranne Flossigny semblaient ne jamais devoir revenir de leur voyage… Alors, en passant sur la route Sainte-Marie, à l’endroit du beau salut, Isabelle, avec une tristesse plus grande que toutes les autres, s’aperçut un jour qu’elle n’avait même plus d’émotion.