Comme tout le monde/2/11

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J. Tallandier (p. 285-296).

XI

Encore une sœur de lait


Vers la fin de l’été, le lendemain du jour où le petit Louis est rentré au lycée, mademoiselle Zozo, au retour d’une réunion chez les Chanduis, se met à table, un soir, toute brillante de plaisir.

Avant de rien expliquer, elle déclare, en prenant place devant son assiette, entre ses deux parents :

— Maman !… Nous allons demain chez M. et madame Godin !

— Comment ?… fait Isabelle d’un ton qui, déjà, obéit aux ordres de sa fille, mais je ne les connais pas !

— Ça ne fait rien !… continue la péremptoire Zozo.

Elle développe. M. et madame Godin ont, en villégiature chez eux, depuis quelque temps, leur neveu, jeune avocat d’avenir, établi déjà au chef-lieu. Ils ont amené ce neveu chez madame Chanduis. Zozo, tout le temps de la réunion, n’a causé qu’avec lui ; et les Godin, s’étant aperçus de la sympathie réciproque des deux jeunes gens, ont très gentiment prié Zozo de venir les voir avec Isabelle.

Cette importante nouvelle anime soudain le triste dîner familial. M. et madame Chardier échangent le coup d’œil discrètement ému du père et de la mère qui voient venir un mariage pour leur fille.

On discute cette visite. On demande des détails. Pleins d’espoir et de frayeur, les parents supputent avec attention toutes les paroles de leur enfant surexcitée. Isabelle soupire, se souvenant du temps de ses fiançailles ; Léon s’étonne de l’audace des jeunes filles contemporaines qui se passent de l’entremise de leur mère et des amies de leur mère pour trouver des maris. Une fraîcheur de jeunesse souffle sur le ménage vieilli qui va peut-être voir, à son foyer, se renouveler l’aventure palpitante et banale du mariage.

Un peu de rouge montait aux joues d’Isabelle. Son cœur battait. Zozo, précise et catégorique, lui dictait quelle devait être son attitude pendant la visite du lendemain ; elle décidait de la robe, du chapeau, des bottines qu’il faudrait porter. On eût dit qu’elle ne doutait pas un instant de l’intention qu’avaient les Godin de la marier avec leur neveu. Depuis longtemps déjà, elle rencontrait, chez madame Chanduis, ces deux vieilles personnes qui, toujours, avaient manifesté pour elle une sympathie singulière. N’était-ce pas qu’ils tâtaient le terrain ?

Jusqu’à présent, mademoiselle Chardier avait fait semblant de ne pas comprendre leurs invites ; cela l’ennuyait d’aller chez un monsieur et une dame âgés. Les Godin, maintenant, étaient tout à fait des vieillards. Mais l’attrait du neveu l’avait brusquement décidée aujourd’hui. En somme c’était Zozo qui emmenait sa mère chez les Godin.

Elle éclata de rire, tout à coup :

— Si vous aviez vu la figure que faisait Paul Chanduis !…

Coquette et sûre d’elle-même, Zozo goûta pendant un instant le plaisir de faire souffrir son amoureux ordinaire. Ses petites dents cruelles luisaient sous sa lèvre rouge. Il semblait, ce soir, qu’elle s’apprêtait à mordre à même la vie.

Isabelle, de ses yeux abîmés, regardait sa fille avec une terreur admirative. Une intuition qu’elle n’osait même pas préciser la prévenait que cette enfant de vingt ans, sans avoir vécu, en savait déjà plus long que sa mère, parce qu’elle était douée d’instincts différents, parce qu’elle était plus forte, peut-être moins honnête, — et qu’elle ne se laisserait pas faire par la vie.

Le lendemain, la visite eut lieu comme Zozo l’avait voulu. Restée timide, Isabelle rougissait parmi ses voiles de deuil. Outre l’émoi de voir « le jeune homme », elle éprouvait un plaisir vif à pénétrer dans l’intimité de ces Godin qu’elle avait, pendant des années, désiré connaître. Ne représentaient-ils pas, pour elle, le bonheur dans le mariage, ces gens sans enfants qui vivaient de musique et de peinture et pour qui l’art devait être un perpétuel renouvellement de l’amour ?

Une affabilité charmante l’accueillit dès le seuil. Madame Godin, grande et sèche, M. Godin, gros et court, elle pâle et lui rougeaud, s’empressèrent autour de madame Chardier, tandis que Zozo délibérément, entraînait dans un coin le jeune avocat tout ému de la revoir.

Isabelle vit le manège de sa fille et ne douta plus que le garçon — un joli garçon, un blond, — ne devînt un jour son gendre. Une atmosphère bienveillante et chaude l’enveloppait. Madame Godin lui fit voir quelques-unes de ses toiles. Elle les admira de tous ses yeux naïfs, inexpérimentés. Elle vit des portraits sages, des paysages dans le goût de Pelouse, peinture démodée qui lui parut une espèce de miracle. Puis M. Godin, sur ses instances, s’assit au piano. Les mélodies de Grieg la bouleversèrent.

