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Comme tout le monde/2/10

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J. Tallandier (p. 277-284).

X

Le mari martyr


Cinq ans d’adultère… Ainsi, ce n’était pas assez des déceptions et des chagrins. Isabelle, depuis cinq ans, était la dupe de son mari ! Et il avait fallu qu’il choisît précisément pour complice cette Lautrement, ancienne maîtresse du marquis !

Une espèce d’écœurement, aggravé sans cesse, envahissait la petite Chardier. Après une nuit agitée, elle s’était réveillée, le lendemain des aveux, dans le même état de colère où le sommeil l’avait prise.

Les jours qui suivirent, elle conserva cette colère dans son cœur, dans ses nerfs, comme un ferment de vie. Une animation inconnue faisait briller ses yeux dès le réveil, et ses courses au cimetière furent plus espacées et plus courtes.

Distraite de son deuil, d’elle-même, de sa petite complication intérieure, elle se sentait certainement plus légère d’être soulevée par un sentiment si vif. Après la grande simplification du malheur, cette colère inattendue et durable venait l’exalter de nouveau, allégeait le fardeau d’ennui, chaque jour alourdi, dont son âme était chargée…

… Malgré le dégoût, l’indignation, ne te rends-tu pas compte, Isabelle, que c’est de la joie que t’apporte la trahison de ton mari, parce que cette trahison sera désormais pour toi, femme trompée, une occasion unique d’accuser quelqu’un, de mettre enfin en paroles toute cette rancune sans pardon qui te gonfle depuis si longtemps la poitrine ? Que t’importe d’être trompée ? Tu n’aimes ni ton homme, ni l’amour. N’as-tu pas secrètement souhaité, jadis, qu’il eût une maîtresse qui l’occupât, afin que son humeur quotidienne en fût améliorée ? Certes, le vrai scandale, pour toi, c’est que cet état d’adultère n’ait en rien changé ses manières d’être à la maison. Mais que tu répareras largement cinq ans de dommage par le plaisir inespéré d’être harpie et d’avoir le droit de l’être !

À présent, Léon, à table, ne risquait plus un froncement de sourcils, un grognement, sans qu’Isabelle l’écrasât d’un regard féroce.

— Je te conseille de parler, toi !… s’écriait-elle dans un rire ironique.

Et ses yeux roux, fixés sur le coupable, grossissaient soudain, et il se sentait foudroyé par toutes les réprobations.

Du reste, il se mettait tout de suite en fureur, bégayait des jurons ; et, chaque fois, ce résultat pour Isabelle, représentait une réussite. C’était son amusement et sa consolation de le mettre en rage. Quand elle n’y arrivait pas assez vite, elle attendait qu’ils fussent seuls et commençait à le menacer :

— Tu as de la chance que je n’aie pas fait d’esclandre !… Mais je n’ai pas dit mon dernier mot ! Tu verras comment je me vengerai !

— Et comment te vengeras-tu ?… demandait-il, étouffé de colère et d’angoisse.

— Tu verras !… disait-elle, à la fois amère et taquine.

Adversaire sans armes en face de la méchanceté féminine, le malheureux tombait chaque fois dans le piège tendu.

— D’abord, s’essoufflait-il, tu en serais la première attrapée ! Si tu fais un scandale, c’est ma situation que tu perds, et celle de tes enfants, par conséquent !

Isabelle savait cela parfaitement. Elle se l’était dit la première, dès le jour de la découverte. Mais cela l’irritait que Léon lui servit ses propres arguments.

— Tu verras !… répétait-elle en haussant la voix d’un ton.

Surexcitée, elle énumérait tous les moyens dont elle se servirait pour perdre la Lautrement et Léon. Elle ferait parler madame Plumecoq devant M. Lautrement ; elle prendrait à témoin madame Chanduis que jamais, le mercredi, madame Lautrement n’était venue la visiter ; elle confronterait tout le monde ensemble… Et ainsi de suite.

Elle disait toutes ces choses avec la plus entière mauvaise foi, n’ayant aucune vraie intention de scandale. Mais, de voir trembler de rage impuissante et de peur la moustache grisonnante de Léon ; de le voir se promener de long en large dans la pièce, avec ses deux mains dans les poches de son veston ; de voir les regards bas qu’il jetait autour de lui, elle éprouvait une jouissance perverse, la sensation d’une longue vengeance enfin assouvie.

D’ailleurs, tous les soirs, quand ils se mettaient au lit, elle lui faisait une scène. Les mots qu’elle disait et qu’il répondait étaient à peu près ceux du premier soir. Ensuite, elle affectait de s’éloigner le plus possible vers le bord du lit pour que son corps ne touchât pas celui de Léon. Et, dans l’ombre clignotante de la veilleuse, ils échangeaient leurs paroles mauvaises jusqu’à ce que le sommeil les prit.