Ils étaient tous montés, pour cette peinture et cette musique, dans une grande pièce qu’on appelait l’atelier. Les chevalets de la femme voisinaient avec les casiers à musique du mari, dans un désordre touchant et comme symbolique. Boîtes à couleurs chavirées, palettes posées sur des cahiers de sonates ouverts. Sur le piano droit, un pied et une main en plâtre, des fruits à demi pourris, restés d’une nature morte. Par la grande baie vitrée du fond, on voyait un bout de la route Sainte-Marie, la campagne creuse, l’horizon. Il faisait beau. Isabelle, bercée de musique, les yeux errants sur les toiles fraîches, parmi les chuchotements déjà secrets de sa fille et du jeune avocat, sentait une ivresse monter en elle. Pour une fois dans sa vie, elle ne s’était pas trompée. Cette maison était la maison du bonheur.

Sur le seuil, au moment des poignées de main du départ, madame Godin demanda à madame Ghardier la permission de faire le portrait de sa fille. Zozo viendrait poser tous les après-midi, à partir de demain. Le jeune avocat regardait Isabelle d’un air suppliant, Zozo la regardait d’un air autoritaire. Du reste, elle ne fit aucune difficulté pour accepter.


Or, M. et Madame Godin sont venus rendre aux Chardier la première visite d’Isabelle. Léon était présent. Quelques allusions ont fortifié, dans l’esprit des parents, la certitude de prochaines fiançailles. Déjà la sous-préfecture potine.

Le portrait de Zozo avance, son mariage aussi. Isabelle, souriante, oublie presque, à présent, ses ressentiments contre Léon. Ils ne parlent plus ensemble que pour s’entretenir de leur commun espoir. Et, quand elle chemine sur la route Sainte-Marie, allant un soir chercher sa fille, Isabelle retrouve, dans son cœur, quelque complaisance pour la vie.

Pourquoi le bonheur qu’elle attend pour sa fille la rend-elle si heureuse ?… Va-t-elle retrouver, pour le compte d’une autre, ses illusions envolées ?… Elle sait bien, pourtant, comme le mariage est différent du merveilleux qu’on en attendait !

Peut-être, dans d’autres circonstances, serait-elle plus sceptique. Mais ce ménage Godin est si réconfortant à voir ! Cet homme et cette femme aux cheveux blancs, installés depuis tant d’années dans le bonheur, sont la négation même de toutes les convictions lentement formées dans l’esprit d’Isabelle, à force de douloureuses expériences.

Oui, le mariage peut être une chose heureuse. Rien que de frôler la félicité de ces Godin, Isabelle ne se sent-elle pas toute ragaillardie ? Son deuil même en est adouci. La mort du petit lion se fait moins présente, recule, s’en va rejoindre d’autres nuages noirs, accumulés à l’horizon du passé…

Aujourd’hui, la petite Chardier, de meilleure heure que de coutume, s’en allait vers la maison Godin. Zozo y avait déjeuné. Le portrait devait être terminé cet après-midi même.

La douceur de septembre enveloppait la terre. Isabelle respirait bien. Elle souriait d’avance aux choses agréables qu’elle allait voir, entendre, sentir.

Elle trouva M. Godin seul. Ces dames et le jeune homme étaient allés faire une petite promenade, mais ils reviendraient dans un moment. M. Godin jouerait du piano pour Isabelle, en les attendant.

On fut à l’atelier. Des tubes de couleur, dispersés sur le clavier du piano, avaient éclaboussé quelques touches.

— Ah !… fit M. Godin dans un soupir qui ressemblait à un rugissement.

Puis, sans regarder Isabelle, tout en essuyant les touches peinturlurées :

— Toute cette peinture qui m’envahit !… dit-il les dents serrées. Quand je pense que voilà quarante ans que ça dure !

Isabelle, étonnée, le regarda. Les épaules courbées dans un veston fatigué, le vieil homme s’acharnait à essuyer ces touches. Et que son dos, tout à coup, semblait malheureux.

— Ah ! petite dame, grommela-t-il, si vous saviez !… Si vous saviez ce que c’est que de vivre dans un gâchis perpétuel, dans cette odeur de peinture qui me fait mal à la tête ! Si vous saviez ce que c’est que de ne pas pouvoir étudier son piano sans être engueulé !

Il ajouta plus bas, plus lamentablement :

— Et dire qu’à cause de cette peinture je n’ai jamais pu avoir une salle de musique à moi !

Il s’était retourné, l’air transi :

— Et dire que je n’ai jamais pu réaliser ce simple désir : avoir un piano à queue !…

Isabelle, stupéfaite, restait, la bouche ouverte, à le contempler.

Gros et court, les paupières rouges et pendantes, la barbe dure et décolorée, il fixait le vide comme un pauvre homme qui n’en peut plus.