Comme Léon n’avait plus de maîtresse, il y eut, certaines nuits, des scènes grotesques, où le morne mâle essayait, sans y réussir, de séduire sa morne compagne. Et toute la misère des ménages se concentrait en ces deux êtres vieillis, aigris, que des usages imbéciles couchaient ensemble comme des amants.

Au bout de quelque temps, le mari harcelé montra des épaules plus affaissées, des yeux plus ternes, une démarche plus veule encore. Sa morose attitude quotidienne s’accentuait. L’habitude, plus lamentable que toutes les tristesses, le façonnait à son nouvel état. Piqué, vexé, couvert d’un mépris continuel, rendu responsable de tous les déboires de la vie, il finissait par trouver naturel d’être ainsi traité, de même qu’un eczémateux s’accoutume à son eczéma.

Le printemps revient, qui semble une invitation au bonheur. Le jardin léger s’orne de branches toutes bouffantes de fleurs ; les petites feuilles, sorties des bourgeons serrés, se déplient ; l’air se fait délicieux, le ciel clair ; les oiseaux assourdissants préparent leurs nids comme aux premiers temps du monde. Parmi l’adolescence universelle, monsieur et madame Chardier, cet homme et cette femme pareils à des milliers d’hommes et de femmes, sont l’Adam et l’Ève civilisés, dégénérés, qu’inventa la pauvre folie humaine, non plus le couple, seule personne en deux jeunes êtres amoureux, mais le ménage, cette triste paire fanée, dépareillée…

Le petit Louis revint aux vacances de Pâques, dégingandé par son âge, mais toujours joli. Sa présence anima quelque peu le jardin, qui, sous le soleil d’avril, épanouissait sa grâce inutile. Mais il eut avec sa sœur de longues disputes où ces deux petits s’exerçaient inconsciemment à la mesquinerie, à la vulgarité, à la méchanceté conjugales.

Le collégien reparti, Isabelle, un moment distraite, occupée, reprit invectives et taquineries contre son mari, ces scènes, ces phrases toujours les mêmes, où débordait toute sa haine contre la vie et contre la mort.

Et, l’été venant, un soir qu’ils se couchaient, un soir que, par la fenêtre entr’ouverte, la première chaleur pénétrait avec des parfums dans la chambre, comme madame Chardier, plus énervée que d’ordinaire, recommençait l’interminable litanie des griefs, l’avoué, enfin vaincu peut-être, se laissa pour la première fois tomber sur une chaise sans rien répondre.

Il était en caleçon. Il cessa le geste par lequel il délaçait mollement ses souliers. Le dos voûté, les mains sur les genoux, il regardait devant lui dans le vide, comme s’il n’entendait même pas tout ce que sa femme lui dégoisait de désagréable.

Isabelle, toute à sa période, ne remarquait rien. Sa voix monotone enchaînait les unes aux autres les plaintes familières, les fades insultes de tous les jours.

Assise déjà dans le lit, elle s’étonna pourtant, au bout de quelques minutes, du silence de son mari. Toute crispée, hargneuse, prête à relever vertement ce qu’il allait certainement répondre, elle se pencha pour le regarder.

Alors elle vit, à la lueur de la bougie, comme la lassitude détendait la physionomie banale, comme les yeux verdâtres stagnaient. Elle allait, cette lassitude, presque jusqu’à la tristesse, et la tristesse est un ennoblissement. Alors, le visage coutumier lui parut tout à coup très pitoyable. Et son cœur se serra.

Immobile et muet sur sa chaise, Léon Chardier, courbé sous la mauvaise humeur de sa femme, ne voyait pas qu’elle le regardait. Il attendait avec résignation la fin de la scène. Et voici que, dans cet insolite silence, il était soudain pareil à l’autre Léon Chardier, le petit lion grondé de jadis, le petit lion méconnu, qui, depuis presque trois ans, dormait à jamais sous la terre.

Oui, le mystère de la ressemblance faisait, ce soir, apparaître sur le masque du père vivant la figure de l’enfant mort. Et c’était une chose si saisissante qu’Isabelle en eut le frisson.

Pourtant, elle voulut se forcer pour achever la phrase déplaisante qu’elle avait commencée. Mais elle ne put. Les derniers mots sombrèrent au fond de sa gorge contractée. Et comme l’avoué, surpris, relevait la tête, il vit qu’Isabelle sanglotait.

Mais, pas plus que ce sanglot, il ne put jamais s’expliquer pourquoi, ce soir-là, sa femme s’endormait près de lui sans plus dire un mot, sans l’accabler, comme toutes les nuits, de reproches atroces, plus atroces d’être légitimes.