Il joua. Isabelle l’écoutait, le cœur serré. Il lui semblait maintenant que ce vieux monsieur n’était qu’une victime. Des drames insoupçonnés se dessinaient dans son esprit. « Est-ce que madame Godin serait méchante pour lui ?… » pensait-elle avec angoisse.

Et, comme un échafaudage de cartes, elle sentait une dernière illusion se démolir rapidement en elle.

On entendit des pas et des voix sur la route. M. Godin s’arrêta de jouer, et ils descendirent tous deux au jardin pour aller au-devant des promeneurs. Et, comme madame Godin, la première, apparaissait au tournant, parmi le crépuscule, dans sa robe grise et son écharpe grise :

— Tiens ?… C’est elle ?… fit M. Godin d’un air d’ironie concentrée… J’ai cru d’abord que c’était une chauve-souris !…

Isabelle, le soir, rentra toute troublée chez elle. Le bavardage de Zozo frappait son oreille sans pénétrer dans son esprit.

« Méchante… ressassait-elle… Cette femme serait méchante… Ces gens ne seraient pas heureux… »

Et cette pensée vivait en elle, déjà lancinante, comme un chagrin qui commence.

Cependant, trois jours plus tard, comme elle allait chercher sa fille, ce fut madame Godin qu’elle trouva seule à l’atelier. Celle-ci avait un petit rhume. Alors les jeunes gens étaient allés se promener avec M. Godin.

— Ce n’est pas étonnant ! s’exclama-t-elle, dès qu’elle vit Isabelle, il m’ouvre les fenêtres dans le dos, sous prétexte que ça sent la peinture !

Plus vivace que son mari, elle levait au ciel ses bras secs, et sa physionomie, ordinairement affable, était toute crispée de contrariété.

— Dire !… poursuivit-elle, dire que, toute ma vie, j’ai désiré un atelier, et que ce piano m’encombre depuis quarante ans ! Et que, depuis quarante ans, j’entends les mêmes gammes, les mêmes exercices, les mêmes petits airs !…

Isabelle, bouleversée, considéra la vieille dame sans pouvoir rien répondre. Ainsi c’était cela, le bonheur des Godin !

— Allons au jardin, voulez-vous ?… dit nerveusement madame Godin, il y fera toujours moins froid qu’ici !

Et, comme elles marchaient côte à côte dans les petites allées :

— Oh !… fît Isabelle, heureuse de trouver un autre sujet de conversation, regardez ce gros crapaud !

Des histoires de fées remontaient à son esprit, du fond de l’enfance abolie. Elle ouvrait la bouche pour raconter la jolie légende anglaise des princesses transformées en crapauds, lorsqu’un rire de madame Godin l’arrêta :

— Qu’il est laid ! s’écriait-elle. On dirait M. Godin !

C’était exact, d’ailleurs. Mais Isabelle fit un « Oh !… » si scandalisé que la dame s’arrêta de marcher. Puis ses yeux gris, pénétrants, plongèrent brusquement dans ceux d’Isabelle :

— Vous êtes mariée, pourtant… murmura-t-elle.

Son gênant regard brilla de complicité.

— Hein ! sont-ils embêtants, les maris !

Elle avait saisi la manche d’Isabelle, la secouant presque. Et ses doigts de grande femme nerveuse entraient dans le bras mou de la petite Chardier.

— Et quand on pense que nous sommes des millions comme ça !… Des millions de femmes mariées qui souffrent !… Ah ! le mariage, quelle vilaine histoire !

Son rire bref résonna pour la seconde fois, douloureusement :

— Ce qu’on est bête quand on est jeune fille, hein ?… Et dire qu’on leur apporte toute sa pauvre petite poésie et qu’en échange, ils…

Les yeux gris, soudain, s’amusèrent :

— Chaque fois qu’il se met en rage, je suis sûre qu’il cassera quelque chose… et qu’il me reprochera de n’avoir pas été une femme de feu !

Isabelle, frappée, dévisageait cette aînée qui parlait à peu près comme elle aurait pu parler elle-même, comme, jadis avait parlé la marquise de Taranne. Instinctive, elle se rapprocha. Elle avait envie de pleurer sur l’épaule de sa vieille sœur de lait, de lui dire aussi tout ce dont elle souffrait. Mais par peur de se laisser aller, elle serra fortement les lèvres. Et, comme les larmes, tout de même, lui montaient aux yeux, elle tira son mouchoir, disant :

— Je crois que je me suis enrhumée… comme vous…

Et pendant que toutes deux se scrutaient du regard, on entendit, au bout du jardin, deux voix qui venaient, l’une haute et l’autre basse, voix du jeune homme et voix de la jeune fille, voix double des futurs époux, voix double roucoulant comme un couple de pigeons, en attendant que ce fiancé et cette fiancée devinssent à leur tour, de par la continuité du mariage, l’éteignoir l’un de l’autre.